Écrire entre les langues. Littérature, traduction, enseignement, dir. Isabelle Cros et Anne Godard
Écrire entre les langues. Littérature, traduction, enseignement, dir. Isabelle Cros et Anne Godard, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2022, pp. 233.
Testo integrale
1Ce volume collectif, issu d’un colloque international (14-15 juin 2021) co-organisé par l’Inalco, l’Université Sorbonne Nouvelle, Aix-Marseille Université et l’Université d’Angers, avec la participation de la Chaire Unesco pour le multilinguisme et avec le soutien de l’Institut du Tout-Monde et de la Maison des Écrivains et de la Littérature, prône, déjà à partir de cette riche liste de partenaires, une pluralité d’approches et de perspectives à propos de l’écriture entre les langues. Avant même de se plonger au cœur des différentes contributions qui font l’objet de cette publication, il suffit de s’arrêter dans ses marges, à savoir l’«Introduction» (pp. 1-14) et la «Postface» (pp. 203-210), pour se faire une idée des enjeux inhérents à ce projet ambitieux qui, à partir de ce premier colloque de 2021, engendre une convention de recherche interuniversitaire jusqu’à 2027. Les questionnements liés au multilinguisme, au plurilinguisme, aux croisements et aux dialogues de langues, à la base du volume, n’empêchent pas pour autant de considérer la pluralité des approches et des disciplines comme pierre angulaire de ce texte. Il s’agit, en effet, de «faire dialoguer d’une part une multitude de disciplines et d’autre part, des acteurs venant de mondes sociaux et culturels différents» (p. 204), mais surtout d’interroger les notions mêmes de «pluridisciplinarité […], interdisciplinarité […], transdisciplinarité» dans une «véritable réflexion épistémologique et épistémique critique» (p. 207), comme le suggère Amélie Leconte dans sa postface intitulée Penser les entrelacs. Ce qui en résulte, c’est une propension à «l’indisciplinarité», selon la belle formule de Catellin et Loty, à savoir la capacité de mettre à la fois «en tension et en présence» (p. 2) les proximités et les divergences des différentes objets (œuvres littéraires, traductions, pratiques pédagogiques), disciplines (études littéraires, traductologie, didactique des langues, linguistique, sociolinguistique, anthropologie) et démarches (analyses, critiques, dispositifs pédagogiques ou créatifs).
2Après l’introduction des deux directrices du colloque, qui offrent un cadrage théorique autour du plurilinguisme littéraire et de la créativité plurilingue en contexte d’enseignement et de recherche, le volume s’ouvre avec un entretien entre l’auteure, dessinatrice et illustratrice Zeina Abirached et Donatienne Woerly, spécialiste en Didactique des langues et des cultures à l’Université Sorbonne Nouvelle, autour de la place du plurilinguisme dans les bandes dessinées de Abirached. S’appuyant sur «l’image du tricot» (p. 23), véritable fil rouge de l’œuvre de l’auteure et du colloque (l’image a été choisie comme couverture du volume), l’entretien explore la manière dont Abirached tisse, métisse, déchire et mélange ses deux univers linguistiques et culturels, à savoir le français et l’arabe. À travers l’analyse de certaines pages de Le Piano oriental, Beyrouth Catharsis et Prendre refuge, la conversation porte également sur les techniques picturales (notamment le noir et blanc), le travail sur la musicalité et le rythme, la temporalité des récits, tout en considérant la portée autobiographique de l’œuvre.
3Tout en gardant cette «approche indisciplinée» (p. 207), comme nous l’avons évoqué plus haut, le volume est organisé en trois axes majeures, respectivement intitulés «Analyses. Aura des langues, enjeux d’écriture dans la littérature», «Table-ronde. Littérature mondiale et plurilinguisme: vers un nouvel axe de recherche de la Chaire Unesco pour les politiques linguistiques pour le multilinguisme», et «Ateliers. (Trans)créations, fabriques de l’écriture entre les langues». L’article qui ouvre la première section, Tan fè tan. Édouard Glissant et le génie du créole. De la digenèse à la diglossie signé par Loïc Céry, mène une analyse sociolinguistique et littéraire de l’usage de la langue créole dans l’œuvre d’Édouard Glissant. En effet, comme le souligne l’auteur, alors que ce «rapport inventif à la langue créole» (p. 36) a souvent été exploré dans les écrivains de la Créolité, une telle démarche demeure encore inédite dans l’œuvre de Glissant. Partant d’un jalon théorique, à savoir «l’idéal du multilinguisme» (p. 37) cher à l’écrivain martiniquais, Céry montre la trajectoire de cette notion qui passe par la situation diglossique vécue en Martinique et qui aboutit à une véritable pratique bilingue chez Glissant. Ce «travail sur le langage en coprésence» (p. 40) s’appuie, donc, sur une expérience anthropologique du fait linguistique et s’exprime à travers un «étoilement des opacités» (p. 45), visant à «explorer le génie du créole lui-même» (p. 52). On apprend que les textes glissantiens, qu’il s’agisse de la pièce théâtrale Parabole d’un moulin de Martinique, des romans Le Quatrième siècle, Malemort, La Case du Commandeur, ou bien de l’essai philo-poétique La Cohée du Lamentin, sont subtilement parsemés par cette «langue muette», telle que la désigne Jacques Coursil. Ferdulis Zita Odome Angone dans Imaginaire sexiste/homophobe d’une langue africaine. Une approche féministe des romans queer de Trifonia Melibea Obono conduit son analyse sur un corpus monographique des textes de l’écrivaine féministe équato-guinéenne Trifonia Melibea Obono. La problématique du rapport entre langage et pouvoir est centrale dans cette étude qui, à travers la lecture de l’œuvre bilingue de cette écrivaine issue de la Guinée équatoriale (seul pays qui, tout en adhérant à la Francophonie, produit une littérature d’expression espagnole), vise à «la départriarcalisation de l’imaginaire des langues africaines dont le fang [langue de l’Afrique subsaharienne parlée par l’écrivaine] est une illustration paradigmatique» (p. 57). Toujours dans le cadre de l’analyse du multilinguisme dans la littérature francophone subsaharienne, l’article de Pierre-Yves Dufeu Transcrire la parole en langue. Kourouma, Hampâté Bâ, Miano se propose d’interroger le statut de la parole dans les sociétés subsahariennes de langue Niger-Congo, à travers un corpus représentatif constitué de deux œuvres classiques, Les Soleils des Indépendances d’Ahmadou Kourouma et L’Étrange destin de Wangrin d’Amadou Hampâté Bâ, et d’une œuvre contemporaine, La Saison de l’ombre de Léonora Miano. Avant la langue et l’écriture, c’est justement «la puissance fondamentale de la parole» (p. 71) qui caractérise davantage ces cultures et, comme le chercheur le montre bien, plusieurs moyens peuvent être employés pour rendre cette évidence dans la littérature. Qu’il s’agisse de juxtaposition du français et du bambara dans des strophes ou paragraphes relevant de la pratique traductive, comme chez Hampâté Bâ; de tissage syntagmatique où structure syntaxique malinké et formes lexicales françaises se mêlent, comme chez Kourouma; ou bien d’emprunts lexicaux au douala comme c’est le cas dans le roman de Miano, le résultat est de montrer aux lecteurs francophones que «la parole dans toute sa largeur ne saurait se transcrire en une seule langue» (p. 82). En conclusion de cette première section, Inês Oseki-Dépré offre dans son étude intitulée La traduction du texte polyphonique. “Les Galaxies”, de Haroldo de Campos un aperçu sur la traduction des textes polyphoniques, à partir de son expérience traductive du texte de de Campos. Proposant une esquisse méthodologique de son travail, Oseki-Dépré illustre, dans la pratique, les difficultés et les contraintes rencontrées, tout en se penchant vers les enjeux de la traductologie, notamment l’intertextualité, le rythme, la trans-création.
4La deuxième section regroupe les interventions issues de la table ronde au sujet de nouveaux axes de recherche de l’Unesco pour le multilinguisme. Les contributions, beaucoup plus concises que dans la section précédente, visent à étendre l’éventail des recherches sur littérature et multilinguisme hors de l’espace francophone. Le propos est «d’observer d’autres contextes contemporains de migration, d’autres circulations et contacts de populations» tout en s’appuyant sur l’étude «des processus de traduction et d’adaptation, de créolisation […], des hiérarchies entre et au sein des langues […] et des jeux de pouvoir». Une attention particulière est également consacrée à la «créativité multilingue dans l’enseignement des langues» (p. 100), d’après les mots de Anuradha Kanniganti, coordinatrice adjointe à la chaire de l’ Unesco pour les politiques linguistiques pour le multilinguisme. Suivant cette perspective, les quatre interventions qui suivent se focalisent sur la mise en valeur des cultures souvent négligées par les enjeux politiques actuels: Anna Ponomareva trace le portrait de Maxim Gorky et de son projet éditorial «World Literature» (1918-1924) dans la Russie soviétique, qui le voit précurseur du développement de la traduction en tant que discipline de recherche; Michel Liu aborde la thématique du plurilinguisme en langue chinoise, soulignant l’importance de sauvegarder les différentes langues chinoises, désormais considérées comme «dialectes» suite à la standardisation de la langue orale «putonghua» devenue «langue commune» (p. 108); Iman Massoud Sridi présente l’histoire linguistique, ancienne et contemporaine, de l’Égypte, marquée par la coprésences de plusieurs langues telles que le grec, l’arabe, le turc, l’ottoman, le français, l’anglais, l’américain, pour mettre en évidence cette «alternance codique dans les écrits littéraires» (p. 116) et les défis traductifs qui en résultent; Gilvan Müller de Oliveira se focalise sur des variantes linguistiques issues du contact entre l’espagnol et le portugais, à savoir les «portunhol» et sur leur emploi dans la création littéraire qui a donné naissance au mouvement «Portunhol Salvaje» (p. 120), dont le texte précurseur est Mar Paraguayo de Wilson Bueno; enfin, Rajwantee Dalliah se penche sur le multilinguisme de l’île Maurice et sur les langues minoritaires, notamment le Telugu, qui commencent à trouver leur place dans les pratiques littéraires et artistiques.
5La dernière partie regroupe les expériences pratiques au sein des ateliers menés pour le colloque, ayant pour sujet l’enseignement des langues étrangères et la traduction en tant qu’outils de création artistique. Le fil rouge qui traverse les cinq contributions est la mise en valeur des différences linguistiques des participants et des langues maternelles respectives. L’article Entre langue maternelle et langue(s) étrangère(s), une «voix-peau» plurilingue. Écriture et traduction créatives pour anglicistes signé Sara Greaves aborde la question de la pédagogie créative plurilingue, à travers les exemples de textes écrits et traduits en études anglophones à Aix-Marseille Université. Dans son laboratoire, Greaves s’appuie sur la notion de «voix-peau», à savoir le lien entre identité et langage lors de l’apprentissage d’une ou plusieurs langues étrangères, insistant sur la «corporéité dans la langue» (p.133) et suggérant «la dimension subjective et collective de l’identité» (p. 133), pour s’attarder ensuite sur la notion de «langue mat-rangère», c’est-à-dire la «prise en compte voire [la] valorisation de la langue maternelle par les enseignants de langues» (p. 134). Les travaux d’étudiants analysés le long de l’étude montrent à quel point les exercices d’auto traduction, de traduction créative et d’écriture plurilingue, amènent non seulement à la maîtrise formelle de la langue étrangère mais aussi, et surtout, à établir avec celle-ci une relation intime aboutissant à la création spontanée. L’étude de Nathalie Borge et Marie Potapushkina-Delfosse s’encadre toujours dans le domaine de l’apprentissage et de l’enseignement d’une langue étrangère, à savoir la langue française, à partir de leur expérience plurilingue d’enseignantes de la visite de l’exposition intitulée Franz Marc/August Macke: l’aventure du Cavalier bleu au musée de l’Orangerie. D’après les deux chercheuses, l’expérience esthétique dérivant de l’exposition à l’œuvre d’art jette les bases pour une pratique de «translangageance» (p. 149), c’est-à-dire la possibilité d’employer la langue étrangère de façon créative et la prise de conscience, chez les apprenants, de leurs parcours d’apprentissage. Le troisième atelier qui fait l’objet de la contribution de Noëlle Mathis, intitulé Atelier d’écriture plurilingue “à la pliure des langues”, aborde la question de l’écriture plurilingue à l’intérieur d’un même texte à travers la lecture des extraits issus de l’œuvre de quatre auteurs, francophones et non francophones, à savoir James Sacré, Jeanne Terramorsi, Michel Wasson et Nathalie Sarraute, qui mélangent respectivement le français et le patois, le français et le corse, l’anglais et la langue niimípuu en passant par la traduction française, et le français et l’allemand. Le but de cette lecture est de s’interroger sur la fonction de l’insertion d’une ou plusieurs phrases dans une langue autre ou «mineure», comme le disaient Deleuze et Guattari, à l’intérieur de la langue majeure du texte. Les réponses, suggérées par les participants à l’atelier, abordent les questions de la revendication identitaire, de l’intraduisibilité et du rapport intime aux langues maternelles minorisées. L’intervention signée par Katharina Stalder, La meilleure traductrice est-elle celle qui ignore la langue de départ? Pensées sans queue ni tête après un atelier de traduction en liberté (conditionnelle) décrit le déroulement d’un atelier de traduction en ligne animé par l’autrice, traductrice de l’allemand, avec des participants ne maîtrisant pas cette langue. Ce propos à l’apparence audacieux vise à se concentrer surtout sur la langue d’arrivée, à travers l’exercice de «traduction (semi-)aveugle» sous deux formes, le glossaire et le haïku. Pour ce qui concerne la «traduction à glossaire» (p. 172), il s’agit d’un dispositif qui offre la définition, en français, des mots employés dans le texte; la «traduction-haïku», qui pour certains aspects peut s’apparenter à la traduction homophonique, a pour but de garder dans le texte-cible le même nombre de mots ou de syllabes du texte-source. Ces deux exercices à l’aveugle et en solitaire permettent de se détacher partiellement ou totalement du sens «pour traduire par les oreilles, en écoutant des échos et assonances libres, recréés avec des mots français mais aussi d’autres langues» (p. 178), comme c’est bien le cas des textes proposés par les participants de l’atelier. La dernière phase de cet atelier se concentre sur une expérience de «craduction», un exercice de traduction à l’aveugle mais collectif, régi par le «principe du cadavre exquis» (p. 173): par petits groupes, les participants doivent traduire un texte suivant une contrainte temporelle et, une fois le temps écoulé, les groupes changent de texte et continuent la traduction d’un autre groupe. Bien qu’il ne soit pas adaptable à la traduction professionnelle, comme l’énonce aussi l’autrice, la méthode présentée permet de se débarrasser des «arrière-pensées, [des] idées préconçues», aidant au «décentrement du travail sur le texte» (p. 180). Le dernier article du volume, écrit à quatre mains par Myriam Suchet et Donalie-An Mugnier Tran, s’inscrit dans le sillage du précédent comme le suggère l’énoncé du titre Atelier de désapprentissage de “la langue”. Un texte-écho. Les auteures se proposent de fournir une «mallette ou kit» adressés aux lieux d’apprentissage/enseignement du FLE pour ne plus considérer le français comme langue étrangère mais comme «français langue étrangée» (p. 184). Cette perspective pédagogique a pour objectif de «guider vers une approche métalinguistique» surtout les «enseignant.e.s» (p. 190) qui, à travers une approche déconstructiviste de la langue, deviennent avant tout des facilitateurs et facilitatrices de l’apprentissage d’une langue pour les allophones. Tout en gardant l’esprit créatif qui traverse et caractérise les dernières contributions, en guise de conclusion du volume l’on retrouve une poésie «slamée» (p. 197) écrite par Sibylline Dangers et Ibrahima Diop. La polyphonie qui anime cette dernière contribution, un récapitulatif des études proposées, s’accorde bien aux propos des directrices du volume. En attendant le deuxième volet du colloque qui aura lieu à Aix-en-Provence en juin 2023, la lecture de ce texte peut s’avérer très stimulante pour tous ceux qui s’intéressent aux langues, à leurs pouvoirs créateurs, à leurs rapports et à leurs transmissions.
Per citare questo articolo
Notizia bibliografica
Sara Aggazio, «Écrire entre les langues. Littérature, traduction, enseignement, dir. Isabelle Cros et Anne Godard», Studi Francesi, 200 (LXVII | II) | 2023, 488-491.
Notizia bibliografica digitale
Sara Aggazio, «Écrire entre les langues. Littérature, traduction, enseignement, dir. Isabelle Cros et Anne Godard», Studi Francesi [Online], 200 (LXVII | II) | 2023, online dal 01 août 2023, consultato il 20 mars 2025. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/studifrancesi/54609; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/studifrancesi.54609
Torna suDiritti d'autore
Solamente il testo è utilizzabile con licenza CC BY-NC-ND 4.0. Salvo diversa indicazione, per tutti agli altri elementi (illustrazioni, allegati importati) la copia non è autorizzata ("Tutti i diritti riservati").
Torna su