Corinne Mencé-Caster, Pour une linguistique de l’intime. Habiter des langues (néo)romanes, entre français, créole et espagnol
Corinne Mencé-Caster, Pour une linguistique de l’intime. Habiter des langues (néo)romanes, entre français, créole et espagnol, Paris, Classiques Garnier, 2021, 232 pp.
Testo integrale
1Le volume que nous présentons est une monographie issue de la réflexion d’une linguiste, professeure de linguistique hispanique à la Sorbonne Université, née au début des années 1970 en Martinique. Paru dans la série Grammaire et représentations de la langue que dirige le linguiste Franck Neveu, l’ouvrage veut combler une lacune de la recherche en créolistique, en abordant la problématique du rapport entre langues et sujets parlants par le biais de la psycho et de la sociolinguistique et en postulant la nécessité d’une troisième approche que l’auteure définit comme linguistique de l’intime. Le volume est dédié à Jean Bernabé, créoliste de renommée mondiale dont les travaux sont souvent cités comme référence au cours de l’essai, qui invita l’auteure à rejoindre le GEREC-F (Groupe d’études et de recherche en espaces créolophones-francophones), afin d’y apporter sa vision comparatiste. L’ambition de Mencé-Caster – mise en relief dans la préface par Raphaël Confiant et Ralph Ludwig – est celle d’articuler aux acquis de la linguistique saussurienne, ceux d’une linguistique de l’intime qui veut remettre en cause les travaux de la linguistique moderne menés depuis le milieu du xxe siècle. L’auteure – qui part de sa formation de linguiste médiéviste – postule dans son introduction que le monolinguisme est une exception, tandis que le plurilinguisme est la règle. Les recherches dans le domaine de la linguistique ne pourraient en aucun cas faire abstraction de l’expérience réelle des langues qui appartient à chaque sujet parlant. Tout chercheur est aussi locuteur et vit sa propre expérience des langues qui cohabitent en lui. Auteure francophone née dans un univers marqué par le créole, puis devenue spécialiste d’une troisième langue romane, l’espagnol, Mencé-Caster dit avoir trouvé dans cette autre idiome la voie pour s’interroger sur son rapport avec ses deux langues-mères. L’ouvrage présenté ici est donc le résultat d’une réflexion autour de l’altérité des langues, conduite par le biais de l’interdisciplinarité et prenant comme référence principale la sociolinguistique et la description que cette discipline a faite des diverses relations entre sujet parlant et langues parlées. Consciente cependant de l’incapacité de cette discipline de rendre compte du rapport intime du locuteur avec ses langues, la chercheuse déclare vouloir tenter ici de combler cette lacune.
2Le volume se divise en deux sections: la première, intitulée Pladoyer pour une linguistique de l’intime, comprend trois chapitres, dans lesquels l’auteure aborde la problématique des relations complexes du locuteur à ses langues, surtout lorsque – comme dans le cas du créole et du français – elle n’ont pas le même statut. Au cours de sa réflexion, Mencé-Caster remet en cause la méthode de la linguistique classique qui – pour se faire reconnaitre une légitimité en tant que science – a pensé reproduire la démarche des sciences exactes et fait recours à la sociolinguistique comme à la science humaine la plus adaptée à étayer ses théories. L’appareillage conceptuel de cette dernière, en effet, semblerait en mesure de prendre en charge la réalité intime du rapport aux langues que la linguistique structurale ne veut pas contempler. L’intérêt de l’ouvrage est de poser cette problématique dans un espace spécifique: l’espace créole franco-antillais. En prônant ce qu’elle appelle une «posture épistémique mixte», Mencé-Caster déplace les limites de l’analyse sociolinguistique qu’elle sollicite pour chasser sur les terres de la psycholinguistique car – dit-elle – l’expression langagière relève de tout l’être: le corps et l’âme. Elle introduit, dans le dernier chapitre de la première partie, le concept de biographie langagière afin de mettre en relief à quel point l’ancrage biographique des sociolinguistes dits natifs peut influencer leur posture. En s’appuyant sur les deux définitions de «langue co-maternelle» et de «langue matricielle», l’auteure arrive à affirmer que tout sociolinguiste natif, vivant une situation de bilinguisme social asymétrique, apporte sa biographie langagière dans ses réflexions linguistiques. Dans le dernier chapitre, enfin, Mencé-Caster arrive à inclure dans sa réflexion autour de l’interdisciplinarité la linguistique écologique formulée par Ludwig, Mühlhäusler et Pagel, dans la mesure où elle ajoute encore un autre volet à la réflexion linguistique, c’est-à-dire la prise en compte, lors de ce genre d’études, des territoires, des histoires, des communautés, bref, des langues en acte et en contexte.
3Dans la deuxième partie, intitulée De la parole traductive et de la bilangue. L’espagnol comme langue miroir, Mencé-Caster fait intervenir dans son discours cette autre langue romane qui – avait-elle affirmé dans la première partie – a représenté dans sa biographie le salut qui lui a permis de s’interroger enfin sereinement sur son rapport au prestige du français et à la minorité du créole. L’auteure évoque les recherches menées avec Jean Bernabé dans l’espace créolophone (français et espagnol) des îles caribéennes, l’adoption d’une démarche contrastive dans l’enseignement des langues dans cet espace géographique et sa propre expérience d’apprentissage de l’espagnol et de l’anglais – avec ses différents résultats – pour montrer à quel point la biographie langagière du sujet parlant influence l’acquisition d’une langue. La situation des langues aux Antilles est en fait décrite selon le prisme de cette bilingualité romano-ibérique. Le détour par la langue de Cervantès sert à l’auteure martiniquaise pour revenir dans le champ de la créolistique. Elle y relit toute la réalité sociale du créole: son influence muette sur la langue française d’où naît un français créolisé, et l’influence de la langue de Molière sur le créole qui contribue à la création d’un continuum français-créole, pendant – affirme-t-elle – de celui qu’a formé le latin et l’espagnol.
4Au terme de sa démonstration, Mencé-Caster pose le problème de la décréolisation. La chercheuse dit cependant ne pas être sûre que ce problème existe réellement tant la matrice créole n’a jamais cessé de fonctionner. Chaque locuteur créolophone porte en lui sa trace, et ne cesse de l’activer, soit naturellement, soit après une formation à la création du lexique créole que la chercheuse souhaiterait conduite par l’école. À cet égard, elle remet en question l’approche puriste de la langue créole et invite à sortir des sentiers battus du basilecte pour laisser la langue se transformer et s’enrichir au gré de ses rencontres avec d’autres univers langagiers. En théorisant, dans le dernier chapitre, l’existence d’une bilangue français-créole qu’il s’agirait de décrire, la chercheuse semble vouloir ouvrir de nouvelles perspectives de recherche, dans lesquelles le(s) créole(s) deviennent protagoniste d’un dialogue permanent entre eux et avec les langues romanes.
5L’ouvrage, doté d’un index des principaux sujets abordés et d’une riche bibliographie, s’adresse à un public averti mais pas forcément spécialiste de (socio)linguistique. Il répond au questionnement de tous ceux qui sont confrontés à cette problématique.
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Notizia bibliografica
Elena Fermi, «Corinne Mencé-Caster, Pour une linguistique de l’intime. Habiter des langues (néo)romanes, entre français, créole et espagnol», Studi Francesi, 199 (LXVII | I) | 2023, 201-202.
Notizia bibliografica digitale
Elena Fermi, «Corinne Mencé-Caster, Pour une linguistique de l’intime. Habiter des langues (néo)romanes, entre français, créole et espagnol», Studi Francesi [Online], 199 (LXVII | I) | 2023, online dal 01 juin 2023, consultato il 16 février 2025. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/studifrancesi/53215; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/studifrancesi.53215
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