Mémoire coloniale et fractures dans les représentations culturelles d’auteures contemporaines, dir. Catherine Douzou et Valeria Sperti
Mémoire coloniale et fractures dans les représentations culturelles d’auteures contemporaines, dir. Catherine Douzou et Valeria Sperti, “Oltreoceano” 20, 2022, 189 pp.
Testo integrale
1Catherine Douzou et Valeria Sperti ont bien raison d’affirmer, dans l’avant-propos, intitulé Mémoires coloniales au féminin. Écritures, entre fractures culturelles et devenirs de la perte, du numéro 20 de la revue “Oltreoceano” qu’elles dirigent, que ce «numéro se pose comme le premier jalon d’une recherche plus ample qui permettrait de relire d’une manière différente, grâce à l’apport de la création féminine à la mémoire coloniale, l’histoire des rapports entre la culture française et francophone» (p. 21). Toujours dans cet avant-propos, elles précisent que c’est une journée d’études qui est à l’origine de cette publication; organisée par les universités d’Udine, de Naples «Federico II» et de Tours. Les onze articles qui composent le numéro ont tous le mérite à la fois de proposer une analyse fine et travaillée et en même temps d’ouvrir des perspectives qui appellent des travaux ultérieurs. “Oltreoceano”, qui est la voix du CILM (Centro Internazionale per le Letterature Migranti), a souvent donné la parole aux écritures féminines, nous ne citerons que les titres des numéros 2, 3, 6 et 7 à titre d’exemples: Scrittura migrante. Parola e donne nelle letterature d’oltreoceano; Dialogare con la poesia: voci di donne dalle Americhe all’Australia; Donne con la valigia. Esperienze migratorie tra l’Italia, la Spagna e le Americhe; Donne al caleidoscopio. La riscrittura dell’identità femminile nei testi dell’emigrazione tra Italia, le Americhe e l’Australia; cette fois c’est le regard d’artistes venues d’horizons différents (écrivaines et cinéastes), mais aussi d’intellectuelles, qui est interrogé en posant l’hypothèse que le point de vue féminin propose une perspective en mesure d’éclairer les mémoires coloniales d’un jour nouveau.
2Les contributions sont organisées en quatre grandes parties respectivement intitulées: «Regards féminins et photographie», «Le discours colonial chez les écrivaines contemporaines», «Théâtre et cinéma» et «Vies engagées». L’énoncé des titres permet tout de suite de mesurer que l’horizon temporel des recherches est vaste mais aussi que la littérature est amenée à dialoguer avec d’autres arts qui s’expriment à travers les images. L’article qui ouvre la première section, «Un pas de chat sauvage» de Marie NDiaye, histoire d’un regard, signé Margareth Amatulli, questionne le texte que l’écrivaine a publié à l’occasion de l’exposition Le modèle noir de Géricault à Matisse, organisée au musée d’Orsay du 26 mars au 21 juillet 2019. La narration de l’écrivaine d’origine sénégalaise s’organise autour de trois portraits de Nadar qui reproduisent Maria l’Antillaise et creuse la possibilité que la modèle noire qui est représentée soit la même personne que la «Malibran Noire» qui se distingue sur la scène musicale parisienne à la même époque. Les recherches de la narratrice, qui ne permettront toutefois pas de lever complètement le mystère, mettent en place une série de questionnements, cet article nous le révèle, ayant trait aux problématiques identitaires mises en place par la production littéraire postcoloniale et éclairent en mise en abyme le positionnement de Marie NDiaye elle-même. Alessandra Ferraro et Valeria Sperti dans Le regard d’une intruse dans l’univers colonial: “Les Pieds-Noirs” de Marie Cardinal, ont conduit leur analyse sur un texte de l’écrivaine française née en Algérie en 1928 d’une famille qui s’y était installée depuis plusieurs générations. Avant de concentrer leur attention sur la contribution que Marie Cardinal a apportée à l’ouvrage collectif Les Pieds-Noirs. Algérie 1920-1954 (1988) à travers un phototexte autobiographique qui inaugure le volume, les auteures de l’article effectuent une mise au point sur un ensemble de phototextes autobiographiques qui voient le jour à partir de la fin des années 80. Écrits par des femmes toutes nées en Afrique du Nord et contraintes à quitter le pays qui les a vues naitre: Hélène Cixous, Colette Fellous et Leïla Sebbar, tout en gardant des spécificités caractéristiques de chacune de ces écritures, ces «iconotextes semblent partager une posture mémorielle commune: ils reconstruisent par l’écriture et les images une mémoire perdue, retraçant des généalogies dans un récit de quête et de filiation où la photographie joue un rôle capital au sein de ce processus d’émergence du passé» (p. 48). L’étude de Ferraro et Sperti montre comment, tout en s’inscrivant dans un mouvement littéraire que Lucienne Martini a défini la «nostalgérie», le texte de Marie Cardinal, il serait plus correct de dire «le dispositif photo-littéraire», propose un regard capable de faire surgir, en brassant mémoire familiale et mémoire collective, les contradictions et les failles de la société algérienne à l’époque coloniale, porteuse des déchirures et des douleurs qu’elle ne tarderait pas à connaitre. En conclusion de cette première partie, Faten Ben Ali offre, dans son étude intitulée Les traces visuelles d’une mémoire coloniale: la trilogie autobiographique de Colette Fellous, une exploration des trois romans de l’écrivaine juive d’origine tunisienne, Avenue de France (2001), Aujourd’hui (2005) et Plein été (2007), où texte et images se donnent la tâche de reconstituer l’histoire d’une famille et d’un pays. Des images qui ne sont pas seulement des photos mais aussi des cartes postales dont Faten Ben Ali nous donne le détail afin de montrer dans quelle mesure Colette Fellous «reprend possession de l’Histoire afin de tenter de remonter à l’origine dans le but de sauvegarder des moments-clés qui déterminent le sort des anciens colonisés» (p. 73).
3Le premier article de la deuxième section de l’ouvrage, signé Elisa Bricco, Une question de regard? La marque coloniale chez les écrivaines afropéennes, s’insère dans une optique de recherche qui interroge le passé colonial à partir d’une posture post-coloniale. Trois écrivaines relevant de cet angle d’écriture sont l’objet de cette analyse: la belgo-congolaise Lisette Lombé avec son texte hybride issu d’une performance Black words (2018), la franco-sénégalaise Fatou Diome avec le recueil de nouvelles La Préférence nationale (2007) et la franco-camerounaise Léonora Miano avec Afropean souls (2008), où elle aussi présente un ensemble de textes courts. Les trois auteures sont rangées par la critique sous l’étiquette d’ «afropéennes», «c’est-à-dire des personnes d’origine africaine qui vivent en Europe ou, dans une acception moins commune, qui sont nées de parents dont l’un est européen et l’autre africain» (p. 84). Au-delà des choix esthétiques de leurs écritures, toutes trois posent la question du regard qui est encore aujourd’hui posé sur l’Autre dans les sociétés occidentales, qui peinent à se défaire des stéréotypes et des banalisations qui conservent le souvenir de relents colonialistes. C’est sous une tout autre latitude, l’Indochine coloniale et le Vietnam, que se situe la recherche de Catherine Douzou, «Le Pays sans nom». Dialogue féminin entre Vietnam, France et Indochine (Anna Moï, Marguerite Duras), qui interroge les relations que l’œuvre de l’écrivaine franco-vietnamienne Anna Moï tisse avec les textes de Marguerite Duras en les mettant explicitement en scène. La relation intertextuelle que Moï affiche dans son œuvre établit des passerelles qui font émerger le socle commun aux deux univers créés par les deux écrivaines qui partagent un lien viscéral au pays de leur naissance. Douzou montre comment à travers la littérature, la sienne, et celle dont elle se nourrit, Moï dépasse les frontières, les limites géographiques et du politique pour donner vie à un espace dont Marguerite Duras avait déjà dessiné les contours. «Je m’insinue, visiteuse importune, dans le vestibule de ce proche passé»: le devoir de la mémoire d’Assia Djebar est le titre de la contribution de Francesca Todesco qui clôt cette deuxième partie. C’est à la représentation de la mémoire coloniale dans l’œuvre d’Assia Djebar qu’elle s’intéresse, en particulier dans le recueil Femmes d’Alger dans leur appartement, où l’écrivaine et cinéaste fait entendre la voix de celles qui sont restées longtemps opprimées dans une société où leur parole est niée. À l’analyse de fragments de la nouvelle éponyme contenue dans le recueil, Todesco ajoute une lecture de la postface de Djebar qui se focalise sur le tableau de Delacroix qui lui prête son titre pour ses nouvelles et aux quinze toiles consacrées par Picasso aux femmes d’Alger directement inspirées par la peinture de Delacroix. En particulier dans l’œuvre du peintre espagnol Assia Djebar peut lire l’annonce d’une libération en marche: «La porte du harem représentée par Delacroix est grande ouverte: la lumière y entre ruisselante et les femmes, sinueuses et vitales dans le mouvement libre de leur danse, renaissent à leurs corps, dépassant toute mémoire douloureuse» (p. 115).
4La troisième partie se focalise sur les créations cinématographiques et théâtrales. Delphine Robic-Diaz, dans L’Afrique traumatique de Claire Denis dans «Chocolat» (1988), interroge l’œuvre cinématographique d’une cinéaste qui, fille d’un administrateur colonial et ayant passé son enfance en Afrique, «aborde, à l’ère postcoloniale, la thématique de la conquête, de l’occupation et de la cohabitation des Noirs avec les Blancs en Afrique subsaharienne» (p. 122). Le film est mis en relation avec toute une production qui, dans les années 90 du xxe siècle, observe le passé colonial d’un point de vue féminin, en particulier des films consacrés à l’Indochine (Indochine de Régis Wargnier, L’Amant de Jean Jacques Annaud) mais aussi au début du xxie siècle avec Barrage contre le Pacifique de Rithy Panh. Dans le domaine du théâtre Chiara Rolla, dans son article Mémoires, fractures et stratégies de survie dans l’écriture théâtrale féminine contemporaine aux Caraïbes (Maryse Condé, Gaël Octavia, Marie-Thérèse Picard), réfléchit sur les œuvres écrites par des auteures des Caraïbes. Elle souligne l’extraordinaire vitalité de l’écriture théâtrale féminine francophone qui traite d’une série de thèmes et de problématiques qui animent les sociétés guadeloupéenne et martiniquaise. Les trois pièces examinées, La Faute à la vie (2009) de Maryse Condé, La Médaille (2014) de Marie-Thérèse Picard et Rhapsodie (2020) de Gaël Octavia, ont comme protagonistes des femmes et leurs histoires à travers lesquelles les écrivaines mettent en scène les fractures profondes qui charpentent encore aujourd’hui les réalités caribéennes: le drame de l’exil, les marques indélébiles de la colonisation, «questions féministes et postcoloniales, choc des cultures, questionnement identitaire, solidarité entre femmes» (p. 134). Chiara Rolla montre comment l’écriture et la représentation théâtrales connaissent un succès croissant car elles s’inscrivent dans une démarche qui fait de la littérature, bien plus que les idéologies politiques, les organisations sociales, les croyances ou les religions, une instance réparatrice, voire thérapeutique, qui conduit à accepter l’autre, à concevoir et regarder la diversité. Sophie Mentzel présente, dans son étude intitulée Points de non-retour d’Alexandra Badea ou le théâtre des oublis de l’histoire coloniale, l’œuvre surprenante de l’écrivaine d’origine roumaine Alexandra Badea. Sa trilogie Points de non-retour a comme objectif de sonder les coins obscurs de la mémoire coloniale française, de placer des projecteurs pour éclairer ce qui a pendant tant d’années été passé sous silence. Thiaroye, qui a été représenté en 2018 s’attache à dire la vérité autour du massacre de Thiaroye perpétré en 1944 contre des tirailleurs sénégalais réclamant leur solde qui ne leur a jamais été versé. Quais de Seine, joué la première fois au Festival d’Avignon en 2019 ravive le souvenir de la guerre d’Algérie et notamment la répression de la manifestation du 17 octobre 1961 à Paris. Le troisième volet du triptyque, La Diagonale du vide, était encore en phase de réalisation au moment où Sophie Mentzel a publié son article mais elle a pu consulter une version non définitive du texte qui aborde un cas de violence coloniale, le cas des enfants réunionnais de la Creuse arrachés à leurs familles. En exhumant ces trois faits du passé colonial français Alexandra Badea révèle sa conception d’un théâtre qui doit se charger d’une fonction à la fois commémoratrice et réparatrice.
5La dernière section sort des sentiers de la création artistique mais continue son exploration des destinées féminines qui interrogent le passé colonial qu’elles ont vécu. Samia Kassab-Charfi consacre son texte intitulé Gisèle Halimi et la responsabilité anticolonialiste: une avocate à l’intersection des engagements à une femme hors du commun qui a mené une double bataille en faveur des femmes et en faveur de ces autres opprimés que furent les Algériens. C’est en particulier son autobiographie Le Lait de l’oranger (1988) qui fait l’objet de cette étude. C’est la figure d’Elisa Chimenti dans son texte Elisa Chimenti (Naples 1883-Tanger, 1969): écrivaine en exil, arabophile et antifasciste que Camilla M. Cederna sort de l’oubli. Longtemps ignorée parce que dérangeante et personnage hors du commun, enseignante, écrivaine, journaliste, polyglotte, elle a su réellement se placer au carrefour des cultures dans lesquelles elle a baigné. D’origine italienne, elle a longtemps résidé à Tanger et, depuis le Maroc, s’est exprimée contre le fascisme et contre l’oppression coloniale qui sévissait dans tout le Maghreb.
6Ce numéro de “Oltreoceano” a le mérite de faire résonner un florilège de voix féminines qui, l’ensemble des contributions le prouvent, sont unies dans leur capacité à occuper les failles et les zones d’ombre d’une Histoire qui gagne à être ainsi interrogée et éclairée.
Per citare questo articolo
Notizia bibliografica
Elena Pessini, «Mémoire coloniale et fractures dans les représentations culturelles d’auteures contemporaines, dir. Catherine Douzou et Valeria Sperti», Studi Francesi, 199 (LXVII | I) | 2023, 195-197.
Notizia bibliografica digitale
Elena Pessini, «Mémoire coloniale et fractures dans les représentations culturelles d’auteures contemporaines, dir. Catherine Douzou et Valeria Sperti», Studi Francesi [Online], 199 (LXVII | I) | 2023, online dal 01 juin 2023, consultato il 25 mars 2025. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/studifrancesi/53180; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/studifrancesi.53180
Torna suDiritti d'autore
Solamente il testo è utilizzabile con licenza CC BY-NC-ND 4.0. Salvo diversa indicazione, per tutti agli altri elementi (illustrazioni, allegati importati) la copia non è autorizzata ("Tutti i diritti riservati").
Torna su