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Rassegna bibliografica
Letterature francofone extraeuropee a cura di Elena Pessini

Loïc CéryÉdouard Glissant, une traversée de l’esclavage, I. Étude critique: premier tome. Rassembler les mémoires

Elena Pessini
p. 459-460
Notizia bibliografica:

Loïc CéryÉdouard Glissant, une traversée de l’esclavage, I. Étude critique: premier tome. Rassembler les mémoires, Paris, Éditions de l’Institut du Tout-Monde, 2020, «Idées», 492 pp., II. Étude critique: second tome. Renverser les gouffres, Paris, Éditions de l’Institut du Tout-Monde, 2020, «Idées», 574 pp.

Testo integrale

1Il me parait avant tout nécessaire de souligner la difficulté à présenter, dans les limites restreintes d’un compte rendu, le travail colossal accompli par Loïc Céry dans cet ouvrage qui embrasse toute l’œuvre d’Édouard Glissant. Sans entrer dans le détail de chaque partie de cette étude, ce qui impliquerait une extension qui n’est pas envisageable, mon propos sera ici de montrer que Loïc Céry présente une recherche qui s’impose comme une référence incontournable pour tous ceux qui s’intéressent à la place occupée par l’esclavage et ses implications dans les textes d’Édouard Glissant. Ce fin connaisseur de l’ensemble de la production littéraire de l’écrivain martiniquais – entre autres directeur du Centre International d’études Édouard Glissant (CIEEG) et de la revue “Les Cahiers du Tout-monde” – travaille, tout au long de plus de 1000 pages, en exégète attentif et rigoureux. La boussole qu’il s’est donnée, le fil d’Ariane qui le conduit, est ce qu’il définit de façon insistante non pas comme un motif, une thématique, mais bien comme une «matrice d’écriture au sens étendu» (p. 36) qui charpente toute la production glissantienne. C’est une urgence aussi, une nécessité qui se place à l’origine de ce travail, explicitée dans l’Introduction, intitulée Sur la porte: «explorant le fonctionnement de l’œuvre autour de l’une de ses matrices, on conjurera en pratique et textes à l’appui, toute interprétation abusive et surtout, on sera à même de mesurer l’étendue d’une réflexion elle-même incarnée par un univers de représentation d’une puissance peu commune» (p. 45). Certes, études et travaux existent déjà sur le sujet comme le témoigne la très riche bibliographie critique fournie en conclusion de l’ouvrage qui constitue, à elle seule, un instrument précieux; la centralité de la thématique dans l’œuvre de Glissant a déjà mobilisé la critique mais une enquête globale, tenant compte à la fois des représentations de l’esclavage dans les romans, le théâtre, la poésie d’Édouard Glissant et au sein de la pensée théorique qu’il a forgée était encore à faire. Tout au long de cet ouvrage critique court en filigrane une exhortation clairement explicitée en incipit du texte qui pourrait étonner, et qui a guidé Loïc Céry lui-même, à savoir la nécessité de lire véritablement Glissant, au plus près de la lettre des ouvrages, dans un souci de précision et d’exactitude, d’adhérence aux intentions de l’auteur. Le plus grand danger étant, quand il s’agit d’approcher une œuvre aussi complexe, diversifiée, parfois hermétique comme celle de Glissant, de céder à la tentation de la simplification ou bien de s’appuyer sur des lectures partielles, superficielles, voire même partisanes. «Le contexte éditorial de la présente approche confirme bien que moyennant un salvateur retour aux textes et à leur trésor encore en grande partie irrévélé, le commentaire de l’œuvre de Glissant est en train de connaître cette mue fondamentale au gré de laquelle la glose péremptoire s’efface progressivement au profit de la mission d’éclairage qui seule doit prévaloir dans ce domaine» (p. 38).

2L’étude qui se présente en deux volumes (un troisième volume anthologique est annoncé) s’articule en trois parties, les deux premières intitulées respectivement «Repères. Édouard Glissant pensée de l’esclavage et vision des traces» et «Méthodes. Méthodes, visions et extensions d’une mémoire de l’esclavage» composent le premier volume, Rassembler les mémoires. La troisième partie, intitulée «Visions, la mémoire, ses ombres et ses audaces: trajets de l’histoire et tracée d’une contre-dialectique des mémoires», occupe tout le second tome, Renverser les gouffres. L’examen de l’œuvre d’Édouard Glissant au prisme de l’esclavage convoque tous les textes du poète et penseur martiniquais, les interroge, les dissèque et les rapproche pour montrer essentiellement que Glissant a obstinément repensé l’Histoire, la mémoire, les mémoires, sans privilégier l’un ou l’autre des outils dont il disposait; philosophie, poésie, littérature s’enlacent et s’entremêlent pour lever les voiles du silence et surtout pour proposer de nouvelles catégories à même d’appréhender les gouffres, les obscurités, les béances qui constituent la réalité de l’esclavage. Dans «Repères», Loïc Céry parvient parfaitement à tracer les contours de la position de Glissant face au matériau historique, mémoriel, culturel qu’il se propose de brasser. C’est une nouvelle conception de l’Histoire qui se dessine en évidente opposition contre les historicismes, dans une critique de la pensée hégélienne, où sont convoquées la rigueur du raisonnement, la nécessité du dialogue avec les sciences sociales et le souffle de la littérature et qui prend la forme de ce que Loïc Céry définit, en empruntant le terme à Ivan Jablonka, un «texte recherche». Cette première partie met en place à la fois les repères dont disposa Glissant pour sa «traversée de l’esclavage» mais fournit aussi au lecteur une série de points d’orgue qui serviront pour la lecture de cette grande partition construite autour de la présence dans les textes glissantiens d’une narration de l’esclavage. Citons en particulier la «vision prophétique du passé» qui sera déclinée à cinq moments différents de l’étude dont Loïc Céry commence à donner dans cette partie inaugurale une première définition: «une recréation visionnaire, non en un sens de réalisme, mais en un sens archétypal: il s’agit de saisir des archétypes fondateurs du passé esclavagiste, qu’il s’agisse de la traite, de la description de la vie sur l’habitation, du marronnage bien sûr, ou des évolutions internes à la chronologie connue» (p. 86).

3La section «Méthodes» s’interroge sur les questionnements qui naissent de l’évidence d’une absence dans le contexte des sociétés nées de la traite et de la pratique de l’esclavage des instruments qui permettent la recherche historique traditionnelle et en ont constitué les fondements: chronologie, archives, narrations, témoignages. Face à ce vide, Édouard Glissant affirme la nécessité d’une nouvelle approche non seulement de l’histoire antillaise mais, dans une acception plus ample, du réel antillais. Aux certitudes des sources historiques il opposera ce qu’il nomme la trace, à la fois indice d’un temps «éperdu» et modalité d’approche de cette temporalité, trace temporelle mais aussi trace spatiale et géographique. Dépourvue de ruines et de monuments, la géographie antillaise se prête pourtant à une lecture où l’océan, en particulier, s’affirme comme «un espace atlantique non pas vide, mais littéralement habité par la trace mortuaire de la traite» (p. 418). Pour traiter cette idée, Loïc Céry examine non seulement les essais de Glissant depuis le tout premier Soleil de la conscience (1956), les romans, le poème épique Les Indes, mais convoque aussi d’autres écrivains, Césaire, Derek Walcott, Edward Kamau Brathwaite, et établit un réseau de dialogue des textes où se mêlent influences et coïncidences significatives. La question de l’esclavage ne permet pas seulement de faire affleurer les échos littéraires qui nourrissent la création artistique de Glissant mais montre aussi que sa pensée théorique se situe au cœur des débats dans différents domaines comme l’anthropologie, la sociologie, la psychanalyse, l’histoire, la philosophie, débats que Loïc Céry expose et creuse en montrant de façon détaillée quels ont été l’apport et la contribution de Glissant. C’est un immense réseau intellectuel qui émerge non pas par simple souci d’érudition mais pour vérifier les sources, les échanges qui ont véritablement eu lieu, les points de contact inconscients, et souvent les considérables avancées opérées par la pensée de Glissant. En même temps qu’une plongée dans les narrations de l’écrivain où le lecteur retrouve les bateaux négriers du Quatrième siècle, les marrons de Mahagony, la traite transatlantique et la conquête américaine des Indes, les révoltes d’Ormerod, les tortures de Paroles d’un moulin de Martinique, le peuple des invisibles dans Sartorius, le roman des Batoutos, le critique convoque Bachelard, Bergson, Ricœur, Levi-Strauss, Derrida, Lévinas, Ginsburg, Braudel, Deleuze et fait de ces constants aller retours une véritable méthode qui pourrait quelque peu dérouter le lecteur mais qui s’avère, au final, d’une surprenante efficacité.

4La transition avec la troisième partie se fait à travers la figure du marron et la question plus large du marronnage telle que l’entendait Glissant sur laquelle Loïc Céry entend faire toute la lumière. L’acception la plus commune et la plus courante véhicule l’idée que l’écrivain a construit autour de l’image de l’esclave qui quitte l’habitation un véritable mythe et offert au peuple des Antilles une figure légendaire qui glorifie son passé. En réalité, à travers une fine analyse des motivations et des implications de ce lieu commun bâti par une partie de la critique, Loïc Céry explicite que: «vouer le marronnage par nature au registre du mythe c’est de facto le ranger du côté de l’imaginaire, du ‘récit fabuleux’ dont relève par définition la construction d’un mythe et c’est dans le même mouvement, le soustraire à ce qu’il est avant tout: un fait historique» (p. 370). Refusant toute simplification, toute facilité idéologique, Glissant, en particulier à travers les figures du marronnage qui peuplent son œuvre, a problématisé le moment de la révolte et de la résistance à l’ordre colonial.

5La dernière partie de l’étude se concentre sur les questions mémorielles auxquelles la pensée de Glissant s’est longuement attachée en problématisant en particulier la pulsion de l’oblitération du passé qui a caractérisé les différentes tentatives de reconstruction du passé colonial et l’épineuse question de la responsabilité africaine dans la mise en place de la traite négrière pour laquelle Loïc Céry tient à souligner la position très personnelle de l’écrivain martiniquais qui a choisi d’affronter ce qu’il considère une réalité «en dehors des ‘tabous’ conventionnels parmi lesquels l’implication africaine dans la traite transatlantique n’a jamais cessé de susciter les controverses que l’on sait» (p. 713). La proposition de Glissant se base sur une «contre-dialectique» de la mémoire qui comprend trois étapes, d’abord «mesurer», évaluer les béances, les silences, les manques d’une mémoire qu’on a empêché de se mettre en place, en second lieu, «recouvrer», «recouvrer la mémoire naguère voilée et qui, à partir d’un souvenir traumatique, acquiert le statut d’une liberté de l’esprit acquise sur l’informe» (p. 809) et, en dernier lieu, «rassembler», partager les mémoires. Ce dernier point mérite toutes les précisions apportées par Loïc Céry qui tient à souligner la dimension éthique de cette dernière étape à travers laquelle pourrait se réaliser une application de la Relation si chère à Glissant. La clôture de ce troisième volet de l’étude qui nous occupe n’est pas inspirée par le désir d’emprunter les voies de la facilité ou de l’esquive. C’est à la question des réparations (Édouard Glissant et la question des réparations) que sont consacrées les dernières pages de cet ouvrage critique. On comprend aisément le choix de n’aborder cet aspect si discuté lié aux problématiques ayant trait à l’esclavage qu’après avoir amplement illustré les positions intellectuelles et les choix esthétiques de Glissant en la matière. Essentiellement sa position peut être résumée en deux points: il est impossible de parler d’un héritage quand il s’agit de souffrance et la réparation, encore moins la réparation financière, n’est pas envisageable (pour le dire avec les mots de Glissant lui-même «quelque effort que nous fassions, nous ne nous retrouverons jamais à leur place dans la géhenne et l’intolérable, il y a cette distance à jamais entre eux et nous, de l’accomplissement d’un irrémédiable, et quoi que nous puissions crier, nous ne comblerons pas cette distance», p. 946) mais il défend le bien-fondé d’une aide internationale, un «devoir de solidarité nouvelle avec l’Afrique noire, qui a payé la traite et la colonisation par un sous-développement endémique» (p. 946).

6Un autre point de force de cette recherche qu’il me parait important de souligner est le débat que l’on suit tout au long de l’ouvrage avec les critiques de Glissant qui ont travaillé sur les aspects, les thématiques, les ouvrages abordés par Loïc Céry qui n’hésite pas à signaler les convergences mais aussi à ouvrir le débat, à remarquer les distances, toujours avec le souci, non pas de la polémique mais de faire avancer les études glissantiennes, au plus près des textes de l’auteur.

7Les pages conclusives disent davantage que tout le texte qui précède la passion de l’exégète pour l’œuvre qu’il a commentée, une œuvre qui a su porter la blessure de l’esclavage sans s’enfermer toutefois dans un regard stérile vers le passé mais au contraire animé du désir de transmettre une clé qui permettra de lire et de bâtir l’avenir. Nous ne pouvons qu’accueillir l’invitation, l’exhortation finale du texte: «perpétuer patiemment et pas à pas l’œuvre qui fut la sienne, par un sacerdoce de la transmission et une manière de vivre pour de bon ‘la mémoire partagée’ qui réclame tant de nous» (pp. 1000-1001).

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Per citare questo articolo

Notizia bibliografica

Elena Pessini, «Loïc CéryÉdouard Glissant, une traversée de l’esclavage, I. Étude critique: premier tome. Rassembler les mémoires»Studi Francesi, 197 (LXVI | II) | 2022, 459-460.

Notizia bibliografica digitale

Elena Pessini, «Loïc CéryÉdouard Glissant, une traversée de l’esclavage, I. Étude critique: premier tome. Rassembler les mémoires»Studi Francesi [Online], 197 (LXVI | II) | 2022, online dal 01 octobre 2022, consultato il 17 mars 2025. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/studifrancesi/50595; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/studifrancesi.50595

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