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Varia

L’Anthologie comme détermination historiographique. Pour une approche critique des florilèges de Jean-Baptiste Chassignet

Michele Mastroianni
p. 313-332

Abstract

The present work is part of the historiographic investigations that, starting from the notion of literary Baroque, consider twentieth-century anthologies of seventeenth-century poets in an attempt to reconfigure the categories of Mannerism or Baroque to which they relate. In this perspective, the object of the analyses proposed here has been focused on J.-B. Chassignet’s Mespris and it is centred on an investigation that is also a response to Maxime Cartron’s studies, which often appear to be unconvincing from a theoretical point of view.

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Testo integrale

Observations liminaires

1L’intérêt pour la production et la circulation d’ouvrages dignes d’envergure au cœur de la culture européenne passe même à travers la compilation de textes anthologiques, ayant la fonction de promouvoir un écrivain ou d’en favoriser l’essor au sein des études critiques. C’est dans cette perspective que Frédéric Lachèvre, en 1922, publie un répertoire des anthologies de poésie française, sous le titre de Bibliographie des recueils de poésies du xvie siècle: du «Jardin de plaisance» (1502) aux «Recueils de Toussaint du Bray» (1609), Paris, Champion, dont les célèbres éditions genevoises de Slatkine ont assuré la réimpression en 1967, témoignant de son succès et de la fortune de sa réception.

  • 1 Voir au moins C. Alduy, Politique des «Amours»: poétique et genèse d’un genre français nouveau (15 (...)
  • 2 En guise de quelques exemples de florilèges publiés à la Renaissance, nous rappelons au moins Leon (...)
  • 3 Ainsi que Virginie Leroux le souligne, en particulier pour ce qui concerne les florilèges latins q (...)

2À partir du xxe siècle, commence à se dessiner une filière de la critique littéraire qui concentre son attention sur la poésie des xvie et xviie siècles, sous l’impulsion d’une tradition ancienne, dont s’occupe, déjà à la fin du xixe siècle, Paul Olivier, auteur du volume, Cent poètes lyriques précieux ou burlesques du xviie siècle avec, en guise de préface, un poème de Jean Richepin (Paris, G. Havard fils, 1898). Si, d’une part, cette importante manifestation d’intérêts pour le recueil anthologique accompagne les expressions les plus récentes de la critique du xxe et du xxie siècle1, d’autre part, elle ne fait que suivre l’histoire d’une tradition qui remonte au moins à la Renaissance2, si ce n’est à l’époque classique3. Sans avoir la prétention de parcourir ici l’historiographie du genre littéraire de l’anthologie, il nous semble nécessaire, au moins dans le contexte où s’insère notre investigation sur la réception de la poésie entre Renaissance et Baroque, de mentionner un ouvrage tout à fait récent, dirigé par Adeline Lionetto et Jean-Charles Monferran, Fleurs et jardins de poésie. Les anthologies poétiques au xvie siècle (domaine français, incursion européenne), Paris, Classiques Garnier, 2021, dont le but principal est d’informer les spécialistes de la Renaissance, sur d’importantes questions de rhétorique, d’histoire religieuse et d’histoire du livre, dans la perspective de la reconstruction d’une filière de la divulgation poétique (celle des éditions anthologiques), centrale dans l’évolution de la conscience critique européenne.

  • 4 Sur ce sujet voir au moins, D. Dalla Valle, La frattura. Studi sul Barocco letterario francese, Ra (...)
  • 5 A. Hauser, Der Manierismus. Die Krise der Renaissance und der Ursprung der modernen Kunst, München (...)

3Dans la même perspective de sensibilisation culturelle et parallèlement à la résurgence d’intérêts pour les anthologies, en tant qu’instruments de transmission du lyrisme français florissant entre le xvie et le xviie siècle, toujours au xxe siècle, font leur apparition plusieurs critiques qui insistent sur l’importance historiographique de la notion de Baroque4. C’est là l’ouverture d’un débat sur la catégorie de Maniérisme littéraire5 – notion translatée d’après celle de Maniérisme iconographique – à partir duquel, et par l’intermédiation de florilèges poétiques, une efficace réévaluation de plusieurs poètes français, ayant vécu entre les xvie et xviie siècles (D’Aubigné, Du Bartas, Chassignet Malherbe, D’Urfé, Fiefmelin, Martial de Brives, Madame Guyon, Sponde, Hopil, La Ceppède etc.), les soumet à une nouvelle attention de la part de la critique littéraire.

  • 6 Marcel Raymond, qui partage la perspective de Jean Rousset, souligne lui aussi cet aspect, en reco (...)

4Si Jean Rousset, dans une perspective plutôt générale, a surtout le mérite d’avoir redécouvert des poètes oubliés, tels que les écrivains mentionnés6 – ceux qui se sont révélés incontournables pour la reconstruction de la complexe esthétique qui se forme, en Europe, entre la fin de la Renaissance et le début du xviie siècle – c’est plus particulièrement, à Hugues Vaganay, en 1916 et à Armand Müller, en 1953, que l’on doit la publication de deux anthologies qui offrent, chacune des deux, un important florilège de poèmes, choisis d’après le Mespris de la vie et consolation contre la mort de Jean-Baptiste Chassignet.

5Pour l’histoire de la littérature française, d’une part, et européenne, d’autre part, s’ouvre ainsi une époque significative dans le cadre de la théorisation du Maniérisme et du Baroque, dont Chassignet représente un exemple de par la complexité d’une écriture qui attire les savants et stimule des études spécialistes qui en reconnaissent la centralité, pour la poésie, dès la fin de la Renaissance européenne. Dans cette perspective, historiographique et esthétique à la fois (la poétique de Chassignet stabilise en quelque sorte sa tension esthétique entre le Maniérisme d’un côté et le Baroque de l’autre), qui intéresse de près un poète fondamental pour l’histoire des idées et pour le laboratoire poétique d’un imaginaire qui se construit à une époque charnière, il faut rappeler que les composantes poétiques et rhétoriques du laboratoire de Chassignet se ressentent du passage du xvie au xvie siècle d’une part et, d’autre part, de la compénétration de formes méditatives qui entremêlent la construction technique d’un langage maniériste au tissage d’un imaginaire d’expression baroque. La complexité de cette poétique a attiré au départ quelques critiques (nous reviendrons sur ce point) qui ont élaboré des choix à partir du Mespris chassignetien, afin de faire affleurer la spécificité de son élaboration poétique, et de revitaliser un écrivain oublié. C’est la raison pour laquelle nous menons ici une enquête qui s’étale au fil des anthologies les plus importantes du xxe siècle, afin de comprendre à quel moment Jean-Baptiste Chassignet commence à être l’objet d’un intérêt critique qui, par la suite, le circonscrira dans le Parnasse des grands auteurs européens, entre Maniérisme et Baroque.

6Ainsi, suite à une ouverture introduisant des réflexions sur le genre de l’anthologie littéraire, nous concentrerons notre attention sur la production de florilèges qui offrent des pièces de Jean-Baptiste Chassignet, afin de parvenir à une focalisation plus directe et détaillée sur les anthologies de Vaganay et de Müller qui représentent deux typologies différentes de choix anthologique autour d’un grand poète de la fin du xvie siècle, mais qui ont, dans une certaine mesure, déterminé sa présence au sein de l’historiographie des écrivains de la Renaissance.

Questions de méthode

7La proposition d’un système linguistique d’une anthologie, créée à partir de textes choisis, impliquerait d’une part la complexe re-constitution de l’imaginaire poétique auquel cette proposition textuelle renvoie et, d’autre part, viserait à la création d’un florilège raisonné, se proposant comme le lieu d’objectivation d’une présence à double statut poétique: celle d’éditeur et celle d’auteur. En fait, l’extrapolation d’écrits poétiques d’après un contexte unitaire présuppose la présence d’une auctoritas (l’auteur de l’œuvre d’origine), mais aussi celle d’un éditeur du florilège qui fonde son statut d’éditeur/auteur, à la suite de la création d’une nouvelle forme ou genre poétique (anthologie), d’après son modèle (œuvre-source).

8Il s’agit d’une forme poétique ou forme hypertextuelle d’un palimpseste littéraire qui détermine un système linguistique fragmenté au niveau des images, des thématiques et des constructions rhétoriques. La fragmentation du modèle soumet ainsi le nouveau microsystème littéraire (anthologie) à une relation de subordination par rapport au macro-système d’origine (œuvre-source).

  • 7 Pour un approfondissement sur la forme brève, voir au moins S. Messina (dir.), La forme brève. Act (...)

9Le rapport qui s’instaure entre le modèle et sa reproduction en fragments, contextualisés dans une nouvelle structure poétique, se configure comme un tissu linguistique et sémantique qui fonctionne en lien intertextuel entre celles qu’on pourrait définir comme les formes brèves7 d’un ouvrage complexe reproduit et actualisé et l’œuvre accomplie dans sa totalité textuelle. Dans ce cas, le choix de telle ou telle partie se propose comme forme imitative et symbolique du macro-système auquel elle renvoie. Il s’agirait somme toute, pour ce qui concerne la création d’un microsystème anthologique qui reproduit un macro-système littéraire complexe d’une œuvre – telle qu’un recueil poétique du xvie siècle – d’un processus basé sur une double action autoriale/éditoriale: méditative et associative. En d’autres mots, il s’agirait d’un acte de création littéraire fondé sur la déconstruction d’un système poétique structuré sous forme définitive et sur la reconstitution de ces rapports intertextuels que les parties entretiennent avec leur tout, organisé sous la forme d’un ouvrage complexe déjà publié. Il en résulterait un processus final de collation, réalisé par un éditeur qui réorganise et réconcilie sa propre intervention d’analyse, de réflexion et de synthèse sur une œuvre-modèle qu’il essaie de reformuler dans un nouveau contexte poétique. Cette opération est finalisée à une circulation et actualisation modernes de l’œuvre d’origine, ainsi qu’à une réappropriation culturelle.

  • 8 Les dates de naissance et de mort de Jean-Baptiste Chassignet ont posé des problèmes de reconstruc (...)
  • 9 Voir J.-B. Chassignet, Le Mespris de la vie et consolation contre la mort, édition critique d’aprè (...)

10La fonction de reproduction textuelle d’une macrostructure poétique (un recueil de poèmes) – ainsi qu’elle apparaît dans les anthologies d’un auteur, tel que Jean-Baptiste Chassignet (1571-16358), ou dans n’importe quel florilège, – non seulement témoigne de la nécessité de la part des éditeurs d’organiser un sous-recueil cohérent tiré de l’œuvre-source, dans notre cas Le Mespris de la vie et consolation contre la mort9 (1594), mais, en particulier, de l’exigence de proposer un choix de textes dans une perspective critique, qui puisse être digne de considération scientifique et d’appréciation. Ce qui – nous semble-t-il – s’appuie sur un travail de recomposition esthétique et poétique qui serait réalisable uniquement si les florilèges choisis proposaient de nouveau de manière cohérente des exemples textuels capables de rétablir le ton général de l’œuvre-source. Pour Le Mespris de la vie et consolation contre la mort, il s’agirait de reconstituer, en quelque sorte, un imaginaire poétique baroque, fortement cohérent.

  • 10 Sur ce sujet voir M. Mastroianni, Ecclesiologie e spiritualità a confronto nella poesia religiosa (...)

11Or, la reproduction d’un recueil complexe comme celui-ci, ainsi que la création d’un regard critique sur l’ouvrage de Chassignet, par l’intermédiaire d’une anthologie de sonnets ou de poèmes tirés du Mespris, impliquerait non seulement une connaissance approfondie de l’auteur dont on propose un florilège, mais aussi une solide conscience scientifique des problématiques culturelles et littéraires de l’époque, ainsi qu’une connaissance des débats théoriques, philosophiques, linguistiques, théologiques, anthropologiques etc., qu’une période charnière comme celle où vit Chassignet ouvre au sein de son laboratoire poétique. Il s’agit de questions fondamentales que nous essayerons de prendre en examen, afin de comprendre si les éditeurs de ces ouvrages proposent du Mespris un microsystème poétique (choix de textes) qui représente de manière cohérente et scientifique l’un des recueils de spiritualité catholique10 parmi les plus importants en Europe, à l’aube de la Renaissance: un itinéraire d’investigation qui, en tout cas, doit partir du rapport esthétique et méditatif que le Mespris de Chassignet entretient avec l’imaginaire baroque dont il s’alimente sans cesse.

  • 11 Limoges, Rougerie, 1960. Voir la note n. 2 de Maxime Cartron, dans son article, Lire Tristan L’Her (...)
  • 12 Limoges, Rougerie, 1955. À ce propos, voir la note n. 3 de Maxime Cartron dans Lire Tristan L’Herm (...)

12Ce n’est pas par hasard que Maxime Cartron, à propos du rôle culturel et poétique qu’une anthologie en tant que telle entretient avec son œuvre-source (un rapport qui, pour lui, pourrait être aussi celui avec un essai critique), se livre à une interrogation d’ordre méthodologique et herméneutique, qui nous paraît intéressante, quoique, dans une certaine mesure, discutable. En effet, Cartron, dans un article récent, réfléchit sur ce rapport, partant d’une question centrale, dont l’objet de discussion est un volume publié par Amédée Carriat, Tristan l’Hermite. Choix de pages11, volume qui sort après un essai sous forme de «manifeste», toujours d’Amédée Carriat, qui porte ce titre, Tristan ou l’éloge d’un poète12:

  • 13 Voir M. Cartron, Lire Tristan L’Hermite par morceaux cit., p. 114.

[…] une question se pose d’emblée: pourquoi une anthologie alors qu’existe déjà un petit manifeste d’une centaine de page? On observera en première instance que le rapport de l’anthologie au discours critique tient du diptyque: si c’est bien La littérature de l’âge baroque en France de Jean Rousset […] qui fut perçue comme un renversement des perspectives historiographiques usuelles, le modèle de l’anthologie poétique, déjà actif, du reste, dans cette thèse [scil., La littérature de l’âge baroque etc.], s’impose progressivement. La raison est à chercher du côté de son accointance supposée avec le Baroque, due à sa capacité à tirer une cohérence à partir du fragmentaire, mais aussi à sa propension à produire des «kaléidoscopes» à partir des textes compilés. L’anthologie poétique, structure d’accueil malléable, mobile et propice aux modifications et aux déplacements contextuels, serait le reflet idéal de l’esthétique baroque telle que les historiens de la littérature, et en particulier Jean Rousset, à qui très tôt une autorité en la matière est conférée, l’envisagent13.

13Si Cartron contextualise sa réflexion à la fois sur l’étude critique d’un auteur important comme Tristan l’Hermite, et sur la question qui réside dans la fonction poétique, esthétique et culturelle d’une anthologie finalisée à la diffusion et réception d’un écrivain ou d’une catégorie historiographique comme celle de Baroque littéraire, d’autre part il focalise de manière générale ses argumentations sur «le rapport de l’anthologie au discours critique». Et dans ce contexte, il cite l’exemple de La littérature de l’âge baroque en France. Circé et le paon de Jean Rousset.

  • 14 Le volume de Jean Rousset a eu un succès éditorial et de critique extraordinaires. La première édi (...)
  • 15 «La littérature de l’âge baroque en France s’ouvre sur une première partie que nous pourrions décr (...)

14Cartron a raison de créer une interconnexion entre le rôle poétique exercé par un texte d’anthologie littéraire et sa fonction critique si dans la perspective de l’éditeur le florilège proposé s’accompagne d’une réflexion préalable qui se présente comme une exégèse raisonnée des textes décontextualisés de l’œuvre-source et si la nouvelle proposition anthologique de l’œuvre originelle se base sur une contextualisation critique de l’auteur. Toutefois, nous ne pouvons partager le choix de classification de l’essai de Rousset, La littérature de l’âge baroque en France. Circé et le paon14, en tant que volume anthologique, même si cette définition n’est circonscrite par Cartron – qui fait référence d’autre part à un passage d’un essai de Roger Francillon, Jean Rousset ou la passion de la lecture (Carouge-Genève, Zoé, 2011)15 – qu’à la première partie de ce qui reste encore aujourd’hui un texte d’une importance fondamentale pour la codification de la catégorie de Baroque en littérature, et pas seulement pour la production littéraire française du xviie siècle.

15Cet essai nous semble plutôt conçu dans une perspective historiographique rigoureuse qui, à la manière de Rousset, s’appuie sur une répertoriation thématique gravitant autour des allégories les plus significatives pour la catégorisation de l’esthétique baroque et d’un discours critique ponctuel, par le biais duquel Rousset met en relief les spécificités d’un courant poétique parmi les plus représentatifs de l’histoire de la tradition humaniste européenne. C’est la raison pour laquelle inscrire un essai comme La littérature de l’âge baroque en France etc. au sein d’une classification critique à nature anthologique nous semble en réduire sa dimension historiographique et herméneutique, qui s’appuie sur l’élaboration d’informations historiques et culturelles sur lesquelles Rousset travaille sans cesse, au fil de toute une vie de recherche.

  • 16 Maxime Cartron souligne qu’une tradition littéraire concernant la création d’une filière anthologi (...)
  • 17 Cette anthologie fut publiée pour la première fois en 1961 (Paris, Armand Colin). Par la suite ell (...)

16D’autre part le «renversement des perspectives historiographiques usuelles» dont parle Cartron est sans doute actualisé à partir du xxe siècle, en particulier par Rousset16, mais – nous semble-t-il – plutôt par l’intermédiaire de son Anthologie de la poésie baroque française17. En effet, s’il est vrai que «le modèle de l’anthologie poétique […] s’impose progressivement» grâce à la fonction médiatrice de Rousset, surtout par son Anthologie, il est incontestable qu’il a eu un rôle fondamental pour la définition du Baroque littéraire, ayant d’une certaine manière déterminé un changement de perspective au sujet des anthologies. Les mêmes qui, à partir de ce moment, ont commencé à être considérées dignes d’intérêt.

  • 18 Voir supra la note n. 13.

17Toutefois, nous ne partageons pas la théorie de Cartron, lorsqu’il souligne que «l’anthologie poétique, structure d’accueil malléable, mobile et propice aux modifications et aux déplacements contextuels, serait le reflet idéal de l’esthétique baroque telle que les historiens de la littérature, et en particulier Jean Rousset, à qui très tôt une autorité en la matière est conférée, l’envisagent»18. Nous sommes d’accord sur le fait que l’une des notions philosophiques fondamentales auxquelles Cartron renvoie, celle de déplacement ou de variation kaléidoscopique de la réalité reproduite par le discours baroque est essentielle au cœur de cette esthétique. Toutefois, si l’on songe à l’anthologie de Rousset, il faudrait de même insister sur le fait qu’elle est un florilège structuré sur des thèmes fondateurs de l’esthétique baroque, mais surtout que Rousset dans son Anthologie construit une structure poétique solide qui s’appuie sur des interconnexions textuelles qui fournissent une vision précise et cohérente de la poésie baroque française, dont elle restitue une sensibilité qui va au de-là de la simple représentation de la réalité multiforme mentionnée par Cartron.

Entre Renaissance et Baroque: quelques exemples anthologiques

  • 19 Voir J.-B. Chassignet, Le Mespris de la vie, éd. citée.

18Parmi les anthologies publiées au xxe siècle, il y en a certaines qui s’occupent des auteurs baroques les plus importants des xvie et xviie siècles, et d’autres qui s’intéressent plus particulièrement au Mespris de la vie et consolation contre la mort de Jean-Baptiste Chassignet19. La typologie structurelle de ces anthologies est certainement digne d’intérêt, sous la perspective de la réflexion concernant les raisons théoriques et esthétiques qui président aux choix anthologiques.

  • 20 A.-M. Schmidt, Poètes du xvie siècle, Paris, Gallimard, 1953, «Bibliothèque de La Pléiade», pp. vi (...)

19Le premier florilège sur lequel nous focaliserons notre attention est celui d’Albert-Marie Schmidt, Poètes du xvie siècle, Paris, Gallimard («Bibliothèque de La Pléiade»), 1953. Schmidt fait précéder son ouvrage par un bref mais intéressant Avertissement20 – nous y reviendrons – où il explicite les raisons de son choix. Il fournit, entre autre, un florilège de sonnets du Mespris de Chassignet. Par le biais de son introduction, transparaît une réflexion sur une philosophie supposée des poètes du xvie siècle, qui, d’après Schmidt, seraient plutôt contraires à élaborer des anthologies, conçues comme ouvrages décontextualisant les pièces sélectionnées, ce qui pour lui dévaloriserait d’importance les œuvres, à partir desquelles le découpage serait organisé.

  • 21 Voir les pp. 428-430.
  • 22 Voir les pp. 5-39.
  • 23 Voir la p. 39.

20Douze ans après la publication du volume de Schmidt, Maurice Allem fait sortir son Anthologie poétique française. xvie siècle, Paris, Garnier Flammarion, 1965, voll. I-II. Elle mérite d’être mentionnée, puisqu’à la différence du volume de Schmidt – tout en présentant un choix modeste de sept poèmes de Chassignet (trois sont tirés des Sonnets francs-comtois21 attribués à l’auteur) –, Maurice Allem appuie son discours introductif22 sur un encadrement historiographique et sur une explication rigoureuse des étapes fondamentales de la poésie française entre Réforme et Contreréforme. En parallèle, Allem offre une rapide section où il explicite un passage intéressant23, dans un contexte où la focalisation se fera sur les ‘paratextes’ anthologiques (introductions ou préfaces).

  • 24 Voir supra la note n. 17.
  • 25 Voir J. Rousset, Anthologie de la poésie baroque française cit., pp. 5-26.
  • 26 Les sonnets contenus dans le premier volume sont aux pp. 36, 37, 38, 118, 119, 120, 121, 199, 200, (...)

21L’exemple le plus important, dans la perspective de l’histoire des idées et de la théorisation d’un discours poétique centré sur le Baroque littéraire, reste l’Anthologie de la poésie baroque française de Jean Rousset (1961)24, dont le premier volume est précédé par une introduction riche en informations25. Une introduction suivie d’une structure poétique organisée en thématiques, où sont classés les poèmes choisis. Parmi ces poèmes, neuf sont tirés du Mespris et contenus dans le premier volume, alors que trois font partie du deuxième26.

  • 27 Voir les pp. 213-239. Pour les sonnets de Chassignet, voir les pp. 224, 225, 226, 227.
  • 28 Pour cette section voir les pp. 49-128.
  • 29 Voir les pp. 5-47.
  • 30 Voir les pp. 1 et 48.

22Dans le sillage de la perspective historiographique et thématique ouverte par Rousset, dix ans après la sortie de son Anthologie, un autre florilège est publié par les soins de Marcel Raymond, avec la collaboration de A.J. Steele, La poésie française et le Maniérisme: 1546-1610 (?), Genève-Droz, Paris-Minard, 1971. Cette anthologie aussi, où cinq sonnets sont tirés du Mespris, est organisée en sections thématiques. Celles-ci comprennent des textes de plusieurs auteurs, tels que Scève, Pontus de Tyard, Jodelle, Du Bellay, Ronsard, Desportes, D’Aubigné, Malherbe, Fiefmelin etc., et un petit florilège de quatre sonnets du Mespris, tous regroupés dans la section La vie et la mort27, la plus dense avec celle de L’amour28. Il s’agit d’un ouvrage dont le cadre introductif à la sélection proposée par l’éditeur, dresse une esquisse historique et politique par le biais d’un bilan critique ponctuel qui met en relation la naissance du Maniérisme et du Baroque au cœur des arts figuratifs, avec leurs reflets et influences sur le discours poétique des xvie et xviie siècles29. Néanmoins, un passage initial de cette introduction, auquel s’ajoute une explication, Sur le classement et le choix des textes30 – dont nous nous occuperons après – nous apparaissent dignes de considération, au sein d’une réflexion sur la rhétorique de la poétique Maniériste et Baroque, dans l’iconographie et dans la production littéraire.

  • 31 Paris, Classiques Garnier, 2021, pp. 484-504.
  • 32 Paris, Imprimerie Nationale Éditions, 1999.

23Si l’on considère que le genre de l’anthologie avance de manière considérable au fil de la littérature critique du xxe siècle – le volume de Maxime Cartron, L’invention du Baroque. Les anthologies de poésie française du premier xviie siècle31, en donne un exemple important, à travers une bibliographie très riche axée à la fois sur la publication d’anthologies renvoyant à la notion de Maniérisme et à celle de Baroque – il n’est pas surprenant qu’une vingtaine d’années à peu près séparent la circulation de l’ouvrage de Marcel Raymond du volume de Jean Serroy, Poètes français de l’âge baroque. Anthologie (1571-1677)32. Ce volume offre une présentation qui se concentre sur les caractéristiques majeures de l’esthétique baroque, notamment de la poésie, tout en offrant une notice biographique et un encadrement stylistique de chacun des écrivains présentés (grâce aussi à quelques renvois à leurs sources), y compris treize pièces du Mespris, lui-aussi suivant la perspective historiographique ouverte par Jean Rousset.

  • 33 Paris, Robert Laffont, 2005.
  • 34 J.-B. Chassignet, Sonnets franc-comtois, par Th. Courtaux, Genève, Slatkine Reprints, 1969. Une éd (...)
  • 35 Voir les pp. 157-164.

24Sans prétendre d’être exhaustifs au sein du répertoire d’anthologies entre Renaissance et Baroque, pour ce qui concerne le Mespris de Chassignet, il nous semble nécessaire de rappeler l’ouvrage d’Alain Niderst, La poésie à l’âge baroque (1598-1660)33, qui – laissant de côté le Mespris – consacre à Chassignet un choix de sept poèmes tirés des Sonnets franc-comtois34 et de deux, tirés des Paraphrases sur les cent cinquante psaumes de David (1613)35. Niderst ouvre son florilège avec une importante introduction sur la fin de la Renaissance et les soixante premières années du xviie siècle, offrant un paragraphe sur les principes justificatifs de son anthologie. La théorisation de Niderst, ainsi que la réflexion qui sous-tend la dé-contextualisation des poèmes choisis, fera l’objet de notre analyse.

  • 36 Voir les pp. ix-xiii.
  • 37 Voir les pp. 776-780.
  • 38 À ce propos nous renvoyons au moins à deux volumes que nous avons consacrés à Jean-Baptiste Chassi (...)

25En guise de derniers exemples, nous renvoyons à l’Anthologie de la poésie française. Moyen Âge, xvie siècle, xviie siècle de Jean-Pierre Chauveau, Gérard Gros et Daniel Ménager (Paris, Gallimard, 2000, «Bibliothèque de La Pléiade»). Celle-ci offre un important Avertissement36 et des notices sur les siècles concernés, mais aussi un bref florilège de sept sonnets du Mespris37. Ce florilège donne une idée générale de la complexité du recueil, même si les éditeurs n’abordent pas la question problématique du laboratoire de Chassignet, construit essentiellement sur le modèle biblique38.

  • 39 Voir M. Mastroianni, Florilège. Antologia della letteratura francese. Il Cinquecento, Alessandria, (...)
  • 40 Milano, LED, 1996.
  • 41 Voir les pp. 277-281.

26Si le modèle scripturaire est à la base de l’élaboration du Mespris, la structure de ce canzoniere porte sur une construction formelle maniériste, dont un exemple est offert par notre choix de sept sonnets au cœur d’une anthologie de textes de la Renaissance française39. Et encore, l’Antologia cronologica della letteratura francese. Cinquecento40, présentée par Ruggero Campagnoli, Anna Bettoni, Bruna Conconi, Chiara Elefante, offre un aperçu du xvie siècle et une contextualisation du Mespris, à travers six sonnets41 qui en donnent une idée assez précise au niveau esthétique et de l’imaginaire.

À propos des choix et théories des éditeurs de quelques anthologies du xxe siècle 

27Dans cette perspective visant à reproduire une œuvre-source, les éditeurs, ainsi que nous l’avons souligné, ré-contextualisent l’ouvrage de leur intérêt, mais re-fondent en quelque sorte leur propre statut critique de savants, celui d’auteurs de florilèges. Il s’agit d’un statut à double connotation qui présuppose une vision globale, mais précise des siècles isolés, et implique des compétences scientifiques étant à la base d’une stratégie éditoriale finalisée à la valorisation ou redécouverte d’un auteur oublié, ou d’ouvrages négligés par la critique.

  • 42 Voir M. Cartron, L’invention du Baroque. Les anthologies de poésie française du premier xviie sièc (...)

28La vaste enquête de Maxime Cartron s’appuie sur un approfondissement qui concerne l’actualisation, au xxe siècle, du Baroque en littérature. Dès son ouverture, sa thèse, L’invention du Baroque etc.42 se focalise sur des interrogations procédurales, importantes pour toute investigation qui implique la question des florilèges. La filière de recherche de Cartron est double: théorique et structurale. Son axe herméneutique s’appuie sur une réflexion qui concerne les paratextes anthologiques. Examinons les points essentiels de sa démarche:

  • 43 Voir M. Cartron, L’invention du Baroque cit., pp. 7-13.

qu’est-ce qu’une anthologie? Une modalité d’agencement de textes? Une forme? Un «objet éditorial»? Un genre littéraire? […] L’anthologie est […] considérée comme par essence seconde, vouée à collecter des textes, à les enregistrer et à les publier de manière relativement neutre. […] comme différencier dans cette optique l’anthologie des autres modes de compilation, comme le recueil? […] L’anthologie ne se contente pas d’entreposer les textes et de les répertorier; il ne s’agit là que de la première phase du travail qu’elle accomplit. […] leur mise en forme et en espace au sein d’un projet unificateur est fondamentale […] Néanmoins, on peut aussi parler de geste innovant, puisque citer des textes non réédités depuis le xviie siècle équivaut par exemple à la «première mondiale» d’un opéra jamais rejoué à l’époque moderne. Il y a donc en quelque sorte une nouveauté de l’ancien, qui est à comprendre comme l’expression d’une actualité ou d’une redécouverte la suscitant: on publie des textes pour suivre ou créer une mode, pour répondre aux attentes des contemporains ou pour profiter de la dynamique lancée par le goût de la curiosité, qui transforme radicalement l’objet étudié. Ces considérations justifient une conception de l’anthologie comme réénonciation: «changer ce qui était ancien» et «ajouter plusieurs choses nouvelles» sont deux actions qui traduisent son mouvement même, en ce qu’elle recompose en profondeur son objet pour l’adapter au temps présent43.

29Cartron définit le genre de l’anthologie de manière nette («collecter des textes»; «les enregistrer / les publier»; «entreposer les textes»; «les répertorier»; [les] mettre en forme et en espace au sein d’un projet unificateur»). En particulier, la recontextualisation dans un cadre socio-culturel contemporain implique une Weltanschauung fortement modifiée au fil des siècles et une approche philologique et critique nouvelles des textes. Ce qui, nous semble-t-il, est loin d’être forcément conçu comme un acte d’innovation («on peut aussi parler de geste innovant, puisque citer des textes non réédités depuis le xviie siècle équivaut par exemple à la “première mondiale” d’un opéra jamais rejoué à l’époque moderne»), puisque le but pourrait être simplement celui de relancer une forme esthétique considérée essentielle pour l’évolution de la culture européenne. Du reste, les raisons méthodologiques qui introduisent souvent les anthologies, pour en expliquer le choix textuel, sont différentes. Albert-Marie Schmidt, par exemple, dans l’Avertissement à son florilège souligne qu’il s’est éloigné des pratiques des anthologies:

  • 44 Voir A.-M. Schmidt, Poètes du xvie siècle cit., p. vii.

Le présent ouvrage, pour variés que soient les poèmes et les portraits qu’il comprend, n’est pas à vrai dire un simple Florilège de nos Poètes du xvie siècle. Il enfreint de propos délibéré les lois qui régissent le genre vénérable de l’Anthologie. S’il ne renferme pas seulement les pièces les plus rares, les plus piquantes, les plus originales qu’ait achevées l’art des Muses françaises entre 1500 et 1600, c’est qu’un tel choix eût, selon nous trahi l’une des idées les plus constantes de nos écrivains d’alors: ils ne pouvaient en effet concevoir que l’on ait le goût assez dépravé pour prendre plaisir à des vers séparés de leurs correspondances immédiates, voire à des poèmes isolés de leur contexte44.

30Non seulement, d’après Schmidt, un florilège impose une séparation forcée des textes choisis par rapport à l’œuvre d’origine («[nos écrivains d’alors] ne pouvaient en effet concevoir que l’on ait le goût assez dépravé pour prendre plaisir à des vers séparés de leurs correspondances immédiates, voire à des poèmes isolés de leur contexte»), mais pour lui l’infraction esthétique d’une œuvre-source, déconstruite par fragments textuels, viole «de propos délibéré les lois qui régissent» le «genre vénérable de l’Anthologie». D’une raison d’infraction esthétique et structurelle il glisse donc vers une considération liée à l’importance du genre anthologique qu’il mythifie («genre vénérable»). Schmidt explique en quoi son choix s’est éloigné de la pratique habituelle de l’anthologie, pour ne pas se limiter aux pièces les plus remarquables, en prenant également en compte leur contexte immédiat (conformément aux conceptions des poètes de l’époque qui ne conçoivent pas un poème isolément).

31Pour sa part, Maurice Allem explique l’idée qui est à la base de son florilège par un passage où il parle de la nécessité de résumer des œuvres culturellement importantes:

  • 45 Voir M. Allem, Anthologie poétique française cit., tome I, p. 39.

Nous avons réuni dans ces deux volumes, à côté des extraits de l’œuvre des poètes principaux, quelques pages des poètes secondaires, et des morceaux même de poètes d’un ordre inférieur. Notre souci a été de donner un résumé, aussi exact et aussi varié qu’il nous a été possible, de la production poétique, si mélangée et si inégale, du xvie siècle. Nous n’avons, bien entendu, pas admis tous les poètes. Ils sont véritablement trop nombreux. Nous espérons, du moins, n’en avoir pas négligé d’essentiels, et, par suite, ce qui est le point important, n’avoir laissé dans l’ombre aucun des aspects de la poésie de cette époque. En groupant ces textes choisis, destinés à des lecteurs plus curieux de la pensée de nos poètes qu’attentifs à la forme littérale de leurs écrits, nous avons, afin de rendre la lecture la plus facile, pris le parti de substituer l’orthographe actuelle à celle, incertaine et diverse, du xvie siècle45.

  • 46 Marcel Raymond insiste encore sur cet aspect, dans la brève section de son édition, que nous avons (...)

32Si Allem focalise son attention non seulement sur la valeur poétique des auteurs et des textes qu’il propose par l’entremise de ses deux volumes, et sur sa volonté de dresser un «résumé exact» des écrivains et de l’époque proposés, Marcel Raymond, pour sa part, souligne l’intention de fournir un florilège dont la structure portante est régie par une idéologie précise, finalisée à la constitution d’un «projet» qui tient en considération – ainsi que cela arrive chez Schmidt – le lecteur et la nécessité de créer par son ouvrage «un ordre de références commode», permettant «une meilleure lecture»46. Il s’agit d’étayer une connaissance plus ou moins générale de la poésie de la Renaissance et du début du xviie siècle, étant donné que l’ouvrage de Raymond porte même sur les dix premières années de ce siècle. Dans son introduction il met en relief le fait que déjà

  • 47 Ibidem, p. 5.

le titre de ce livre [La poésie française et le Maniérisme: 1546-1610 (?)] fait assez sentir qu’il ne s’est pas agi pour nous de grouper des poètes ou des poèmes en lesquels s’incarnerait pleinement un style collectif. Même en peinture, en sculpture, en architecture, le Maniérisme, pas plus que le Baroque, ne constitue un système fermé. Notre projet a été de tirer parti d’une idée, née d’une hypothèse de travail, et qui s’impose comme un ordre de références commode, permet une meilleure lecture, en éclairant latéralement certains aspects de la poésie du xvie siècle français qui étaient demeurés dans une relative obscurité. Il y a un peu plus de cinquante ans, dans ces Principes fondamentaux de l’histoire de l’art, Woelfflin opposait trait pour trait l’art de la Renaissance et l’art du Baroque à l’aide de cinq couples de “catégories” antithétiques ressortissant à deux modes contrastés de la vision. Ces catégories n’ont pas cessé d’être utilisables47.

33La perspective adoptée par Marcel Raymond («notre projet a été de tirer parti d’une idée […] qui s’impose comme un ordre de références commode, permet une meilleure lecture, en éclairant latéralement certains aspects de la poésie du xvie siècle français») suit celle de Jean Rousset. En particulier, là où Rousset réfléchissait sur le choix structural de son anthologie et insistait sur la «disposition» et le «groupement» de tous les poèmes sélectionnés:

  • 48 Voir J. Rousset, Anthologie de la poésie baroque française cit., tome I, pp. 5-6.

La disposition et le regroupement des textes retenus impliquent un parti et proposent une solution; ils offrent à qui les lit dans l’ordre choisi un cheminement significatif; ils sont en effet repartis de manière à s’éclairer, à se commenter les uns les autres; ils forment finalement un ensemble organique, ils tracent un itinéraire. De cet itinéraire, il faut maintenant dégager l’ordonnance et justifier les étapes48,

  • 49 Ibidem, p. 6.

34Rousset focalise son attention sur le fait que le travail anthologique se configure comme un parcours de construction poétique, à recevoir comme un discours littéraire élaboré et complexe. Ce qui est possible à la lumière d’une méditation organique qui recrée le contexte critique de l’œuvre-source et propose un itinéraire poétique qui suit une philosophie et une position éditoriale dans l’ordre d’une idée esthétique («un parti»). L’anthologie prend donc sa forme par l’entremise de liens intertextuels «répartis de manière à s’éclairer, à se commenter les uns les autres», grâce à des sauts herméneutiques «de l’inconstance à la permanence, du multiple à l’un, du paraître à l’être», au fil d’un tissu poétique où «les points extrêmes de l’itinéraire se répondent de loin, vivent et vibrent l’un par l’autre»49.

35Si pour son anthologie Rousset institue un parcours textuel par le biais d’organisations thématiques construisant une philosophie critique solide qui laisse clairement entrevoir sa position éditoriale et sa vision critique – nette et sûre au sujet du panorama poétique qu’il offre de l’époque baroque – Alain Niderst, de son côté, laisse apparaître une position plus nuancée et, plutôt, une hypothèse de lecture, mettant en évidence toutes les incertitudes conceptuelles qui peuvent dériver de parcours ou de choix différents. Cette position est explicitée dans un paragraphe (L’anthologie), que nous avons déjà évoqué, consacré aux principes inspirateurs qui ont guidé ce spécialiste du xviie siècle. Niderst avance des perplexités, pour lui consubstantielles au genre du florilège:

  • 50 Voir A. Niderst, La poésie à l’âge baroque (1598-1660) cit., pp. xv-xvii.

Il n’est pas très facile de justifier une anthologie. Les poèmes retenus devraient être les plus utiles. Mais cela ne signifie rien. Les plus beaux? Cela serait déjà mieux. Au moins ceux qui semblent les plus beaux à celui qui les a retenus. L’anthologie serait donc une introduction […] à la personnalité de l’anthologiste. […] Ainsi l’anthologiste se plie d’abord aux opinions dominantes: un auteur glorieux mérite toujours quelque peu sa gloire. En tout cas il n’est pas inutile de pouvoir lire ses «principaux ouvrages»; le public est ainsi à même «à peu de frais de connaître le génie de cet auteur et d’en juger». Reste à savoir ce que sont ces «principaux ouvrages». […] Le compilateur hésite – on le voit – entre plusieurs orientations. Il semble d’une part récuser toute subjectivité: choisissant les auteurs les plus célèbres et retenant leurs œuvres les plus célèbres, il se plie à l’histoire et à ses traditions. […] Nous tentons d’offrir un miroir fidèle de ce qui s’est fait entre 1598 et 1660. Toutefois ne pouvant tout retenir […], nous procédons à des choix, et dans ces choix nous ne pouvons échapper à l’arbitraire; il est plus ou moins prononcé50.

36Les hésitations dont parle Niderst au sujet des poèmes à choisir («les plus beaux?»; «les plus utiles?») mettent en cause le statut ontologique de l’éditeur/auteur de compilations. À travers ces hésitations, en parallèle, il met en cause la subjectivité de l’éditeur/auteur qui, de par son essence, ne peut garantir de ne pas se conditionner lui-même dans l’opération de choix qui pourrait ainsi en résulter discutable («nous ne pouvons échapper à l’arbitraire»). Évidemment, l’affirmation de Niderst concerne la difficulté d’offrir un florilège hétérogène qui reflète vraisemblablement la production poétique d’un siècle, sur la base d’une idéologie et d’une esthétique historicisantes et non pas d’une vision personnelle basée sur la subjectivité. L’oscillation entre le subjectif et l’objectif détermine pour Niderst l’acte de choix, dont la tension s’oriente en tout cas vers l’arbitraire.

“Le Mespris de la vie et consolation contre la mort” par Hugues Vaganay et Armand Müller

  • 51 Voir J.-B. Chassignet, Le Mespris de la vie, éd. citée.
  • 52 H. Vaganay, Le Mespris de la vie et consolation contre la mort par Jean-Baptiste Chassignet Besanç (...)
  • 53 A. Müller, Jean-Baptiste Chassignet. Le Mespris de la vie et consolation contre la mort. Choix de (...)
  • 54 Voir A. Müller, Jean-Baptiste Chassignet cit., pp. 5-22.

37Le Mespris de la vie de Jean-Baptiste Chassignet51, au xxe siècle, attire l’attention de deux spécialistes: Hugues Vaganay et Armand Müller qui, en 191652 et en 195353, font sortir deux florilèges de l’écrivain besançonnais, proposant des choix différents. Vaganay offre une anthologie des cent premiers sonnets, respectant l’idée de structure du Mespris, qui s’appuie sur une distribution des pièces formant plusieurs sections au sein de cette structure fortement unitaire (voir le schéma ci-dessous). Müller, par contre, publie deux cents sonnets, qu’il choisit pour proposer aux lecteurs un parcours cohérent de l’opus maius chassignetien. Son choix, double par rapport à celui de Vaganay, se pose le but d’une représentation d’un imaginaire poétique qui vise à problématiser l’œuvre de Chassignet, mais aussi à la contextualiser au sein de la catégorie de Baroque littéraire. Grâce à une riche introduction54, Müller présente sa réflexion approfondie sur l’écriture de Chassignet et fournit un cadre utile pour le lecteur, ainsi que pour le spécialiste de poésie entre Renaissance et Baroque.

  • 55 Une version numérisée du Mespris, d’après l’édition originale, est consultable sur Gallica.

38Ces deux éditeurs utilisent l’édition originale du Mespris, publiée à Besançon en 1594, imprimée chez Nicolas de Moingesse55. Ils choisissent d’en respecter l’orthographe et la ponctuation.

39Or, une notation préliminaire s’impose, afin qu’on puisse suivre de près les choix opérés d’un côté par Vaganay, de l’autre, par Müller. Cette notation concerne la structure générale du Mespris:

LE MESPRIS DE LA VIE ET CONSOLATION CONTRE LA MORT

DE JEAN BAPTISTE CHASSIGNET

PREMIÈRE SECTION

Cent sonnets

DEUXIÈME SECTION

Poèmes divers et quatre sonnets non numérotés; cinquante sonnets

TROISIÈME SECTION

Poèmes divers; cinquante sonnets

QUATRIÈME SECTION

Poèmes divers; cinquante sonnets et un sonnet non numéroté

CINQUIÈME SECTION

Poèmes divers; trente-deux sonnets et un sonnet non numéroté

SIXIÈME SECTION

Poèmes divers; dix-huit sonnets

SEPTIÈME SECTION

Poèmes divers; cinquante sonnets et un sonnet non numéroté

HUITIÈME SECTION

Poèmes divers; quarante-huit sonnets et un sonnet non numéroté

NEUVIÈME SECTION

Poèmes divers; trente-six sonnets et un sonnet non numéroté

DIXIÈME SECTION

Poèmes divers; deux sonnets non numérotés

40Les sonnets numérotés du Mespris sont au nombre de quatre cent trente-quatre. À ces sonnets s’ajoutent plusieurs poèmes divers, au cœur de chaque section et, ainsi que le schéma proposé le signale, des sonnets non numérotés. Or, si pour sa part Vaganay offre un choix textuel qui respecte la première section du Mespris – ce qui, probablement, le porte à croire que l’idée de cohérence par rapport au recueil de Chassignet est donnée par son choix qui reproduit fidèlement la première partie de l’œuvre-source – Müller, quant à lui, propose une compilation qui suit un principe différent de collation. En effet, il choisit ses sonnets, construisant un parcours éditorial et poétique dans le but de présenter tous les thèmes traités dans le Mespris.

  • 56 Une description précise des pièces contenues dans le Mespris, ainsi qu’une illustration des thémat (...)

41Dans son introduction, du reste, Müller informe le lecteur des raisons de son choix et il explicite clairement son idée anthologique au sujet du Mespris, à la suite d’une description minutieuse56 des poèmes contenus dans le recueil de Chassignet:

  • 57 Ibidem, pp. 5-7.

Dans l’œuvre, au demeurant si peu connue, de Jean-Baptiste Chassignet, le recueil paru en 1594, sous ce titre: Le Mespris de la vie et consolation contre la mort nous semble encore, après plus de trois siècles, mériter d’être réimprimé. L’auteur, dont la vie reste enveloppée de mystère, après avoir été oublié par la critique littéraire presque totalement, s’est vu citer en quelques anthologies depuis une quinzaine d’années; plusieurs études même lui ont été consacrées, qui ont montré que cet écrivain du xvie siècle ne pouvait être passé sous silence. Il ne saurait être question de rééditer intégralement l’œuvre du poète de Besançon: déjà le recueil que nous étudions ici comporte près de 11.000 vers. Il a donc fallu opérer un choix, avec le risque inévitable de verser dans l’arbitraire. Nous avons, en tout cas, fait cette sélection avec le dessein de mettre sous les yeux du lecteur ce qui nous paraissait le moins imparfait, le plus caractéristique. Après une rapide analyse du recueil de 1594, nous tenterons d’étudier les thèmes développés par Chassignet, d’indiquer quelques-unes des sources de l’écrivain, de situer enfin le poète en son époque. Le Mespris de la vie est une œuvre importante qui compte 400 pages. Les exemplaires sont devenus très rares; nous avons consulté celui qui se trouve à la Bibliothèque nationale sous la cote Rés. Ye 2003 bis, et porte le cachet du collège de Lyon, dirigé par les Pères de la Compagnie de Jésus57.

42Premièrement, Müller justifie son choix autour du Mespris, par le fait qu’il s’agit d’une œuvre «si peu connue», dont l’importance incontestable («Le Mespris est une œuvre importante») en justifierait une nouvelle publication («nous semble encore, après plus de trois siècles, mériter d’être réimprimé»). Deuxièmement, son assertion est renforcée par une insistance sur la valeur de ce recueil, qui s’appuie, d’une part, sur la valorisation que les critiques ont attribué au Mespris, après une longue période de silence («après avoir été oublié par la critique littéraire […] plusieurs études même lui ont été consacrées») et, d’autre part, sur la prise de conscience qu’un poète tel que Jean-Baptiste Chassignet «ne pouvait être passé sous silence». Même si la valorisation du Mespris procède à travers une affirmation explicite concernant le mérite de cet ouvrage «d’être réimprimé», Müller avance au fil de son argumentation d’accréditation par le biais d’une deuxième affirmation qui laisse affleurer une prise de distance vis-à-vis d’une nouvelle édition du Mespris. Une nouvelle édition qui comporterait un effort non négligeable et, probablement, insoutenable de sa part («il ne saurait être question de rééditer intégralement l’œuvre du poète de Besançon»).

  • 58 En effet, l’édition complète du Mespris, qui se présente comme édition critique, a été publiée par (...)

43Si Müller n’avait pas tort d’exprimer de fortes perplexités au sujet d’une deuxième édition du Mespris58, ces mêmes perplexités eurent le mérite de le convaincre à procéder à un travail de compilation et de préparation d’une anthologie («il a donc fallu opérer un choix») qui reste sans doute la meilleure par sa richesse, la présentation de l’auteur et l’encadrement de l’œuvre. Ce qui est vrai malgré sa réflexion sur la notion d’arbitraire, qu’il partagera avec Alain Niderst. Comme le fera Niderst, Müller souligne le lien qui se crée entre un choix qui doit être forcément envisagé de la part d’un éditeur d’anthologie et le risque parallèle d’en proposer un florilège arbitraire («il a donc fallu opérer un choix, avec le risque inévitable de verser dans l’arbitraire»).

  • 59 Sur ce sujet, voir au moins M. Mastroianni, Jean-Baptiste Chassignet tra Manierismo e Barocco cit. (...)
  • 60 On ne sait pas pourquoi Müller parle d’imperfection du Mespris. Il aurait été intéressant d’en com (...)
  • 61 Sur ce sujet voir M. Mastroianni, Jean-Baptiste Chassignet tra Manierismo e Barocco cit., en parti (...)

44Toutefois, Müller fonde son statut d’auteur/éditeur sur une donnée objective. Si tout choix se base sur une sélection subjective, il est évident que l’arbitraire dont il parle n’est qu’une condition intrinsèque qui appartient à l’acte même de sélection. Ce qui est encore plus vrai dans le cas d’une œuvre complexe comme le Mespris, surtout par rapport au rôle de construction et fusion continues des sources bibliques poursuivi par Chassignet59. Or, ce que Müller met en évidence au sujet du contenu de ce recueil poétique, en tant que justification de sa sélection, sous-entend une évaluation du Mespris qui serait en quelque sorte à lire dans la perspective d’une sous-estimation («nous avons […] fait cette sélection avec le dessein de mettre sous les yeux du lecteur ce qui nous paraissait le moins imparfait, le plus caractéristique»). D’une part, Müller insiste sur une idée d’imperfection60 («ce qui nous paraissait le moins imparfait»), d’autre part, il définit son choix comme arbitraire («ce qui nous paraissait le plus caractéristique»), par la qualification de «caractéristique» attribuée aux sonnets qu’il transcrit. Une qualification qui présuppose un jugement superficiel au sujet d’une œuvre qui reste parmi les plus importantes dans le panorama de la poésie religieuse européenne entre Maniérisme et Baroque61.

45En tout cas, Müller définit le contexte où il fonde son regard esthétique face au Mespris et énonce quatre axes exégétiques sur lesquels il appuie son découpage structural. Enfin, il propose une reconstruction unitaire du Mespris, tout en suivant, lui aussi, la voie de la fragmentation textuelle. Ainsi, il fixe les étapes de son travail:

«nous avons fait cette sélection»;
«après une rapide analyse du recueil de 1594»;
«nous tenterons d’étudier les thèmes développés par Chassignet»;
«d’indiquer quelques-unes des sources de l’écrivain»;
«de situer enfin le poète dans son époque»,

46des étapes que Müller énonce et respecte au fur et à mesure que les quatre paragraphes de l’introduction de son anthologie (I. Analyse de l’ouvrage, II. Les principaux thèmes du “Mespris”, III. Les sources de l’œuvre, IV. Chassignet dans le mouvement littéraire) prennent forme. À vrai dire, l’analyse qu’il offre et, en général son investigation, ne correspondent pas vraiment à l’énonciation programmatique de son introduction:

  • 62 Voir A. Müller, Jean-Baptiste Chassignet cit., pp. 9-10.

Nous avons tenu à présenter une analyse complète de ce livre, mais nous ne reproduisons ici que 200 des 434 sonnets que comporte le Mespris de la vie. Nous avons laissé délibérément de côté toutes les autres pièces lyriques qui, d’une manière générale, ne méritent pas qu’on s’y arrête, car elles sont remplies de longueur, ne s’élèvent que rarement au-dessus du banal et sont parfois lamentablement prosaïques. De même, n’y a-t-il pas lieu de retenir les passages en prose: la rhétorique y fleurit habituellement et de longues périodes s’y étalent avec tant d’indiscrétion qu’on a peine à croire que cet écrivain verbeux soit celui dont nous aurons lieu plus loin d’admirer la concision62.

  • 63 Voir M. Mastroianni, Jean-Baptiste Chassignet tra Manierismo e Barocco cit. Voir aussi, sur la que (...)

47Contrairement à ce que Müller affirme à propos d’une présumée présentation de sa part d’«une analyse complète» du Mespris, l’aperçu qu’il en propose est tout fait général. Du reste, le jugement sentencieux qu’il donne sur les sonnets et les poèmes qu’il néglige au sein du florilège de son anthologie, ne fait que confirmer la connaissance superficielle de l’œuvre de Jean-Baptiste Chassignet («les autres pièces lyriques […] ne méritent pas qu’on s’y arrête, car elles sont remplies de longueur, ne s’élèvent que rarement au-dessus du banal et sont parfois lamentablement prosaïques»). À tort, Müller parle de «rhétorique [qui] fleurit habituellement» dans le Mespris puisque, dans ce cas en particulier, il ne s’agirait pas de dévaloriser la forme d’un discours poétique de méditation et d’exégèse biblique, mais plutôt de l’insérer au cœur d’un tissu poétique de spiritualité d’après-Réforme. La marque stylistique de ce tissu réside dans une construction formelle surabondante en métaphores, hyperboles et amplifications d’un imaginaire baroque, qui s’appuie sur une technique de réécritures des sources scripturaires élaborant une structure discursive proprement maniériste63. Ainsi, la verbosité que mentionne Müller, n’est qu’un trait d’une rhétorique partagée au xvie siècle, notamment par ces poètes de spiritualité dont le discours méditatif vise à fixer un processus d’édification qui s’étale entre la réflexion sur la vie et la conscience de la mort. Ce qui est évident chez Jean-Baptiste Chassignet, à partir de sa Préface au Lecteur:

  • 64 Voir J.-B. Chassignet, Le Mespris de la vie et consolation contre la mort, éd. citée, pp. 9-21, ic (...)

je choisis un sujet conforme au malheur de nostre siecle, où les meurdres, assassins, pariuremens, rebellions, felonnies, violements, et seditions (coustumiere escorte des guerres civiles) semblent avoir planté l’Empire, et domination de leur desloyauté, et tandis que l’horreur de tant de carnages, et tueries fidellement rapportées à nos oreilles, me frappoit si rudement l’imagination, je consclus en moy-mesme de marcher en la piste de la mort, et te montrer, amy lecteur, l’infirmité, et misere de nostre condition, par le premier trait de ce discours, comme le peintre monstre l’excellence de son art, sous le crayon d’un portrait seulement esbauché. Et se pourroit mon audace, et presomption treuver estrange envers toy, s’il n’estoit receu de tout tems d’estendre le soing que nous avons de nous au de là de ceste vie, et par une temeraire, mais salutaire, et genereuse hardiesse vanger sa memoire de l’iniure des ans, et perpetuer son nom envers la posterité, estant le seul avantage de la vertu le vray, et juste moyen pour acquerir la victoire contre le temps64 […]

  • 65 Voir M. Mastroianni, Ecclesiologie e spiritualità a confronto nella poesia religiosa manierista e (...)

48Du reste, nous ne partageons pas non plus les mots de Müller, lorsqu’il affirme «qu’il ne faut pas chercher un plan dans les sonnets du Mespris». En effet, si l’on veut parler de plan, il faudrait admettre que la poétique spirituelle, entre Renaissance et Baroque, se base sur l’axe structural de la méditation qui ne respecte pas de plans fixés. Le discours maniériste de Chassignet se fonde sur la reconstruction des modèles bibliques, déstructurés et recomposés par un jeu de rhétorique qui s’appuie sur un discours théologique complexe65. Non pas sur un plan argumentatif préconstitué.

49En tout cas, Müller reconnaît à Chassignet une certaine originalité, même si – nous semble-t-il – son jugement ne prend pas en considération la centralité de l’écrivain au sein de la Muse chrétienne, entre les xvie et xviie siècles:

  • 66 Voir A. Müller, Jean-Baptiste Chassignet cit., p. 19.

Chassignet demeure, à tout prendre, un écrivain original, en dépit des influences qu’il a subies. Il ne saurait être question, bien sûr, de parler de génie méconnu, d’exagérer la valeur de ses vers, surtout, de fermer les yeux sur ses insuffisances, ses maladresses. Cet auteur nous intéresse précisément parce qu’il ne rentre pas dans les cadres commodes qu’on imagine pour simplifier les questions66.

50Par exemple, il aurait fallu que Müller motive les raisons qui le portent à parler d’«insuffisances» et «maladresses» de Chassignet. Mais, au-delà de cette position, ce qui nous paraît intéressant c’est qu’à la fois Armand Müller et Albert-Marie Schmidt, les deux en 1953 – c’est la date de publication de leurs anthologies – formulent deux jugements qui, somme toute, insistent plutôt sur l’imperfection des vers de Chassignet que sur la valeur poétique du Mespris. C’est ainsi, en effet, que Schmidt en finit avec le recueil chassignetien, s’insérant dans la même perspective que Müller. Ce qui nous laisse supposer une influence bilatérale de l’un par rapport à l’autre, sans que leurs jugements sur la poésie de Chassignet soient vraiment dus à une vision critique approfondie ou objective de la poétique chassignetienne:

  • 67 Ainsi que nous le soulignons dans la grille sur la structure du Mespris, présentée dans cet articl (...)
  • 68 Voir A.-M. Schmidt, Poètes du xvie siècle cit., pp. 31-32.

Le Mespris de la vie et consolation contre la mort (1594) n’est que la longue, fougueuse, fébrile improvisation d’un jeune homme de vingt-deux ans à vingt-trois ans. Constatant que le monde retourne peu à peu au chaos primitif, Jean-Baptiste Chassignet, après avoir étudié les meilleurs moyens d’accorder légalement les hommes entre eux, entend soudain suivre la mort à la piste. Il ne consacre que six mois à cette chasse austère. Il en rapporte pourtant un butin considérable: 434 sonnets, repartis en 9 sections67 séparées les unes des autres par des discours, supplications et syndérèses. Se rendant compte de la monstrueuse énormité de l’œuvre qu’il propose au public, il lui conseille modestement de la feuilleter pour y choisir çà et là des fleurs d’édification: ainsi approuve-t-il le travail des critiques futurs qui de cette masse confuse s’appliquent à dégager quelques éléments singuliers et parfaits. On trouvera ci-après la reproduction fidèle des 53 meilleurs sonnets du Mespris de la vie… Triomphe éclatant et funèbre du génie baroque, ils promènent l’esprit sur des images tout à tour lugubres, mélancoliques, instables, répugnantes, confidentielles. Ils manifestent la dissolution d’un univers qui estime que son devenir accroîtra la puissance de son être alors qu’il l’achemine vers le néant. Ils pillent toute l’encyclopédie pour mieux consommer la ruine du savoir humain. Par l’artifice d’une analyse existentielle un peu frénétique de l’homme et du cosmos, ils visent à mettre la personne humaine dans une situation si fausse qu’elle n’ait plus d’autre alternative que le suicide ou Dieu68.

51Albert Marie Schmidt, comme Armand Müller, offre une réflexion simpliste du Mespris, insistant, en particulier, sur deux concepts: d’un côté sur la «longue, fougueuse, fébrile improvisation» qui serait à la base de l’élaboration de cette œuvre, que Schmidt qualifie comme «masse confuse» et, de l’autre, sur l’idée que seulement «quelques éléments» résulteraient «singuliers et parfaits». Probablement, les éléments dont parle Schmidt seraient à voir dans l’écriture des seuls 53 sonnets qu’il choisit par rapport au système poétique entier et plus complexe que Chassignet construit au sein du Mespris. Du reste, la définition qu’il donne de l’analyse humaine à laquelle se livre Chassignet («une analyse existentielle un peu frénétique de l’homme»), ne peut que concerner son propre jugement, qui reste tout à fait subjectif et discutable.

***

52En guise de conclusion, il est indéniable que l’organisation d’une anthologie présuppose un processus de critique littéraire qui réside sur une dynamique de composition textuelle à double binaire. L’association des textes d’une part et, de l’autre, la fonction méditative sur l’ouvrage d’origine, structurellement fragmenté, se basent sur une collation née de l’association pragmatique de formes brèves (les pièces de l’ouvrage originel), décontextualisées et réassociées au sein d’un tissu linguistique et sémantique nouveaux. Il s’agit de ce que nous avons défini comme un microsystème poétique, qui permet la réappropriation d’un imaginaire, d’un style, d’un ou de plusieurs auteurs et ouvrages. En tout cas, une anthologie présuppose la prise de conscience d’une organisation textuelle, déterminée par une réflexion approfondie de la part de l’éditeur. D’un éditeur/auteur qui doit garder à l’esprit l’économie globale de l’ouvrage dont il fragmente l’organisation interne pour en restituer une nouvelle organisation structurelle, linguistique et thématique, qui doit élaborer également une réflexion de départ fonctionnant comme un instrument d’isolement des thèmes, images et constructions rhétoriques à recevoir en éléments fondateurs de la poétique d’un ou des auteurs choisis.

53Dans le cas de Jean-Baptiste Chassignet, à la fois Hugues Vaganay et Armand Müller ont proposé un florilège du Mespris, visant à restituer la structure d’un imaginaire poétique baroque, solide et unitaire. Or, d’après notre enquête, nous avons pu vérifier que seulement Müller présente, dans son anthologie, une reproduction ou découpage raisonné du Mespris, par le recours à un microsystème de poétique et d’imaginaire baroques certainement cohérents. Alors que le choix de Vaganay, non seulement laisse de côté un discours introductif qui, toutefois, est fondamental lorsque le but vise à la mise en circulation d’un auteur qu’on essaie de relancer, mais décide d’offrir, en substance, la première section du Mespris, sans opérer une synthèse critique sur la complexité d’un recueil, dont il néglige finalement l’acte de sélection de poèmes conçus comme les plus représentatifs du recueil.

54L’édition de Müller, par contre, se caractérise par une connaissance appuyée sur une lecture globale de Chassignet, mais superficielle par rapport au background spirituel du Mespris. À ce sujet, Müller parle de longueur, de banalité et de prosaïsme; ce qui dévalorise d’importance l’un des chefs-d’œuvre de la spiritualité catholique parmi les plus importants de la fin de la Renaissance européenne, ignorant, entre autre, la problématique subtile, consubstantielle au Mespris. Celle qui concerne l’élaboration d’un laboratoire poétique fondé sur la déstructuration du modèle biblique qui est par la suite recomposé au fil du Mespris à travers des citations précises ou grâce à la fusion des textes scripturaires, paraphrasés ou simplifiés au cœur de cet important canzoniere spirituel, qui reste un exemple fondamental de la culture humaniste entre Renaissance et Baroque.

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Note

1 Voir au moins C. Alduy, Politique des «Amours»: poétique et genèse d’un genre français nouveau (1544-1560), Genève, Droz, 2007; R. Arbour, Un éditeur d’œuvres littéraires au xviie siècle: Toussaint du Bray (1604-1636), Genève, Droz, 1992; Y. Foehr-Janssens - O. Collet (dir.), Le recueil au Moyen Âge: le Moyen Âge central, Turnhout, Brepols, 2010; J. Balsamo, La collection des anciens poètes français de Galliot du Pré (1528-1533), “L’analisi linguistica e letteraria” 1-2 (2000), pp. 177-194; G. Berthon, Bibliographie critique des éditions de Clément Marot (ca. 1521-1550), Genève, Droz, 2019; B. Brottier, «Je n’estime pas moins tes lettres que ses armes». La poésie d’éloge du premier xviie siècle dans les recueils collectifs de Toussaint Du Bray, Paris, Champion, 2015; E. Fraisse, Les anthologies en France, Paris, P.U.F., 1997; M. Speyer, «Briller par la diversité»: les recueils collectifs de poésies au xviie siècle (1597-1671), Paris, Classiques Garnier, 2021; J. Taylor, The Making of poetry. Late-Medieval French Poetic Anthologies, Turnhout, Brepols, 2007; J. Vignes, Les modes de diffusion du texte poétique, dans J.-E. Girot (dir.), Le Poète et son oeuvre, de la composition à la publication, Genève, Droz, 2004, pp. 173-198; J. Hutton, The Greek Anthology in France and in the Latin Writers of the Netherlands to the Year 1800, Ithaca - New York, Cornell University Press, 1935; F. Maltomini, Tradizione antologica dell’epigramma greco: le sillogi minori di età bizantina e umanistica, Roma, Edizioni di Storia e Letteratura, 2008; B. Benedict, Making the Modern Reader: Cultural Mediation in Early Modern Literary Anthologies, Princeton, Princeton University Press, 1996; B. Korte, R. Schneider, S. Lethbridge (dir.), Anthologies of British Poetry: Critical Perspectives from Literary and Cultural Studies, Amsterdam, Rodopi, 2000; S. Lethbridge, Lirik in Gebrauch: Gedichtanthologien in der englischen Druckkultur (1557-2007), Heidelberg, Winter, 2014; M. O’Callaghan, Crafting Poetry Anthologies in Renaissance England: Early Modern Cultures of Recreation, Cambridge, Cambridge University Press, 2020; E. Pomeroy, The Elizabethan Miscellanies: their Development and Conventions, Berkeley, University of California Press, 1973; A. Smyth, “Profit and Delight”: Printed Miscellanies in England (16401682), Detroit, Wayne State University Press, 2004; M. Gerli - J. Weiss (dir.), Poetry at Court in Trastamaran Spain: From the Canconiero de Baena to the Canconiero General, Washington, Medieval et Renaissance Textes et Studies, 1998; M. Bianco - E. Strada (dir.), «I più vaghi e I più soave fiori». Studi sulle antologie di lirica del Cinquecento, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 2000; A. Quondam, Petrarchismo mediato. Per una critica della forma «antologia», Roma, Bulzoni, 1974; F. Tomasi - P. Zaja (dir.), Rime diverse di molti eccellentissimi autori (Giolito 1545), Torino, Edizioni RES, 2001.

2 En guise de quelques exemples de florilèges publiés à la Renaissance, nous rappelons au moins Leon Battista Alberti, Hecatomphile, Lyon, François Juste, 1534 et, en particulier, la fortune en France de Matteo Bandello par ses Histoires tragiques, trad. P. Boaistuau, Paris, pour Vincent Sertenas, 1559; Id., Le Second Tome des histoires tragiques, trad. F. de Belleforest, Paris, Vincent Normant et Jeanne Bruneau, 1565; Id., Le Troisieme Tome des histoires tragiques, trad. F. de Belleforest, Paris, chez Gabriel Buon, 1568; Id., Le Quatriesme Tome des histoires tragiques, trad. F. de Belleforest, Paris, chez Jean de Bordeaux, 1570; Id., Le Cinquiesme Tome des histoires tragiques, trad. F. de Belleforest, Paris, Jean Hupeau, 1572; Id., Le Sixiesme et Dernier Tome des histoires tragiques, trad. F. de Belleforest, Paris, Claude de Montr’œil, 1578; Id., Le Thresor des histoires tragiques, trad. De F. Belleforest, Paris, Pierre Le Voirier chez Gervais Mallot, 1581; Id., Le Septiesme Tome des histoires tragiques, trad. F. de Belleforest, Paris, Emanuel Richard, 1582. Voir aussi, G. Corrozet, Le Parnasse des poetes francois modernes, Paris, Galliot Corrozet, 1571; G. Fenton, Les Fleurs et secretz de medecine, Paris, Sergent, 1540; Id., La Fleur de vraye poesie francoyse, Paris, Sergent, 1540; Id., La Fleur de poesie francoyse, Paris, Alain Lotrian, 1541; Id., Fleurs de toutes nouvelles composées par messire Jehan Boccace, Paris, Sergent, 1547; L. Guicciardini, Les Heures de récreation et après-disnées, trad. F. de Belleforest, Paris, Jean Ruelle, 1571; F. Petrarca, Les Dits des sages hommes, trad. G. Tardif, Paris, Antoine Vérard [vers 1493]; F.P. Bracciolini, Recueil de vraye poesie francoyse, prinse de plusieurs poetes, les plus excellentz de ce regne, Paris, Denis Janot, Jean Longin et Vincent Sertenas, 1543.

3 Ainsi que Virginie Leroux le souligne, en particulier pour ce qui concerne les florilèges latins qui circulaient à la Renaissance: «les anthologies de poésie latine ne constituent pas un corpus homogène puisqu’elles rassemblent tantôt des poèmes latins composés par des auteurs antiques, tantôt des traductions latines d’auteurs grecs, et en particulier des épigrammes de l’Anthologie grecque, tantôt des poèmes néolatins, voire des traductions latines d’œuvres vernaculaires. Les poèmes sont réunis selon des principes divers – monographique, générique, thématique, géographique… – et obéissent à des enjeux variés. […] Pour ne prendre qu’un exemple, l’anthologie d’épigrammes néolatines publiée à Paris par Nicolas Le Riche, en 1547, créa chez les poètes français une émulation comparable à celle que suscitèrent les poèmes pétrarquistes en langue italienne publiés dans l’anthologie des Rime diverse di molti eccellentissimi autori, parue chez Giolito en 1545» (voir A. Lionetto - J.-Ch. Monferran (dir.), Fleurs et jardins de poésie. Les anthologies poétiques au xvie siècle (domaine français, incursions européennes), Paris, Classiques Garnier, 2021, pp. 265-286, ici p. 265.

4 Sur ce sujet voir au moins, D. Dalla Valle, La frattura. Studi sul Barocco letterario francese, Ravenna, Edizioni A. Longo, 1970; Actes du XIe stage international de Tours. Renaissance, Maniérisme, Baroque, Paris, Vrin, 1972; J.A. Maravall, La cultura del Barroco. Análisis de una estructura histórica, Sant Joan Despí (Barcelona), Ariel, 1975; D. Dalla Valle, Barocco e Classicismo nella letteratura francese del Seicento. Antologia di testi critici, Ravenna, Longo Editore, 1976; M. Raymond, Baroque et Renaissance poétique, Paris, Corti, 1985; Cl.-G. Dubois, Le Baroque. Profondeurs de l’apparence, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 1993; Id., Le Baroque en Europe et en France, Paris, P.U.F, 1995; Le Baroque en question(s), “Littératures Classiques” 36 (printemps 1999). Pour les arts figuratifs et d’architecture voir l’important volume, avec bibliographie, de R. Toman, Baroque. Architecture. Sculpture. Painting, Könemann, Köln, 1998.

5 A. Hauser, Der Manierismus. Die Krise der Renaissance und der Ursprung der modernen Kunst, München, C.H. Beck’sche Verlagsbuchhandlung, 1964 (trad. it.: Il Manierismo. La crisi del Rinascimento e l’origine dell’arte moderna, Torino, Einaudi, 19651); M. Raymond, La poésie française et le Maniérisme, Genève-Paris, Droz-Minard, 1971; J. Sacré, Un sang maniériste. Étude structurale autour du mot sang dans la poésie lyrique française de la fin du xvie siècle, Neuchâtel, Éditions de la Baconnière, 1977; Cl.-G. Dubois, Le Maniérisme, Paris, P.U.F., 1979; P. Barucco, Le Maniérisme italien, Paris, P.U.F., 1981; D. Dalla Valle (dir.), Manierismo e letteratura, «Atti del Congresso Internazionale: Torino, 12-15 ottobre 1983», Torino, Albert Meynier, 1986; P. Mauriès, Maniéristes, Paris, Éditions de La Lagune, 1995; D. Arasse - A. Tönnesmann, La Renaissance maniériste, Paris, Gallimard, 1997; D. Souiller (dir.), Maniérisme et littérature, Paris, Orizon, 2013.

6 Marcel Raymond, qui partage la perspective de Jean Rousset, souligne lui aussi cet aspect, en reconnaissant l’importance de la définition historiographique du Baroque, qui a permis la redécouverte d’écrivains importants pour l’histoire littéraire. C’est ainsi qu’il attire l’attention sur le Baroque en France, lorsqu’il dit que «la France a manqué le temps du grand art baroque. En particulier dans les textes littéraires où nous croyons discerner aujourd’hui la présence de son esprit ou les caractères de sa stylistique, nous poursuivons souvent l’image de ce qui aurait pu être. De ces textes, les uns étaient tombés dans l’oubli (Sponde, Chassignet, Martial de Brives…), et c’est un éclairage rétrospectif qui les a fait sortir de l’ombre; on lisait les autres (Malherbe, Corneille) avec un préjugé ‘classique’; il en est enfin, je pense en premier lieu aux Tragiques, dont la vraie situation et la légitimité étaient méconnues» (voir M. Raymond, Baroque et Renaissance poétique, Paris, Corti, 1985, p. 9). En réalité Marcel Raymond va plus loin encore d’une simple reconnaissance de la valeur du Baroque pour l’histoire de la culture et de l’esthétique française et européenne. Sa réflexion est en effet plus subtile, étant donné qu’il met en évidence la subjectivité et en quelque sorte la relativité du jugement critique sur le Baroque, construit dans l’époque contemporaine. Le décalage chronologique, d’après Raymond, jette une ombre sur l’essence véritable du Baroque, dont la valeur aurait dû être reconnue déjà au xviie siècle. Ce qui aurait pu non seulement permettre aux critiques contemporains de cerner un élément structurel et portant de l’histoire des idées et de l’esthétique européenne, mais qui aurait aussi fourni l’occasion de faire la comparaison entre la pensée critique d’autrefois et la perception de cette pensée, à la lumière du jugement de valeur porté par la critique actuelle. De la sorte, probablement, la nette opposition construite entre l’impossibilité d’une coprésence d’éléments baroques et classiques à la fois, au cœur d’un même écrivain, aurait pu être surmontée par des codifications esthétiques moins rigides et séparatives. Il s’agit d’une position critique tout à fait recevable, à notre sens, puisqu’il est vrai – ainsi que Marcel Raymond l’affirme au vu des liens qui existent, par exemple, entre l’art gothique et le Baroque ou des fusions qui s’opèrent entre Renaissance et Baroque au cœur de la modernité du xvie siècle – que les classifications trop strictes au niveau de la périodisation risquent, parfois, de créer des bornes idéologiques au sein des réflexions esthétiques, surtout en littérature. C’est dans cette perspective – nous semble-t-il – qu’il faut, avec Raymond, comprendre ce qu’il affirme un peu plus loin dans son essai: «[…] au reste, si la France a été la “patrie du gothique” qui attestait partout, au début du xvie siècle, sa vitalité, on aurait lieu de s’étonner qu’elle n’eût pas fait obstacle à cette “alliance machiavélique de l’art italien et de l’art antique” que dénonçait fougueusement Louis Courajod dans ses leçons à l’École du Louvre. En fait, il est arrivé, à l’époque de la Renaissance, que le Baroque se manifestât en France comme en Allemagne et, de façon plus générale, dans l’Europe centrale et septentrionale, par une transmutation des formes gothiques» (voir M. Raymond, Baroque et Renaissance poétique cit., pp. 14-15).

7 Pour un approfondissement sur la forme brève, voir au moins S. Messina (dir.), La forme brève. Actes du colloque franco-polonais, (Lyon, 19-21 septembre 1994), Paris-Firenze, Champion-Edizioni Cadmo, 1996; S. Genetti, Saperla corta. Forme brevi sentenziose e letteratura francese, Fasano, Schena Editore, 2002; L. Omacini - L. Este Bellini (dir.), Théorie et pratique du fragment. Actes du colloque international de la «Società Universitaria per gli studi di lingua e letteratura francese (SUSLLF)», (Venise, 28-30 novembre 2002), Genève, Slatkine Érudition, 2004; É. Tourrette, Les formes brèves de la description morale. Quatrains, maximes, remarques, Paris, Champion, 2008.

8 Les dates de naissance et de mort de Jean-Baptiste Chassignet ont posé des problèmes de reconstruction biographique, à partir de documents contenus aux archives de Besançon, ville natale de l’auteur. Ce n’est pas notre intérêt ici de proposer les données qui créent des doutes sur certains moments fondamentaux de la vie du poète. Toutefois, sur cette question, nous renvoyons à l’étude de Raymond Ortali qui, encore à présent, reste la monographie de référence pour la reconstitution du milieu familial de Jean-Baptiste Chassignet. Voir à ce propos R. Ortali, Un poète de la mort: Jean-Baptiste Chassignet, Genève, Droz, 1968, «Travaux d’Humanisme et Renaissance», XCVIII, chap. I, pp. 13-27.

9 Voir J.-B. Chassignet, Le Mespris de la vie et consolation contre la mort, édition critique d’après l’original de 1594, par H.-J. Lope, Genève, Droz, 1967.

10 Sur ce sujet voir M. Mastroianni, Ecclesiologie e spiritualità a confronto nella poesia religiosa manierista e barocca. Ancora sulla collocazione confessionale di Chassignet, “Rivista di Storia e Letteratura religiosa”, 3 (2021), pp. 361-442.

11 Limoges, Rougerie, 1960. Voir la note n. 2 de Maxime Cartron, dans son article, Lire Tristan L’Hermite par morceaux: sur un choix de pages de 1960, “Studi francesi” 190 (gennaio-aprile 2020), pp. 113-125, ici p. 113.

12 Limoges, Rougerie, 1955. À ce propos, voir la note n. 3 de Maxime Cartron dans Lire Tristan L’Hermite par morceaux cit., p. 113.

13 Voir M. Cartron, Lire Tristan L’Hermite par morceaux cit., p. 114.

14 Le volume de Jean Rousset a eu un succès éditorial et de critique extraordinaires. La première édition date de 1954 (Paris, Corti), alors que nous nous servons de la onzième réédition de 1983 (Paris, Corti). Pour la première partie mentionnée par Maxime Cartron, voir de l’édition de 1983: De la métamorphose au déguisement, partagée en trois chapitres (Circé ou la métamorphose (Le ballet de cour); L’inconstance et la fuite (La pastorale dramatique); Le déguisement et le trompe-l’œil (La tragi-comédie)), pp. 11-78.

15 «La littérature de l’âge baroque en France s’ouvre sur une première partie que nous pourrions décrire comme section anthologique. Jean Rousset nous invite à une passionnante promenade dans le monde du ballet de cour, de la pastorale dramatique et de la tragi-comédie». Voir M. Cartron, Lire Tristan L’Hermite par morceaux cit., note 7, p. 114.

16 Maxime Cartron souligne qu’une tradition littéraire concernant la création d’une filière anthologique significative au niveau critique est active déjà avant Rousset, sans compter que l’histoire littéraire européenne est faite aussi de plusieurs exemplaires de textes d’anthologies qui, par exemple, entre Humanisme et Renaissance ont une fortune importante en tant que textes pédagogiques finalisés à la formation et à l’apprentissage des langues classiques ou de textes de l’Antiquité. À ce sujet, il serait suffisant de consulter un volume récent de Adeline Lionetto et Jean-Charles Monferran (dir.), Fleurs et jardins de poésie. Les anthologies poétiques au xvie siècle (domaine français, incursions européennes), Paris, Classiques Garnier, 2021, qui offre une bibliographie des anthologies citées en appendice du dernier article de l’ouvrage d’Enrica Zanin (voir les pp. 372-374), mais en particulier une bibliographie sélective (voir les pp. 375-384).Toutefois, restant sur la question du Baroque, Maxime Cartron affirme que «[La littérature de l’âge baroque en France] s’inscrivait dans un courant plus ancien, mais la réception de cet ouvrage l’institua en lieu de mémoire consacrant l’invention du Baroque littéraire», voir M. Cartron, Lire Tristan L’Hermite par morceaux cit., note n. 6, p. 114.

17 Cette anthologie fut publiée pour la première fois en 1961 (Paris, Armand Colin). Par la suite elle sortit en deux volumes, en 1988, toujours à Paris, chez José Corti. Ce sera à cette édition que nous ferons référence le long de cette étude.

18 Voir supra la note n. 13.

19 Voir J.-B. Chassignet, Le Mespris de la vie, éd. citée.

20 A.-M. Schmidt, Poètes du xvie siècle, Paris, Gallimard, 1953, «Bibliothèque de La Pléiade», pp. viixii.

21 Voir les pp. 428-430.

22 Voir les pp. 5-39.

23 Voir la p. 39.

24 Voir supra la note n. 17.

25 Voir J. Rousset, Anthologie de la poésie baroque française cit., pp. 5-26.

26 Les sonnets contenus dans le premier volume sont aux pp. 36, 37, 38, 118, 119, 120, 121, 199, 200, tandis que les sonnets qui se trouvent dans le deuxième sont aux pp. 71, 114, 115.

27 Voir les pp. 213-239. Pour les sonnets de Chassignet, voir les pp. 224, 225, 226, 227.

28 Pour cette section voir les pp. 49-128.

29 Voir les pp. 5-47.

30 Voir les pp. 1 et 48.

31 Paris, Classiques Garnier, 2021, pp. 484-504.

32 Paris, Imprimerie Nationale Éditions, 1999.

33 Paris, Robert Laffont, 2005.

34 J.-B. Chassignet, Sonnets franc-comtois, par Th. Courtaux, Genève, Slatkine Reprints, 1969. Une édition plus récente a été publiée par Y. Mougin, Le livre des “Emblèmes” de Pierre de Loisy et les “Sonnets” attribués à Jean-Baptiste Chassignet, Les Éditions de La Passerelle, 2016.

35 Voir les pp. 157-164.

36 Voir les pp. ix-xiii.

37 Voir les pp. 776-780.

38 À ce propos nous renvoyons au moins à deux volumes que nous avons consacrés à Jean-Baptiste Chassignet: M. Mastroianni, Jean-Baptiste Chassignet tra Manierismo e Barocco. Un’introduzione alla lettura del “Mespris de la vie et consolation contre la mort”, Paris-Fiesole, Champion-Edizioni Cadmo, 1998 et M. Mastroianni, L’officina poetica di Jean-Baptiste Chassignet, Vercelli, Edizioni Mercurio, 2010.

39 Voir M. Mastroianni, Florilège. Antologia della letteratura francese. Il Cinquecento, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 2000, pp. 185-189.

40 Milano, LED, 1996.

41 Voir les pp. 277-281.

42 Voir M. Cartron, L’invention du Baroque. Les anthologies de poésie française du premier xviie siècle, Paris, Classiques Garnier, 2021.

43 Voir M. Cartron, L’invention du Baroque cit., pp. 7-13.

44 Voir A.-M. Schmidt, Poètes du xvie siècle cit., p. vii.

45 Voir M. Allem, Anthologie poétique française cit., tome I, p. 39.

46 Marcel Raymond insiste encore sur cet aspect, dans la brève section de son édition, que nous avons déjà mentionnée (Sur le classement et le choix des textes): «le classement des textes (fragments ou, dans la mesure du possible, pièces entières) eût dû éclairer davantage les divers aspects de la maniera dans la poésie du xvie siècle. La difficulté est que les caractères stylistiques qui leur correspondent sont plus ou moins mêlés et qu’un classement fondé sur la dissemblance formelle eût nécessité un trop grand nombre de décisions arbitraires. Il était plus simple – moins original aussi – de ranger les pièces en considération de leur thème majeur […]. Un dernier point: il m’est arrivé de choisir des textes dont la position, relativement au maniérisme, est excentrique, mais dont la beauté m’a touché» (voir M. Raymond, La poésie française et le Maniérisme: 1546-1610 (?) cit., p. 48).

47 Ibidem, p. 5.

48 Voir J. Rousset, Anthologie de la poésie baroque française cit., tome I, pp. 5-6.

49 Ibidem, p. 6.

50 Voir A. Niderst, La poésie à l’âge baroque (1598-1660) cit., pp. xv-xvii.

51 Voir J.-B. Chassignet, Le Mespris de la vie, éd. citée.

52 H. Vaganay, Le Mespris de la vie et consolation contre la mort par Jean-Baptiste Chassignet Besançonnois. Cent sonnets réimprimés sur l’édition de 1594, Lyon, Librairie H. Lardanchet, 1916.

53 A. Müller, Jean-Baptiste Chassignet. Le Mespris de la vie et consolation contre la mort. Choix de sonnets, Genève-Lille, Droz-Librairie Giard, 1953.

54 Voir A. Müller, Jean-Baptiste Chassignet cit., pp. 5-22.

55 Une version numérisée du Mespris, d’après l’édition originale, est consultable sur Gallica.

56 Une description précise des pièces contenues dans le Mespris, ainsi qu’une illustration des thématiques de ce recueil, se trouvent dans l’introduction d’A. Müller, Jean-Baptiste Chassignet cit., pp. 5-9.

57 Ibidem, pp. 5-7.

58 En effet, l’édition complète du Mespris, qui se présente comme édition critique, a été publiée par Hans-Joachim Lope (voir de cette étude la note n. 9). Étant donné que cette édition n’est rigoureuse, ni au niveau du commentaire, ni de l’établissement du texte, nous avons prévu de notre part la publication d’une nouvelle édition qui puisse offrir un instrument scientifique de travail pour tout spécialiste de la poésie religieuse entre les xvie et xviie siècles.

59 Sur ce sujet, voir au moins M. Mastroianni, Jean-Baptiste Chassignet tra Manierismo e Barocco cit., et Id., L’officina poetica di Jean-Baptiste Chassignet cit.

60 On ne sait pas pourquoi Müller parle d’imperfection du Mespris. Il aurait été intéressant d’en comprendre les raisons et, surtout, d’entendre si cette qualification négative aurait dû être accueillie comme un jugement sur la rhétorique du discours méditatif de Chassignet ou plutôt comme une sous-estimation de la forme et du style du Mespris, même si par la suite Müller précise son jugement parlant de «longueur», de «banal» et de «prosaïque» au sujet de plusieurs pièces du Mespris. Parallèlement, il reste ambigu ce que Müller souligne comme critère de sa propre sélection, lorsqu’il parle de «ce qui [serait] le plus caractéristique» parmi les poèmes du recueil. Même dans ce cas, il aurait fallu que Müller donne une explication critique de son affirmation.

61 Sur ce sujet voir M. Mastroianni, Jean-Baptiste Chassignet tra Manierismo e Barocco cit., en particulier le I chap., Chassignet come problema storiografico: un itinerario critico tra Manierismo e Barocco, pp. 9-59.

62 Voir A. Müller, Jean-Baptiste Chassignet cit., pp. 9-10.

63 Voir M. Mastroianni, Jean-Baptiste Chassignet tra Manierismo e Barocco cit. Voir aussi, sur la question du style maniériste et baroque Daniela Dalla Valle, Style maniériste, style baroque, “Littératures Classiques” 28 (1996), pp. 13-22. Nous partageons avec Dalla Valle la nécessité de contextualiser forcément les auteurs ou les peintres dont on parle dans un cadre historique précis, qui doit être nécessairement considéré si l’on veut construire un discours critique fondé sur des bases historiographiques. Toutefois, nous ne sommes pas d’accord avec certaines affirmations de son discours, concernant l’idéologie sous-jacente à la rhétorique maniériste d’un côté et à celle baroque de l’autre. En particulier, lorsque Dalla Valle affirme: «[…] mon ancienne proposition sur la métaphore baroque, dont la caractéristique était pour moi l’ingéniosité, semble pouvoir être mieux précisée par ma dernière recherche, dans la mesure où l’ingéniosité exige la présence du créateur de l’œuvre, qui aime jouer avec l’œuvre même. Quant au Maniérisme, ma proposition d’autrefois demande à être modifiée, ou du moins corrigée sur certains points. Tout d’abord, je persiste à croire qu’il convient d’éliminer de la dimension maniériste l’existence d’une métaphore fondée sur l’ingéniosité (ou sur cette ingéniosité dont on vient de préciser le sens): je crois que quand les Maniéristes recourent à la métaphore, ils ont plutôt tendance à mettre en rapport analogique des systèmes qui, dans la civilisation qui est en train de mourir, étaient considérés philosophiquement concordants […]» (voir D. Dalla Valle, Style maniériste, style baroque cit., p. 21). En fait, il nous semble que la différence construite par Dalla Valle sur la notion d’ingéniosité – même si on appuie le discours critique sur les arts figuratifs et non pas sur la rhétorique littéraire – ne fonde tout de même un écart théorique entre l’idée de Maniérisme et celle de Baroque. Comment est-il possible de supposer et de créer au niveau critique une catégorie d’ingéniosité qui serait à la base d’une dissemblance concernant, en réalité, l’inspiration poétique, soit-elle le reflet d’un acte de création à structure iconologique, soit-elle le résultat d’un ouvrage poético-littéraire? Enfin, comment peut-on dire, ainsi que l’affirme Dalla Valle, que «l’ingéniosité [baroque] exige la présence du créateur de l’œuvre, qui aime jouer avec l’œuvre-même»? En d’autre termes. Serait-il possible de nier que le jeu dont parle Dalla Valle est aussi fondateur de la fusion de mots et d’imaginaires au sein du discours maniériste (figuratif et littéraire) qui, par la rhétorique construite sur un système linguistique formel et codifié, crée des jeux poétiques qui voient la présence d’un poète ou d’un peintre qui construit son propre langage et son esthétique discursive? Nous ne le croyons pas.

64 Voir J.-B. Chassignet, Le Mespris de la vie et consolation contre la mort, éd. citée, pp. 9-21, ici pp. 12-13.

65 Voir M. Mastroianni, Ecclesiologie e spiritualità a confronto nella poesia religiosa manierista e barocca, art. cité.

66 Voir A. Müller, Jean-Baptiste Chassignet cit., p. 19.

67 Ainsi que nous le soulignons dans la grille sur la structure du Mespris, présentée dans cet article, les sections de ce recueil ne sont pas neuf mais douze.

68 Voir A.-M. Schmidt, Poètes du xvie siècle cit., pp. 31-32.

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Notizia bibliografica

Michele Mastroianni, «L’Anthologie comme détermination historiographique. Pour une approche critique des florilèges de Jean-Baptiste Chassignet»Studi Francesi, 197 (LXVI | II) | 2022, 313-332.

Notizia bibliografica digitale

Michele Mastroianni, «L’Anthologie comme détermination historiographique. Pour une approche critique des florilèges de Jean-Baptiste Chassignet»Studi Francesi [Online], 197 (LXVI | II) | 2022, online dal 01 août 2023, consultato il 14 février 2025. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/studifrancesi/49458; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/studifrancesi.49458

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Michele Mastroianni

Università del Piemonte Orientale

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