Yanick Lahens, Douces déroutes
Yanick Lahens, Douces déroutes, Paris, Sabine Wespieser, 2018, 230 pp.
Testo integrale
1Dans tous les romans et les recueils de nouvelles de Yanick Lahens se manifeste ce que l’auteure elle-même appelle «cette quête obsessionnelle de sens» du lieu dans lequel elle vit, en l’occurrence Port-au-Prince et, de façon plus vaste, Haïti. Douces déroutes, son dernier roman en date, n’y échappe pas. Bain de lune, le précédent, publié en 2014 et lauréat du prix Femina s’attachait à nous présenter une communauté paysanne sur plusieurs générations mais surtout le regard que cette communauté portait sur le reste du pays, à travers un voyage dans les terres intérieures pour laisser la parole à une manière de voir le monde. Avec Douces déroutes Lahens nous reconduit à Port-au-Prince où le lecteur chemine sur les traces des destins de plusieurs personnages, tous unis dans un malheur qui ne cesse de les tourmenter: l’assassinat du juge Raymond Berthier. Le roman s’ouvre sur la lettre que ce dernier écrit à sa femme Thérèse pour lui annoncer son sort inéluctable, il se sait en danger; la narration est ainsi déclenchée et cette disparition hante l’ensemble du texte. Homme droit, intègre, Berthier ne s’est pas plié aux menaces directes ou à peine voilées qui lui sont parvenues pour le contraindre à abandonner des dossiers brûlants. Les personnages qui alternent et reviennent au gré de brefs chapitres sont tous paradoxalement animés par cette mort, des jeunes et des moins jeunes qui dans les méandres de la violence, de l’instabilité, des déroutes cherchent à ne pas perdre pied et à devenir, à travers des choix différents – et parfois tout à fait contestables –, des individus à part entière. Pierre, beau-frère du juge Berthier, s’obstine à chercher les coupables mais qui mieux que lui connaît les rouages d’une société qui l’a marginalisé comme homosexuel et qu’il a dû quitter encore adolescent «après que ses parents eurent compris que leur fils, ce jeune homme de la petite bourgeoisie, n’invitait les filles à la maison que parce que leurs frères l’intéressaient» (p. 38). Pierre est le ciment, le poteau-mitan de ces jeunes qui considèrent sa maison comme leur point de chute, leur refuge. Brune, la fille du juge, a manqué, elle, de perdre la raison et tente de vivre en s’accrochant à sa passion pour le chant et pour la musique qu’elle hérite de son père. Si le personnage de Pierre décalque l’honnêteté et la droiture de Berthier, les autres personnages se préoccupent essentiellement de trouver une échappatoire pour se dégager d’un étau qui les enserre, pour ne pas tomber toujours plus bas et réussir à rester «au-dessus de l’écume» (p. 3), certains exténués par les difficultés et la misère cèdent aux compromis, à l’argent facile et font taire leur conscience. C’est le cas de Cyprien, petit ami de Brune et ancien étudiant du juge, stagiaire dans un cabinet d’avocats qui choisit son camp et décide de s’accommoder des intrigues et des malversations de ses supérieurs et des gens de pouvoir tout en n’étant pas dupe: «Au lieu de protester, là, sur place, je soulève ma tasse dans un geste qui confirme cette nouvelle amitié. Je m’en veux, mais n’ai pas la force de refuser» (p. 134). D’autres, comme Ézéchiel «l’incendiaire» mais aussi poète, rallient la révolte, embrassent une cause, narguent la mort au quotidien pour se sentir encore vivants. L’existence d’Ézéchiel est vécue dans une intensité périlleuse, constamment à vif, avec «cette sensation d’avoir vécu dix ans en une nuit» (p. 75); la colère et la haine qui l’habitent face aux injustices et à la misère qui le frappent en premier trouvent leur épiphanie dans une violence déréglée: «L’époque réclamait le feu, des attentats, la mort et le sang. […] Pour châtier, punir, venger» (p. 171). Son alter ego, Waner, non-violent convaincu, se met, lui, au service des autres avec une «coopérative où il se bat corps et âme pour redonner vie à la terre» (p. 146) en faisant pousser fruits et légumes dans une ferme expérimentale dans le Bas-Artibonite; Ézéchiel et Waner présentent deux approches différentes du désespoir qui s’affrontent dans les rencontres chez Pierre, chacun luttant farouchement contre un destin adverse. Pierre accueille cette humanité en perte de vitesse, chacun charriant ses rêves, ses défaites, ses blessures, son mal de vivre: «Tout est là entre ces quatre murs, la roublardise, le manque, la colère, le désir naissant, le sang, les larmes et la beauté» (p. 145).
2Yanick Lahens dessine ses personnages avec bienveillance, sans jugement ni condamnation, c’est à travers un regard pénétrant et sociologique que l’on voit défiler le personnage principal du roman, Port-au-Prince, ville aux mille incohérences à laquelle l’auteure rend un vibrant hommage. Le lecteur parcourt l’espace urbain en se nourrissant des sentiments et des perceptions qui s’en dégagent et que lui transmettent les personnages. Port-au Prince est pour Pierre «une étrange géhenne. […] un corps aimé qui s’éloigne. Nous sommes des amants séparés» (p. 89), une maîtresse qui lui échappe alors qu’elle se transforme pour Joubert, le tueur à gage, en une conquête et pour Ézéchiel en un défi: «Ville gueule ouverte. Asphyxiée d’avoir avalé à chaque averse toute la rocaille, la boue et les détritus. Ville abandonnée à son agonie. Mais a vingt ans, la mort a le visage d’un ange qui te frôle avec une telle douceur que tu veux la caresser, toi aussi» (pp. 68-69). Port-au-Prince est un espace bigarré, à la fois attirant et rebutant, espace de dérives et de résilience que Lahens nous convie à visiter au gré des quartiers où elle campe ses personnages: «Port-au-Prince inouïe. Port-au-Prince démesure de douleur, démesure de poésie. Implacable et clémente jusqu’aux larmes. Douce et impitoyable jusqu’à la cruauté» (p. 209).
3Les chapitres s’enchaînent et la narration s’articule en alternant les voix et les pronoms personnels; le personnage est à la fois «il» et «je» dans un même chapitre, dans une même phrase, dans une dérive contagieuse. Ce glissement d’un narrateur omniscient qui détient les tenants et les aboutissants de l’histoire au «je» du personnage permet non seulement au lecteur d’appréhender l’histoire sous des points de vue différents mais aussi d’avoir accès à l’intimité la plus profonde, la plus enfouie des personnages qui tour à tour prennent la parole.
4Le chapitre 28 clôt le roman et cherche à formuler un semblant d’équilibre après l’épisode de Médéquilla qui révèle l’identité des véritables responsables de la mort du juge Berthier. Lahens trace ainsi dans ces onze pages le futur proche des personnages, celui de Brune qui a finalement fait le saut dans l’ailleurs, celui de Cyprien qui vit maintenant dans l’écume, celui de Waner qui a élu définitivement domicile à la ferme, celui de Joubert qui, lui, «attend la prochaine occasion de tuer» (p. 219), celui d’Ézéchiel qui semble avoir calmé ses appétits de violence grâce à la douceur de Nerline qui «le lave de l’amer et du sombre» (p. 215). Cet instantané existentiel que fige Yanick Lahens dans ses dernières pages n’est qu’un avenir à court terme puisqu’elle ne cesse dans son roman de nous mettre en garde: «Haïti, terre où le pied glisse si facilement et vous fait chuter, chuter…» (p. 217).
Per citare questo articolo
Notizia bibliografica
Alba Pessini, «Yanick Lahens, Douces déroutes», Studi Francesi, 186 (LXII | III) | 2018, 544-545.
Notizia bibliografica digitale
Alba Pessini, «Yanick Lahens, Douces déroutes», Studi Francesi [Online], 186 (LXII | III) | 2018, online dal 01 janvier 2019, consultato il 09 février 2025. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/studifrancesi/15969; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/studifrancesi.15969
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