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Dossier thématique

Mimi Cracra d’Agnès Rosenstiehl

Héroïne sérielle rime-t-il avec rebelle, naturelle, ou intemporelle ?
Mimi Cracra by Agnès Rosensthiel. Does “serial heroine” rhyme with rebel, natural, or timeless?
Eléonore Hamaide-Jager

Résumés

Pour le journal Pomme d’Api, Agnès Rosenstiehl invente un personnage de fillette, pleine de joie de vivre et de vivacité, transformant le quotidien en fête, tant par son langage que par ses jeux. Plus impertinente que Petit Ours Brun, Mimi Cracra s’inscrit dans la cohorte des filles rebelles, que son jeune âge ne lui permet pourtant pas d’intégrer. Tandis que son autrice met du temps à stabiliser son apparence, l’héroïne traverse le temps grâce à ses adaptations multiples en albums, dessins animés et romans, qui jouent entre reprise fidèle, réécriture et spécificités du support éditorial d’accueil, mais aussi grâce aux ajustements sans cesse renouvelés de mise en page dans le titre de presse pendant près de quarante ans. Mimi Cracra est surtout emblématique d’une évolution de la représentation du petit enfant, en particulier dans sa manière de parler, en phylactère et en onomatopées. Sa prise de parole témoigne d’une appréhension du monde par tous ses sens. Sa fraicheur et sa justesse de ton en font une héroïne de série fondatrice, à la fois bien dans son époque et intemporelle.

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Texte intégral

  • 1 Nous tenons à remercier pour leur aide précieuse, dans l’accès à l’intégralité des numéros de Pomme (...)
  • 2 Françoise Hache-Bissette, « Bayard et Milan : deux marques concurrentes de presse éducative au sein (...)
  • 3 Voir Christine Collière-Whiteside et Karine Meshoub-Manière, « Pour une génétique de la littérature (...)
  • 4 Nous généralisons l’écriture du nom du personnage Mimi Cracra dans le corps de l’article, mais cons (...)
  • 5 Dans la notice consacrée à « Pomme d’Api », Aline Eisenegger parle même de « star » pour Petit Ours (...)

1Aujourd’hui presque soixantenaire, Pomme d’Api1 incarne, à sa création, un renouvellement de la presse, tout d’abord parce qu’il est le premier journal destiné aux tout-petits, fort d’une illustration « abondante, moderne et travaillée : on sent l’influence de Paul Faucher et du Père Castor2 ». Lucile Butel, dont les personnages David et Marion occupent la couverture du premier numéro et ouvriront la revue jusqu’en 1984, est l’illustratrice des célèbres Vache orange et Grande panthère noire. Gerda Muller illustre régulièrement des histoires ou des jeux, propose des histoires sans texte, comme au Père Castor. Le lien avec cet éditeur, simplement effleuré ici, se lit également dans le souci de l’éditeur d’une clarté toujours plus grande de la lecture de l’image3. De grands noms à venir de l’illustration collaborent à un moment ou à un autre à la revue, de Georges Lemoine à Nicole Claveloux en passant par Étienne Delessert. Née dans les pages de Pomme d’Api dès 1976, Mimi Cracra4 devient une des héroïnes récurrentes du journal entre 1982 et 2005, au même titre que David et Marion, Petit Ours Brun ou plus tard Sam-Sam5 et Adélidélo. Contrairement à l’usage pour d’autres séries au long cours, Agnès Rosenstiehl sera la seule autrice et illustratrice des aventures de Mimi Cracra. Cette dernière est la première fillette protagoniste dans le journal chrétien. Elle apparaît éventuellement accompagnée de son ours en peluche, mais toujours sans parents. En revanche, ses tenues et sa coiffure changent sans cesse, s’adaptant au terrain de ses aventures.

2Convoquant des éléments d’histoire culturelle, de sociologie et d’analyse littéraire, cet article se propose d’appréhender Mimi Cracra comme un objet éditorial complexe. Il s’agira certes de réinscrire l’héroïne d’Agnès Rosenstiehl dans le monde de la littérature de jeunesse des années 1970 comme dans le microcosme des personnages féminins mais aussi dans le titre de presse très particulier qu’est Pomme d’Api à l’époque. Long seller, la série Mimi Cracra se décline sur divers médias, redistribuant ses prises de parole, laissant place à une sensorialité mâtinée d’impertinence et de fraîcheur. Les aventures de la fillette invitent à réfléchir plus particulièrement aux effets de l’évolution du personnage dans le titre de presse et de ses adaptations sur divers supports destinés à l’enfance, et aux paramètres de sa transmission transgénérationnelle.

  • 6 Christiane Connan-Pintado, Gilles Béhotéguy (dir.), Être une fille, un garçon dans la littérature p (...)

3Comment le personnage se construit-il entre stéréotype de l’enfance, mythologie de la petite fille et poétique rosenstielhienne ? Pour le dire autrement, comment ce personnage obéit-il à une logique sérielle tout en s’inscrivant dans la production militante de sa créatrice Agnès Rosenstiehl, d’abord publiée aux Éditions des femmes ? Est-il possible, à partir des aventures de Mimi Cracra, d’affirmer, comme le fait Christiane Connan-Pintado à propos de collections italiennes, que « dans la mesure où ces collections sont le fruit d’auteures légitimées, les aventures relatées sont moins stéréotypées que dans la production strictement commerciale6 » ? La longévité du personnage s’explique-t-elle par son lien très fort avec le quotidien, sa capacité à se renouveler au sein d’un format contraint, sa simplicité apparente ou encore son hybridité générique entre bande dessinée et album ? Tout en étudiant l’inscription du personnage dans son développement polymédiatique et sériel, il s’agira ainsi de s’interroger sur l’importance du texte d’Agnès Rosenstiehl, attachée à la langue française et ses spécificités, au-delà même de la vivacité et de l’impertinence de caractère de son héroïne.

Être un personnage de Pomme d’Api

  • 7 Anne Besson, « Du Club des Cinq à Harry Potter, cycles et séries en littérature de jeunesse contemp (...)

4Pomme d’Api est aujourd’hui tellement installé dans le paysage de la presse enfantine que le caractère novateur du magazine a été oublié. Mûri pendant près de dix ans par ses fondateurs, Yves et Mijo Beccaria, le projet était d’adresser un journal aux tout-petits, premier maillon d’un « chaînage de journaux » adressés aux enfants, un mensuel nourri des nouvelles pédagogies et d’enquêtes sur les attentes et besoins du public potentiel. Objet particulièrement soigné, imprimé sur du beau papier, faisant la part belle aux jeux et aux activités manuelles, Pomme d’Api, uniquement vendu en paroisse ou sur abonnement, est d’emblée un succès. L’espiègle Mimi Cracra apparaît d’abord une à deux fois dans l’année puis finit par imposer son goût de l’expérimentation, dans la droite ligne de la philosophie de la revue. Mimi Cracra devient un personnage sériel au sens où l’entend Anne Besson : « […] la série correspond au domaine d’un retour répétitif avec les mêmes personnages, dans des intrigues similaires soustraites au temps, tandis que le cycle fait intervenir l’évolution dans le retour7 ». Dans une configuration qui ne semble guère bouger, à première vue, pendant plus de vingt ans mais connaît en réalité des variations assez nombreuses, Agnès Rosenstiehl va décliner les aventures de sa petite héroïne, issue de sa propre enfance :

  • 8 Weronika Zarachowicz, « L’illustratrice Agnès Rosenstiehl. “Aujourd’hui, on est plus pudibond.” », (...)

Mimi Cracra, c’est moi. Entre mes parents et mes frères jumeaux plus jeunes, qui étaient comme deux corps inséparables, j’étais seule. Alors je me suis inventé mon monde, qui n’était ni fille ni garçon. En plus, je suis née en 1941, il n’y avait pas pléthore de jeux ! Mais jamais je ne me suis ennuyée. Je m’amusais avec un rien, un cageot devenait mon camion ou la maison de la poupée8.

5Deux séries se partagent à ce moment-là les faveurs du journal. David et Marion apparaissent dès le premier numéro en 1966 dont ils font la couverture. Il faut attendre 1975 pour la première aventure de Petit Ours Brun, créé par Claude Lebrun et dessiné par Danièle Bour, seul personnage encore présent dans le magazine. Mimi Cracra se rapproche davantage de ce dernier personnage. Petit Ours Brun est seul avec ses parents et Mimi Cracra ne semble pas avoir de frère et sœur ; Petit Ours Brun a trois ans quand Mimi Cracra fête ses quatre ans. Sur le plan de la forme narrative, la disposition en cases semble aussi réunir les deux récits, d’autant qu’en 1977 et 1978, les numéros d’été ne comprennent pas d’aventure de Petit Ours Brun. Mimi Cracra prend sa place en dernière double page et n’apparaît que dans ces numéros, comme si les deux personnages pouvaient difficilement cohabiter, par trop de ressemblances. Contrairement à la fratrie formée par David et Marion, dotés d’une petite sœur, Cécile, et un peu plus âgés, dont on voit les interactions sociales à l’école ou dans le quartier, dans leurs jeux comme en famille, les deux autres personnages ont un univers plus restreint.

  • 9 Matthieu Letourneux, Fictions à la chaîne ; Littérature sérielle et culture médiatique, Paris, Seui (...)

6Lorsqu’Agnès Rosenstiehl publie Mimi Cracra, elle connaît déjà très bien le journal auquel elle s’est associée en créant des pages « jeux » depuis longtemps. Elle ancre son personnage dans le quotidien du jeune enfant, comme c’était déjà le cas pour Petit Ours Brun qui s’habille, va au parc, attend son papa, mange un œuf, etc. Les premières aventures de Mimi Cracra se centrent sur des jeux d’eau : la fillette « se lave les mains »/« lave ses bottes »/« ses jouets »/« se lave » puis est avec « son seau », « joue avec la pluie », « fait la vaisselle », « arrose son jardin », « fait splash dans les flaques ». Il faut attendre 1983 pour que l’eau ne soit plus centrale dans les aventures de la fillette. Valorisant la banalité des activités menées par Mimi Cracra, Agnès Rosenstiehl semble mouler son personnage sur les attentes de son jeune lecteur, des parents et probablement de la ligne éditoriale de Pomme d’Api. En ce sens, elle fait bien série, comme la définit Matthieu Letourneux9, dans la mesure où elle rejoue des situations qui participent à la fois de la reconnaissance pour les lecteurs et de la répétition, jusque dans l’utilisation du même verbe « laver » dans les premiers titres, dans des variations subtiles.

  • 10 Mimi cracra dans la piscine est un des seuls épisodes, sinon le seul, où l’illustratrice enjambe l’ (...)
  • 11 Ce sont aussi quelques années, à partir de 1989, où Mimi Cracra apparaît avec d’autres personnages (...)

7David et Marion apparaissent d’abord dans des images non cernées, proches des illustrations des premiers albums du Père Castor, tandis que le récit de Mimi Cracra se décline sous forme de cases bien segmentées10 dans une très grande majorité des histoires, jusqu’à quelques tentatives dans les années 1990 où la mise en page est totalement redistribuée à chaque aventure11. David et Marion évoluent rapidement dans des décors aux arrière-plans très fouillés, urbains ou campagnards, dans des situations réalistes. Dans un décor épuré, comme pouvait l’être celui d’Émilie de Domitille de Pressensé, dont les premières parutions datent de 1975 mais donnent à voir une petite fille assez statique, Mimi Cracra agit, joue et surtout détourne les objets du quotidien en laissant toute la place à son imagination.

Au-delà de l’archétype de la fille rebelle, devenir iconique

  • 12 Laurent Bazin parle de « coalescence structurelle de la thématique androgyne avec l’état d’enfance (...)
  • 13 D’abord publié en 1971 par Harlin-Quist et François Ruy-Vidal sous le titre Pierre l’ébouriffé : hi (...)

8Le motif de la répétition, propre à la sérialité, se lit dans sa désignation, même si ses traits comme sa dénomination vont bouger d’une publication à l’autre. La fillette n’a pas de prénom : « mimi cracra », d’abord en minuscule puis avec une majuscule, avec ou sans tiret, en écriture cursive ou scripte, dans des polices différentes selon les mois de parution, minore même son statut de personne pour celui d’une association oxymorique, jouant de diminutifs propres à l’enfance. « mimi » est employé dès la fin du xixe siècle dans le sens de mignon ou adorable, même si son sens premier le renvoyait, dans l’argot des artistes, à la sexualité, par association ou déformation de « minou » pour désigner le sexe féminin et, inspiré d’un conte de Musset, la maîtresse d’un homme. Le terme « cracra » jouant lui aussi du diminutif et de la répétition s’oppose pourtant à cette première lecture d’une petite fille mignonne, en la complexifiant voire en la dégenrant12. Si la saleté peut être associée aux filles, comme le nom de Cendrillon le rappelle, le terme « crasse » est plutôt employé pour désigner les garçons, lesquels se rebellent contre les bonnes manières, à commencer par le fameux Crasse Tignasse. D’abord traduit Pierre l’Ébouriffé13, le Struwwelpeter d’Hoffmann ouvre la voie à nombre d’enfants turbulents, s’opposant aux lois des parents. Le personnage d’Agnès Rosenstiehl garde la première syllabe de crasseux, sous une forme adoucie par la répétition. Ce diminutif familier va désigner la propension de la fillette à se salir, sans pourtant qu’aucune instance morale ou parentale ne vienne y redire. L’appellation même de « mimi cracra » est passée, dans le langage de certaines familles, pour désigner avec affection un enfant, garçon ou fille, qui doit aller se débarbouiller.

  • 14 Même si, dans l’imaginaire collectif, Mimi Cracra a toujours la même tête, la couleur de ses cheveu (...)

9La sérialité de Mimi Cracra relèverait de la collection dans la mesure où la fillette offre maints visages. Contrairement à Émilie, toujours vêtue de son petit bonnet rouge, ou de la célèbre salopette de Caroline, Mimi Cracra dispose d’une large garde-robe. Tout en lui faisant endosser les caractéristiques de la fillette stéréotypée, robe et cheveux longs, Agnès Rosenstiehl lui donne mille visages14 et ne s’interdit pas le port du pantalon, de la salopette ou du short, plus encore à partir des années 2000. L’illustratrice varie également les coiffures de la fillette, entre couettes, nattes, palmiers, petites tresses, queue de cheval, laissant aller son imagination comme dans son premier livre De la coiffure (Éditions des Jumeaux, 1969, Éditions des femmes, 1977, La ville brûle, 2018), où une fillette aux cheveux courts rêvait de tout ce qu’elle pourrait faire avec des cheveux longs, inventant des coiffures de plus en plus sophistiquées.

10Jamais Mimi Cracra n’est à l’arrêt. Sa chevelure participe de son exploration du monde et s’adapte à ses aventures, ce qui explique aussi les variations de couleurs, du très brun au châtain, selon les épisodes. Ses cheveux longs ne sont jamais un frein à son exploration du monde, pas plus que les robes qu’elle endosse souvent. Il n’est qu’à voir l’aventure Mimi Cracra joue avec sa natte. De retour de l’extérieur, Mimi Cracra constate que ses cheveux dégoulinent dans son dos. Sa natte devient tour à tour pinceau, éponge, plumeau, balayette. Ses usages cautionnent le détournement des cheveux, qui ne visent pas à faire de la fillette une précieuse en puissance. Aucun soin n’est apporté à sa chevelure, qui n’est jamais l’objet d’attentions particulières mais au mieux un élément ludique, jamais l’expression de son genre.

  • 15 Denise von Stockar-Bridel, « Féministe ou féminin : approches sociologique et artistique de la prob (...)
  • 16 Nelly Chabrol Gagne, Filles d’albums. Les représentations du féminin dans l’album, Le Puy-en-Velay, (...)
  • 17 Sur ce personnage, voir aussi Eléonore Hamaide-Jager, « Quand Zuza rencontre Max, se racontent-ils (...)
  • 18 Cette publication en revue avant une publication en recueil est aussi une dimension de la sérialité (...)
  • 19 Sophie Van der Linden, « Les nouvelles Éloïse », La Revue des livres pour enfants, n° 241, juin 200 (...)
  • 20 N. Chabrol Gagne, Filles d’albums, op. cit., p. 36.

11Mimi Cracra s’inscrit aussi dans une lignée d’héroïnes « libres, courageuses et indépendantes » au rang desquelles Denise Von Stockar la convoque aux côtés de personnages romanesques plus âgés et internationaux : Fifi Brindacier, Zora la rousse et Matilda15. Nelly Chabrol Gagne la mentionne comme une de ces « fillettes bien décidées à en découdre avec la vie, sans être sous la tutelle de parents dévastateurs16 », dans la lignée d’Eloïse et, à leur suite, de Zuza d’Anaïs Vaugelade17, mais aussi de Rita de Jean-Philippe Arrou-Vignod et Olivier Tallec, ou d’Olga d’Ilya Green, sans préciser que Mimi Cracra est la seule à faire son apparition d’abord en revue18. Sophie Van der Linden adjoint Olivia19 à cette liste bien fournie et s’enthousiasme que l’album soit leur espace de jeu. Nelly Chabrol-Gagne semble moins optimiste face à ce qu’elle qualifie de « recette » d’album en album, craignant que l’« humour du scénario » couplé à la « surprise à chaque page » n’aboutisse qu’à une « forme de stéréotypie » lassante, enlevant la fraîcheur à ses personnages, au point qu’« à la petite fille modèle [paraisse] se substituer un modèle de narration, économiquement rentable, mais qui étalonne le personnage féminin et peut, à terme lui ôter sa singularité20 ». Sérielle, certes, Mimi Cracra semble plutôt déjouer les stéréotypes. Pensée pour un public mixte, elle n’est ni une petite fille sage, ni un monstre de bêtises, mais une faiseuse, une joueuse, qui enjolive, avec plus ou moins de trouvailles, son quotidien avec une dynamique qui lui est propre et que la situation alimente. Le jeu ludique amène le jeu, au sens d’écart.

D’héroïne de presse à youtubeuse

  • 21 Notamment mimi cracra reste sous la gouttière et mimi cracra remplit ses bottes.

12Une des constantes de la sérialité tient à la déclinaison polymédiatique, dont Agnès Rosenstiehl a su parfaitement s’emparer, sans que la critique ne se saisisse de cette dimension pourtant essentielle. Dès 1986, Mimi Cracra apparaît dans des albums qui rassemblent plusieurs de ses aventures, dans un format assez proche du magazine, puis dans 36 tout petits albums, édités entre 1986 et 1987, proposant une aventure unique, redistribuant les huit vignettes proches de la bande dessinée dans une pagination plus proche de l’album, avec deux images par double page, toujours encadrées. Dans les mêmes années, à partir de 1986, elle devient un personnage de dessin animé diffusé dans l’émission Récré A2, avec 104 épisodes de trois minutes, repris en cassette en 1999 puis en DVD, avant une deuxième série diffusée sur France 3 en 1994. Enfin, jouant pleinement le jeu de la sérialité, les éditeurs visent un effet de reconnaissance d’un public captif, qui grandirait, avec des premières lectures au sein de la « première bibliothèque rose » dans les années 2000. Marqué par les traces d’une oralité propre au personnage de Mimi Cracra, multipliant les onomatopées, le texte s’allonge, et se narrativise, explicitant parfois les commentaires de l’héroïne, qui constituent rapidement l’intégralité de l’intrigue, quand Mimi Cracra dit ce qu’elle fait et fait ce qu’elle dit. Les images, beaucoup moins nombreuses, deviennent illustratives, tandis qu’elles accompagnaient la parole et marquaient parfois un écart entre l’imaginaire en jeu et la réalité perceptible. Gardant des scénarios déjà amorcés dans les publications en revue, le texte explicite davantage ce qui relevait de créations linguistiques plus fulgurantes dans l’album. Ainsi, mimi cracra sous la pluie (2002) reprend, assemble et reconfigure plusieurs aventures précédemment publiées21.

13À partir de 2000, l’éditeur Seuil jeunesse republie plusieurs des aventures en les réunissant autour de thématiques communes, comme l’eau, les saisons, les éléments, dans des formats carrés. En 2009, l’éditeur fait paraître les 100 premières aventures initialement publiées chez Bayard, dans un format à l’italienne, qui conserve la disposition en cases, en donnant une plus grande place au titre et en accordant, sur la même page, un espace à une dernière petite image, commentant souvent le propos et déjà présente dans les premières versions d’albums publiés chez Centurion jeunesse, mais absente de la publication dans Pomme d’Api. On remarquera certains changements dans les titres, mimi cracra cire ses chaussures (Centurion 1986) devient mimi cracra marche à quatre pattes. Certaines phrases sont réécrites, parfois au détriment de la cohérence, mais le propos lui-même est transformé. Le titre premier appelait une conception très montessorienne de l’éducation, détournée par la fillette qui mettait du cirage partout sur ses vêtements comme sur le sol en cirant la semelle de ses chaussures et en jouant. Le deuxième titre insiste en apparence davantage sur l’animalité permise par le jeu, mais le texte semble hésiter entre plusieurs entrées qui en réduisent la portée. Ainsi, alors que trois images tournent autour du cirage, que l’image montre les traces faites sur les habits de Mimi Cracra et que la dernière vignette met en lumière les chaussures qui brillent, le commentaire, sur la dernière petite image, parle de sable dans ses chaussures. Le fait de centrer le titre sur son déplacement à quatre pattes déplace l’enjeu du récit mais rate sa cible en ne proposant pas de mettre en relief l’animalisation de l’enfant. Au contraire, il apporte une certaine incohérence dans le rapport texte-images. Il supprime surtout la dimension « cracra » de la fillette, et sa capacité à se laisser emporter par son imaginaire en détournant ses chaussures qui prennent vie dans la version originale en devenant des chiens, alors qu’elles restent des chaussures dans la seconde.

  • 22 À l’époque où elle est encore un personnage de Pomme d’Api, Mimi Cracra a même un site qui propose (...)
  • 23 Karine Meshoub-Manière, « Sur les traces de Liberté, Égalité, Fraternité d’Agnès Rosenstiehl », Gen (...)
  • 24 Marie Garnier, « Pomme d’Api, le grand journal des tout-petits », dans : Thierry Crépin, Françoise (...)
  • 25 Sylvie Cromer, Carole Brugeilles, Isabelle Cromer confrontent deux personnages d’enfants dont les a (...)
  • 26 Voir M. Garnier, « Pomme d’Api, le grand journal des tout-petits », op. cit., p. 100.

14La polymédiatisation22 et les tentatives de modernisation du texte semblent faire perdre de son impertinence à la fillette. Comment cette sérialité est-elle pourtant conciliable avec la production d’Agnès Rosenstiehl, connue pour sa volonté de déconstruire les stéréotypes sexistes par ses publications aux éditions des Femmes ? En d’autres termes, Mimi cracra est-il un laboratoire utilisé par Agnès Rosenstiehl pour expérimenter un rapport texte-image encore en construction ? Sensibilise-t-elle aussi ses jeunes lecteurs à ce que nombre de ses livres déclineront : ses proximités avec l’Oulipo dont son mari, Pierre Rosenstiehl fait partie, son souci de la langue, sa « volonté de défendre un projet d’écriture ambitieux23 » ? Quand Agnès Rosenstiehl écrit dans Pomme d’Api, elle arrive dans un magazine qui a du succès grâce à son exigence de qualité, à son souci pédagogique et sa volonté d’accompagnement des parents comme de (re)connaissance de la psychologie de l’enfant. Elle crée un personnage féminin, alors que les lecteurs connaissent une fratrie et un personnage anthropomorphisé mais masculin. Marie Garnier voit en Mimi Cracra une « petite fille spontanée, proche de ses instincts » dessinée d’un trait « vif, frais, plein d’humour24 ». Sylvie Cromer et ses collègues considèrent pourtant que le personnage contribue à renforcer les stéréotypes sexistes25, alors que Marie Garnier rappelle que Mimi Cracra a « fait couler beaucoup d’encre car de nombreux parents ne l’aiment pas : elle s’exprime mal, fait des bêtises et elle n’est jamais grondée26 ». Si la perception du personnage peut avoir évolué dans le temps, une enquête récente montre que les jeux d’eau, qui sont largement privilégiés par l’héroïne, arrivent en tête des jeux que les enfants préfèrent en situation mixte. Mimi Cracra, tout personnage féminin soit-elle, pourrait permettre une appropriation par tous ses lecteurs. Sans doute faut-il y voir la raison du choix du titre d’un des albums publiés en grand format, Mimi Cracra. Petites Patouilles (Seuil jeunesse, 2004), où la fillette arbore une marinière bleue en couverture puis est quatorze fois en pantalon pour seulement six fois en jupe ou robe.

Lorsque l’enfant prend la parole

  • 27 Jean-Claude Chamboredon, Jean-Louis Fabiani, « Les albums pour enfants : le champ de l’édition et l (...)

15Ces éléments ne sont pourtant que des éléments de surface. Sans doute bien plus importants sont le choix progressif et les essais que semble faire Agnès Rosenstiehl durant les quarante années où elle publie Mimi Cracra, et plus particulièrement entre 1976 et 1983. Il faudra toutes ces années pour parvenir à une sorte de stabilisation des modalités de prises de parole, qui rejoindrait les constats posés dans l’article fondateur de Chamboredon et Fabiani sur la prise en compte de la parole des personnages enfants dans les albums, en mesure de prendre en charge la narration, tout comme les lecteurs : « Le mode d’apprentissage vise moins à inculquer le nom exact ou le terme correct, bref à enrichir le lexique, qu’à faire parler, à susciter l’expression, à éveiller l’imagination poétique, à pousser au jeu avec le langage [...]27. » Dans ses premières aventures, Mimi Cracra n’a pas droit à parole. Un narrateur extérieur pose de manière très factuelle les actions de la fillette. En 1979, quelques onomatopées apparaissent dans le texte, comme autant de marques d’oralité, mais l’ensemble du texte est émis par un narrateur extérieur à l’histoire. Dans le numéro 195 de mai 1982 (ill. 1), et de manière assez unique, Mimi Cracra regarde à trois reprises vers le hors champ de la case, tandis que le texte, par les onomatopées et les types de phrases, suggère une amorce de dialogue où la fillette pose des questions, utilise des exclamatives comme si elle menait une conversation dont le lecteur n’aurait que les paroles de Mimi Cracra, avec ce « Beurk ! Qui a laissé des nouilles ? » ou « Ah non ! Il ne faut plus rien salir. ». L’air courroucé du personnage et le geste de protection autour de la vaisselle laisse entendre que la parole émane de la fillette.

Illustration 1 : Agnès Rosenstiehl, « Mimi cracra fait la vaisselle », Pomme d’Api, n° 195, mai 1982, p. 6-7, avec l’aimable autorisation d’Agnès Rosenstiehl.

  • 28 Ces phylactères apparaissent en amont dans De la coiffure, le premier album d’Agnès Rosenstiehl, ma (...)

16Chaque nouvelle aventure semble maintenir une ambiguïté sur l’émetteur de la parole, qui tient à la fois d’un narrateur extra diégétique utilisant la troisième personne pour parler de la fillette, tout en introduisant des marques d’oralité que le narrateur iconique attribue clairement à Mimi Cracra. En septembre 1982, une situation dialogique régit l’histoire du mois, avec l’apparition de tiret pour chaque prise de parole. La première case de la narration fait entendre une voix de parent « Mimi-cracra, c’est l’heure de la douche ! », tandis que la fillette est cachée par sa robe qu’elle est en train de retirer, l’image métaphorisant peut-être, avec son visage invisible, une prise de parole extérieure. Les phrases suivantes, exclamatives ou interrogatives et majoritairement avec onomatopées, sont clairement la production de la fillette. Le numéro 200 d’octobre 1982 (ill. 2) opère un nouveau changement avec l’apparition du « je » sous une des cases « Qu’est-ce que je vois dans la flaque ? », suivi d’un geste de la fillette désignant son reflet et affirmant « C’est Mimi Cracra et ses grimaces ». Cette séquence de deux cases qui se suivent sur deux pages différentes reflète le moment où les enfants, de l’âge de l’héroïne, se détachent de cette propension à parler de soi à la troisième personne. Avec l’aventure suivante de la fillette, dans le numéro 205 de mars 1983, apparaissent pour la première fois les phylactères28 qui vont s’imposer définitivement comme le mode d’expression de Mimi Cracra, matérialisant pour la première fois l’origine de la parole.

Illustration 2 : Agnès Rosenstiehl, « Mimi cracra fait splash dans les flaques », Pomme d’Api, n° 200, octobre 1982, p. 12-13, avec l’aimable autorisation d’Agnès Rosenstiehl.

  • 29 Comme le rappelle Marie Garnier, « l’équipe de rédaction s’était déjà vivement intéressée aux trava (...)
  • 30 Florence Gaiotti, Expériences de la parole dans la littérature de jeunesse contemporaine, Rennes, P (...)
  • 31 Nous soulignons. Cette aventure se retrouve à la fois dans Mimi Cracra toute l’année ! (Seuil, 2002 (...)

17Ainsi, ces changements dans la retranscription des prises de parole de la fillette matérialisent l’évolution du regard porté sur l’enfant. Il suggère aussi une bonne connaissance des phases de langage de l’enfant29 mais aussi des évolutions du livre pour enfants où « le narrateur effacé ou en retrait laisse donc la parole aux personnages, créant l’illusion d’une présence immédiate, qui va faciliter le passage de l’univers du quotidien à l’univers fictionnel, l’accès direct à leur univers imaginaire30. » De plus en plus, Agnès Rosenstiehl va laisser place à l’imaginaire et aux jeux de son personnage, dans ses actions comme dans sa parole, mais laissant entendre combien Mimi Cracra est aussi consciente des détournements qu’elle opère. Ainsi, constatant dans mimi cracra plante des coquillettes (Seuil, 2002) que les pâtes ne sont plus assez nombreuses, elle décide de faire des plantations dans une jardinière. Se mettent à pousser « des tiges de spaghettis », puis « des fleurs de coquillettes ». L’aventure se clôt sur cette question de la fillette : « En vrai, pourquoi ça ne pousse pas, les coquillettes31 ? ». Le jeu est autant un terrain d’apprentissage que d’exploration – du monde comme du langage, du réel comme de l’imaginaire – dont Agnès Rosenstiehl arrive à rendre compte à hauteur d’enfant, créant des interrogations enfantines dont tout parent, lecteur autant qu’acheteur de la revue, se délecte, mais ouvrant tout autant un champ d’expérimentation à son petit lecteur.

18Du détournement des objets jaillit souvent un nouvel usage de la langue. Ainsi dans mimi cracra remplit ses bottes, la fillette détourne l’expression « prendre un bain de pied » et fait de ses bottes le récipient accueillant l’eau, allant à l’encontre de son usage imperméabilisant. L’aventure se clôt sur l’expression imagée « en avoir plein les bottes » qui est utilisée au pied de la lettre par la fillette à la mine réjouie de son jeu, avec les dites bottes débordant d’eau. Une grande partie des ouvrages d’Agnès Rosenstiehl vise justement à transmettre ce goût de la langue et l’usage du bon français. Certes, Mimi Cracra fait des phrases courtes, utilise beaucoup les onomatopées, mais plusieurs de ses aventures jouent sur la polysémie ou sur les expressions toutes faites. Ainsi, elle peut se déguiser en zèbre avec son vêtement à rayures manifestement trop grand pour elle et affirmer son unicité avec son « je suis un zèbre avec une queue de cheval » par exemple, mettant l’accent sur certaines expressions de la langue française et les déclinaisons que peuvent en faire les enfants, passant du zèbre au cheval, de la nature à la culture. Le déguisement permet alors d’endosser cette personnalité hybride et inventive.

Reine des patouilles et exploratrice de proximité

19Dans la première aventure de son personnage dans le numéro 129 de novembre 1976 (ill. 3), Agnès Rosenstiehl tient d’abord un discours assez didactique. Le titre même « Mimi Cracra se lave les mains » annonce un art du lavage efficace. Certes, le personnage, dont les traits ne ressemblent guère à la Mimi Cracra connue, garde ses manches sales et ses chaussettes tire-bouchonnées, mais l’héroïne agit comme une petite fille obéissante, garante d’une norme : elle remonte ses manches, utilise du savon et s’essuie parfaitement les mains. Les aventures suivantes, qui seront d’ailleurs reprises en album, proposent un rapport plus ludique au lavage. Cette thématique, très familière aux enfants en âge de lire Mimi Cracra, est une entrée privilégiée, mais elle va être détournée par le jeu de la fillette et l’occasion d’une exploration. Exploration de son corps, y compris par l’énonciation de ses différentes parties : de ses doigts qui se fripent pour être restés trop longtemps dans l’eau au nombril qu’elle parfume, en passant par ses dents aussi nombreuses que celles d’un requin ou ses cheveux, mais aussi expérimentation du fait que le savon fonde dans l’eau, mousse, expérimentation des diverses températures de l’eau, trop chaude ou trop froide, etc.

Illustration 3 : Agnès Rosenstiehl, « Mimi cracra se lave les mains », Pomme d’Api, n° 129, novembre 1976, p. 8-9, avec l’aimable autorisation d’Agnès Rosenstiehl.

  • 32 Dans La Naissance, le sexe de la mère est présenté de face, comme celui de la fillette. Dans Les Fi (...)
  • 33 Il invente aussi bien à partir de personnages tirés de livres comme Babar ou Les Schtroumpfs que de (...)

20À plusieurs reprises, la fillette apparaît nue à l’image, voire se déshabille, signalant même que sa culotte la gêne dans mimi cracra plonge dans la bassine. Si elle n’apparaît jamais de face, on voit à plusieurs reprises ses fesses nues. Néanmoins, même dans les aventures où elle est habillée, Agnès Rosentiehl privilégie le dessin de profil. La fillette apparaît néanmoins libre et à l’aise avec son corps, à l’image des personnages plus nettement féministes32 qu’Agnès Rosentiehl va créer pour les éditions des Femmes. En 1976, de manière concomitante à l’apparition de Mimi Cracra, elle publie Les Filles après La Naissance en 1973, réédité chez Autrement avant que les éditions La Ville brûle republient ce même titre, avec des modifications dans le texte et l’image, mais en en gardant l’esprit. Mimi Cracra est une enfant beaucoup plus petite et elle n’a pas d’interlocuteur, en dehors de ses jouets, mais elle a le même goût de l’expérimentation et de l’exploration. On pourrait d’ailleurs interroger cette sur-représentation de l’élément liquide dans les aventures de la fillette, en lien avec la féminité. C’est l’entrée retenue également par le compositeur du générique du dessin animé, Richard de Bordeaux, également parolier d’autres génériques de dessins animés passant dans Récré A233 : « Mimi Cracra/ L’eau elle aime ça/ L’eau moi j’adore ça/ Ça dégringole/ Et je rigole/ Mimi Cracra/ L’eau elle aime ça/ Tant mieux si ça mouille/ Je fais des patouilles ».

  • 34 Cette aventure est publiée en 1986, dans le petit volume n° 11 (Pomme d’api/Centurion jeunesse).

21Mimi Cracra n’en est pas à explorer la sexualité, mais elle manifeste en revanche une propension à la sensorialité et à la sensualité. Beaucoup de ses expériences passent par le toucher, mais les autres sens sont aussi convoqués, en particulier le goût, comme peut en rendre compte le sommaire des 100 aventures de mimi cracra (Seuil, 2009), qui change plusieurs titres, d’abord publiés dans Pomme d’Api et accentue, par certains choix, cette appétence. Mimi Cracra suce, goûte, mordille, se barbouille, tète, lèche, sent, grignote, mâche ou encore crache. Dans l’épisode mimi cracra se roule dans l’herbe, la vue est d’abord convoquée quand la fillette constate que l’herbe a été coupée, puis le toucher, l’odorat et de nouveau longuement le toucher avec les divers jeux qu’elle invente, sans pouvoir rester immobile plus qu’une case. Ce sont toutes les ressources de son imaginaire qui sont convoquées. Cette exploration progressive est essentiellement manifeste à l’image, du moins avec les réécritures qui en sont proposées. (ill. 4 à 7) Ainsi, dans mimi cracra joue avec la pluie34, le narrateur montre bien la curiosité de la fillette qui repousse les limites du possible. La première illustration pose un problème : « mimi cracra veut sortir mais il pleut ». Elle met d’abord sa main, puis son pied, puis sa langue avant de courir sous la pluie et d’offrir tout son corps aux gouttes, les yeux fermés et les bras en croix, avec le commentaire « Miam, c’est bon, ça » renforçant l’attitude de jouissance portée par l’image. En 1989, la même aventure, redessinée, change le texte et reconfigure l’exploration, en insistant d’abord sur la chaleur constatée et éprouvée par la main et le pied, tandis que le goût est mentionné avec la langue, puis le toucher et retour à la sensation de bien-être, par l’image de la fillette. Mais la réitération du terme « bonne », déjà employé lorsqu’elle goûtait avec sa langue, ne rend pas aussi nettement compte de la synesthésie de la scène.

Illustration 4 : Agnès Rosenstiehl, « Mimi cracra joue avec la pluie », Pomme d’Api, n° 162, août 1979, p. 14-15, avec l’aimable autorisation d’Agnès Rosenstiehl.

Illustration 5 : Agnès Rosenstiehl, Mimi cracra joue avec la pluie, Pomme d’Api/Centurion jeunesse, n° 11, 1986, avec l’aimable autorisation d’Agnès Rosenstiehl.

Illustration 6 : Agnès Rosenstiehl, « Mimi cracra et la pluie d’été », Pomme d’Api, n° 282, juillet 1989, p. 10-11, avec l’aimable autorisation d’Agnès Rosenstiehl.

Illustration 7 : Agnès Rosenstiehl, Mimi cracra, Pomme d’Api/Centurion jeunesse, 1989, p. 16-17, avec l’aimable autorisation d’Agnès Rosenstiehl.

Conclusion

22Mimi Cracra offre un visage d’une petite fille, souvent très féminine dans ses tenues et ses coiffures, mais aux activités qui ne se préoccupent pas d’apparence ou de genre, et suivent ses envies, ses questionnements, son besoin de découverte et d’expérience. L’inscription dans le magazine Pomme d’Api en fait un personnage sériel, certes, mais plastique. En effet, son visage, ses tenues, le format de ses aventures, la typographie, l’émetteur du récit, changent sans cesse, mais la reprise d’épisodes dans divers médias et dans des réécritures livresques participent à faire de cette fillette gentiment chipie un personnage récurrent et marqué par son époque, à laquelle elle s’adapte finement. Le travail d’Agnès Rosenstiehl sur le langage enfantin, à un âge où la syntaxe et le lexique se construisent, participe de la construction d’un personnage proche du quotidien de l’enfant, suffisamment impertinente pour rassembler parents et enfants autour de cette figure, à l’origine controversée.

  • 35 Un certain nombre de blogs ou de réseaux sociaux évoquent cette figure, proposent des couvertures d (...)
  • 36 Dans les listes ministérielles d’ouvrages pour le cycle 1… comme dans l’appel à communication du nu (...)

23Le jeu est l’invariant de cette petite fille toujours sans adulte pour enrayer sa liberté et ses débordements, drolatiques sans être jamais dramatiques. Si son capital sympathie reste très fort35, sa disparition des pages de magazine comme de la télévision signe-t-elle son arrêt de mort, malgré une diffusion à l’étranger, qui a aussi su s’adapter aux contraintes éditoriales et culturelles du pays d’accueil ? La figure de Mimi Cracra est-elle suffisamment malléable, comme semblent l’avoir montré ses passages dans différents médias pour entrer au panthéon de l’enfance ou son « classicisme » plastique est-il un marqueur temporel qui annonce sa disparition ? Son absence progressive de mention dans les figures phares de la culture d’enfance36 est sans doute signifiante. Elle s’explique en partie par un effacement progressif de ses titres dans les catalogues même si le Seuil tente en 2022 une réédition d’un titre de plus de 200 pages, déjà édité en 2002. Devenir un personnage du patrimoine, au-delà d’un personnage sériel, passe aussi par un maintien dans le catalogue des maisons d’édition. Mimi Cracra offre une voix aux enfants, sans le truchement de leurs parents. Sa liberté de ton, certes lisible, n’est pourtant pas assez marquée pour en faire une figure de résistance et rejoindre la bande des filles rebelles, plus âgées qu’elle.

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Notes

1 Nous tenons à remercier pour leur aide précieuse, dans l’accès à l’intégralité des numéros de Pomme d’Api et aux albums de Mimi Cracra, Anne Deranty de la Bibliothèque Robinson à Arras, Euxane Andro de la médiathèque de Brest, Frédérique Desroches de la médiathèque de Chalon-sur-Saône et le service patrimoine de la médiathèque de Lille.

2 Françoise Hache-Bissette, « Bayard et Milan : deux marques concurrentes de presse éducative au sein d’un même groupe », Le Temps des Médias, n° 21, hiver 2013-2014, p. 54.

3 Voir Christine Collière-Whiteside et Karine Meshoub-Manière, « Pour une génétique de la littérature d’enfance et de jeunesse », Genesis [en ligne], n° 48, mis en ligne le 1er juin 2019, consulté le 3 octobre 2022, DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/genesis.3818.

4 Nous généralisons l’écriture du nom du personnage Mimi Cracra dans le corps de l’article, mais conservons les variantes dans les titres des œuvres ou des épisodes de Pomme d’Api.

5 Dans la notice consacrée à « Pomme d’Api », Aline Eisenegger parle même de « star » pour Petit Ours Brun, Mimi Cracra et SamSam. Voir Isabelle Nières-Chevrel et Jean Perrot, Dictionnaire du livre de jeunesse, Paris, Éditions du cercle de la librairie, 2013, p. 757.

6 Christiane Connan-Pintado, Gilles Béhotéguy (dir.), Être une fille, un garçon dans la littérature pour la jeunesse (2), Europe, 1850-2014, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 2017, p. 29.

7 Anne Besson, « Du Club des Cinq à Harry Potter, cycles et séries en littérature de jeunesse contemporaine », dans : Nathalie Prince (dir.), La littérature de jeunesse en question(s) [en ligne], Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2009, p. 123, URL : https://0-books-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/pur/39713.

8 Weronika Zarachowicz, « L’illustratrice Agnès Rosenstiehl. “Aujourd’hui, on est plus pudibond.” », Télérama, n° 3601, 16 janvier 2019, p. 33.

9 Matthieu Letourneux, Fictions à la chaîne ; Littérature sérielle et culture médiatique, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 2017, p. 42 : « La relation sérielle oscille toujours entre une dynamique de répétition et un souci de la différence. »

10 Mimi cracra dans la piscine est un des seuls épisodes, sinon le seul, où l’illustratrice enjambe l’espace entre deux cases pour montrer l’intégralité de la piscine tout en proposant deux temporalités différentes. Les lectures temporelle et spatiale s’opposent donc : la présence de Mimi-Cracra sur chacune des cases donne priorité à la succession temporelle.

11 Ce sont aussi quelques années, à partir de 1989, où Mimi Cracra apparaît avec d’autres personnages d’enfants, la plupart du temps un garçon et une autre petite fille, avant de revenir à la disposition en cases avec un seul personnage.

12 Laurent Bazin parle de « coalescence structurelle de la thématique androgyne avec l’état d’enfance – moment par excellence de l’indécision, de la recherche de soi-même et de sa détermination. La langue allemande le dit à sa manière, qui fait de l’enfant un neutre : das Kind, c’est l’être encore indifférencié qui doit apprendre à se trouver dans son identité avant de s’assumer en tant que masculin ou féminin. » Voir « Ni tout à fait le même, ni tout à fait une autre. Représentations de l’androgynie dans le roman contemporain pour adolescents », dans : Gilles Béhotéguy et Christiane Connan-Pintado (dir.), Être une fille, un garçon dans la littérature pour la jeunesse, France 1945-2012, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 2014, p. 84.

13 D’abord publié en 1971 par Harlin-Quist et François Ruy-Vidal sous le titre Pierre l’ébouriffé : histoires pas très drôles, d’un passé toujours présent, traduit par Sigrid Holzlehner et Liliane Lapointe et illustré par Claude Lapointe, le texte est réédité à l’École des loisirs en 1979 sous le titre Crasse-Tignasse avec une postface de Cavanna.

14 Même si, dans l’imaginaire collectif, Mimi Cracra a toujours la même tête, la couleur de ses cheveux et ses traits fluctuent d’une aventure à l’autre, avant de se stabiliser dans les années 1980.

15 Denise von Stockar-Bridel, « Féministe ou féminin : approches sociologique et artistique de la problématique des genres », dans : Isabelle Nières–Chevrel (dir.), Littérature jeunesse, incertaines frontières, Paris, Gallimard, 2005 p. 194. C’est sans doute cette lignée qui permet à Bernard Épin de parler de « personnage archétypal », dans la mesure où elle est, pour les plus jeunes, une variation, plutôt qu’une invention, d’enfants fantasques déjà existantes. Voir la notice « Agnès Rosenstiehl » dans : I. Nières-Chevrel et J. Perrot, Dictionnaire du livre de jeunesse, op. cit., p. 844.

16 Nelly Chabrol Gagne, Filles d’albums. Les représentations du féminin dans l’album, Le Puy-en-Velay, L’atelier du poisson soluble, 2011, p. 35.

17 Sur ce personnage, voir aussi Eléonore Hamaide-Jager, « Quand Zuza rencontre Max, se racontent-ils des histoires de crocodiles ? Maurice Sendak et Anaïs Vaugelade », dans : Florence Gaiotti, Eléonore Hamaide-Jager et Claudine Hervouet (dir.), Max et les maximonstres a 50 ans : réception et influence des œuvres de Maurice Sendak en France et en Europe, BnF, 2015, en particulier p. 117-119.

18 Cette publication en revue avant une publication en recueil est aussi une dimension de la sérialité. Voir M. Letourneux, Fictions à la chaîne, op. cit., p. 337 : « C’est la possibilité de proposer à chaque livraison une œuvre se lisant d’une traite, et offrant du même coup une expérience unique, tout en développant un univers survivant à chaque récit, ce qu’exploitera dans un second temps la publication en recueil. »

19 Sophie Van der Linden, « Les nouvelles Éloïse », La Revue des livres pour enfants, n° 241, juin 2008, p. 125-130.

20 N. Chabrol Gagne, Filles d’albums, op. cit., p. 36.

21 Notamment mimi cracra reste sous la gouttière et mimi cracra remplit ses bottes.

22 À l’époque où elle est encore un personnage de Pomme d’Api, Mimi Cracra a même un site qui propose des jeux. Certains livres sont aussi accompagnés d’un objet, un tablier pour faire de la cuisine, des perles, de la pâte à modeler. Mimi Cracra devient alors un produit d’appel ou un label pour activités créatives.

23 Karine Meshoub-Manière, « Sur les traces de Liberté, Égalité, Fraternité d’Agnès Rosenstiehl », Genesis [En ligne], n° 48, mis en ligne le 1er juin 2020, consulté le 3 octobre 2022, DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/genesis.4080, § 37.

24 Marie Garnier, « Pomme d’Api, le grand journal des tout-petits », dans : Thierry Crépin, Françoise Hache-Bissette (dir.), Les Presses enfantines chrétiennes au xxe siècle, Artois Presses Université, coll. « Études littéraires », p. 100.

25 Sylvie Cromer, Carole Brugeilles, Isabelle Cromer confrontent deux personnages d’enfants dont les aventures cohabitent pendant quelques années, Mimi Cracra et Timichou : « La juxtaposition dans le même magazine de Timichou et Mimi Cracra est porteuse de sens du point de vue de la représentation de la différence des sexes et elle la construit, d’autant plus fortement que les enfants sont seuls. Tous les deux sont sympathiques, font preuve d’imagination et d’humour, mais alors que Timichou est à l’extérieur de sa maison dans l’extériorité du jeu avec son chien, qui constitue malgré tout un personnage animé, un compagnon vivant, Mimi est dans l’intériorité de ses pensées et de son imagination, et aussi dans le quotidien. On retrouve les stéréotypes sexistes de la fille intravertie et du garçon extraverti. Autres traits sexués traditionnels : Mimi est gourmande et fait plutôt des bêtises ; Timichou est certes dans un lieu privé et clos mais toujours à l’extérieur de la maison. » (Comment la presse pour les plus jeunes contribue-t-elle à élaborer la différence des sexes ? Tome 2, Les magazines enfants, coll. « Dossiers d’études », n° 104, Allocations familiales, mai 2008, p. 58).

26 Voir M. Garnier, « Pomme d’Api, le grand journal des tout-petits », op. cit., p. 100.

27 Jean-Claude Chamboredon, Jean-Louis Fabiani, « Les albums pour enfants : le champ de l’édition et les définitions sociales de l’enfance », Actes de la recherche en sciences sociales, 13 et 14, 1977, repris dans Revue des sciences sociales [en ligne], n° 64, mis en ligne le 30 novembre 2020, DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/revss.5958, §72.

28 Ces phylactères apparaissent en amont dans De la coiffure, le premier album d’Agnès Rosenstiehl, mais aussi sur les couvertures des numéros 53 à 61 de La Revue des livres pour enfants qu’elle illustre. Ils traversent toute l’œuvre de l’artiste.

29 Comme le rappelle Marie Garnier, « l’équipe de rédaction s’était déjà vivement intéressée aux travaux des orthophonistes sur le langage. Laurence Lentin organise de nombreuses séances de formation pour les rédactrices du journal. Et elle relit toutes les histoires. Ainsi, l’équipe de pomme d’Api s’est développée et s’est professionnalisée avec également le recrutement d’une maquettiste qui va moderniser les illustrations et chercher à donner une unité graphique au journal durant les années 1970. (« Pomme d’Api, le grand journal des tout-petits », op. cit., p. 99).

30 Florence Gaiotti, Expériences de la parole dans la littérature de jeunesse contemporaine, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2009, p. 116.

31 Nous soulignons. Cette aventure se retrouve à la fois dans Mimi Cracra toute l’année ! (Seuil, 2002) et Petites patouilles (Seuil, 2004).

32 Dans La Naissance, le sexe de la mère est présenté de face, comme celui de la fillette. Dans Les Filles, une fillette et un garçon commencent par se montrer leur sexe, par éprouver la douceur de leur propre sexe puis touchent celui de l’autre, avant de jouer à se battre puis de discuter des menstruations et de parler de leur avenir. Autant de représentations sinon militantes, du moins très originales, même dans la période de liberté des années 1970.

33 Il invente aussi bien à partir de personnages tirés de livres comme Babar ou Les Schtroumpfs que des personnages arrivés directement en dessin animé comme Bibifoc.

34 Cette aventure est publiée en 1986, dans le petit volume n° 11 (Pomme d’api/Centurion jeunesse).

35 Un certain nombre de blogs ou de réseaux sociaux évoquent cette figure, proposent des couvertures de Pomme d’Api et insistent sur la transmission générationnelle. Beaucoup font aussi allusion au dessin animé en recopiant les paroles du générique.

36 Dans les listes ministérielles d’ouvrages pour le cycle 1… comme dans l’appel à communication du numéro.

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Table des illustrations

Légende Illustration 1 : Agnès Rosenstiehl, « Mimi cracra fait la vaisselle », Pomme d’Api, n° 195, mai 1982, p. 6-7, avec l’aimable autorisation d’Agnès Rosenstiehl.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/strenae/docannexe/image/9856/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 201k
Légende Illustration 2 : Agnès Rosenstiehl, « Mimi cracra fait splash dans les flaques », Pomme d’Api, n° 200, octobre 1982, p. 12-13, avec l’aimable autorisation d’Agnès Rosenstiehl.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/strenae/docannexe/image/9856/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 164k
Légende Illustration 3 : Agnès Rosenstiehl, « Mimi cracra se lave les mains », Pomme d’Api, n° 129, novembre 1976, p. 8-9, avec l’aimable autorisation d’Agnès Rosenstiehl.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/strenae/docannexe/image/9856/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 70k
Légende Illustration 4 : Agnès Rosenstiehl, « Mimi cracra joue avec la pluie », Pomme d’Api, n° 162, août 1979, p. 14-15, avec l’aimable autorisation d’Agnès Rosenstiehl.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/strenae/docannexe/image/9856/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 175k
Légende Illustration 5 : Agnès Rosenstiehl, Mimi cracra joue avec la pluie, Pomme d’Api/Centurion jeunesse, n° 11, 1986, avec l’aimable autorisation d’Agnès Rosenstiehl.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/strenae/docannexe/image/9856/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 113k
Légende Illustration 6 : Agnès Rosenstiehl, « Mimi cracra et la pluie d’été », Pomme d’Api, n° 282, juillet 1989, p. 10-11, avec l’aimable autorisation d’Agnès Rosenstiehl.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/strenae/docannexe/image/9856/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 187k
Légende Illustration 7 : Agnès Rosenstiehl, Mimi cracra, Pomme d’Api/Centurion jeunesse, 1989, p. 16-17, avec l’aimable autorisation d’Agnès Rosenstiehl.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/strenae/docannexe/image/9856/img-7.jpg
Fichier image/jpeg, 161k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Eléonore Hamaide-Jager, « Mimi Cracra d’Agnès Rosenstiehl »Strenæ [En ligne], 22 | 2023, mis en ligne le 01 mai 2023, consulté le 21 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/strenae/9856 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/strenae.9856

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Auteur

Eléonore Hamaide-Jager

Université de Lille, laboratoire textes et cultures

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