- 1 Yvan Pommaux, « Origine de Marion Duval », dans : Intégrale Marion Duval tome 1, Montrouge, Bd Kids (...)
12022. Avec le tome 29 des aventures de Marion Duval, Yvan Pommaux opère un retour aux sources en signant scénario et image de La Couleur des secrets (fig. 1). Cet album clôt la série, mettant fin aux pérégrinations de l’héroïne. En guise d’avant-propos, son créateur avoue : « J’ai souhaité aujourd’hui retrouver mon héroïne, pour finir ce que j’avais commencé, pour boucler la boucle et lui dire au revoir ! ». « Mon héroïne », « dire au revoir », deux expressions révélatrices du lien affectif qui unit l’auteur à sa création littéraire, lien dont on aurait pu penser qu’il s’était distendu lorsqu’à partir du tome 9, Pommaux passe la main pour les images et, à partir du tome 18, pour le scénario. De fait, Marion Duval apparaît tout d’abord comme un phénomène éditorial. Selon ses propres termes, c’est parce qu’il désirait sortir de l’univers animalier propre à l’École des Loisirs que Pommaux propose dans les années 1980 au bimensuel Astrapi un scénario de bande-dessinée, une « aventure policière sentimentale » avec une héroïne de huit ou neuf ans1.
Figure 1 : La couleur des secrets, scénario et dessin Yvan Pommaux ; couleurs Nicole Pommaux, 2022, illustration de couverture, avec l’aimable autorisation d’ Yvan Pommaux.
- 2 Comme c’était déjà le cas pour la BD de presse, Pommaux travaillant en noir et blanc.
2Le scénario est immédiatement accepté. Marion Duval paraît donc tout d’abord en feuilleton avant que les éditions Bayard, face au succès de la série qui s’amorce, décident en 1983 de publier en album la première aventure de Marion, Marion Duval et le scarabée bleu (fig. 2). Alors commence ce qui pourrait d’un certain point de vue être envisagé comme une histoire de famille : Nicole Pommaux, épouse d’Yvan, assure la mise en couleurs des huit premiers albums2, mise en couleur que prendra ensuite en charge à partir du tome 15 Jeanne Pommaux, fille d’Yvan et Nicole et une des sources d’inspiration du personnage de Marion Duval. Puis, si Yvan Pommaux écrit les scénarios des épisodes 9 à 17, ils seront dessinés successivement par Philippe Masson (sept albums) et Louis Alloing à partir du tome 16. Philippe Poirier écrira ensuite les scénarios des épisodes 18 et 19 tandis que Pascale Bouchié et Frédéric Rosset scénariseront – seul(e) ou à deux – les tomes 21 à 25. Ben Bessière prendra le relais pour les albums 26 et 27, rejoint par Pommaux pour le tome 28 avant que celui-ci ne reprenne à son compte scénario et image pour le point d’orgue, accompagné par Nicole Pommaux pour la couleur.
Figure 2 : Le scarabée bleu, scénario et dessin Yvan Pommaux, couleurs Nicole Pommaux, 1983, illustration de couverture, avec l’aimable autorisation d’Yvan Pommaux.
- 3 Excipit de l’Intégrale Marion Duval tome 3, Montrouge, Bd Kids, 2021.
3La boucle est bouclée. Ce phénomène d’écriture collaborative, la prise de relais d’un dessinateur, d’une coloriste, d’un auteur à l’autre, témoignent de la vitalité de la série et de la nécessité de répondre aux attentes des éditeurs poussés par les lecteurs. En effet, en 1996, Pommaux, inquiet quant à sa vue et intéressé par d’autres projets, souhaite mettre un terme à la série ; c’est Benoît Marchon, responsable des bandes dessinées pour Astrapi, qui le convainc de poursuivre l’écriture des scénarios et contacte Philippe Masson pour prendre le relais de la mise en image et fournir les six pages par mois attendues par le magazine3.
- 4 Sylvie Dardaillon, « Quelle place pour l’iconotexte dans les pratiques enseignantes de cycle 3 ? », (...)
- 5 Stéphane Bonnéry, Jacques Crinon, Brigitte Marin, « Des inégalités d’usage de la littérature d (...)
4Ainsi, c’est le succès de Marion Duval au sein d’Astrapi qui a motivé le développement de la série par-delà le projet de son créateur. Nous nous intéresserons donc à la réception de cette bande dessinée pour comprendre ce qui, chez Marion, séduit ses lecteurs. Notre recueil de représentations réalisé entre 2004 et 2007 auprès de professeurs des écoles en formation continue à la didactique de la littérature avait mis en évidence qu’un tiers de la centaine d’enseignants sollicités « ne citait aucun titre de bande dessinée, certains mentionnant un travail sur extraits, trois titres au maximum chez les bédéphiles, avec une écrasante préférence pour Angelot du lac, voire Marion Duval4 ». Ce constat est corroboré en 2015 par l’enquête de Stéphane Bonnéry et al.5 qui évalue à 1 % la part des bandes dessinées lues dans le cadre scolaire.
- 6 Hélène Raux, « Ce que les blogs d’enseignants disent de la lecture de bande dessinée à l’école », T (...)
5Cette réticence de l’école à intégrer un corpus, pourtant présent dès 2002 dans les instructions officielles, s’explique sans doute pour partie par le poids des représentations et les difficultés éprouvées par nombre d’enseignants à scolariser un objet qui leur demeure étranger. En 2019 encore, Hélène Raux constate que « du côté des activités accompagnant la lecture en classe, le médium peine toutefois à faire l’objet d’un travail de lecture multimodale plaçant les élèves en situation de questionnement : entre un travail très formel sur les codes du genre et des questionnaires de compréhension littérale accordant peu de place à l’image, on ne voit que rarement l’ensemble des composantes des œuvres prises en compte dans un questionnement ouvert engageant un travail interprétatif6. »
6Conséquence de cette désaffection et/ou de cette difficulté à proposer une lecture littéraire de la bande dessinée ? La plupart de nos étudiants de master MEEF premier et second degré fréquente peu la bande dessinée et aucun parmi la cinquantaine d’étudiants questionnés à ce propos cette année ne se souvient avoir lu Marion Duval dans son enfance. Les circonstances ne nous ont par ailleurs pas permis dans le cadre de cet article de questionner bibliothécaires ou documentalistes ni de mener des expériences de lecture auprès d’enfants lecteurs. Où trouver alors trace des lecteurs de Marion qui lui ont insufflé sa vitalité ? Pour tenter de saisir quelques éléments de lectures manifestement privées, nous nous sommes donc tournée vers la blogosphère et la réception de lecteurs qui témoignent, sur les sites BDthèque, Babelio ou encore Izneo, d’une nostalgie de leur enfance à l’occasion de la parution des tomes de l’intégrale. Nous nous appuierons sur l’analyse de ces témoignages spontanés directs ou indirects, écrits sous pseudonyme, pour tenter de comprendre comment le personnage de Marion mais aussi la teneur des albums ainsi que leur facture ont pu rencontrer durablement un public de lecteurs.
7Nous étaierons ces témoignages par les éléments de notre propre analyse pour offrir aux lecteurs de cet article un parcours au fil de la série, rapide mais que nous espérons éclairant. Nous verrons comment Marion peut apparaître comme une héroïne des temps modernes, aux prises avec des problématiques actuelles mais aussi curieuse des mythes ; fillette à la silhouette androgyne, autonome et d’un caractère bien trempé, moteur de l’action, qui entraîne son père dans des aventures insolites. Nous mettrons l’accent sur les thématiques qui traversent la série (art, histoire, amour…) et sur les jeux d’écho qui se tissent d’un album à l’autre. Nous nous intéresserons également à la constellation de personnages qui s’élabore autour d’elle au fil des épisodes, constellation de personnages récurrents ou occasionnels. Il s’agira alors de montrer comment peu à peu se construit autour de Marion un monde qui se complexifie, se densifie au fur et à mesure de la parution des albums.
8Si les médiateurs-enseignants que nous côtoyons ne connaissent que peu Marion Duval, si aucune lecture intégrale d’un album de la série n’est proposée par les enseignants-blogueurs étudiés par Hélène Raux7... voyons donc ce qui se dit sur la toile, qui apparaît comme un lieu privilégié des échanges, entre lecteurs en particulier. Alors, s’ouvre un espace vertigineux à cerner ! Le choix des sites BDthèque, Babelio, Izneo ou encore Momes.parents est d’abord un choix opportuniste. Une rapide exploration booléenne intégrant le titre de la série les fait immédiatement apparaître... D’autres critères justifient par ailleurs ces choix.
9BDthèque est un des sites de référence en matière de bande dessinée, nous y croiserons donc des bédéphiles avertis, ce que confirme la longue liste de bandes dessinées commentées par les onze contributeurs qui postent un avis sur Marion Duval. Aucune autre indication n’est donnée en revanche sur le profil des lecteurs. Izneo se donne pour la « première plateforme de BD numérique d’Europe avec un catalogue constitué des publications de plus de 220 éditeurs et créateurs indépendants à travers le monde8 ». Babelio se présente comme « un site communautaire de lecteurs9 », ce qui nous intéresse particulièrement du point de vue de la circulation des titres. Les contributeurs présentent des profils fort divers et complémentaires, allant de Jangelis, 73 ans, passionnée par la littérature pour la jeunesse, bibliothécaire bénévole, à Lisa1, très jeune lectrice si nous nous fions à ses lectures, en passant par ice56, lectrice de 20 ans ou encore SebastienCreo, 47 ans, canadien.
10Momes.parents, dont la directrice de rédaction, Anaïs Jouvancy, fut un temps journaliste au Monde de l’Éducation, a également ouvert un onglet « Bandes dessinées et mangas ». Si le site ne propose pas de déclaration d’intention, le projet semble être avant tout d’éduquer à la parentalité ou du moins de donner aux parents des idées d’activités, comme l’indiquent les rubriques : bricoler, jouer, apprendre, cuisiner, chanter... Les bandes dessinées se trouvent donc intégrées à ce panorama très éclectique dont nous n’avons pas retenu les commentaires faute d’éléments permettant de les attribuer à des lecteurs authentiques.
11Si nous observons de plus près à présent les commentaires postés entre 2002 et 2020, nous pouvons envisager une amorce de typologie : commentaires relevant de l’affect (enthousiasme, nostalgie...), commentaires plus « critiques » visant les qualités graphiques ou narratives. « Se10 livre et magnifique je veux avoire toute la colection de Marion duval j’ais déjà lue 2 BD elle sont trop cool dommage je les lie a la bibliothèque alors je veux m’en acheter a absolument lire trop cool bon a+ et a avoirs les Marion duvale trop classe11 » écrit Gamerdus 300 à propos de la réédition en 2007, sous le titre L’Aventure cœur battant, des quatre premiers volumes des aventures de Marion. « Trop cool », « trop classe », ce jeune (?) lecteur nous livre sans filtre son enthousiasme et sa faim de lecture. Ce cri du cœur rencontre le commentaire nostalgique de Piehr en 2002 :
Marion Duval est une série que j’ai découverte par le biais d’Astrapi un journal pour les 7-10 ans vraiment bien fait :) J’ai continué dans ma jeunesse à m’intéresser aux différents albums de la série (même si je n’ai lu que les 6 ou 7 premiers), car, je dois l’avouer, ça me plaisait bien ! Cette petite fille, Marion, qui n’a pas froid aux yeux et qui vivait toutes les aventures qu’à son âge nous aurions tous aimé vivre nous aussi, ça me bottait vraiment :)12.
12Fandora, seule lectrice à poster un avis sur Izneo à propos de Marion, fait part, elle aussi, de sa nostalgie au moment de la parution du premier tome de l’intégrale dont la lecture fait ressurgir les souvenirs : « Les Astrapis de mon enfance dans lesquels les aventures de Marion Duval étaient rapportés au fil des magazines, les bacs de la bibliothèque où je m’empressais de retrouver les tomes précédents, et le vieux cabanon des grands-parents où étaient empilés les vieux magazines de ma mère et de mes oncles, qui me permirent de découvrir lors d’étés pluvieux la première publication de cette fillette qui embarquait son père dans des aventures rocambolesques13. » Les retrouvailles avec Marion, en bonne place dans la bibliothèque intérieure de cette lectrice, semblent alors dotées du pouvoir de ressusciter l’enfance. « Un vrai parfum de nostalgie, je les lisais dans le magazine, puis en BD, avec mes enfants. Dès que j’en ai parlé avec eux et les amis de leur génération (les 30/35 ans) tous ont réagi “ah oui, on se souvient bien de Marion… est-ce que ça n’a pas un peu vieilli ?” » témoigne au même moment Jangelis, l’une des cinq contributeurs/trices de Babelio à poster un avis sur Marion14. Ainsi se dessinent une transmission générationnelle, des scènes et partages de lecture qui font de Marion une compagne de vie.
13Cette pérennité de la série s’explique en partie selon les lecteurs dont nous avons repris les témoignages par des qualités narratives qui facilitent et motivent la fréquentation de Marion Duval. Ainsi, Agecanonix salue-t-il (elle ?) une série qui se développe « sans essoufflement malgré le nombre conséquent d’albums », « des scénarios remplis de suspense et souvent de péripéties, mais toujours vraisemblables, aux personnages variés et attachants15 ». Si nous pouvons interroger la « vraisemblance » des péripéties (découverte de la cache aménagée dans les sous-sols du métro pour que Romolo puisse vivre caché mais auprès de sa mère dans Traque à Montmartre, création d’une plante dévastatrice par un scientifique écolo pour sensibiliser les participants au CRASPEC dans Alerte à la Plantaline, secte illuminée et criminelle dans Un train d’enfer…), nous nous accorderons volontiers sur la dynamique des scénarios qui tiennent le lecteur en haleine. Les albums bouclent l’aventure en une quarantaine de planches, la double planche concentrant systématiquement une unité narrative et appelant un rebondissement sur la dernière vignette. Ainsi, par exemple, la première vignette de la planche 12B de l’album Un croco dans la Loire nous montre-t-elle un puits dont M. Bigot dit qu’il recèle un passage secret vers la mystérieuse propriété qui jouxte son habitation troglodyte, tandis que la dernière vignette de la planche 13B nous montre Marion se penchant sur le puits, persuadée que Fil se trouve derrière le mur. Tournons la page et la voici qui, dès la première vignette, enjambe la margelle.
14Certains lecteurs disent également leur sensibilité au graphisme et en particulier au traitement réaliste des décors. De fait, comment ne pas avoir envie de siroter un jus d’orange fraîchement pressé ou un ouzo, selon l’âge du lecteur, à l’ombre de l’eucalyptus, sur les tables bancales du kaféneion de Frikès dans Attaque à Ithaque ? Yvan Pommaux est passé maître dans l’art de saisir le détail significatif qui ancre ses décors dans nos représentations : mansardes zinguées et façades de pierres de taille des immeubles haussmanniens, colonnes Morris, entrées de métro, kiosques à journaux parisiens et périptéroi grecs, bories provençales, demeure des Saint-Roch typique de la côte bretonne, bords de Loire et habitations troglodytes… Philippe Masson et Louis Alloing poursuivront dans la même veine. Pour nombre de lecteurs, la série s’inscrit dans la perspective de la ligne claire belge caractérisée par un trait régulier à l’encre qui délimite les aplats de couleur, facilitant ainsi la lisibilité.
15De fait, même si Yvan Pommaux récuse quant à lui ce rattachement à la ligne claire, le style de Marion Duval est empreint d’un certain classicisme, tant par le dessin réaliste que par la délimitation très nette des vignettes, et répond aux critères de lisibilité et d’efficacité qu’il énonce dans sa correspondance avec Lucie Cauve :
- 16 Lucie Cauve, Yvan Pommaux, « Correspondance entre Yvan Pommaux et Lucie Cauve », dans : Yvan Pommau (...)
Un livre raconte une histoire. S’il est illustré, l’illustration doit faire partie intégrante de cette histoire. Elle doit être narrative, avec des personnages caractérisés, exprimant des sentiments multiples, dans des décors adéquats. [...] L’illustration doit simplement être lisible et raconter. Il est bon qu’elle ne soit pas figée, que les personnages ne posent pas comme devant l’objectif d’un appareil photo, agissent les uns par rapport aux autres, que les images se répondent entre elles et n’aient pas l’air d’être prêtes au découpage, puis à l’accrochage au-dessus de la cheminée16.
16Les ressources du montage et des échelles de plans sont par ailleurs clairement mises au service du rythme narratif et de l’intrigue. Ainsi, les incipits sont-ils travaillés de manière particulièrement dynamique. Prenons pour exemple les trois premières planches qui ouvrent L’homme aux mouettes. La première vignette de la première planche nous montre Marion en plan large, qui traverse l’image lancée sur ses patins à roulette, à l’arrière-plan, la façade épurée du cinéma ABC, au premier plan, un homme, cigarette aux lèvres, qui évoque les détectives du cinéma noir. Les vignettes se resserrent ensuite sur Marion qui patine en écoutant Trenet dans son walkman et disparaît dans l’entrée de son immeuble en bas de la planche.
17Dans un enchaînement extérieur/intérieur, la planche suivante s’amorce par un très gros plan : un doigt presse la sonnette d’Alexandre et Marion. À la vignette suivante, le plan s’élargit et nous découvrons Gaël qui lui aussi écoute Le soleil et la lune dans une sorte de montage son. Dépité de trouver porte close, il reprend l’escalier. La bande centrale de trois vignettes va montrer en alternance Marion prenant l’ascenseur, Gaël descendant les marches puis Gaël passant devant la cage d’ascenseur derrière laquelle se profile Marion en ombres chinoises (fig. 3). Ainsi, Pommaux utilise-t-il de manière malicieuse et efficace toutes les ressources cinesthésiques de la bande dessinée pour mettre en scène la rencontre des deux amis et capter l’attention de son lecteur complice.
Figure 3 : L’homme aux mouettes, scénario et dessin Yvan Pommaux, couleurs Nicole Pommaux, 1993, planches 2 et 3, avec l’aimable autorisation d’Yvan Pommaux.
- 17 Matthieu Letourneux, « Séries, collections et sérialité en littérature de jeunesse », Revue des liv (...)
- 18 Benoît Virole, « De la pérennité des héros pour la jeunesse », Revue des livres pour enfants, n° 24 (...)
18Comme en témoignent les quelques lecteurs à la réception desquels nous avons eu accès, c’est d’abord le personnage même de Marion, sujet sémiotique de la narration, qui les séduit et les entraîne dans son sillage. En cela, elle a la force des héroïnes de séries populaires qui proposent, selon les termes de Matthieu Letourneux, « des récits aux logiques plus buissonnières […] obéissant à un principe de distraction17 ». Marion est de manière quasi systématique le déclencheur de l’aventure, celle qui agit, du fait de sa personnalité même : curieuse, intrépide, inventive… Fidèle aux solides amitiés qu’elle noue au fil des albums, elle ne s’en laisse pas conter, ne s’avoue jamais battue ; elle brave tous les dangers, se montre combative face à des adultes parfois hostiles, elle s’indigne, se rebelle. Elle est donc dotée des qualités essentielles qui caractérisent selon Benoît Virole le héros pour la jeunesse, « quelque chose qui va à l’essentiel, qui touche ce qui dans l’homme est constant, profond et indifférent au passage du temps18. »
19En effet, Marion s’offre comme une fillette porteuse d’un idéal, de valeurs, de stéréotypes que nous attachons volontiers à la jeunesse : droiture, enthousiasme, énergie, volonté de changer le monde. Sa silhouette se fixe à Ithaque lorsqu’Alexandre lui coupe les cheveux, pour mettre en valeur les boucles d’oreilles qu’il lui offre mais sans doute aussi pour renforcer sa modernité et son allure androgyne (fig. 4). Jeans slims ou baggy, tee shirts, salopettes, grands pulls confortables, anoraks… la robe portée dans Traque à Montmartre est droite, assortie d’épais collants. Marion a besoin d’être confortablement vêtue pour sauter, courir, ramer, dormir à la belle étoile, bref, pour l’aventure. Et sa garde-robe évolue au fil du temps comme celle des fillettes qui la lisent et peuvent se reconnaître en elle.
Figure 4 : Attaque à Ithaque, scénario et dessin Yvan Pommaux, couleurs Nicole Pommaux, 1985, illustration de couverture, avec l’aimable autorisation d’Yvan Pommaux.
20Au-delà de son héroïne éponyme, ce qui fait pour partie au moins le succès de la série des Marion Duval, c’est sans doute sa capacité à entraîner le lecteur dans des aventures extraordinaires, ancrées dans une géographie et une temporalité à la fois familières et exotiques. Si le point de départ est le plus souvent Paris, l’aventure implique le déplacement, la découverte d’un ailleurs. Dans Traque à Montmartre, nous explorons les catacombes parisiennes, le monde du dessous. Dans Enquête d’amour, c’est une aventure de l’intime qui se déploie, explorant les images du passé, l’espace vide laissé par l’absence maternelle. Le déplacement peut rester dans l’environnement « familier » de l’auteur : côtes bretonnes, rives de la Loire où il vit et enfin, pour le dernier album, station thermale abandonnée qui fait écho à l’enfance vichyssoise. Mais le plus souvent, Marion entraîne ses lecteurs dans des voyages lointains : la Grèce et ses îles dans Attaque à Ithaque, le Maroc dans Un parfum d’aventure, la corne de l’Afrique dans SOS éléphants, le Bouthrakajmir indonésien dans La vengeance du prince Melcar, New York…
- 19 Yvan Pommaux et Philippe Masson, Enquête d’amour, Montrouge, Bayard jeunesse, 2005, pl. 15.
- 20 Éléonore Hamaide-Jager, « Betty Bone et Yvan Pommaux : des topographes à la recherche des lieux (...)
21La sensibilité esthétique joue souvent un rôle essentiel dans les intrigues de la série, très souvent sous-tendues par le goût prononcé des protagonistes pour l’art : art des Mycéniens avec le trésor d’Ulysse dans Attaque à Ithaque, art des Ankos japonais en ivoire dans SOS Éléphants, art brut avec les patates de Lotte Berlheim, émule d’Henri Cueco, dans Enquête d’amour. L’artiste elle-même déclare préférer « souvent un objet très banal qu’[elle] observe comme s’il était une personne, et la plus intéressante au monde19 ». Par son travail réitéré sur la modeste patate et sa démarche de photographie systématique du même square parisien, elle manifeste un ancrage, voire une filiation artistique et littéraire. Ainsi, comme l’a montré Éléonore Hamaide-Jager, « on peut déclarer, au vu des liens qui unissent déjà l’œuvre de chacun des deux hommes, que le scénariste de Marion Duval, Yvan Pommaux, s’est inspiré de la démarche de Perec pour créer son personnage, d’autant que les expérimentations infra-ordinaires de Lotte Berlhein, nom d’artiste de Line Berthelot, courent sur plusieurs albums20. » L’art est donc intimement présent dans les albums de celui qui écrivait à Lucie Cauve :
- 21 L. Cauve, Y. Pommaux, Yvan Pommaux, op. cit., p. 21.
Je crois profondément qu’un livre est un livre, pas une galerie de substitution pour artistes ayant trouvé là un formidable lieu d’exposition. [...] L’illustration n’est pas de l’Art, et n’a pas, comme lui, le devoir d’être en pointe, jamais vue, absolue. [...] Qu’un style se dégage, que des tendances s’expriment, c’est légitime. En cela, l’illustration est parente de l’Art… mais une parente éloignée21.
22Mais Marion se trouve également mêlée à des conflits ancrés dans les tensions du monde contemporain, s’inscrivant ainsi dans un arrière-plan culturel et idéologique de son temps. Elle s’engage aux côtés de Robert Lomer pour empêcher les massacres perpétrés sur les éléphants et dénoncer le trafic international dont leurs défenses font l’objet ainsi que la manipulation de l’opinion publique dans SOS éléphants. Elle se trouve impliquée dans les conflits que génère la cohabitation entre le loup, pomme de discorde pour les villageois, et le berger dans Gare au loup. Alerte à la Plantaline, à travers la métaphore de cette plante incontrôlable créée par un scientifique activiste, propose un miroir grossissant aux débats et à la réflexion écologique, en marge du Congrès sur les Risques Affreux et Sinistres qui Pèsent sur notre Environnement Commun. Enfin, Marion s’insurge contre la fragilité du patrimoine face aux appétits des promoteurs et s’attaque à la corruption des décideurs dans Chantier interdit.
- 22 Il s’agit en effet bien là d’une appropriation par l’écriture dans une démarche de réception littér (...)
23Si Marion est bien le moteur et le centre de l’action, elle fonctionne dans une synergie avec les personnages qui l’accompagnent dans ses aventures. Dans la série John Chatterton détective, Lilas et Le grand sommeil, Yvan Pommaux avait déjà montré son intérêt pour l’univers des contes dans une démarche de récriture22. Dans la série de Marion Duval, comme dans les contes, l’héroïne qui part en quête est épaulée par des adjuvants ou contrecarrée par des opposants (fig. 5).
Figure 5 : Le scarabée bleu, scénario et dessin Yvan Pommaux, couleurs Nicole Pommaux, 1983, planche 1A, avec l’aimable autorisation d’Yvan Pommaux.
24Les opposants ne feront le plus souvent que des apparitions ponctuelles et resteront à l’état de silhouette. Quelques malfrats et hommes de main comme Delroc, Face de Rat, Paulo, Gigi... jouent les utilités à la solde d’Esther, de son frère, de Boris ou du prince Melcar dans Le scarabée bleu, Rapt à l’opéra, Attaque à Ithaque, SOS éléphants ou encore Un parfum d’aventure. Traités de manière stéréotypique, ils ancrent les récits dans l’univers de l’aventure et du polar. En contrepoint, un duo presque comique fait quelques apparitions dans les premiers albums : celui du commissaire Raymond Mallarmé et de son adjoint l’inspecteur René Ballu, d’abord hostiles au couple Alexandre-Marion considéré comme suspect dans Le Sarabée bleu puis adjuvants dans Attaque à Ithaque ou encore L’Homme aux mouettes.
25Les hommes du passé d’Esther endossent également de manière récurrente le rôle d’opposants tout en assumant une fonction secondaire. En effet, c’est par leur intermédiaire que se précise peu à peu l’identité d’Esther : dans Rapt à l’opéra, nous apprenons qu’elle est la demi-sœur du duc Henry de Prémonchêne, aristocrate mélomane et désœuvré qui trempera plus tard dans le trafic d’ivoire dans SOS éléphants ; Melcar, prince autoritaire et boulimique du Bouthrakajmir, épousé puis éconduit, réussit à la retrouver et séquestrer dans Un croco dans la Loire puis entre en guerre afin de la reconquérir dans La Vengeance de Melcar ; Boris, enfin, musicien soliste et père de Fil, aigri et haineux, se sert d’une secte pour tenter de venger son amour bafoué dans Un train d’enfer et suborne Delroc dans le dessein de saboter l’entreprise d’Esther dans Un parfum d’aventure. Tous les trois semblent endosser dans la narration le rôle de reflets négatifs d’un Alexandre patient, fidèle, naïf, tendre, amoureux...
26En effet, au premier rang des adjuvants de Marion se trouve un père bohème, à la fois héroïque et froussard, amoureux platonique d’une Esther Egonovna Babakina qui se dérobe, étourdi, maladroit parfois mais surtout journaliste. En cela il est celui qui va permettre que l’aventure advienne. Dans Rapt à l’opéra, c’est lui dont la carte de presse permet à Marion d’assister depuis les coulisses à la représentation d’Ulysse et Pénélope, lui qui l’entraîne jusqu’en Grèce à la recherche du scoop sur les traces du ravisseur d’Elisa Bauchant : « Ah ! oui, je vais y aller ! Votre Henri et son jardinier m’ont piqué mon appareil !! J’avais pris des photos de l’enlèvement… » déclare-t-il à Esther planche 19. Marion lui reprochera d’ailleurs à maintes reprises son obsession du scoop. Au fil des épisodes va se tisser autour de Marion un réseau amical plus ou moins récurrent et intermittent.
- 23 Didier Delaborde, « Petit catalogue des états amoureux à l’œuvre dans les premiers albums d’Yvan Po (...)
27Dès le premier album, Le Scarabée bleu, le couple Marion-Alexandre Duval croise la route d’un couple complémentaire, celui de Fil et de sa mère Esther, esthète élégante et mystérieuse que rien n’arrête (ou presque) dans sa quête de beauté, d’objets archéologiques, de bijoux... Elle se présente d’ailleurs comme voleuse lorsqu’elle rencontre Line Berthelot à la planche 30 de Photo fatale. Les quatre protagonistes, impliqués dans nombre d’aventures jusqu’au volume 27, se rencontrent toujours dans des conditions rocambolesques, ce qui fera dire à Alexandre à la planche 29 d’Alerte à la Plantaline : « Vous rencontrer normalement dans la rue, vous croyez que c’est possible ? ». Si Alexandre et Marion habitent d’album en album à la même adresse, au dernier étage du 13 rue Gustave Doré dans le 17e arrondissement, Esther et Fil vagabondent d’hôtels – le Ritz en particulier – en résidences de luxe et même en palais. Fil jouera auprès de Marion le rôle d’un alter ego toujours prêt à l’épauler, quitte à s’opposer au désir de sa mère comme lors de la découverte du trésor d’Ulysse dans Attaque à Ithaque. Comme l’a montré Didier Delaborde, ces quatre personnages offrent ainsi au jeune lecteur deux nuances de la palette des états amoureux à l’œuvre chez Pommaux : la séduction et l’agapé23.
- 24 Voir Sylvie Dardaillon, « Yvan Pommaux, relecteur et passeur des mythes grecs », dans : Nathalie Pr (...)
28Rencontré dans Rapt à l’opéra, c’est l’historien Alain Caudex qui, dans Attaque à Ithaque, la met sur la voie du tombeau du guerrier achéen même si c’est le vieux Giorgos – « adjuvant essentiel » du récit qui n’est pas sans faire penser aux apparitions de dieux sous les traits d’humains, récurrentes dans l’Odyssée24 – qui les épaulera de manière décisive. Dans Tempête sur Saint-Roch, c’est encore lui qui lancera l’aventure en alertant Alexandre et Marion sur la mystification que représente la parution d’un recueil posthume et apocryphe du poète Vincent-Victor de Saint-Roch. Plus tard, Alexandre lui confie sa fille dans Chantier interdit lorsqu’il doit s’absenter dans le midi pour un reportage, et c’est Caudex qui permettra la découverte de la chapelle d’Eustache de Forez. C’est à cette occasion que Gaël Faou, le jeune Breton qui, bravant l’océan déchaîné, avait aidé Marion à confondre le comte Georges-Hubert de Saint-Roch, va prendre une épaisseur supplémentaire en devenant le descendant présumé d’Angelot du Lac auquel il ressemble trait pour trait.
29Ainsi les séries, celles de Marion et d’Angelot, se télescopent dans un jeu plaisant d’auto-référencement. Gaël le brun, ancré dans sa Bretagne natale, va devenir comme le complémentaire du blond et cosmopolite Fil : tous deux ont noué une amitié indéfectible avec Marion et, à la sensibilité artistique de Fil, héritée d’un père concertiste et d’une mère esthète, va répondre l’énergie de Gaël, qui a reçu en partage la bravoure de son ancêtre supposé. D’autres alliés vont enrichir la constellation des adjuvants de Marion : Victoria, la camarade de classe, et Osiris, grapheur et rappeur, dans Traque à Montmartre et Un croco dans la Loire. Enfin, un personnage occupe une place essentielle dans cette constellation, Line Berthelot, la mère absente qu’Alexandre a quittée en douce pour la laisser développer son art mais qui revient dans la vie de Marion dans Enquête d’amour, l’album venant combler une ellipse, un non-dit. Dans la Couleur des secrets, ultime album de la série, c’est elle qui noue l’intrigue en invitant Marion sur le lieu de sa résidence d’artiste. La relation mère-fille s’est approfondie et les dernières planches de cet album, dont Esther est absente, entrouvrent pour Alexandre et Line la possibilité de se redécouvrir.
- 25 Janine Kotwica, « L’impossible monsieur Pommaux », La Revue des livres pour enfants, n° 229, p. 136 (...)
- 26 Sophie Cherer, L’Album des albums, Paris, L’École des Loisirs, 1997.
- 27 Notamment celle de Wikipédia qui classe Troie, la guerre toujours recommencée parmi les bandes dess (...)
30Au fil de ces lignes, il nous semble avoir montré quelques-uns des principaux axes de cohérence de la série des Marion Duval. Mais quelle place attribuer à Marion dans l’œuvre d’Yvan Pommaux ? Nous trouvons dans la série ces « solides passerelles » qu’évoquait Janine Kotwica25 : références au cinéma noir, élégance féminine, références à l’art, couple… Bulles, séquentialité de l’image, découpage, montage, jeux avec les plans… bref, ce que nous considérons communément comme les codes de la bande dessinée sont présents dès les débuts. Comme le notait Sophie Chérer en 1997, Pommaux « aime taquiner les genres26 » et les bibliographies27 témoignent parfois en répertoriant ses titres d’une hésitation générique entre album et bande dessinée.
- 28 « Moi, je ne veux pas m’ennuyer ! Conversation entre Yvan Pommaux et Arthur Hubschmid », dans : Yva (...)
31L’écriture sérielle fait par ailleurs partie intégrante de sa dynamique créative. Corbelle et Corbillo, Lola ou encore John Chatterton apparaissent dès les années 80-90 comme les personnages récurrents de mini-séries explorant les états du couple, les questionnements de l’enfant face aux miracles de la nature, les parentés du mythe, du conte et du polar parce que « les contes, la mythologie, les polars, les westerns fonctionnent sur [le] même principe28 ». Les aventures de deux autres héros, Angelot du lac et Téo Toutou, se développent sur plusieurs tomes en bande dessinée, historique pour l’un et policière pour l’autre. Cette place à part est peut-être à chercher du côté de la longévité de notre héroïne, de sa capacité à entraîner dans son sillage des lecteurs qui peuvent se reconnaître en elle.
- 29 M. Letourneux, « Séries, collections et sérialité », op. cit., p. 93.
- 30 Y. Pommaux, « Origine de Marion Duval », op. cit., p. 5.
- 31 Olivier Piffault, « Au royaume des bulles, les héros sont-ils encore des rois ? », Revue des livres (...)
32En proposant son héroïne à Astrapi au début des années 80, Pommaux était vraisemblablement loin de se douter qu’elle connaîtrait un tel destin fictionnel. Or, comme l’affirme Matthieux Letourneux, « nombreuses sont les séries à naître dès l’origine comme une collaboration entre un éditeur et un auteur29 » et c’est bien « sous la houlette30 » de Benoît Marchon, éditeur de la revue, que Marion Duval est née. C’est aussi grâce à la ténacité de ce dernier – qui convaincra Pommaux de continuer à écrire les scénarii et contactera Philippe Masson – qu’au lieu de s’éclipser au tome 8, elle s’est affirmée comme phénomène sériel. Ainsi, la petite rousse peut-elle continuer à occuper « une position de modèle, d’inspirat[rice] » tant on trouve chez elle « [l]e courage, l’audace, le goût de l’exploration, la décision, le sens moral et celui de la justice31 » qui caractérisent les « vrais héros » selon les termes d’Olivier Piffault.