- 1 Bettina Kümmerling-Meibauer, « Seriality in Picturebooks », dans : Bettina Kümmerling-Meibauer (dir (...)
- 2 Matthieu Letourneux, Fictions à la chaîne : littératures sérielles et culture médiatique, Paris, Éd (...)
1La sérialité est un domaine d’étude en pleine expansion à la suite d’un véritable essor des séries littéraires et audiovisuelles dans la production générale ces dernières décennies. Loin d’être un phénomène nouveau, elles succèdent aux collections du xxe et aux livraisons du xixe siècle en France. Malgré cet essor, Bettina Kümmerling-Meibauer a souligné en 2018, à propos des productions sérielles destinées aux enfants, le manque de considération dont la sérialité fait toujours l’objet, malgré la créativité grandissante de la production actuelle dans les albums jeunesse1. Longtemps considérées comme pauvres, vulgaires, populaires, stériles voire faciles, les séries se voient réévaluées comme des ensembles riches de potentialités, sources de plaisirs inépuisés, fruits d’un rapport complexe au genre et à un large réseau de productions et d’acteurs. L’étude très précise des mécanismes sériels dans la production littéraire populaire menée par Matthieu Letourneux sous-tend la présente réflexion et lui procure un cadre de référence opératoire2. À l’analyse qu’il propose, du point de vue d’un spécialiste de la littérature attentif aux mécanismes de réception des objets sériels, j’aimerais proposer un point de vue situé du côté de la génétique.
2L’étymologie complexe du terme série (du verbe latin serere, synthèse de deux traditions sémantiques) permet de mettre en relief trois fils sémantiques pour penser l’acte de création d’un tel objet. Évocateur de la semence, il renvoie bien à l’étalement régulier caractéristique du travail sériel. De même qu’une graine porte en elle le germe de la plante à venir, de même l’attraction de la série repose en partie sur les perspectives qu’elle suggère et l’anticipation d’un plaisir renouvelé. Un second sens rapproche le mot du verbe nouer et correspond aux multiples trajectoires croisées qui forment la dynamique de renouvellement d’une série. On peut enfin, par effet de bouclage, rapprocher le terme de la notion de clôture, pourtant peu associée aux séries. La série apparaît en effet, du point de vue du créateur, comme une pratique de circonscription et de limitation et non comme une promesse de développement et d’ouverture illimités. La conception d’une série consiste-t-elle à la clore systématiquement plutôt qu’à l’étendre indéfiniment ?
3Ma réflexion s’insère dans le contexte de création des illustrations d’une série co-écrite avec Esther Duflo, économiste du développement et Prix Nobel 2019. Cette série constitue l’objet de la thèse de doctorat que je mène à l’université de Tours ainsi qu’à l’École d’Art et de Design d’Orléans. Située entre fiction et non-fiction, elle vise à diffuser des connaissances scientifiques sur la pauvreté dans les pays en développement auprès d’un public de jeunes enfants, âgés de cinq à sept ans. Destinée à une lecture accompagnée pour des enfants non-lecteurs ou en apprentissage de la lecture, cette série comporte une fiction illustrée de trente-deux pages et deux double-pages documentaires destinées aux médiateurs. Elle vient d’être publiée au Seuil Jeunesse en septembre 2022. Je m’intéresserai spécifiquement dans cet article à la forme sérielle et à son usage pour aborder le sujet de la pauvreté, ainsi qu’à l’avantage qu’elle présente dans la représentation de ce thème. Les cinq premiers albums viennent de paraître et je me trouve actuellement dans un moment de transition avant la reprise du travail sur les cinq albums suivants qui seront publiés en septembre 2023. L’écriture de cet essai intervient donc à un moment charnière et me permet de rendre compte de la production précédente mais également d’établir une réflexion propre à nourrir les albums suivants, dans une tension temporelle propre à la création sérielle.
- 3 Bryan Alderson, « The making of children's books », dans : Matthew Orville Grenby et Andrea Immel ( (...)
4Une telle étude, aussi courte soit-elle, pose la problématique de la recherche-création et de la connaissance spécifique que peut fournir l’artiste-auteur-créateur lorsqu’il se fait chercheur. Quelle approche méthodologique et quelle expertise peut-il apporter à partir d’une production dont il est lui-même responsable ? Le principal intérêt réside à mon sens dans un recours facilité à un matériel de génétique de l’œuvre bien souvent difficile d’accès ou parcellaire pour les chercheurs. Mon analyse se nourrit donc d’un large matériau concret de croquis, planches originales, albums imprimés mais aussi de notes personnelles, mails, compte-rendus d’échanges avec les collaborateurs et d’une archéologie de PDFs annotés. La création d’une série facilite le travail de recherche en raison du temps long qu’elle requiert. L’oubli généré par cette extension temporelle ouvre sur une redécouverte constante de son propre matériel et sur une réflexion analytique postérieure qui permet l’objectivité. En outre, le travail sur la série se fait souvent à plusieurs et, comme le souligne Brian Alderson, les « auteurs, loin d’avoir leur afflatus divin délivré sans médiation à leur public, doivent principalement être vus comme des exécutants au sein d’un projet collaboratif – et pas seulement comme les leaders ou les initiateurs d’un tel projet3. » Cette pluralité d’acteurs à l’échelle de la conception des albums facilite l’observation et l’analyse objective d’un matériau autre que celui du chercheur/créateur. Placé depuis le point de vue de la création d’une série, cet article n’inclut pas sa réception par le public, que j’aborderai dans une publication ultérieure.
5Dans un premier temps, je montrerai comment l’illustrateur s’appuie sur une structure rigide et ouverte définie en amont de la création de la série. Dans un second temps, je montrerai comment la mise en place concrète de la série requiert un travail constant de mise en cohérence de ses parties. Enfin, je montrerai que la série, pour sa propre pérennité, requiert des limitations clairement établies par l’illustrateur.
6Semer consiste à mettre dans une terre préparée un nombre donné de graines destinées à se multiplier par la suite. Les prémices de la création d’une série se rapprochent de cette action en ce qu’elles doivent établir des points d’ancrage soigneusement sélectionnés pour permettre le bon développement du projet.
7Pour construire une série dans la durée, l’auteur et l’illustrateur conçoivent dès le départ une structure stable et inchangée portée par un nombre restreint de principes clairs. Le travail de collaboration entre l’auteur et l’illustrateur nécessite des formalisations très précoces dans l’articulation de cette structure, notamment lorsqu’ils doivent élaborer une proposition de projet en vue de trouver un éditeur. Dans le cas de la série étudiée, le projet m’a été présenté pour la première fois déjà conçu sous forme sérielle. Esther Duflo m’a fait part en août 2019 de son envie de réaliser une série d’albums pour enfants. Si elle avait déjà évoqué ce projet, imaginé en 2016, dans des discussions orales, ce premier document marque une étape plus formelle dans le début d’une collaboration. La création du fichier texte datait de trois jours avant l’envoi. Si elle avait bien ébauché quelques bribes de ces histoires auparavant, c’est la perspective de les communiquer qui a motivé la rédaction de ce premier jet. Le document, intitulé 3 histoires, indiquait d’emblée par la numérotation et l’emploi du pluriel l’intention d’une série. Esther Duflo précisait également dès cette première étape les relations projetées entre les différents albums : « Je t’envoie 3 histoires, je con[ç]ois maintenant le truc comme une s[é]rie de livre[s] independant[s] mais connect[és] ». Le document attaché présentait des histoires rédigées sous une forme oscillant entre un synopsis établissant le résumé de l’intrigue et un storyboard plus explicite sur les actions des personnages et les lieux décrits. Une quatrième histoire était amorcée mais elle ne comportait à ce stade qu’un titre en gras. Les éléments principaux de l’histoire étaient déjà là. À l’instar de nombreuses séries pour la jeunesse telles que Martine, Caroline ou encore, à une autre échelle, Fifi Brindacier, elle était dotée d’un personnage principal, Lilou (transformée en Nilou par la suite), une petite fille enjouée de huit ans. Les épisodes suivants permettaient de connaître son cousin Neso et son amie Ila. Le principe de chaque album était établi : il liait un personnage proche de Lilou à un thème central relatif à la pauvreté. Lilou fonctionnait donc moins comme un personnage principal que comme un personnage unificateur des différentes parties de la série. Ces choix liminaires sont alors expérimentés dans un premier épisode pilote, dont la qualité est souvent moindre à cause des multiples retouches destinées à préciser l’axe majeur du projet. C’est pourtant paradoxalement à partir de cette structure primaire que l’éditeur puis le lecteur adhèrent ou non à la série et décident ou non de poursuivre la lecture. Ils n’adhèrent donc pas à des principes fixes mais bien à un état encore instable et expérimental de la création, que l’exercice sériel renforcera par la suite.
- 4 L’alternance entre trois niveaux de discours (parole scientifique objective d’économistes, retransc (...)
8Cette structure est en effet conditionnée par l’ensemble de la production antérieure à partir de laquelle se développe la série. La structure des albums étudiés a été organisée selon l’ouvrage Repenser la pauvreté, coécrit par Esther Duflo avec l’économiste Abhijit Banerjee et publié au Seuil en 2012. L’ouvrage est lui-même issu d’un ensemble d’articles en sciences économiques dont les auteurs se font les relais et interprètes. La structure de cet ouvrage s’organise selon treize chapitres rangés de manière thématique tout en suivant une logique linéaire. Selon Abhijit Banerjee, ils ont voulu commencer par le chapitre sur l’alimentation et terminer par le chapitre sur les politiques publiques, afin de passer progressivement du corps individuel au corps social. Chaque chapitre peut ainsi être lu indépendamment des autres mais le livre appelle à une lecture globale cohérente et linéaire. Le début de la série jeunesse a coïncidé avec la publication aux États-Unis du deuxième ouvrage coécrit par Esther Duflo et Abhijit Banerjee selon la même structure, Économie utile pour des temps difficiles, traduit de l’anglais au Seuil en 2020. La lecture et la compréhension de ces deux ouvrages m’ont été nécessaires : non seulement pour une immersion dans les thématiques abordées, mais également pour m’imprégner du style littéraire et narratif caractéristique de l’écriture d’Esther Duflo. Les propriétés stylistiques de ses ouvrages précédents4 ont ainsi servi de modèle pour concevoir les principes textuels, visuels et narratifs de la série jeunesse. Ainsi, si toute la série repose sur un ou plusieurs principes directeurs structurants et immuables, d’autres principes font en revanche l’objet d’une sélection et d’une réélaboration évaluée dans l’exercice sériel.
9Chaque choix se voit validé ou non par sa répétition dans les épisodes suivants. L’illustrateur doit pouvoir envisager l’ensemble de l’univers généré dès l’étape de conception de la série. Par exemple, le premier tome présente pour la première fois la salle de classe de Nilou, que l’on anticipe comme un lieu-clé. Afin de pouvoir dessiner tous les élèves de la classe, je dois anticiper les futurs personnages des autres histoires, en accord avec le principe central d’un livre / un thème / un personnage proche de Nilou. L’illustrateur anticipe également la variation et la répétition de certains choix textuels ou visuels. Par exemple, j’ai cherché très tôt à tester un principe graphique consistant à accorder certaines pages à des personnages dont la tête est présentée de manière frontale. Autour de leurs visages flottent des formes abstraites censées évoquer leurs idées, leurs émotions et leurs pensées intérieures. Si cet outil visuel me semblait important dans la mise en évidence de la volonté d’agir et de penser des personnes pauvres souvent présentées comme n’ayant pas d’intériorité, il s’agissait cependant d’un élément additionnel qui risquait de perturber la lecture et s’avérait compliqué à mettre en place. J’ai réalisé des croquis rapides sur les trois albums suivants, qui m’ont confirmé la possibilité de variations de ce choix et j’ai alors décidé de conserver ce principe [ill. 1]. En revanche, j’ai abandonné l’idée peu fertile d’utiliser une typographie différente pour exprimer la voix de chaque personnage car je ne parvenais pas à trouver assez de variations [ill. 2]. Ces principes annexes soigneusement sélectionnés permettent de donner de la densité à la série, mais ne doivent cependant pas l’anticiper totalement.
Illustration 1 : Extrait d'un carnet de croquis de l'autrice : recherches sur l'emplacement du texte.
Illustration 2 : Extrait d'un carnet de croquis de l'autrice : recherche abandonnée de typographie manuelle selon les différents personnages.
10Une série doit en effet comporter des vides pour permettre l’intervention extérieure, notamment de l’éditeur, acteur majeur de la production sérielle. De nombreux aspects de la création ont ainsi été proposés par l’éditrice du Seuil Jeunesse Céline Ottenwaelter, car ni Esther Duflo ni moi n’avions d’expérience professionnelle dans la création d’un album jeunesse. Elle a ainsi décidé du format, de la technique, des couleurs, de la texture, de la pagination, etc. Ces décisions ont cependant été concrétisées à partir de nos propositions imprécises générales. Esther Duflo et moi avons par exemple établi dans une première maquette le format à l’italienne de l’objet livre. À partir de cette proposition ouverte, l’éditrice nous a envoyé des exemples d’albums similaires issus de son catalogue qui ont contribué à établir un choix précis des dimensions finales de l’objet. Ces zones de décision indéterminées peuvent être issues d’une indifférence ou d’une ignorance de la part de l’auteur et l’illustrateur, ne sachant pas ou pas encore que faire. Mais elles peuvent aussi revêtir un caractère stratégique afin d’aménager des espaces de négociations pour pouvoir conserver des choix sur lesquels ils restent intransigeants. Ainsi, lorsque l’éditrice nous a suggéré d’agrandir la pharmacie ou encore la maison de Nilou afin de ne pas surcharger la page d’éléments visuels, nous avons objecté que cette exiguïté (les corps des personnages touchaient en effet régulièrement les bords de la maison) correspondait plus fidèlement à la réalité des habitations souvent sommaires dans lesquelles vivent une majorité de personnes en situation de pauvreté. Destinés à une négociation collective, ces vides permettent aussi d’anticiper la démotivation et de mitiger les ardeurs de l’illustrateur débutant. Une première production peut être angoissante, un jeune auteur peut risquer de vouloir trop dire, comme l’évoque l’autrice-illustratrice et éditrice Anaïs Vaugelade dans une interview donnée à la Revue des livres pour enfants. La trame narrative des synopsis fournis par l’autrice étant assez ouverte, j’ai ainsi laissé indéterminée pendant un ou deux mois la fin de l’album numéro sept sur la production agricole. L’écoute de deux émissions radio sur la sécurité alimentaire et l’éducation au goût à l’école m’ont permis de trouver la fin, dans laquelle on voit le personnage principal de Seleni fournir des légumes frais à l’école. Ni Esther Duflo ni l’éditrice n’avaient particulièrement proposé une fin précise et toutes deux ont donc validé ce choix qu’elles trouvaient pertinent. L’illustrateur doit donc générer des vides, des zones d’incertitudes destinées à accueillir des interventions et des négociations, que ce soit avec l’auteur et l’éditeur ou avec lui-même.
11Ainsi, la structure d’une série est composée de choix verticaux structurels qui s’imposent invariablement tout au long de la série, de choix transversaux conjoncturels dont la variabilité est soigneusement expérimentée dans l’exercice sériel et de choix laissés ouverts.
12Nouer consiste à entrecroiser des fils flexibles dans le but de les arrêter ou de les unir. La mise en pratique de chaque épisode de la série génère de nombreux nouveaux fils visuels, textuels et narratifs qui doivent sans cesse être raccordés aux choix structurels effectués précédemment mais également entre eux, afin de ne pas perdre la cohérence de la série sur la durée.
- 5 Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, Éditions du Seuil, 1999.
13Pour faire vivre la série, l’illustrateur et l’auteur ont besoin de générer ce que Jean-Marie Schaeffer5 nomme l’immersion, à savoir la projection du lecteur et de l’auteur dans une œuvre, condition essentielle de l’adhésion à une fiction. Pour cela, l’illustrateur peut relier la série aux autres livres de l’auteur. Mon travail d’illustratrice a été de lire avec attention Repenser la pauvreté et d’en extraire des motifs particuliers à replacer dans les histoires. Par exemple, la première page du livre d’Afia sur le thème de la santé s’ouvre sur une image de Nilou cueillant un fruit dans un arbre et fait écho au titre du chapitre sur la santé « The low-hanging fruit for (better) global health ». Parce qu’il travaille souvent plusieurs projets d’albums ou commandes en même temps, l’illustrateur peut relier la série à un continuum de productions parallèles. J’ai ainsi fait apparaître Nilou dans l’avant-dernière illustration d’un autre projet d’album [ill. 3]. La réalisation de cette image s’est produite au moment où je développais le personnage de Nilou et j’ai voulu signifier le passage d’un projet à un autre pour la cohérence de mon projet créatif plus global.
Illustration 3 : Planche d'un album non publié de l'autrice, écrit et dessinée en 2020 avec l'auteur Neel Mukherjee.
À ces liens externes s’ajoutent des connexions internes que les albums nouent entre eux. Certaines sont involontaires et dues à un travail simultané sur plusieurs titres. D’autres peuvent s’établir entre les albums de manière plus volontaire. Esther Duflo et moi avons commencé à travailler sur trois histoires simultanément, ce qui les a connectées entre elles. Nous avons donc divisé la conception ultérieure des dix albums de la série en mini-thèmes de 3 + 3 + 3 + 1 albums, reliés ensemble par la proximité des personnages entre eux. Le dernier album de la série revient au personnage de Nilou et fonctionne en paire avec le premier album. Le premier livre aborde le thème de l’éducation tandis que le dernier aborde le thème du métier et suggère une maturité du personnage. À ces liaisons internes s’est superposé un lien externe déterminé par les décisions d’édition et de publication. Nous avons cherché, dès les premières discussions avec l’éditrice, le mode de publication approprié pour la série : en coffret unifié ou en albums séparés, correspondant ou non aux grandes saisons de l’édition en France que sont Pâques et Noël. Après une première proposition de découpe en quatre publications de trois et deux albums, l’éditrice et l’équipe de communication du Seuil Jeunesse ont finalement décidé de découper la série en deux publications de cinq albums en septembre 2022 et cinq albums en septembre 2023. Cette décision, différente de la découpe initiale à partir de laquelle j’avais commencé à concevoir les albums, change la perception des rapports entre les albums de la série. Les évolutions de la série sont donc conditionnées par les multiples liens tissés avec des œuvres préexistantes ainsi que par ceux noués entre les albums. Leur multiplication et leur croisement font alors prendre le risque d’une forme paradoxale d’illisibilité.
14Ces liaisons doivent donc être régulièrement contrôlées afin de ne pas perdre en cohérence car l’excès de liaisons peut mener à la confusion pour le lecteur mais également pour l’auteur et l’illustrateur. Par exemple, il m’a fallu veiller à ce que la répartition des personnages soit égale sur la série mais soit également pertinente pour chaque épisode afin de ne pas surcharger le jeune lecteur. Le travail en collaboration entre l’auteur, l’éditeur et l’illustrateur apparaît parfois comme une source de confusion car chaque acteur projette ses propres significations sur la série et son déroulement. Mais il peut également servir à renforcer la cohérence de l’ouvrage en permettant les corrections mutuelles. Ainsi, en travaillant sur le numéro six, l’éditrice m’a reprise en me rappelant que le personnage de Konwu venait d’un village lointain et ne pouvait donc pas dire la phrase que j’avais écrite, qui suggérait qu’elle était dans le village depuis toujours. Ce travail de raccord permanent, aidé par la relecture régulière des titres précédents, lutte contre l’entropie naturelle de la série et nécessite la mise en place d’une enceinte extérieure afin de maintenir sa cohérence.
15La considération de l’ensemble et sa cohérence doivent être constamment réaffirmées au-delà d’elles-mêmes. Par exemple, l’un des principes forts de la série a consisté à ne pas situer localement ou culturellement nos personnages. Pour cela, j’ai utilisé des couleurs irréalistes pour leur peau. La question de la couleur de peau de Nilou, orange au départ, a été remise en cause par Esther Duflo un an après sa création. Elle trouvait que la teinte de cette couleur était trop claire et ne souhaitait pas proposer un énième personnage principal blanc dans une production jeunesse déjà marquée par un manque de diversité. J’ai réalisé des tests graphiques avec d’autres couleurs plus sombres mais il me semblait que ce choix ne correspondait plus au personnage imaginé, dont la couleur de peau faisait sens par rapport à sa création. En effet, la couleur orange correspondait à la manière dont j’avais conçu un duo d’enfants métisses dans une série d’illustrations antérieure [ill. 4], en utilisant la couleur orange comme résultante du jaune et du rouge de leurs parents pour symboliser le métissage, à l’image de l’album Petit Bleu Petit Jaune de Léo Lionni.
Illustration 4 : Planche d'un carnet de voyage de l'autrice.
Nous avons ainsi conservé le choix du orange, qui certes évoquait moins le réalisme d’une peau foncée mais s’imposait comme moins arbitraire. La cohérence de la série peut notamment être aussi externalisée, que ce soit dans les éléments périphériques de l’album que sont les pages de garde, la couverture et la quatrième de couverture. J’ai conçu ces éléments comme des rappels des principes graphiques et narratifs généraux présents dans le corps de l’album. Cette conception n’a pu se développer qu’une fois les trois premiers albums réalisés et s’est concrétisée une fois les deux suivants largement entamés. La série nécessite donc la mise en place d’un cadre extérieur qui la définisse plus globalement et lui permette de raccrocher ses nouvelles extensions à une cohérence continue.
16La mise en mouvement de la série génère de nombreux fils que l’illustrateur doit sans cesse rattacher à un principe plus général et externe. À ces fermetures souples, il doit également ajouter des fermetures plus clairement établies.
17Clore revient à enfermer un élément dans une enceinte. L’illustrateur est restreint par le projet commercial et auctorial dans lequel il s’implique, mais peut aussi décider de restreindre volontairement l’éventail de possibles a priori ouvert par la série. Sur quels aspects portent ces restrictions et quelles peuvent en être les motivations ?
18L’illustrateur est contraint de manière très pragmatique par le contrat d’édition qui rythme la production et auquel il adhère lors de la signature. Ainsi, la deuxième formule du contrat proposant de publier les albums en 2022 et non en 2021 me convenait mieux pour pouvoir prendre plus de temps pour réaliser les albums. L’illustrateur est également limité de manière prosaïque par la fatigue musculaire générée par le travail sur le long terme. En juillet 2022, j’ai par exemple eu un épisode de tendinite durant deux semaines qui m’a contrainte à limiter ma production à trois ou quatre heures de dessin par jour pour ne pas aggraver la douleur. Chaque étape de la production a nécessité une approche physique et mentale différente, que les délais prévus de production ont permis d’anticiper. Ces données ont même influencé la forme prise par les images, conçues selon des principes de composition limités à trois modes de visualisation qui m’ont permis d’avancer plus rapidement dans leur exécution. L’illustrateur est également limité sur un plan plus poétique, par l’oubli partiel inévitable qu’une production sur le long terme ne manque pas de générer par éloignement temporel. Loin d’être des contraintes, ces aspects l’obligent à organiser sa production en fonction d’eux, à gérer les différentes phases de création selon leur spécificité, voire lui permettent de générer de nouvelles formes. La mise en place d’une esthétique forte qui peut difficilement être reprise par un autre illustrateur, comme cela peut être le cas dans de nombreuses séries pour la jeunesse, fonctionne de surcroît comme une assurance pour l’illustrateur. Il serait difficile à ce jour de dissocier la série de mon style graphique, bien qu’elle puisse à son tour représenter un risque pour une diffusion à l’étranger. En effet, lors de nos multiples tentatives pour vendre les droits aux États-Unis et au Royaume-Uni, c’est l’esthétique très marquée de la série, trop « arty » ou trop « européenne » pour le marché et le public anglo-saxon, qui a présenté un frein selon certains retours d’éditeurs. Le style graphique forme donc lui aussi une clôture, positive ou non, de même que la stratégie narrative qui englobe le rapport entre les albums.
- 6 Le tressage est une notion établie par le théoricien de la bande dessinée Thierry Groensteen. Elle (...)
19L’illustrateur doit ainsi contrôler la densité intertextuelle et intericonique de la série, que ce soit par rapport à sa pertinence face au sujet ou afin de conserver une marge régulière de novation, dans l’illustration comme dans les trames narratives. Dans le cas de la série étudiée, chaque histoire doit pouvoir se lire indépendamment de la connaissance préalable de l’univers plus général. Les effets de tressage6 peuvent en effet réduire l’accessibilité de la série malgré la richesse qu’ils apportent. Tous les enfants n’auront probablement pas accès à la série entière car, malgré son prix relativement bas (9,90 euros), son acquisition représente un budget conséquent. Notre volonté a été de pouvoir la diffuser auprès d’un maximum d’enfants et il apparaissait donc important que le lecteur puisse entrer dans chaque album indépendamment des autres sans que la compréhension du récit soit entièrement fondée sur une connaissance préalable de l’univers. Les recherches du sociologue Stéphane Bonnéry sur les pratiques de lecture dans les familles françaises montrent en effet les écarts qualitatifs plutôt que quantitatifs dans les pratiques de lecture des jeunes enfants en France. Les albums complexes, reposant sur de nombreuses références intertextuelles ou extratextuelles, s’adressent surtout à des enfants bénéficiant déjà d’un environnement culturel privilégié. Face au sujet d’une série sur la pauvreté, il nous a semblé important de prendre en compte cette dimension et cela a influencé les discussions menées avec l’éditrice sur le format et sur le prix de vente de l’album.
- 7 Nathalie Thiery, « D’ici et d’ailleurs, l’enfant noir dans les albums pour la jeunesse », dans : L. (...)
20Une série avance selon un processus incrémental dont chaque nouveau choix restreint l’éventail des possibles car il suit une trajectoire linéaire vers la publication. Cette finitude du projet commercial peut rendre compliquée l’articulation avec un travail de recherche-création, dont la temporalité est plus étendue. Il arrive cependant que la recherche arrive à temps. Par exemple, le personnage du propriétaire terrien du village a été nommé « Sambo » lors de la création du troisième tome. Il devient une figure récurrente dans les deux épisodes suivants. À la suite de la lecture d’un article universitaire sur l’imaginaire colonial dans l’album pour enfant7, je me suis rendu compte que le nom renvoie à Sambo le petit nègre (Little Black Sambo), un album pour enfants à connotation raciste écrit par l’autrice écossaise Helen Bannerman en 1899. D’un accord unanime, nous avons décidé avec Esther Duflo et l’éditrice, qui n’avaient également pas connaissance de cet historique, de changer le prénom du personnage en « Magoo ». Cette correction a posteriori implique alors de modifier le nom dans toutes les maquettes déjà proches de la finalisation. Si certaines réflexions issues de la recherche ne parviennent parfois pas à temps pour s’intégrer à un album, la logique de la série permet d’en faire bénéficier les épisodes suivants.
21Malgré son extension, un projet sériel repose des principes simples, aisément reproductibles d’épisodes en épisodes. Cette caractéristique facilite la prise en charge de la série par les auteurs mais également par des acteurs extérieurs. Par exemple, le processus de réception des albums s’est avéré moins dépendant que nous ne l’avions pensé de la succession numérotée des titres. De fait, car la maquette de la couverture ne précisait pas clairement l’ordre des albums, le numéro n’étant présent que sur le dos du livre et non sur la couverture. Les journalistes ont alors abordé chaque livre de manière assez libre et aléatoire. La façon dont la série a été présentée oscille de manière très souple entre un ordre établi et une réception plutôt thématique et horizontale des albums, qui correspond au traitement médiatique des différentes crises actuelles : leur simultanéité est soulignée au détriment de l’analyse de leur enchaînement successif. La crise climatique se superposant à la crise sociale et à la crise politique, cette vision influence la perception finale des albums lors de leur publication à la rentrée 2022. Les multiples contraintes imposées à la série permettent paradoxalement son adaptation à des contextes évolutifs.
22J’ai donc tenté d’approcher la création d’une série du point de vue de l’illustrateur, en montrant la nécessaire pression qu’elle génère. Créer une série implique, par rapport à un album unique, de se projeter plus loin dans l’univers du livre, et requiert à mon sens une robustesse de départ, une forme d’assurance consolidée au cours des premières étapes de la création. La création d’une série relève ensuite d’un effort constant de prévention contre sa propre entropie. Si elle s’inscrit souvent dans un ensemble préalable et dense de productions, elle se voit elle-même constamment ramenée à sa propre cohérence. Enfin, elle demande la mise en place de mécanismes de fermeture, conditions même de sa persistance dans la durée. Cet article d’auto-analyse appelle lui aussi une suite, qui permettra de confronter la seconde partie de la série à la première, et de préciser notamment l’influence que cette première étude pourrait avoir sur sa conception…