- 1 Sandra Beckett, De grands romanciers écrivent pour les enfants, Montréal, Grenoble, Presses de l’Un (...)
1La spécificité d’une poétique liée au texte de jeunesse est une question fondamentale, qui a un moment jouxté celle de sa légitimité littéraire et qui reste en débat aujourd’hui. Plonger dans le laboratoire d’écrivains qui ont été conduits à s’intéresser à la production pour la jeunesse parallèlement à leur œuvre s’avère une approche fructueuse, même si certains chercheurs ont déjà investi ce champ1.
- 2 Revue des livres pour enfants, n° 206, Le littéraire en questions, septembre 2002 et Nous voulons l (...)
- 3 Cité par D. Delbrassine, dans le numéro 206 de la RLE.
2Marion Mas et Anne-Marie Mercier-Faivre présentent cette problématique dans l’introduction aux actes du colloque du 20 et 21 juin 2018 organisé par l’Université de Lyon. La question a été abordée en France essentiellement par deux numéros de revues, en 2002 et 2009, alors que la bibliographie anglo-américaine est plus abondante2. Les principaux acteurs de cette recherche spécifique, dont Isabelle Nières-Chevrel, Francis Marcoin, Denise Escarpit, Florence Gaïotti, mais aussi Vincent Jouve ont montré la porosité entre les secteurs depuis le xixe siècle, ainsi que la quête d’une écriture singulière, qui se traduit par exemple chez C. S. Lewis, au-delà du cadre imposé, par une expression singulière : « …un peu comme si j’écrivais en vers3. »
3Nous ne reprendrons pas ici la synthèse remarquable proposée par les deux directrices, pour un petit ouvrage qui propose de façon très pratique les résumés de chaque communication en fin de parcours, ainsi qu’une bibliographie très complète sur la question. Le colloque, comme l’ouvrage, font état d’une avancée significative sur cette question cruciale et nous tenterons d’en souligner les principaux aspects.
4Écrire pour les enfants a longtemps été considéré comme une tâche subalterne, qui pouvait se résumer à certains impératifs éditoriaux touchant d’une part tout ce qui est relatif à l’adaptation à un public de lecteurs en devenir et d’autre part de nombreux aspects d’une censure dépendant des idéologies de chaque période, dont la fameuse loi de 1949 en France. La simplification syntaxique et/ou lexicale, la nécessité de se couler dans une intrigue sans détours, le potentiel réduit en matière de protagonistes, la nécessité d’une morale ou moralité claire et distincte adaptés aux impératifs éducatifs, ont ainsi incité à penser que l’expression « writing down » utilisée en anglais, était aussi connotée péjorativement. Ce n’est sans doute pas sans raison qu’un grand nombre d’écrivains – dont les grandes voix de Marcel Aymé ou de Michel Tournier – ont défendu leur approche créative du livre pour enfants en refusant d’entrer dans ce débat. L’étude ici par Yvon Houssais de la parution des Contes du chat perché montre effectivement que l’auteur ne se prive ni de cruauté ni d’une ironie mordante, moins encore du double niveau de lecture que l’on trouve d’emblée chez Charles Perrault : il est amusant de voir que l’école buissonnière disparaît malgré tout après le tout premier conte, avec quelques « réaménagements lexicaux et thématiques ».
5Louis Ratisbonne, qui adapta le fameux Struwwelpeter d’Heinrich Hoffmann au contexte français en traduisant l’œuvre elle-même et en produisant ensuite les albums Trim chez Hachette, conserve le caractère burlesque et violent qui malmène largement ses héros, tout en préservant une morale appuyée dans sa poésie adressée au départ à ses quatre filles (Olga Fegotova). De même, Georges Sand construit pour les enfants une approche du fantastique qui échappe à l’inscription générique traditionnelle, mais qui rapproche ses Contes d’une grand-mère de récits pédagogiques inspirés des Lumières (Amélie Calderone).
6Cette écriture qui mesure finement ses effets en s’astreignant au cadre plus ou moins implicite est mieux montrée encore par Virginie Tellier qui évoque la naissance de la littérature de jeunesse russe avec le texte de Odoïevski, Une petite ville dans une tabatière, promis à un grand succès et qui a son pendant en littérature adulte. Si le texte pour enfants est effectivement didactique et moralisateur, il ouvre aussi sur un merveilleux à décrypter, comme son parallèle fantastique beaucoup plus sombre.
7Il est ainsi fascinant de voir les écrivains du xixe siècle se livrer à un travail minutieux où sont pesés les impératifs bien connus de la recette pour la jeunesse, en particulier les tabous autour des motifs de la mort et du sexe, par des tissages différents selon leur public cible.
- 4 On contestera incidemment le début de l’article susdit qui donne la Seconde Guerre mondiale comme l (...)
8Le large corpus contemporain étudié ici manifeste un approfondissement de ces poétiques qui jouent avec les frontières posées par le texte de jeunesse. Eléonore Cartellier parle d’écriture hybride chez J. K. Rowling, qui mesure l’expression de la violence dans le cycle de Harry Potter, autant dans les termes que dans la description souvent éludée ou évoquée, sans pour autant la censurer, en parallèle des effets qu’elle travaille dans ses romans policiers. Alain Mabanckou parvient à évoquer la mort d’une enfant dans le contexte familial en construisant un point de vue interne qui confond merveilleux et monde personnel : Merveilles Mouloungui met ainsi à jour la stratégie d’un écrivain auquel le texte d’enfant permet d’ouvrir plus encore son œuvre à l’interculturalité, en construisant un « lecteur-monde » à l’égal de son œuvre tricontinentale4. Maryse Condé obéit aux impératifs de Je Bouquine pour un récit qu’elle réécrit, en le simplifiant et en pratiquant une censure concernant les violences touchant les femmes, ce qui, en réalité, permet une meilleure lecture de la logique du récit : Pauline Franchini montre la volonté et les moyens de focaliser l’attention du lecteur sur les « différentes facettes de la condition d’esclave en Afrique… proposant ainsi une véritable littérature de jeunesse postcoloniale. », ce qui dépasse donc la question de la censure. Enfin, Aharon Appelfeld aborde à partir de son expérience personnelle d’enfant profondément marqué par la guerre, la représentation fictionnelle de la Shoah dans deux textes jumeaux, où l’indicible est poétisé dans un univers rappelant le conte, la forêt où les enfants sont abandonnés. Gersende Plissoneau et Florence Pellegrini reviennent sur l’impossible transmission de ce qui ne peut être représenté, avec les débats concernant les images de la mémoire des camps. Les héros eux-mêmes énoncent l’impossibilité d’une parole sans cesse menacée et les personnages des héroïnes victimes, mutiques quoique résilientes, semblent bien incarner ce propos.
9Ces textes contemporains montrent donc une perception claire des écrivains du jeu possible entre des textes différemment adressés et de la construction consciente d’une poétique fine et précise du texte pour enfants. Nous avons réservé l’étude d’Iliana Moretti concernant deux textes d’Elena Ferrante et celle de Lydie Laroque sur un cas similaire chez Roald Dahl, car il nous semble que ces deux exemples permettent d’approfondir la vision, encore parcellaire, de ces poétiques. Comme précédemment pour la Shoah, Elena Ferrante aborde aussi la question de l’indicible, ici une relation mère-fille extraordinairement douloureuse, avec toute la violence que le personnage de la poupée peut transmettre. Or, c’est bien le texte pour enfants qui offre, malgré des images féroces, une échappatoire possible sur le lien proposé par la parole, au-delà du mutisme présent dans les textes d'Appelfeld. Si les textes de Roald Dahl sont dépourvus de cette dimension tragique, le roman pseudo autobiographique Danny le champion du monde apparaît comme un laboratoire d’écriture, où la relation heureuse au père est à la source d’une capacité à faire revivre une voix d’enfance, qui s’exprime dans des univers et des personnages merveilleux, à la source donc d’une capacité à voir le monde autrement. Dans la même lignée, Jean Perrot propose une lecture de son propre album, Dans les rêves de grand-père, qui ancre la création dans une communication familiale fondée sur le partage.
10Nous terminerons ainsi sur les mots de Philip Pullman choisis par les deux directrices de ce numéro des Classiques Garnier pour l’introduire :
Certains thèmes, certains sujets, sont trop vastes pour la fiction pour adultes ; seul un livre pour enfants est capable de les traiter de façon adéquate (« Philip Pullman’s Carnegie Medal Acceptance Speech », 1996).
11Le travail accompli ici autour d’un corpus d’une grande cohérence montre qu'est dépassée définitivement l’impuissance à travailler sur une poétique spécifique du texte de jeunesse et que désormais la recherche peut s’étendre à des textes n’ayant pas de caution littéraire légitime : les quelques mots dits sur le succès d’Elena Ferrante et son appartenance à une littérature dite populaire peuvent s’appliquer à l’immense production actuelle pour la jeunesse, où se dessinent aussi des poétiques singulières qu’il faudrait continuer de décrypter. Cette dernière remarque touche la communication de Marie-Thérèse Duffau à propos de la collecte par un instituteur félibrige du début du xxe siècle de contes occitans par les élèves de son école : le maître connaît la littérature de jeunesse qu’il reçoit pour sa bibliothèque de classe, en désapprouve une bonne part qui n’est pas adaptée au milieu de ses élèves, trie et classe les contes qu’il a fait écrire par eux à partir de leur collecte mais tente d'en conserver au maximum l’inspiration authentique. Les thématiques paraissent ici en décalage en regard de la problématique suivie dans le colloque, mais le conte populaire est naturellement un lieu privilégié de réflexions depuis que se posent les questions de transmission et les approches sociologiques.