Navigation – Plan du site

AccueilNuméros20-21Dossier thématiqueLes gadgets de Pif : de l’éducati...

Dossier thématique

Les gadgets de Pif : de l’éducation au plaisir de jouer. Retour sur des années de création au Service gadget, 1969-1984

The gadgets of Pif: from education to the pleasure of playing. A look back at years of creation in the Gadget Department, 1969-1984.
Juliette Ronsin

Résumés

Les gadgets de Pif Gadget ont marqué les esprits, mais n’ont pas fait l’objet de recherches abondantes en tant que tels. À partir de l’expérience professionnelle d’Alain Poirier – concepteur gadget et directeur de la promotion aux éditions Vaillant de 1969 à 1984, surnommé alors « gadget-man » –, l’article propose de retracer l’historique et d’étudier la genèse des gadgets de Pif Gadget, ayant contribué à l’identité et à la notoriété du magazine pendant des années. En partant du processus créatif, des recherches et inspirations, comment les gadgets sont-ils devenus un élément incontournable du magazine et ont-ils autant participé à son succès ? Le contexte du monde du travail et de l’édition des années 1960-1980 dans sa complexité, en lien avec les évolutions et les moments marquants du magazine, de l’apparition des gadgets en 1969 jusqu’au milieu des années 1980, sera abordé. Les moyens humains, financiers et techniques pour réaliser ce succès commercial se sont alors inscrits dans une volonté de rendre le jouet abordable au plus grand nombre, jusqu’à façonner un imaginaire commun à partir d’une culture visuelle spécifique, en alliant une dimension ludique et pédagogique.

Haut de page

Texte intégral

  • 1 Voir notamment Richard Medioni, Pif Gadget, la véritable histoire : des origines à 1973, Paris, Vai (...)
  • 2 Voir Alain Fourment, Histoire de la presse des jeunes et des journaux d'enfants : 1768-1988, Paris, (...)
  • 3 D’après Richard Medioni, le premier numéro de 1969 s’est vendu à environ 300 000 exemplaires entre (...)

1Alors que l’histoire de Pif Gadget a fait l’objet de plusieurs publications et de documentaires1, centrés sur les spécificités du magazine avec ses BD à succès et ses gadgets qui ont fait sa renommée, partir de la trajectoire professionnelle d’Alain Poirier, directeur de la conception gadget et directeur de la promotion aux éditions Vaillant à partir du 12 février 1969, permet de mieux comprendre la genèse des numéros de Pif Gadget à succès, et plus particulièrement des gadgets. Cela nous renseigne aussi sur le monde de l’édition et de la presse pour enfants, alors en pleine émulation dans les années 19602 où la liberté et la possibilité de prise de risque des équipes paraissaient particulièrement fortes. Soulignons également l’importance des rencontres et d’une expérience collective dans un contexte propice aux innovations, aux expérimentations éditoriales. La revue Jeune Patriote, devenue Vaillant le journal le plus captivant en mai 1945, a connu un tournant majeur avec l’apparition de l’hebdomadaire Pif Gadget à partir de 1969. À la surprise unanime, le magazine a été un grand succès commercial et ses ventes ont doublé3. C’est à ce moment précisément qu’est arrivé Alain Poirier dans l’équipe où il est resté quinze ans. Ainsi, nous nous limiterons à cette période de 1969 à 1984, en insistant sur les premiers gadgets ayant constitué un événement éditorial ou commercial et un souvenir particulier dans les mémoires des anciens lecteurs et anciennes lectrices.

Alain Poirier : un « monsieur gadget4 » entre deux époques

  • 4 D’après le surnom qui lui été donné à la rédaction.
  • 5 Les citations sont extraites d’un entretien de 2 h 31 m, réalisé avec Alain Poirier le 29/06/2021.

2Alain Poirier est né en 1946 dans une famille du « milieu du bas de la classe moyenne », selon ses mots. D’autres membres de l’équipe de Pif Gadget comme Richard Medioni étaient issus des classes populaires et ont trouvé dans l’équipe de ce magazine un milieu plus ouvert que dans d’autres rédactions. Alain Poirier a grandi dans l’après-guerre, dans une banlieue parisienne verdoyante et à une période où existaient encore les tickets de rationnement. Néanmoins, ces années étaient aussi marquées par les débuts de la société de consommation et l’espérance en un avenir plus prospère. La trajectoire d’Alain Poirier s’inscrit dans ce double contexte, favorable aux rêves et aux ambitions. Le capital culturel hérité de son père lui a permis d’accéder à la littérature, de Voltaire à Victor Hugo en passant par Jules Verne et H. G. Wells. La science-fiction et ce qu’il nomme des « jules verneries » constitua dès lors une source d’inspiration essentielle dans son imaginaire au croisement de l’amusement et d’une culture scientifique autodidacte, renouant avec la vulgarisation des sciences et des techniques mises en avant au xixe siècle avec des publications comme le Journal de la Jeunesse. Se décrivant comme une personne ayant été « privée de jouets dans les années 50 mais alimentée par la littérature », Alain Poirier explique avoir développé un « complexe de Peter Pan5 » dans lequel il était « complétement imprégné de la culture de l’enfance », en investissant « beaucoup d’imaginaire dans les trains électriques, les mécanos, les jouets qui étaient proposés à l’époque ». Il a suivi un cursus complet d’édition/publicité à l’École des arts appliqués pendant cinq ans, alors que son père l’avait dissuadé de se spécialiser dans le dessin animé. De retour de son service militaire effectué dans le service photographique de l’armée, il s’est orienté vers l’édition de bandes dessinées, après un passage déçu par la publicité puis par l’entreprise Visiomatic qui fabriquait des porte-clés avec des vues en relief, des objets alors très prisés des jeunes.

La rencontre avec les éditions Vaillant

3Lorsqu’Alain Poirier est arrivé aux éditions Vaillant en 1969, la rédaction était composée d’environ 35 personnes qui s’occupaient de la BD à suivre, des articles de découverte et des jeux. L’équipe était très jeune et entourée par des personnes plus expérimentées, comme André Limansky, sous la direction duquel Alain Poirier travaillait. Le Service gadget entretenait des liens proches avec la rédaction, dans l’enthousiasme d’une nouvelle aventure. La finalisation des gadgets et les pistes pour de nouveaux gadgets se décidaient lors des réunions hebdomadaires. Les discussions et spéculations sur le ton de la plaisanterie donnaient lieu à des idées de noms de gadgets originaux comme la « soucoupe sidérale sidérante ».

  • 6 Le choix de l’hebdomadaire était alors courant pour de nombreux magazines. Voir A. Fourment, Histoi (...)

4Pour l’équipe de Pif Gadget, il était important que le magazine demeure un hebdomadaire afin de fidéliser les lecteurs, en entretenant un suspens de semaine en semaine6. Au moment où des éditeurs comme Dargaud ou Dupuis avec Spirou éditaient des albums au bout de 52 semaines d’épisodes, les éditions Vaillant firent le choix de proposer des histoires complètes, d’environ 15 pages, avec différents héros – anciens, comme Pif et Hercule – ou nouveaux, comme Rahan et d’autres. Le gadget constituait un moyen de se démarquer des autres publications pour enfants. Ainsi, à partir du 24 février 1969, le magazine se nomma Pif et son gadget surprise puis Pif et son gadget et Pif Gadget à partir du 30 novembre 1970 (n° 1331).

5Alain Poirier décrit ainsi les débuts de l’aventure Pif Gadget :

D’abord c’était une nécessité d’élargir la clientèle. Je veux dire une nécessité qui se pose à des chaînes d’entreprises qui ont 35 000 employés, une centaine de dessinateurs et qui ont une responsabilité économique, politique. Donc t’imagines, la pression qui pouvait y avoir et donc il y a plein de solutions qui ont été mises sur la table. Enfin des propositions de solutions mises sur la table : faire que des histoires complètes, faire que des histoires à suite, mais ça tournait toujours autour de la rédaction. Et donc il y a le nouveau directeur commercial, André Limansky, c’est lui qui a lancé l’idée : il faut créer une rubrique supplémentaire qui soit une rubrique en volumes, qui se collectionne, qui se fabrique […]. C’est cette charte qui au final a permis de dire « on se lance dans cette direction ». Moi je ne le vivais pas comme ça à l’époque mais ceux qui avaient pris la décision, ils savaient bien que c’était la dernière chance, c’était ça ou on arrêtait ; il y a plein de journaux pour enfants qui s’arrêtaient. Donc ça a été une sorte de miracle dans le monde communiste. Ça a été considéré comme un test et ce test a été réussi parce qu’on a doublé les ventes d’un numéro sur l’autre. Le numéro avec gadget surprise a vendu le double donc le pari était gagné, le suivant aussi, le suivant avait aussi augmenté. Il y a une courbe ascendante, donc on a recruté des gens, on a gagné de l’argent, on a commencé à faire des voyages, ça crée une dynamique, une dynamique très forte même parce que le marché des journaux pour enfants était un marché quand même un peu somnolant, il y a Mickey qui était leader, Spirou, Tintin

  • 7 D’autant plus que les prix de vente passèrent de 1,20 franc à 2 francs, R. Medioni, Pif Gadget, op. (...)

6Avec l’introduction du gadget, la démarche de publication se complexifiait par rapport à celle d’un éditeur classique : outre l’écriture des histoires, le fait de contacter un imprimeur, fabriquer des cahiers, réaliser la bande dessinée, mettre en vente en kiosque, s’ajoutait une étape qui venait plutôt du monde du jouet, du monde industriel. Ce modèle pouvait sembler très difficile à imiter aux autres éditeurs et permit à Pif Gadget de s’installer en tant que leader. Une phrase revenait alors sans cesse dans des colloques ou rencontres de cette période : « qu’allez-vous faire dans un an quand vous aurez épuisé toutes les idées ? ». Le choix du gadget a donc été un véritable défi7, lié aussi à des rencontres qu’Alain Poirier résume ainsi : « Je pense que s’ils ne m’avaient pas rencontré ça ne se serait pas fait et vice-versa, moi je n’aurais pas fait ma carrière de cette façon-là. »

7L’objectif avec le gadget était d’élargir le lectorat en conservant le lectorat populaire et en l’ouvrant aux classes moyennes, en proposant un produit plus riche, plus varié, en augmentant la pagination et en déclinant d’autres produits à l’instar de Rahan et son gadget, un trimestriel connu notamment pour le succès de son gadget phare, le « collier de griffes ». Les avantages du gadget étaient d’intriguer, d’amuser, de pouvoir être manipulé facilement et de se collectionner. Le gadget était conçu comme thématique, selon un thème différent d’une semaine à l’autre, et toujours ludique. L’objet à monter soi-même constituait une contrainte de conception supplémentaire, à la différence des petits cadeaux en sachets contenus dans des produits comme la lessive de la marque Bonux. Les modes d’emploi des gadgets à monter soi-même étaient le fruit d’une collaboration avec la rédaction, à partir de documents et dossiers fournis par le Service gadget. Ils pouvaient donner lieu à une série de dessins à l’esthétique travaillée comme pour le sous-marin à levure. Dans un travail d’équipe, certains modes d’emploi de gadgets et propositions de bricolage dans le Journal des Jeux étaient réalisées entre autres par Jacques Nicolaou ou Jacques Tabary. Les maquettes comme les maquettes d’avion ouvraient une perspective temporelle avec la possibilité d’être conservées dans la durée et de s’adresser aux collectionneurs.

Illustrations 1 et 2 : Un exemple de mode d’emploi pour le lance-élastiques « six-coups », Pif Gadget n° 1697, gadget n° 459, 1977.

  • 8 A. Fourment, Histoire de la presse des jeunes, op. cit., p. 333.
  • 9 Ibid., p. 349.

8La cible du gadget était mixte. La rédaction de Pif Gadget souhaitait s’affranchir du problème éthique et commercial posé par les personnages très genrés des romans de la Comtesse de Ségur pour les filles et de G.I Joe pour les garçons. En effet, l’équipe de Pif Gadget cherchait à ce que les gadgets plaisent le plus largement possible. Les sapins à planter soi-même, par exemple, s’adressaient aussi bien aux filles qu’aux garçons, et même aux parents. Généralement, le magazine s’adressait aux enfants plutôt à partir de huit ans, alors que les publications pour enfants se divisaient de plus en plus par tranches d’âges durant cette période8. La rédaction recherchait « l’adhésion des familles et plutôt des familles populaires », mais aussi et surtout des enfants au pouvoir de décision croissant9. Chaque semaine, pour créer un suspens et un appel, le magazine proposait une autopromotion avec des messages à destination des enfants.

9La très forte pression du début et le dynamisme de la rédaction permit à Alain Poirier de bénéficier d’une certaine liberté et d’une confiance accordée dans son travail, ce qui l’aida à concevoir les premiers gadgets en intervenant dans toutes les étapes de la production.

« Tu vois la magie c’est tout ce que la science ne peut pas encore expliquer, donc il n’y a pas de magie » : des idées à la fabrication des gadgets

  • 10 G. Podrovnik, Pif : l'envers du gadget, op. cit., 0 h26 m.

10Pour ses 650 idées de gadgets, Alain Poirier trouvait ses sources d’inspiration dans des ouvrages de vulgarisation comme ceux de Tom Tit, des catalogues de jeux et jouets, des musées du jouet et des arts populaires qu’il avait parcourus dans le monde entier, des musées spécialistes comme le Palais de la découverte à Paris ou le Technical Art Museum de Chicago. Selon Serge Rosenzweig, ancien rédacteur en chef adjoint, on ne voyait jamais Alain Poirier car « c’était une énorme valise avec des moustaches et qu’on voyait passer de temps en temps », « le Docteur Justice du gadget, toujours entre deux avions10 ». Alain Poirier fréquentait assidûment les foires et expositions de jouets annuelles à Paris, Milan, Londres, New-York, Atlanta, Nuremberg – la plus importante du monde – , Hong Kong, Taïwan et Tokyo. Ces foires du jouet dans lesquelles se réunissaient des fabricants étaient fréquentées par des distributeurs venus pour passer des commandes : des marchands de jouets, grands magasins, grandes surfaces, etc. À cela s’ajoutaient les salons du livre comme celui de Francfort, où « il fallait trois jours pour faire tous les stands ». Alain Poirier indique avoir été « en état d’éveil permanent », à l’affut de nouvelles idées et attentif même aux conversations qu’il entendait. Quand il voyageait dans une ville pour un salon, il visitait aussi les musées de technologie, comme aux États-Unis avec, par exemple, le Musée des arts et techniques de Chicago. Les idées qu’il trouvait n’étaient pas forcément exploitables directement mais constituaient des pistes. La rédaction organisait également des réunions avec des enfants aboutissant à des concepts et des idées générales. La recherche de gadgets était donc perçue comme « extrêmement ouverte ». Les idées de gadgets en provenance des États-Unis étaient particulièrement foisonnantes puisqu’on y trouvait de nombreuses créations nouvelles, tandis qu’au Japon, les beaux jouets coûtaient trop cher et étaient peu accessibles au commerce extérieur. Ainsi, il fallait trouver des objets en quantité et à des prix très bas par rapport à ce qui se pratiquait sur le marché du jouet, ce qui pouvait constituer un dilemme.

Illustration 3 : Alain Poirier, en 1972, faisant le bilan des meilleurs gadgets de Pif dont les « pifises » et les pois sauteurs (« pifitos ») pour un dossier de presse © Tous droits réservés – 1972.

11Le cas des pois sauteurs est particulièrement éclairant car il s’agit du gadget le plus célèbre sorti et ressorti à plusieurs reprises et à une très grande échelle, ayant atteint le million d’exemplaires vendus. Cependant, leur transformation en gadget était complexe. En effet, les vers du pois sauteur étaient présents dans certains fruits du Sebastiania palmeri, un lointain cousin du tamaris européen. Or l’arbre ne pousse qu’autour de l’État de Sonora au Mexique, sa récolte a lieu à l’équivalent du printemps-été en France, ce qui permettait une publication en automne. Avec les variations de climat dans l’année, il pouvait y avoir plusieurs récoltes. La genèse du gadget mythique est décrite ainsi par Alain Poirier :

Juliette Ronsin : Comment as-tu connu l’existence des pois sauteurs, en faisant des recherches ou on te l’a dit ?
Alain Poirier : C’est ce qui est difficile à faire à comprendre et ce qui a fait reculer tout le monde d’ailleurs. C’est que la plupart des idées viennent de l’imaginaire. D’où vient l’idée du pois sauteur chez moi ? Le pois sauteur, les gens connaissaient un petit peu : tout le monde rigolait « ah les pois sauteurs c’est marrant ! ». Et moi quand j’avais 5-6 ans, j’ai vu un dessin animé américain qui s’appelait Incredible Jumping Beans et ça m’a laissé un souvenir impérissable. C’est resté en moi. J’étais jaloux de ce dessin animé, de ce pois sauteur avec son sombrero, sa guitare, qui faisait plein de conneries ; ça m’a poursuivi toute mon enfance et toute mon adolescence. Et je me disais « les pois sauteurs ça existe vraiment ? ». Je me suis renseigné dans les encyclopédies, dans les choses comme ça, je me suis rendu compte que les pois sauteurs ça existait vraiment. Quand j’ai commencé à faire des voyages aux États-Unis, j’ai vu dans les drug-store qu’ils vendaient des boîtes avec des jumping beans et donc j’ai commencé à me renseigner et je me suis rendu compte qu’il fallait franchir la frontière, qu’il fallait aller au Mexique, qu’il fallait aller sur place. Et quand on est arrivé avec André Limansky sur place, ça a été une autre paire de manches parce qu’ils [les commerçants mexicains] en vendaient quelques milliers sur les marchés. Hernandez, c’était un gros propriétaire terrien et pour lui c’était une ressource accessoire. Il avait une petite activité de commercialisation des pois sauteurs parce que quand il était jeune et pauvre, il vendait des pois sauteurs sur les marchés et donc lui il raisonnait en centaines et en milliers. À ce moment-là, c’était une curiosité, une attraction mais c’étaient les Américains qui marchaient là-dedans, ça les épatait c’étaient de grands enfants. Et quand on est arrivés et qu’on lui a demandé 10 millions de pois sauteurs il nous a regardé en disant « locos [vous êtes fous] ! C’est pas possible ». On en a quelques centaines ou quelques milliers et il faut les trier c’est compliqué. Lui, il était mexicain d’origine espagnole mais son personnel c’était des Indiens. Comme les castes, les régimes sociaux sont très marqués au Mexique, c’était une main d’œuvre bon marché je crois. […] Le pois sauteur c’est un parasite qui choisit un certain nombre de fruits et il y a une première sélection qui est faite par les Indiennes en secouant le pois. Quand il y a un petit bruit c’est que le vers est dans le fruit, quand il n’y en a pas, elles le reposent. Donc première sélection : ils donnent tous ceux où il y a un vers supposé dedans. Après c’est envoyé donc en France et c’est mis en boîtes individuelles. On mettait 3-4 pois sauteurs peut-être par boîte en plastique mais il fallait vérifier qu’ils avaient supporté le voyage. Donc on les mettait sur des plaques métalliques chauffées par en dessous, chauffées à 40-50 degrés, et les ouvrières prenaient tous les fruits et tous les pois qui sautaient, c’est qu’ils étaient vivants, et les autres étaient jetés.

12Pour le cas du gadget de la catapulte, par exemple, les recherches documentaires commençaient à la Bibliothèque Nationale, rue de Richelieu, dans un décor vieillissant dans lequel se rendait Alain Poirier avec son « costard à pattes d’éléphants ». Or la catapulte était beaucoup plus ancienne que ce qu’il imaginait, impliquant dès lors de rester la journée dans la bibliothèque, au lieu de l’heure qui était prévue. Après avoir photocopié une bonne partie de ces documents, Alain Poirier rentrait au bureau et commençait à sélectionner ceux qui correspondaient à deux aspects : l’imaginaire de ce qu’est la catapulte (comment les enfants ou les adultes dans l’imaginaire collectif représentent la catapulte ?) et le critère de faisabilité (comment reproduire et miniaturiser la catapulte dans une matière plastique ?).

13Quand il avait réuni la documentation pendant une demi-journée ou une journée et quand il avait fait son choix, il demandait à la documentaliste, Odile, de faire une recherche plus approfondie, par exemple, sur les armes du Moyen Âge, les armes de la Préhistoire. Elle constituait alors plusieurs dossiers qui donnaient lieu à des propositions éventuelles. Dans un second temps, Alain Poirier s’adressait au prototypiste, Monsieur Dedde, et à Alain Longuet, directeur artistique, pour réaliser la maquette fonctionnelle. Après acceptation, venait le moment du choix et de la convocation des fabricants pour la réalisation. Dans certains cas, la réalisation était simple, comme pour la catapulte en plastique. Or, quand il s’agissait d’importer des pois sauteurs du Mexique, de les conditionner en boîtes, de sélectionner ceux qui avaient le pois sauteur et ceux qui ne l’avaient pas sur des plaques chauffantes qui faisaient 15 m², personne n’était habitué à ce type de conditionnement. Cela impliquait donc une prise de risque notable. Ces contraintes avaient nécessité de disposer d’un stock de nombreuses idées, pour qu’une nouvelle idée soit toujours disponible en cas d’échec.

  • 11 René Dumont (1904-2001), agronome français, premier candidat à se présenter comme écologiste à l’él (...)

14Les gadgets dits écologiques, dont le premier fut l’herbe magique, ont également marqué les imaginaires collectifs et Alain Poirier, qui avait « voté Dumont11 à l’époque », a insisté sur le choix des gadgets de ce type-là, avec des plantes ou des animaux. Par exemple, le trèfle à quatre feuilles était un gadget composé d’une feuille de trèfle passée dans un bain de type formol ayant la propriété de le conserver tel qu’il était, de couleur vert foncé, il était ainsi mort et intact. La conception de tels gadgets impliquait des connaissances scientifiques et chimiques. Alain Poirier, qui lisait « énormément » était « très intéressé par la littérature scientifique et para-scientifique ». Il explique cela ainsi : « même si j’avais une culture de base artistique, pour moi c’était un tout ». On retrouve aussi ce souci éducatif de rendre accessible les savoirs scientifiques avec Albert Ducrocq, collaborateur de Pif Gadget qui anima sur Europe n° 1 une émission sur le « Scientipif » de la semaine.

15Au croisement des arts et de l’optique, l’anamorphose, utilisée par les peintres du xve siècle pour dissimuler des images plus ou moins interdites, fut aussi reprise par Pif Gadget avec l’utilisation d’un tube de verre au milieu d’une partie de l’image pour la rendre visible. Une partie d’un appareil photo à monter soi-même fit également l’objet d’un gadget. Comme l’indique Alain Poirier :

Kodak éditait des boîtiers instamatic. J’avais un instamatic, et j’avais remarqué que quand on retirait la pellicule on pouvait très bien mettre un objectif dessus. On injectait une grappe de plastique avec toutes les pièces de l’appareil photo sur lequel on joignait une lentille et ceci était rajouté sur un boitier d’instamatic et constituait un appareil photo qui fonctionnait parfaitement à monter soi-même.

16Avec le succès des premiers numéros de Pif Gadget, les conditions de travail évoluèrent au sein d’une équipe plus nombreuse jusqu’à ce que le magazine entre progressivement dans une forme de stagnation.

Une forte pression dans les années 1970 et un changement d’ambiance de travail

  • 12 R. Medioni, Pif Gadget, op. cit., p. 113 et p. 105.

17Après avoir été seul à la conception des gadgets et avoir sous-traité à l’extérieur, Alain Poirier fut entouré d’une petite équipe avec une documentaliste, une secrétaire, un maquettiste et un prototypiste, arrivé deux ou trois ans après lui. L’ambiance dans l’hôtel particulier de la rue Lafayette est retranscrite par Richard Medioni qui évoque un « esprit de pionniers », avec peu de hiérarchie et sans bureau à la rédaction12, alors que les effectifs étaient en moyenne très jeunes.

18En pleine période de gloire, Pif Gadget – dont le modèle était unique au monde – a exporté sa licence à l’étranger et notamment en Allemagne et en Italie. Compte tenu de la forte pression et de la demande, l’élargissement de l’équipe rendit plus difficile la prise de décisions unanimes. Outre les 52 idées de gadgets par an qu’il stockait, Alain Poirier était sollicité à chaque besoin d’idées nouvelles, ce qui l’amena à concevoir une « idéothèque », une banque d’idées de gadgets qu’il appela « la réserve aux mille et un gadgets », gérée par la documentaliste. Elle récupérait les éléments constitutifs du futur gadget (un article de presse, une idée griffonnée, une idée vue au Palais de la découverte, etc.) et elle constituait des dossiers, qu’elle nommait, classifiait. Ainsi, lors des réunions hebdomadaires ou mensuelles pour présenter les gadgets, Alain Poirier présentait les différents choix de gadgets possibles à partir des dossiers, favorisant une alternance des thématiques, par exemple « farce et attrape » une semaine et « scientifique » l’autre. Les négociations étaient toujours possibles. Selon une liste non exhaustive, les gadgets se succédèrent durant ces années 1970 avec des gadgets scientifiques et parascientifiques, des gadgets d’illusion, de magie, des gadgets d’optique, sportifs ou d’extérieur, des gadgets écologiques, préhistoire, des gadgets de collection comme des timbres, des pièces, des stickers, des cartes à collectionner, mais aussi des armes, jouets et reproductions, des casse-têtes, jeux de société et jeux de cartes, farces et attrapes, instruments musicaux, gadgets de code et d’espionnage, etc. Les gadgets qui rencontraient le plus large succès étaient ceux qui suscitaient une forme d’attente et de surprise, tandis que les gadgets au sort moins glorieux correspondaient à ce qui était déjà disponible sur le marché.

19À mesure que les gadgets se multipliaient et que le magazine rencontrait un fort succès, la liste des fournisseurs spécialisés s’allongeait, incluant même une usine de conditionnement devenue propriété des éditions Vaillant. En outre, certains fournisseurs avaient une activité représentative pour les sacs et gadgets en polyéthylène, le conditionnement du gadget ou encore la décalcomanie industrielle et les injections plastiques. Certaines entreprises comme Manucraft réalisaient du conditionnement en prison, ce qui revenait moins cher mais n’était pas sans soulever des problèmes déontologiques et pratiques.

20La législation s’avérait également particulièrement contraignante. Les gadgets, entrant dans la catégorie des objets auto-promotionnels, devaient être identifiés Pif Gadget par gravures, impressions ou marquage. Ils devaient être marqués d’une manière indélébile et apparente, lisible dans leur position normale d’utilisation, comportant la marque ou le sigle du produit, la valeur de la prime étant cependant restreinte, alternant de 15 % à 7 %. La valeur du gadget s’adaptait à ces valeurs sur une base annuelle. Certains gadgets comme l’horloge ou l’appareil photo coûtaient très cher. Il fallait dès lors trouver un équilibre avec les gadgets peu coûteux comme les gadgets de magie ou les petits avions qui faisaient baisser la moyenne annuelle des coûts. Des problèmes de sécurité pouvaient apparaître avec les gadgets, notamment les gadgets chimiques comme l’encre invisible, dont les composants étaient testés par des laboratoires indépendants, ce qui n’empêchait pas des enfants de boire malencontreusement le contenu du gadget. De manière assez poétique, le numéro avec la « Poudre de vie » (les « pifises ») a été à l’origine de coups de fil de grands-parents de lecteurs qui demandaient si la poudre de vie pouvait permettre de vivre plus longtemps.

21La liberté totale ressentie au début des années 1970 a néanmoins donné lieu à une période plus délicate au fil de la décennie et jusqu’aux années 1980 :

Alain Poirier : « Quand tu es dans une ligne ascendante et rapide, ta parole est d’or : tu dis « - on fait ça ! - ah tu crois ? - oui ». On le fait, ça réussit même plus qu’on pensait ; la semaine suivante ça grimpe encore, la semaine suivante ça grimpe encore. Quand tu es dans ce trend-là il n’y a aucun souci. Où ça commence à se gâter c’est quand tu as des gens qui n’ont aucune notion sur les techniques d’achats, les choses comme ça, et qui disent « ah oui mais ça nous a coûté tant de millions de francs l’année dernière, est-ce qu’on ne pourrait pas gagner 10 % ? ». Quand ils commencent ces discussions-là c’est le début de la fin parce tu perds ta liberté, tu dois faire entrer en ligne de compte des notions qui n’ont rien à voir ; et c’était vrai aussi pour la rédaction. À la rédaction à la fin, il n’y avait plus de pognon pour faire des bandes dessinées nous-mêmes. Ils achetaient des bandes dessinées déjà faites. Elles étaient moins bonnes que ce qu’on faisait, c’était mathématique. Donc moi à un moment j’en ai eu marre et je suis parti parce que c’était plus possible. Ils s’en sont mordu les doigts d’ailleurs parce que j’avais eu une expérience unique et de longue durée. Donc j’avais une connaissance extrêmement particulière de ce qu’il fallait faire. Voilà ça s’est passé à peu près comme ça. Mais enfin il y a eu dix bonnes années, jusqu’au début des années 80, en gros de 69 jusqu’au début des années 80, il y a eu des années où on était très créatifs, on baignait dans le pognon, ce qui aide, on avait les moyens de ce qu’on voulait faire, on avait une déontologie forte et une conviction forte et on avait… ça peut paraître excessif de dire ça mais moi je me sentais porteur d’une mission auprès des mômes qui avaient la chance d’avoir des choses que moi je n’avais pas eues. Donc tout ça, ça faisait un courant dynamique et positif, tu vois, qui entraînait les gens et ça rebondissait à l’extérieur.

22Après une phase ascendante dans les années 1969-1975, une phase de stabilisation dans les années 1975-1980, les années 1980 furent marquées par une forme de stagnation. Les chocs pétroliers des années 1970 n’ont pas eu d’effet immédiat sur Pif Gadget mais ont plutôt eu des incidences sur le long terme avec l’érosion du pouvoir d’achat des familles. Une forme de lassitude relative à la formule des histoires morcelées et du gadget peut aussi expliquer cette période de déclin. Enfin, les moments de crises au parti communiste ont eu des effets indirects et diffus avec le départ de membres de l’équipe. Dans les années 1980, la diffusion des programmes de télévision, des écrans, pouvaient captiver davantage les enfants. Au fil des années, les idées de nouveaux gadgets se faisaient plus rares. Les techniques de marketing des sociétés d’enquêtes étaient employées à mesure que les résultats de ventes se dégradaient. Les dix premières années, il était possible de sélectionner un gadget différent par semaine, mais lors des quatre dernières années de travail d’Alain Poirier chez Pif Gagdet, de 1980 à 1984, de plus en plus de personnes intervenaient dans la conception des gadgets pour donner des avis contraires, de la rédaction en passant par les finances, faisant dire à Alain Poirier : « La comptabilité, le marketing et la création ça n’a jamais fait bon ménage ; quand tu commences à mélanger la comptabilité-finance, c’est le début de la fin ».

Conclusion

  • 13 Voir Jean-Pierre Rioux, Jean-François Sirinelli (dir.), La culture de masse en France : de la Belle (...)

23Alain Poirier est resté deux ans environ après la période où le succès du magazine déclina à partir du 20 avril 1982, date à partir de laquelle le magazine changea de nom et devint Le nouveau Pif puis Pif. Il créa alors une entreprise avant de devenir directeur commercial aux éditions Belfond puis directeur des ventes aux éditions Les Humanoïdes associés. Alors que les albums rencontraient un succès croissant, que le public se segmentait davantage13 et que le personnage de Pif, mi-homme mi-chien, manquait d’identité, le magazine peina à se renouveler jusqu’à sa disparition en novembre 1993 avant de réapparaître ensuite. De nombreuses composantes de la BD comme l’action, l’imagerie et l’imaginaire se retrouvèrent progressivement dans les jeux vidéos, même si Pif Gadget demeurait une référence pour les anciens lecteurs et anciennes lectrices, les gadgets ayant contribué à un imaginaire commun, suscitant même d’improbables légendes qui ont perduré.

Haut de page

Notes

1 Voir notamment Richard Medioni, Pif Gadget, la véritable histoire : des origines à 1973, Paris, Vaillant Collector, 2003 ; Christophe Quillien, Pif gadget : 50 ans d’humour, d’aventures et de BD, Paris, Hors collection, 2018 ; Guillaume Podrovnik, Pif : l'envers du gadget [film], Paris, Flach film production, Arte France, 2014.

2 Voir Alain Fourment, Histoire de la presse des jeunes et des journaux d'enfants : 1768-1988, Paris, Éditions Éole, 1987, p. 349.

3 D’après Richard Medioni, le premier numéro de 1969 s’est vendu à environ 300 000 exemplaires entre 1969 et 1973, et le tirage a atteint en moyenne 500 000 exemplaires avec des pointes à 1 million d’exemplaires, Richard Medioni, Pif gadget, op. cit., p. 7 et p. 61.

4 D’après le surnom qui lui été donné à la rédaction.

5 Les citations sont extraites d’un entretien de 2 h 31 m, réalisé avec Alain Poirier le 29/06/2021.

6 Le choix de l’hebdomadaire était alors courant pour de nombreux magazines. Voir A. Fourment, Histoire de la presse des jeunes, op. cit., p. 333.

7 D’autant plus que les prix de vente passèrent de 1,20 franc à 2 francs, R. Medioni, Pif Gadget, op. cit. p. 61.

8 A. Fourment, Histoire de la presse des jeunes, op. cit., p. 333.

9 Ibid., p. 349.

10 G. Podrovnik, Pif : l'envers du gadget, op. cit., 0 h26 m.

11 René Dumont (1904-2001), agronome français, premier candidat à se présenter comme écologiste à l’élection présidentielle de 1974.

12 R. Medioni, Pif Gadget, op. cit., p. 113 et p. 105.

13 Voir Jean-Pierre Rioux, Jean-François Sirinelli (dir.), La culture de masse en France : de la Belle Époque à aujourd'hui, Paris, Hachette littératures, 2006, p. 339.

Haut de page

Table des illustrations

URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/strenae/docannexe/image/9353/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 99k
Légende Illustrations 1 et 2 : Un exemple de mode d’emploi pour le lance-élastiques « six-coups », Pif Gadget n° 1697, gadget n° 459, 1977.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/strenae/docannexe/image/9353/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 97k
Légende Illustration 3 : Alain Poirier, en 1972, faisant le bilan des meilleurs gadgets de Pif dont les « pifises » et les pois sauteurs (« pifitos ») pour un dossier de presse © Tous droits réservés – 1972.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/strenae/docannexe/image/9353/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 179k
Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Juliette Ronsin, « Les gadgets de Pif : de l’éducation au plaisir de jouer. Retour sur des années de création au Service gadget, 1969-1984 »Strenæ [En ligne], 20-21 | 2022, mis en ligne le 01 octobre 2022, consulté le 23 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/strenae/9353 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/strenae.9353

Haut de page

Auteur

Juliette Ronsin

Doctorante en Histoire à l’IHMC, ENS

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search