1Pif Gadget cesse de paraître hebdomadairement en 1992, et ne reprend mensuellement que pour la courte période d’octobre à décembre 1993. Pour la revue d’obédience communiste, la reparution en 2004-2008 est une nouvelle expérience après la chute des régimes du bloc de l’Est.
2Le contexte géopolitique est celui d’un monde bouleversé où les rapports de force internationaux se redessinent. Les attentats de septembre 2001 aux États-Unis ont ouvert une nouvelle période historique aux conséquences multiscalaires marquant autant le contenu des politiques publiques, les aménagements des espaces publics que les confrontations à l’altérité, comprise comme une relation à l’autre que soi en tant qu’individu d’une part, à l’autre que soi en tant que groupe d’autre part.
3Les années qui suivent l’automne 2001 jusqu’à aujourd’hui s’illustrent notamment par une fermeture des territoires et par une accélération de la réactivation des frontières étatiques, en même temps que par le développement d’un discours et d’un urbanisme sécuritaires qui vont de pair avec une plus grande visibilité des thèses d’extrême droite dans l’espace public. Parallèlement à cette évolution, cette période est marquée par l’accélération de deux processus : celui de la métropolisation et celui de l’attention portée à l’écologie par les mouvements citoyens. Enfin, économiquement, cette période de reparution de Pif Gadget se situe entre l’explosion de la bulle spéculative d’internet en 2000 et celle des subprimes en 2008. Dans tous les cas, les conséquences spatiales sont importantes, notamment au cœur des grandes métropoles. Les séries comiques présentes dans les 53 numéros de Pif Gadget en sont un révélateur, donnant à voir un monde très urbanisé et marqué par différents rapports sociaux de domination.
4Cette période de publication de Pif Gadget développe de nouvelles séries aux côtés de quelques anciennes comme des reparutions d’aventures de Rahan, ou bien la reprise d’anciens personnages dans de nouveaux scenari : Loup-Noir, Placid et Muzo, Dicentim, etc. Les grandes formes préalables de présentation du journal sont également conservées : séries conduites par des animaux anthropomorphisés et séries d’aventure plus ouvertement critiques quant à l’organisation du monde. Toutefois, la place des enquêtes et de la science-fiction se fait plus importante. La périodicité mensuelle, la multiplication des séries (71 au total) et les difficultés financières du groupe L’Humanité, actionnaire majoritaire, rendent difficile un réel suivi des personnages et de leurs aventures, parfois espacées de trois ou quatre mois (figure 1), parfois laissées sans suite.
Figure 1 : Répartition et rythmes de parution des 71 séries publiées entre 2004 et 2008.
- 1 Scénario Chris Malgrain, dessin Patrice Lesparre et couleur Ant Man.
- 2 Scénario et dessin Toto Brother’s Compagny, couleur Patrice Duplan.
- 3 Scénario et dessin Éric Ivars.
- 4 Scénario et couleurs Richard Marazano, dessin Abel Chen.
- 5 Scénario et dessin Jacques Kamb, couleur Violaine Poirier.
- 6 Scénario et dessin Florence Cestac.
- 7 Scénario Pujol, dessin Dominique Cèbe et couleur Patrice Duplan.
- 8 Scénario et dessin Counhaye.
- 9 Scénario et dessin Olivier Fiquet, couleur Bengrrr.
- 10 Scénario et dessin Herlé.
- 11 Scénario et dessin Mathilde et Herlé.
- 12 Scénario et couleur Fred Neidhardt et Fabrice Tarrin, dessin O’Grojnowski.
- 13 Scénario et dessin Marc Wasterlain, couleur Baloo.
- 14 Scénario et dessin Éric Godeau et Toto Brother’s Company, couleurs Éric Godeau, Bonaventure et Mari (...)
5Toutefois, ces numéros ont en commun le regard que les auteurs portent sur les contextes sociaux et géopolitiques contemporains. La dimension écologique y est déjà très présente, dès le premier numéro de cette période de reparution. Le corpus choisi pour cette contribution n’est donc pas constitué du suivi d’une seule série mais prend le parti de relever différentes situations représentant le rapport à l’altérité dans la diversité des environnements imaginés. D’autre part, le corpus concerné par cet article est formé de séries comiques et/ou de science-fiction : Les Apatrides1, Banc d’essai2, Colette l’infirmière de l’espace3, Cos et Mos4, Dicentim5, La Fée Kaca6, Forg7, Gus et Riton8, Le Derby9, Lobo Tommy10, Mission Saturne11, Nestor et Polux12, Les Pixels13, Lily la Rouge14. Elles offrent ainsi l’intérêt d’une création d’espaces et de territorialisations imaginaires bien que, selon les séries, des espaces et territorialisations réels et contextualisés apparaissent également. Ces quelques séries prises comme cas d’étude principaux sont développées de part et d’autre de pages documentaires où les prises de position de solidarité sociale et internationale sont nettement présentes, de même qu’une attention forte à la place des jeunes femmes dans la société française en particulier et dans le monde en général. Si l’on peut facilement imaginer une cohérence éditoriale attachée à l’émancipation des êtres humains, il s’agira d’identifier les points de vue des personnages, les types de rencontres et leurs motivations, de relever les différents points de rencontres et de comprendre les organisations spatiales produites. Il semble ici nécessaire d’indiquer que cette lecture des séries comiques de Pif Gadget de 2004 à 2008 est faite en géographe, c’est-à-dire avec une attention portée plus spécifiquement au rapport des personnages à leur spatialité plutôt qu’à des aspects relevant d’une analyse des images, d’une remise en contexte esthétique des propositions ou d’une mise en rapport stricte des questionnements politiques, qu'ils soient globaux ou relèvent des choix éditoriaux du groupe L’Humanité.
6Dans l’ensemble des séries comiques présentes dans Pif Gadget de 2004 à 2008, les rapports d’altérité sont d’abord des relations duales. Ils sont dépendants de deux types de présence des personnages et des rôles qui leur sont attribués. On distingue par exemple les solitaires, les binômes et les groupes, que les membres soient ami.es ou bien se retrouvent à partager un destin commun, temporairement ou non. Concernant Le Derby, le scénario s’attache plus à ce qui se rapprocherait d’un récit de vie de quartier ou d’immeuble même si, en évoluant, le rapport à l’espace s’efface pour s’attacher à des individus.
Héros et héroïnes solitaires
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La Fée Kaca est la seule héroïne autonome présente sur plus de deux épisodes. Les autres personnages féminins sont toujours accompagnés.
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Rend service
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Forg est un ancien cambrioleur, passé dans un autre monde suite à une expérience. Sa relation aux autres est duale, plus ou moins conflictuelle. Il ne scellera des alliances qu’au cours des derniers épisodes publiés.
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En danger / fuite.
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Lobo Tommy est un détective qui agit seul pour une bonne partie du temps, mais peut également se trouver en binôme avec le policier Harry Zona.
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Rend service
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Colette, l’infirmière de l’espace (deux épisodes)
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Rend service
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Binômes
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Nestor et Polux forment un duo récurrent en relation avec leur dieu créateur (dieu triangle). Leur relation commune est tantôt solidaire, tantôt conflictuelle. Leurs prédateurs fonctionnent également en binôme.
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Parfois en danger / voyage / vie quotidienne
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Bougredane et Dicentim sont eux en relation non pas groupée mais individuelle avec le roi Poilenpogne qu’ils conseillent chacun à leur manière.
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Vie quotidienne
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Mission Saturne est un binôme de Terriens voyageant dans l’espace.
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En mission.
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Lilly la Rouge se déplace avec le vieux sage Racornic à qui elle a été confiée pour parfaire son éducation. Elle s’oppose à un autre personnage féminin, Lorna, rejoint tardivement par le barde Clitandre Raduc, pendant idiot et jeune de Racornic.
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Voyage
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Groupes
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Gus et Riton fonctionnent en binôme à l’intérieur du groupe Nutons, et sont très actifs dans la défense contre les attaques des Ghouls (eux aussi constitués en groupe)
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En mission et résistance pour une population globale.
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Le groupe des Apatrides se constitue lors du premier épisode de la série, lorsque l’alien Zarkan rejoint les trois personnages terriens.
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En danger / fuite.
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Les Pixels sont constitués de deux garçons et s’agrandit en accueillant une fille et lors du voyage « chez les Pygmées », s’y ajoutent le chat et un blog.
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Voyage
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Cos et Mos sont deux têtards, mais le groupe de personnages principaux à la recherche d’une planète non polluée pour pouvoir la coloniser est consitué aussi d’êtres humains terriens.
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En mission pour une population globale.
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Récit choral
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Le Derby est une série qui concerne surtout deux quartiers socialement très différents.
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Vie quotidienne
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Figure 2 : Rôles des personnages selon leur positionnement vis à vis des autres (© Graton Éditeur, 2022).
7Lorsque les relations évoluent, elles reproduisent cette même configuration duale. C’est dans l’asymétrie et donc dans les rapports de force, les aides extérieures ou les alliances objectives que les différences se situent. C’est très nettement le cas, par exemple, du groupe de personnages des Apatrides, dans lequel la présence de l’alien Zarkan est d’abord problématique et conflictuelle, puis sous forme de réciprocité dans les actions et les services rendus pour finalement être solidaire. L’exemple de Forg va également dans ce sens, puisqu'il s’allie peu à peu avec Haki, l’homme-singe, et Jaléna, une habitante du pays des sables. Dans ces deux cas, l’amitié et la solidarité nées de la rencontre deviennent une justification à la mise en danger de l’un des membres du groupe. Le point commun des personnages de ces deux séries est d’être contraints à une fuite inexorable, ils ne s’attachent donc pas aux territoires parcourus et en subissent les aménagements.
8La solidarité de Noémie la Loutre envers les Nutons Gus et Riton s’illustre par la mise à disposition de capacités dont ils ne disposent pas. Il n’y a pas de réciprocité. Par ailleurs, un épisode de Gus et Riton insiste sur une dimension de non-réciprocité du rapport à l’altérité. Les Nutons en proie à la volonté de leur anéantissement par les Ghouls ont à se défendre. Ici la territorialité joue un rôle important puisqu’il s’agit d’un partage d’espaces communs. Pourtant, lorsque les Ghouls volent une saucisse empoisonnée, les Nutons se mobilisent pour qu’ils ne la consomment pas et n’en meurent pas. Ils échouent partiellement, un seul Ghoul y goûte, tombe malade mais n’en meurt pas. L’action des Nutons pour sauver les Ghlouls, ici, semble inconditionnelle, appuyée sur des principes de justice et non pas de revanche, dimension que l’on retrouve également dans Les Apatrides, formulée par Zarkan à 20 numéros d’écarts.
Figure 3 : Rapports de Zarkan aux Terriens (© Graton Éditeur, 2022).
- 15 Abraham Moles et Elisabeth Rohmer, Psychologie de l’espace, Paris, L’Harmattan, 1998 (première édit (...)
- 16 Armand Frémont, La région, espace vécu, Paris, Champs Flammarion, 1976.
- 17 Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Paris, PUF, 1957.
9À l’aide des coquilles d’environnement proposées par Abraham Moles et Élisabeth Rohmer15, puis interprétées par Armand Frémont16, il est possible d’analyser la constitution des groupes et leur porosité. Ainsi, la modélisation des coquilles repose sur l’idée que les êtres humains vivent dans un emboîtement de coquilles, participant de l’appropriation de leur espace, par proxémie, familiarité. On peut penser que ces coquilles de l’être humain participent de ce qu’est la maison de Gaston Bachelard17 :
Elle est le premier monde de l’être humain. […] Mais au-delà des souvenirs, la maison natale est physiquement inscrite en nous. Elle est un groupe d’habitudes organiques. […] Les maisons successives où nous avons habité plus tard ont sans doute banalisé nos gestes. Mais nous sommes très surpris si nous rentrons dans la vieille maison, après des décades d’odyssée, que les gestes les plus fins, les gestes premiers soient soudain vivants, toujours parfaits. En somme, la maison natale a inscrit en nous la hiérarchie des diverses fonctions d’habiter. Nous sommes le diagramme des fonctions d’habiter cette maison-là et toutes les autres maisons ne sont que des variations d’un thème fondamental.
Figure 4 : Reprise de la modélisation des coquilles d'environnement d'après le dessin d'Armand Frémont (1976), appuyé sur les écrits d'Abraham Moles et Elisabeth Rohmer (1972). Dessin Corinne Luxembourg (Luxembourg et Moullé, 2022).
- 18 Mathis Stock, « L’hypothèse de l’habiter poly-topique : pratiquer les lieux géographiques dans les (...)
- 19 Corinne Luxembourg, François Moullé, « L’individu, l’espace et la crise sanitaire », Visionscarto [ (...)
10Cette modélisation au milieu des années 1970 ne tient pas compte des moyens de télécommunication. C’est ce constat qui a nécessité le dessin d’une évolution du modèle, à la fois construit sur la « polytopie de l’habiter18 » et sur la porosité des espaces induite par la numérisation des communications19.
Figure 5 : Coquilles d'environnement intégrant la polytopie, la multiplication des moyens de communications virtuels et l'augmentation de la porosité intracoquille. Dessin Corinne Luxembourg (Luxembourg et Moullé, 2022).
- 20 Bernard Debarbieux, Martin Vanier (dir.), Ces territorialités qui se dessinent, La Tour d’Aigues, É (...)
11Cette nouvelle modélisation de l’habiter permet d’ouvrir des pistes d’analyse des modes d’habiter et d’appropriation de l’espace par les personnages des différentes séries de Pif Gadget et, par extension, de la représentation que des auteurs produisent de ce que peuvent être les modes d’habiter20 dans la société du début du xxie siècle, finalement peu marquée par des extensions technologiques. De même, la relation à l’habitat quand il est présent – ou, le cas échéant, au véhicule-habitat quand il s'agit de vaisseaux spatiaux – est peu abordée. Toutefois, les besoins de la narration produisent une coquille supplémentaire qui ne recoupe pas la cellule familiale. Ce sont les binômes ou les groupes de personnages. Ceux-ci ne sont pas homogènes : Nestor et Polux sont de formes et de caractères opposés, les Pixels sont un groupe de jeunes hommes lycéens auxquels s’adjoint une jeune femme, serveuse dans le restaurant à proximité, Cos et Mos sont des têtards emmenés par un humain terrien, les Apatrides rassemblent deux jeunes hommes, une jeune femme et un alien. Dans tous les cas, ils forment un groupe solidaire d’individus pour lesquels on ne connaît pas d’espace d’intimité spécifique. Ils ont également en commun un ressort narratif reposant sur une extension territoriale, ou bien par conquête, ou bien par fuite devant une conquête ennemie.
Figure 6 : Représentation synthétique des coquilles d'environnement des personnages des séries comiques de Pif Gadget publiées entre 2004 et 2008 (dessin Corinne Luxembourg).
12Cette proposition de représentation graphique permet de dresser une typologie des espaces parcourus et plus ou moins appropriés par les personnages. Si les échelles d’action sont bien sûr différentes, les grandes lignes restent communes. Les caractéristiques des mondes, leur disposition les uns par rapport aux autres, induisent trois types d’appropriations : un premier archipélagique (séries spatiales), un deuxième territorial et continu (mondes terrestres et historiques), enfin un troisième marqué par la concomitance de mondes a priori aporétiques, pour lesquels les lieux ou portes de passage sont les seuls liens d’un monde à l’autre. Enfin, il reste la particularité de la coexistence de mondes de taille et d’échelle différentes. Ils sont caractérisés par une interrelation inévitable, plus ou moins conflictuelle, mais il n’existe quasiment pas de possibilité de passer d’un monde à l’autre du fait de la taille des personnages qui les cantonne dans leurs pratiques des espaces. Dans ce cas, il y existe deux types d’interactions dans et entre les mondes. Pour autant, dans aucune des séries parues entre 2004 et 2008 les personnages n’ont le profil double spécifique des superhéros, même dans le numéro qui leur est dédié. Il n’y a donc pas de double appropriation territoriale.
13Tout d’abord, il est question de rencontres entre individus. Sur ce point, il est intéressant de porter un regard tout particulier sur le traitement des personnages féminins dans l’ensemble de ces séries. À l’exception de la Fée Kaca dont la plastique correspond aux codes graphiques des sorcières, l’ensemble des personnages féminins activent une grande partie des stéréotypes habituels, voire du sexisme, autant dans le dessin que dans leur façon de parler.
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La Fée Kaca et son pouvoir de transformation des importuns est l’un des rares personnages féminins autonomes, mais également une des rares séries dessinées par une femme.
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Zebra est une serveuse qui rejoint les Pixels, groupe des deux jeunes hommes musiciens. Elle reprend de nombreux stéréotypes de la jeune femme désirable : blanche, blonde, cheveux longs, habillée court. Cette perspective en contreplongée, de dos, est reproduite à différentes reprises, parfois agrémentée d’un sifflement mais jamais accompagnée d’un discours critique.
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Lily la Rouge, comme son opposante Lorna, sont graphiquement traitées de la même façon. L’une comme l’autre ne sont pas tout à fait autonomes : Lily est accompagnée d’un homme vieux et sage tandis que Lorna dirige des hommes bêtes et un peu brutes.
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Dans la série Lobo Tommy, les femmes sont les seuls personnages à ne pas être dessinés sous un profil animal. Elles sont généralement blondes (une fois rousse et une fois brune et non-blanche). Elles sont ou bien tuées, ou bien meurtrières ou bien éplorées, dessinées toujours selon les mêmes stéréotypes essentialisants.
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Figure 7 : Exemples de traitements de l’altérité féminine (© Graton Éditeur, 2022).
14La ligne politique progressiste prônant l’égalité entre filles et garçons se retrouve dans les pages documentaires, mais se traduit peu ou pas dans le traitement des personnages féminins (eux-mêmes très minoritaires). Même l’arrivée de Colette, l’infirmière de l’espace, lors de deux épisodes, conserve ce stéréotype : elle soigne, mais n’est pas médecin, et reste liée aux métiers du care.
15On peut également noter un traitement particulier de la rencontre des personnes blanches avec des personnes non blanches, les stéréotypes sont eux aussi également présents et reprennent, malgré tout, les codes coloniaux : réunion du village, costumes rudimentaires, signes tribaux, cannibalisme et marmites, etc.
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Liliy la Rouge et le sage Racornic sont tout prêts d’être cuisinés et ne doivent leur salut qu’à la publicité du savoir de Racornic.
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Dans Banc d’essai, les touristes venus pour faire un stage de chasse en Papouasie cherchent à être meilleurs chasseurs que les Papous eux-mêmes. Les membres du groupe disparaissent progressivement, consommés par les Papous.
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Pour les Pixels, le voyage gagné et payé par le Fast Food leur réserve également un détour par la marmite d’un groupe cannibale. Ils sont sauvés par l’intermédiaire d’un Pygmée non cannibale, du chat et du blog.
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Figure 8 : Exemples de traitements de la rencontre avec des personnages racisés (© Graton Éditeur, 2022).
16À la différence du traitement réservé aux personnages féminins, ici les codes stéréotypés ont un aspect plus critique grâce à un mécanisme de renversement systématique du stéréotype. Toutefois, l’ambiguïté est dérangeante.
17Parmi les motivations des rencontres : soigner ou enquêter impliquent une rencontre a priori pacifique. Les résultats de la mission sont plus ou moins convaincants, mais renouvelés d’épisode en épisode. Dans le cas d’étrangers : pour Lobo Tommy, l’évadé d’Alcatraz, l’espion de Staline endormi dans le placard, pour la Fée Kaca, l’émissaire chinois, pour Mission Saturne, l’extraterrestre, les différences sont vestimentaires et langagières, mais peu hiérarchisées. Dans le cas de Colette, l’asymétrie existe, non pas parce qu’elle relève d’un rapport à l’étrangeté, mais parce qu’elle est construite sur la vulnérabilité de personnages malades.
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L’extraterrestre de Mission Saturne
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L’évadé d’Alcatraz – Lobo Tommy
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L’espion soviétique – Lobo Tommy
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L’émissaire chinois – Fée Kaca
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Patients de Colette l’infirmière de l’espace.
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Figure 9 : Exemple de rencontres avec des personnages étrangers au groupe ou aux personnages principaux (© Graton Éditeur, 2022).
18Le ravitaillement est également facteur de rencontres : réparation du véhicule, courses. Ce moment, parmi les plus récurrents des passages narratifs, donne lieu à une critique de la consommation, voire du processus de métropolisation.
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Vision du paradis de Polux : supermarché plein de yaourts à la framboise.
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Lutins se ravitaillant sur une planète de stockage de jouets. Depuis l’introduction des lutins bleus, la série Nestor et Polux sort peu à peu du non-sens pour être de plus en plus critique.
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Mission Saturne : ravitaillement des deux pilotes de la mission. Les rayons du supermarché sont un lieu de coprésence, mais pas un lieu de rencontre. Le traitement graphique et textuel est très factuel et peu critique.
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Les Apatrides : une planète est dédiée au commerce. Le traitement graphique et textuel du lieu est critique, tant dans l’urbanisme standardisé rappelant les malls commerciaux représentatifs de la mondialisation économique que dans la proximité entre le développement de la consommation et une manipulation de la démocratie.
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Figure 10 : Exemple de confrontations à l'altérité déterminées par la nécessité du ravitaillement (© Graton Éditeur, 2022).
- 21 Léon Degrelle (1906-1994) fonde le « Front populaire Rex ». Le rexisme est de tendance nationaliste (...)
19Il en va différemment des rencontres liées à des mouvements de colonisation. Elles sont accompagnées de conflits. Dans ce type d’interrelation, on trouve autant un mouvement colonisateur de la part des personnages principaux (Cos et Mos dont c’est la motivation principale pour sauver les Terriens de la pollution de leur planète), que de la part de personnages envahisseurs (Dicentim). Dans la fiction Les Apatrides, il ne s’agit pas seulement d’une dénonciation du colonialisme et de la soumission des populations des différentes planètes à un régime dictatorial appuyé autant sur la peur et le contrôle que sur la consommation, il s’agit aussi de prévenir le lecteur contre la montée de l’extrême droite en reprenant les termes d’un mouvement nationaliste et fasciste belge : le rexisme21.
- 22 Les Apatrides, discours enregistré du père décédé de l’héroïne membre du groupe résistant (© Graton (...)
Le mot « Reix » est inspiré de la doctrine antiparlementaire dite « rexiste », mouvement fondé et animé par Léon Degrelle de 1935 à 1945. Ce citoyen de l’ancien État-nation appelé « Belgique » prônait au travers du rexisme la collaboration avec une autre ex-entité nationale désignée comme « Allemagne » durant la période 1940-45. Bien que les promoteurs du Reix aient préparé l’avènement dès 2001, leur ascension officielle a commencé vers le milieu du 21e siècle, au début de la période historique dite « néo-médiévale ». Durant les quatre siècles couvrant cette ère technologique et scientifique, États-nations et droits sociaux ont disparu lentement au profit d’une entité transfrontalière unique et de nouveaux codes sociétaux – acceptation de l’esclavage, du concept d’élite, de l’illettrisme –… Au sortir de cette période, le système mondo-crédit abolissant l’argent liquide a constitué l’acte fondateur du Reix en tant qu’empire, bien qu’une démocratie de façade soit de mise encore aujourd’hui. Déconnectés de la Banque centrale mondiale, les opposants au nouvel ordre se retrouvaient incapables de monnayer leur nourriture, leurs vêtements… en un mot de survivre. Lorsque certains ont envisagé des formes inédites de résistance, il était trop tard, le Reix…22
20Quelle que soit la forme choisie, le discours est unanime pour dénoncer tout système de colonisation, parfois sous forme comique, parfois un peu plus dramatique. Le traitement du tourisme en pays lointain abordé dans Les Pixels et Banc d’essai ou encore Dicentim prend des formes plus comiques que celles utilisées pour traiter de la colonisation. Les épisodes touristiques ne sont pas ouvertement conflictuels mais sont souvent l’occasion de tourner en ridicule les touristes. L’aspect néocolonialiste de la pratique touristique occidentale est un élément réitéré entre populations locales et populations consommatrices des espaces produits pour le tourisme.
Figure 11 : Restauration pour voyage de groupe à Poilenville (Dicentim) © Graton Éditeur, 2022.
21Les limites sont peu matérialisées ou de façon très schématique entre deux mondes. Dans le cas d’absence de limite, ou bien celle-ci n’est pas formalisée et ce sont les échanges entre les personnages qui l’évoquent et la rendent tangible, ou bien elle est confondue avec son moyen de franchissement. Dans le cas d’une attention portée à la limite comme frontière, la représentation graphique prend principalement la forme de panneaux d’information.
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Lobo Tommy : le récit de l’évasion depuis Alcatraz
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Dicentim : incursion au pays des Francs Suisses
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Nestor et Polux : les limites verticales entre les mondes se confondent avec le moyen d’y accéder.
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Dicentim : péage sur le pont construit par les Vikings lors de leur tentative d’invasion devenue parcours touristique.
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Figure 12 : Passages de frontières instituées (© Graton Éditeur, 2022).
22La limite socio-spatiale est rarement évoquée en tant que telle, sauf dans le tout premier épisode du Derby :
Figure 13 : Différenciation socio-spatiale comme cadre à la confrontation sportive entre la Cité Babylone et la commune de Saint Anselme (© Graton Éditeur, 2022).
23Dans ce cas, la limite est visuelle sur la première vignette : l’autoroute délimite très nettement la Cité Babylone des communes environnantes, notamment de Saint-Anselme. La différence architecturale, grands ensembles versus village boisé, est également très lisible.
24L’enclave est également présente, principalement à visée de protection. On peut y lire un gradient : du panneau d’information restreignant les pratiques à la réserve interdite à la visite ou bien à la patrimonialisation zoologique.
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Dicentim : panneau fixé à l’attention expresse de Bougredane pour sauver le sanglier pourchassé.
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Dicentim : transformation de l’île en réserve contre les velléités militaristes de Bougredane
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Couik, l’oiseau préhisto : la construction de la clôture de la réserve a nécessité l’abattage de l’ensemble des arbres environnants.
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Lobo Tommy est la seule série à traiter des références historiques du communisme, ici en enfermant l’espion soviétique dans le parc zoo-idéologique aux côtés d’autres « spécimens politiques et religieux ».
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Figure 14 : Traitements du rapport à la nature sauvegardée et/ou patrimonialisée (© Graton Éditeur, 2022).
25La confrontation à l’altérité nécessite de pouvoir communiquer. Pouvoir ou non se faire comprendre de l’autre est une ressource importante dans la continuité du récit. Dans de nombreux cas, la langue utilisée est comprise, la traduction n’a pas d’intérêt narratif. La communication nécessaire à la construction de la rencontre peut, dans d’autres cas, s’appuyer sur ce qui fait l’étrangeté. Dans Les Apatrides, Zarkan, l’alien, parle le même langage mais communique par télépathie, perçoit les pensées des autres personnages amis ou ennemis, lesquels ont besoin d’un traducteur pour faire de même. Cette spécificité peut être retournée par les groupes antagonistes qui faussent le message ou bien brouillent les informations.
26Plus classiquement, la rencontre est marquée par l’étrangeté de la langue. Trois situations existent dans ce cas. La première est celle d’un langage « petit-nègre », que ce soit le fait de groupes étrangers ou tout aussi fréquemment des groupes récurrents en situation dominante. L’utilisation de ce langage sommaire est commune à plusieurs séries.
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Les Pixels : rencontre avec un savant chinois à la peau verte avec une main sur la tête après une auto-radiation expérimentale.
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Lobo Tommy : atterrissage d’aliens sortant d’une soucoupe volante. C’est Lobo Tommy qui utilise ce type de langage.
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Cos & Mos : Les Horizontaux envoient le groupe de Cos et Mos chez les Verticaux.
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Figure 15 : La parole étrangère (© Graton Éditeur, 2022).
27Ce stéréotype de la parole étrangère est renversé de sorte qu’il est un moyen de ridiculiser les personnages en situation dominante.
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Cos & Mos : Les Verticaux comprennent la manipulation des terriens par les Horizontaux.
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Les Pixels : le jeune Pygmée conforme son langage à l’imaginaire des étrangers occidentaux, produisant ainsi un regard sur le regard.
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Figure 16 : Renversement des stéréotypes linguistiques (© Graton Éditeur, 2022).
28Un second cas recourt à des formes d’onomatopées, ou d’expressions borborygmiques selon les populations rencontrées. Enfin, l’étrangeté du langage peut être présentée sous la forme de caractères d’alphabets non-latins. Une variante consiste à produire des textes phonétiques et à les traduire de façon déformée, accentuant l’aspect comique.
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La Fée Kaca : rencontre avec l’émissaire chinois.
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Mission Saturne : rencontre avec des habitants peu accueillants sur une planète.
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Dicentim : visite du cousin Bigbul du roi Poilenpogne
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Dicentim : débarquement des Vikings.
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29La limite est un seuil avant d’être une frontière, elle est poreuse et de ce fait induit un franchissement. On a identifié plus haut les typologies de mondes ou territoires en présence dans les séries examinées qui peuvent être résumées ainsi.
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Territorialités continues. Plusieurs territoires peuvent être parallèles (polytopie).
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Territorialités archipélagiques, fonctionnant de façon centrifuge.
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Territorialités multiscalaires imbriquées.
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Figure 17 : Récapitulatif de la typologie des territoires parcourus dans les différentes séries (© Graton Éditeur, 2022).
30Les différents personnages ont une pratique de leurs espaces majoritairement centrifuge à l’exception, d’une part, des Nutons incarnés par Gus et Riton, installés dans un marais et, d’autre part, de Lobo Tommy dont le bureau de détective est situé à New York, non loin de Central Park. Pour les uns et l’autre, la pratique est centripète.
31Toutefois, pour chacun, il est possible d’identifier les modes de déplacements et les franchissements de limites.
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Déplacements horizontaux linéaires : quels que soient le mode (à pied, véhicule terrestre ou spatial), l’allure, ou la raison, ces déplacements concernent l’ensemble des personnages.
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La porte : porte du frigo de Nestor et Polux, ou portes et fenêtres des châteaux fortifiés fréquentés par Dicentim ou Lily la Rouge. D’autres personnages comme les aliens de Lobo Tommy ou les personnages des Apatrides l’utilisent pour rejoindre un lieu commerçant ou de ravitaillement.
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La trappe : ce mode de déplacement n’est utilisé qu’une fois dans un épisode de Dicentim. La trappe est associée à un effet de surprise. On peut toutefois associer à ce passage vertical les déplacements de Nestor et Polux suivant le ver de terre en profondeur, qu’ils connaissent de l’usine de yaourts ou de l’usine d’assemblage des Nestor et des Polux.
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La sortie de souterrain : l’émergence du souterrain est rare. Elle est utilisée dans Lobo Tommy lorsque l’évadé d’Alcatraz apparaît.
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La téléportation : elle est spécifique de Forg. L’arrivée dans le pays des sables et le départ sont possibles en passant par la Porte d’Anubis. Son retour au pays des sables passe par une sorte de sas. Ce sont les seuls lieux de relation entre deux mondes parallèles. On peut rapprocher ce type de déplacement des vols aériens des Pixels : le passage de frontière à l’aéroport est aussi ponctuel que le sas.
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La transformation : se manifeste par une modification de l’apparence physique (après un sortilège de la Fée Kaca) ou bien des comportements (Stanis 55 durant la période des Neiges devient violent et dangereux pour les personnages non contaminés).
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Figure 18 : Typologie des types de franchissement des limites.
- 23 Arnaud Cuisinier-Raynal, « La frontière au Pérou entre fronts et synapses », L'Espace géographique, (...)
32En revenant aux travaux d’Arnaud Cuisinier-Raynal produisant des chorêmes d’analyse des limites et fronts23, il est possible de concevoir deux modèles d’analyses des limites et de leur degré de porosité. L’interface se rapproche de la notion de front. Elle a pour intérêt de concevoir un lieu de rencontre flou qui n’est ni l’addition, ni la juxtaposition des caractères de chacun des mondes, mais leur multiplication à la façon de la théorie des ensembles flous. Parce que la porosité y est plus grande, elle ne nécessite pas de complexité des dispositifs de franchissement.
Figure 19 : Interface et grande porosité de la discontinuité entre deux mondes.
33À l’inverse, la synapse se traduit par une porosité plus faible et la nécessité de points spécifiques pour franchir les discontinuités spatiales. De ce fait, les dispositifs sont plus nombreux et plus complexes pour permettre le passage d’un monde à l’autre.
Figure 20 : Synapse et faible porosité de la limite entre deux mondes.
34Le regard porté à l’altérité, près de 15 ans après la fin de cette période de parution, prend d’autant plus d’intérêt qu’elle est au cœur des travaux épistémologiques des cadres conceptuels mobilisés pour comprendre et analyser le monde. Le rapport aux spatialités est très nettement représentatif d’une contextualisation géopolitique du début des années 2000. Quelles que soient les séries sur lesquelles se porte le choix, sont en germes des rapports à l’environnement entremêlés de rapports à l’altérité, aux migrations. Les transformations des modes d’habiter tels que les géographes les observent et les analysent sont, elles aussi, largement présentes dans ces planches. Ces séries de bandes dessinées sont bien sûr des œuvres contextuelles, mais elles sont un matériau de compréhension du regard porté par des auteurs masculins, européens, vraisemblablement plutôt urbains, sur les dynamiques géopolitiques et les rapports multiscalaires des centralités et des périphéries inhérents aux études des spatialités et des territorialités.