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Comptes rendus

Jella Lepman, Die Kinderbuchbrücke

Mathilde Lévêque
Référence(s) :

Jella Lepman, Die Kinderbuchbrücke. Herausgegeben von der Internationalen Jugendbibliothek unter Mitarbeit von Anna Becchi, Munich, Verlag Antje Kunstmann, 2020, ISBN : 978-3-95614-392-2, 300 p., 25 €.

Texte intégral

1Die Kinderbuchbrücke est, selon la préface de Christiane Raabe, actuelle directrice de la Bibliothèque Internationale pour la jeunesse de Munich, le « testament littéraire » de Jella Lepman (1891-1970), journaliste, autrice, traductrice et fondatrice de la Bibliothèque internationale de Munich. C’est aussi, pour reprendre la formule d’Anna Becchi, qui a assuré la réédition scientifique de ce texte publié pour la première fois en 1964, la « biographie d’une idée » : les sept chapitres sont autant d’étapes dans la construction de ce « pont de livres pour enfants », conçu pour être le socle de la paix dans l’immédiate après-guerre et pour assurer, par la littérature pour la jeunesse, une réconciliation internationale entre les peuples. Au fil des pages, le récit, très bien construit, écrit dans un style à la fois simple et vivant, laisse percevoir le talent de conteuse de Jella Lepman : peu à peu, l’utopie devient réalité, dans une Allemagne qui, elle aussi, parallèlement, se reconstruit.

2Le récit de Jella Lepman est précédé d’une préface de Christiane Raabe qui, tout en louant le caractère exceptionnel de celle-ci et sa contribution inestimable à la littérature pour la jeunesse de l’après-guerre en Allemagne et dans le monde, rappelle que certaines de ses prises de position sont datées et peuvent heurter : Jella Lepman, en effet, n’échappe pas aux préjugés racistes de la société de son époque, en particulier quand elle s’intéresse aux enfants noirs et défavorisés. Plutôt que de supprimer ces passages, le choix a donc été fait de les accompagner d’un avertissement et de notes critiques. Christiane Raabe termine sa préface en soulignant que ce livre et la vision claire qui l’anime restent plus que jamais d’actualité dans un contexte de repli nationaliste et de montée des tendances hostiles à l’Europe. En 2020, la réédition de ce récit n’est donc pas anachronique. Le texte de Jella Lepman est aussi suivi d’une postface d’Anna Becchi, qui en a assuré la réédition : intitulée « Les quatre vies de Jella Lepman », cette postface donne un éclairage biographique et replace le récit dans son contexte politique et social : sa première vie de sa naissance à la mort prématurée de son mari en 1922, sa vie de journaliste élevant seule ses deux enfants, sa vie en exil, à partir de 1936, enfin sa quatrième et dernière vie, à partir de son retour en Allemagne, dont il est question dans Die Kinderbuchbrücke. À la toute fin du volume, un important apparat critique de notes permet de comprendre qui sont les nombreux acteurs évoqués (personnalités politiques, journalistes, auteurs, éditeurs, etc.), sans doute un peu oubliés pour certains depuis la première édition en 1964. Cette nouvelle édition est illustrée de nombreuses photographies, en partie issues des archives familiales, ce qui contribue à rendre plus agréable encore la lecture de ce récit, lui-même construit sur des images fortes et prégnantes.

3Le premier chapitre, qui commence dans l’avion qui conduit Jella Lepman en Allemagne, près de dix ans après son exil, est celui de l’Allemagne en ruines. Jella Lepman travaille alors comme journaliste à Londres, dans les locaux de l’Ambassade des États-Unis, et fait partie de l’équipe de rédaction d’un magazine féminin destiné à être traduit dans dix langues et publié en Europe (aucune note malheureusement ne précise quel est ce magazine ou s’il est resté à l’état de projet). Elle se porte volontaire pour être conseillère sur les questions culturelles et éducatives concernant les femmes et les enfants dans la zone d’occupation américaine : en octobre 1946, elle retourne en Allemagne avec l’armée américaine. Avant de rejoindre le quartier général de Bad Homburg, où elle est l’une des seules femmes (son témoignage ne manque pas de souligner les difficultés d’être une femme dans cette armée américaine fortement patriarcale et machiste), elle est de passage à Francfort. Son art du récit est de créer des images fortes et éloquentes : au milieu des ruines, elle est frappée par la vision d’un enfant assis sur les marches d’un escalier à demi effondré, une fleur dans la main. De l’Allemagne en ruines, le deuxième chapitre se poursuit donc sur l’enfance en ruines. Le regard de Jella Lepman conduit le lecteur des décombres des villes à la profonde misère des enfants, témoins des pires atrocités, sans parents ni foyer, vivant au milieu des ruines ou dans les forêts, survivant grâce à la mendicité, le vol et le marché noir. Face à ce drame humain, Jella Lepman se fixe la mission d’apporter aux enfants une nourriture spirituelle. Une de ses premières démarches est de s’adresser aux éditeurs allemands, qui lui proposent de commencer en rééditant Robinson, Les voyages de Gulliver et La case de l’oncle Tom. Considérant cette proposition comme une façon d’afficher un esprit anti-nazi et une forme d’allégeance à la littérature des forces d’occupation, au détriment de tous les autres classiques de la littérature de jeunesse, y compris allemande, elle décide de s’adresser aux éditeurs étrangers. Elle envisage les livres pour enfants comme les premiers messagers de la paix et conçoit le projet d’une exposition internationale de livres pour enfants, à destination des enfants allemands, privés de livres et même de littérature, le nazisme l’ayant aussi détruite. Elle écrit donc à des éditeurs d’une vingtaine de pays, argumentant que les éditeurs et les pédagogues allemands ont aussi besoin d’être orientés par des livres venus du monde libre. Elle demande également qu’on lui envoie des dessins d’enfants qui, écrit-elle, parlent une « langue internationale et réjouiront les enfants ».

  • 1 Cécile Boulaire, Les « Petits livres d'or » : des albums pour enfants dans la France de la guerre f (...)

4La première réponse, comparée à une « première colombe de la paix », ouvre le chapitre 3 : elle vient de France. Malheureusement pour les esprits curieux, il n’est pas précisé de quel service émane ce courrier (Jella Lepman indique que la lettre vient « du ministère chargé de ces affaires ») ni quels sont les éditeurs français qui seront contactés. Les réponses affluent rapidement, certaines expliquant, comme en Norvège ou aux Pays-Bas, que la guerre a détruit presque tous les livres et qu’il ne reste plus rien, l’Angleterre promettant au contraire une belle collection, tout comme la Suisse. Un seul pays sur les vingt refuse : la Belgique, après avoir été envahie deux fois par l’Allemagne, explique que sa participation au projet est impossible. Jella Lepman insiste et demande de laisser une nouvelle chance aux enfants allemands, afin justement d’éviter une troisième agression : la Belgique accepte et la collection sera, selon Jella Lepman, l’une des plus belles de l’exposition. La mise en place de cette exposition, première étape dans la création de la Bibliothèque internationale pour la jeunesse de Munich, montre l’importance capitale des États-Unis, dont le soutien, représenté en premier lieu par Eleanore Roosevelt, est comme la basse continue de l’ensemble du récit. Car si Jella Lepman ne mentionne jamais le terme de « guerre froide », c’est bien dans ce contexte que peut se construire son projet : derrière l’utopie pacifiste et l’énergie extraordinaire de Jella Lepman, qu’il ne s’agit nullement de remettre en question, se dessinent en creux des enjeux idéologiques auxquels les livres pour enfants n’échappent pas. Précisément, en situant son projet dans une volonté de réparer les ravages du nazisme et de la guerre, elle a parfaitement conscience de ces enjeux, même si elle n’en fait pas directement état. La construction d’une sphère d’influence culturelle américaine en Europe, dont Cécile Boulaire1 a montré les mécanismes dans son étude sur les « Petits livres d’or », n’est jamais interrogée, que ce soit par Jella Lepman elle-même ou par les notes d’Anna Becchi. Jella Lepman mentionne une seule fois l’Union soviétique, montrant qu’elle n’ignore pas les enjeux de son exposition :

Encore aujourd’hui je ne peux comprendre pourquoi les Russes n’ont pas utilisé cette occasion de parader avec leurs meilleurs livres pour enfants. Ils possédaient une riche littérature pour enfants, leurs livres de contes de fées pittoresques et leurs livres d’images étaient un régal pour les yeux. Auraient-ils été victimes de la propagande partisane ? (p. 95)

Difficile toutefois d’imaginer les Soviétiques accepter, au printemps 1946, de participer à une exposition de livres pour enfants financée par les États-Unis, censée « rééduquer » les enfants allemands et inaugurée à la « Haus der Kunst » de Munich qui, avant de retrouver une vocation artistique, servait de mess aux officiers américains. Un document de l’Information Control Division de l’armée américaine, reproduit au chapitre suivant, permet d’avoir une idée un peu plus précise des pays représentés : les 6 000 livres présentés, collectés par ce département du Bureau du gouvernement militaire des États-Unis (OMGUS) occupant l’Allemagne de l’Ouest, viennent de 18 pays ou zones géographiques : les États-Unis, la Grande-Bretagne, le Canada, la France, la Suisse, l’Italie, la Suède, la Norvège, le Danemark, les Pays-Bas, la Belgique, le Portugal, la Pologne, la Tchécoslovaquie, les Balkans, l’Extrême-Orient (Chine, Corée), l’Autriche et l’Allemagne.

5Quelle est la place des livres français dans cette exposition ? Jella Lepman fournit peu d’informations : les photographies laissent voir à plusieurs reprises des enfants lisant des albums de Babar (en français). Un entretien de Dominique Petre avec Christiane Raabe, actuelle directrice de la Bibliothèque internationale, publié en 2019 à l’occasion des 70 ans de cette institution, donne heureusement des éléments de réponse :

  • 2 Voir « Une bibliothèque qui reste jeune malgré ses 70 ans », entretien de Dominique Petre avec Chri (...)

« Du côté francophone, ce sont surtout Hachette et Nathan qui ont envoyé leur production », raconte Christiane Raabe. Quelques exemples de titres exposés en 1946 ? Les Fables de La Fontaine, Le loup blanc de Paul Féval mais aussi l’Histoire de Babar le petit éléphant de Jean de Brunhoff et même celle de Babar et ce coquin d’Arthur de Laurent de Brunhoff, alors fraîchement publiée. « On retrouve d’ailleurs dans les albums de Babar un esprit typiquement français et une pointe d’ironie absente des livres des autres pays de l’époque », commente la directrice de l’IJB. Un ton qui plaît visiblement à la fondatrice Jella Lepman dont on dit qu’elle raffolait des albums de Jean de Brunhoff et plus tard de ceux de Maurice Sendak2.

6Le goût de Jella Lepman pour les albums de Brunhoff est confirmé au chapitre 6, quand elle affirme que Babar en apprend plus aux enfants sur la mentalité française « qu’un tas de livres d’histoire douteux », sans malheureusement préciser quels sont ces livres à éviter.

7Inaugurée le 3 juillet 1946, l’exposition est un franc succès : après Munich, les livres pour enfants sont exposés à Stuttgart, à Francfort (où, hasard déconcertant pour Jella Lepman, l’exposition est inaugurée le 1er octobre 1946, le jour même de l’ouverture du procès de Nuremberg), à Berlin et à Hambourg (1947). Dans toutes ces villes d’Allemagne de l’Ouest, occupées par les troupes alliées, l’exposition est présentée par Jella Lepman comme une sorte de miracle au milieu des ruines : elle utilise souvent le vocabulaire du merveilleux pour décrire les effets de son entreprise, trace une fois encore de ses talents de conteuse : « des groupes d’enfants affluaient, leurs visages rayonnants, comme s'ils pénétraient dans un pays de conte de fées ». Sous la plume de Jella Lepman, le livre pour enfants a des vertus quasi magiques et son entreprise participe à la reconstruction du pays en ruines : « Ce projet international pour enfants a été un élixir de vie pour toutes les personnes impliquées », écrit-elle (p. 93). À Berlin, une petite fille, entrant dans l’exposition au matin du 6 décembre 1946 et découvrant dans l’entrée le Père Noël et son traîneau dessinés dans l’escalier, s’exclame par deux fois : « ça c’est la paix » (« Das ist ja Friede »).

8Les enfants peuvent consulter les livres et les lire dans l’exposition, en revanche, Jella Lepman regrette de ne pouvoir leur en offrir : c’est pourquoi elle a l’idée d’imprimer sur du papier journal, alors disponible en grande quantité (les nouveaux journaux, créés à l’initiative des États-Unis et de la Grande-Bretagne, ne cessent de se multiplier en Allemagne), L’Histoire de Ferdinand de Munro Leaf, classique de la littérature américaine paru en 1936, histoire d’un taureau pacifique qui refuse de combattre. Jella Lepman assure elle-même la traduction, oubliant au passage le copyright, ce qu’elle reconnaît. Elle est aidée dans cette entreprise par Fritz Moser, bibliothécaire persécuté par les nazis, soutenu par les Américains au début des années 1950 pour reconstruire un système de bibliothèques publiques à Berlin sur le modèle des « public libraries » anglosaxonnes : en 1952 est posée la première pierre de ce qui sera en 1954 la « Amerika-Gedenkbibliothek / Berliner Zentralbibliothek », dont Moser est le premier directeur. Ferdinand der Stier est publié à 30 000 exemplaires et offert en cadeau de Noël. Un autre cadeau imaginé par Jella Lepman est une page spéciale pour les enfants dans le magazine Heute, revue américaine publiée en Allemagne, avec la traduction par Kästner d’un poème classique de Clement Clarke Moore (It was the Night before Christmas, 1822), illustré par Emery Gondor. La magie de la littérature qui transforme le réel revient sous sa plume : « Je pouvais voir l’attelage des rennes filer au-dessus des ruines de Berlin » (p. 100).

9Le chapitre 4 marque une étape supplémentaire : comment transformer l’exposition en bibliothèque internationale pour la jeunesse ? Le 28 mars 1947, le directeur de l’Information Control Division décide de fonder cette bibliothèque « under American auspices » (p. 126). Il est proposé que, dans chaque pays des Nations Unies, les principales organisations de jeunesse apolitiques (mais n’est-ce pas précisément politique ? ou bien est-ce une façon d’écarter les mouvements communistes ?) créent un comité chargé de sélectionner les meilleurs livres pour enfants. Il est aussi prévu d’associer à la Bibliothèque internationale des recherches en pédagogie et en psychologie et de travailler en collaboration avec les universités. Ce lien entre bibliothèque pour la jeunesse et université, bien plus précoce en Allemagne qu’en France, pourrait expliquer aussi le décalage entre la place qu’occupe la littérature de jeunesse dans les universités allemandes et celle qu’elle a acquise, plus tardivement, en France. Parallèlement, Jella Lepman œuvre aussi pour le renouveau de la littérature allemande pour la jeunesse, à partir de sa position de journaliste : elle lance dans le Neue Zeitung un concours destiné à recueillir les meilleures histoires du soir et reçoit 20 000 réponses. Elle commande également à Erich Kästner un livre qui, à travers les enfants, s’adresse aux adultes et participe à la construction de la paix : ce sera La Conférence des animaux.

  • 3 Les chroniques d’Eleanore Roosevelt ont été intégralement mises en ligne et le texte du 22 mai 1948 (...)

10La fondation de la Bibliothèque internationale, inaugurée officiellement le 14 septembre 1949, reste indissociablement liée aux États-Unis : avant même la finalisation du projet, Jella Lepman est invitée par la Fondation Rockfeller, principal financeur de la Bibliothèque internationale, à une tournée de conférences aux États-Unis, où elle complète en quelque sorte sa formation. Parallèlement à ses conférences, elle visite des bibliothèques, rencontre des bibliothécaires, notamment les membres de l’American Library Association (ALA), qui accepte de parrainer la future bibliothèque de Munich et qui a permis, selon Jella Lepman, de donner à cette institution nouvelle sa reconnaissance et son envergure internationale. Elle ne cache pas son admiration pour les bibliothèques anglo-saxonnes, pour la formation des bibliothécaires, dont les écoles sont intégrées dans les universités, avec des spécialisations en littérature pour la jeunesse. Elle visite aussi les ateliers d’art pour enfants du MoMa à New York, dont elle s’inspirera pour créer les ateliers de dessin de la Bibliothèque internationale. À la fin de ce cinquième chapitre, elle retrouve Eleanor Roosevelt, qui écrit personnellement au général Lucius Clay à Berlin afin qu’il utilise son influence pour la réussite du projet. Eleanore Roosevelt parle du projet de Jella Lepman (sans toutefois jamais mentionner son nom) dans « My Day » (22 mai 1948), sa célèbre chronique quotidienne. Ce court article3 vaut à Jella Lepman une vague immense de télégrammes, soutiens et demandes d’interviews.

  • 4 Sur cet album, publié en 1950 et traduit en français en 1971 dans la collection Rouge et Or, voir l (...)

11Le chapitre 6 détaille les activités progressivement mises en place dans la Bibliothèque internationale de Munich tout en donnant des éléments sur la conception du livre et de la lecture selon Jella Lepman. Une fois encore, l’influence américaine est perceptible : Margaret Scoggin, experte mandatée par l’ALA, se rend à Munich pour aider à l’élaboration du catalogue de la bibliothèque. Pionnière des bibliothèques jeunesse, travaillant à la Public Library de New York, elle est connue pour avoir développé des méthodes expérimentales destinées à amener les jeunes à la lecture, en particulier ceux des milieux plus populaires. De fait, pour Jella Lepman, les questions culturelles et les questions sociales ne peuvent être séparées : un enfant ne peut se concentrer sur un livre s’il a l’estomac vide et s’il n’a pas de toit, s’il n’a ni manteau ni chaussures chaudes en hiver (elle demande donc aux États-Unis d’envoyer non seulement des livres mais aussi des duffle-coats). Elle note aussi l’effet bénéfique des livres sur les enfants : presqu’aucun livre n’est volé, les enfants sont curieux et respectueux, prennent garde à ne pas venir avec des ongles sales ou des nez qui coulent, certains allant jusqu’à revêtir leur costume du dimanche. La question sociale n’efface pas l’ambition initiale d’une réconciliation entre les peuples par les livres pour enfants : Jella Lepman explique que la pièce qui met le mieux en pratique cette idée est la salle des livres d’images qui, selon elle, ne posent pas de problèmes de langue, ignorent les frontières linguistiques et imprègnent directement la mémoire. C’est là que peut se former les « Nations Unies des enfants » : les livres sont des « éducateurs invisibles » (p. 169), des « émissaires secrets de leurs nations ». Outre l’exemple de Babar, précédemment évoqué, elle cite The Little House de Virginia Lee Burton, qui est un « envoyé spécial » de l’Amérique4. Elle met également en avant la fonction documentaire des albums en citant les Petits et Grands Livres d’or mais aussi les albums du père Castor de Paul Faucher. Des activités sont également mises en place pour les lecteurs plus âgés : clubs de lecture avec des critiques animées, rencontres avec des auteurs, cours de langues – Erich Kästner parle d’une « université pour enfants » mais sans professeurs barbus. Il y fonde lui-même un groupe de théâtre, qui devient aussi un atelier d’écriture. S’y ajoutent des ateliers de peinture, inspirés des ateliers du MoMa, pour des créations individuelles ou collectives : Jella Lepman souligne à quel point cette expérience des images communes compte double pour les enfants de différentes nations et elle regrette de ne pouvoir mettre devant une immense surface blanche « ces messieurs Johnson, Khrouchtchev, Douglas-Home, De Gaulle et Erhard, pour dessiner ensemble un monde uni ! » (p. 195). À Noël, la Bibliothèque organise également une exposition annuelle pour présenter les nouvelles acquisitions venues de nombreux pays, afin d’inciter les éditeurs allemands à publier des traductions : Jella Lepman n’hésite pas à écrire que les bibliothécaires « bombardent » les éditeurs de propositions, « aussi zélés que des missionnaires dans la forêt vierge ». Les traductions sont conçues comme le meilleur moyen de sortir la production allemande de livres pour enfants de son isolement. Une autre initiative est la création des « Nations Unies des enfants », qui est une mise en pratique directe du pouvoir des livres pour les lecteurs de 12 à 16 ans : comme il est impossible de réunir des enfants issus des 60 pays, les adolescents doivent les représenter. À chaque réunion mensuelle, ils abordent des thèmes de leur choix, la bibliothèque mettant à leur disposition les livres, revues, photos, cartes, disques nécessaires à leur documentation. Enfin, Jella Lepman rassemble des experts internationaux en littérature de jeunesse, écrivains, éditeurs, universitaires, pédagogues, pour créer le 18 novembre 1951 le « Internationales Kuratorium für das Jugendbuch », plus connu sous son nom anglais d’IBBY. Aussitôt est également créé le Prix Hans Christian Andersen, rapidement surnommé le « petit Prix Nobel » : les sélections mettent en avant les meilleurs livres pour enfants des différents pays.

12Le septième et dernier chapitre montre les prolongements du projet de Jella Lepman, dans une conclusion en forme à la fois de boucle et d’ouverture. En 1956, Jella Lepman est sollicitée par la Fondation Rockfeller pour participer à un projet de l’Unesco dans les pays en voie de développement : elle voit dans cette mission à travers le monde l’occasion d’étendre encore le projet d’entente internationale par les livres pour enfants. On pourrait aussi dire que les États-Unis, s’appuyant sur le succès de la Bibliothèque internationale de Munich, comptent sur Jella Lepman pour assurer l’expansion d’une domination culturelle dans un contexte marqué par la crise du Spoutnik, évoqué discrètement par Jella Lepman. La Bibliothèque internationale de Munich aurait ainsi servi d’appui aux États-Unis pour soutenir la reconstruction culturelle et éducative des enfants allemands mais aussi assurer une sphère d’influence culturelle, dont l’expansion est rendue précisément possible par le rayonnement de cette bibliothèque, qui attire des stagiaires des quatre coins du monde. Après un passage aux États-Unis, Jella Lepman commence sa mission par un voyage au Moyen-Orient. L’arrivée en Turquie, premier pays, est catastrophique : les malles de livres sont perdues ou volées. Loin de se décourager, Jella Lepman rencontre des responsables politiques, pose les bases des bibliothèques pour enfants, va distribuer des livres dans les villages. Elle invente le proverbe : « Mit dem Kinderbuch in der Hand kommt man durch das ganze Land » (Avec un livre pour enfants en main, on traverse tout le pays). À Beyrouth, elle distribue en guise de bakchichs des livres d’images et des cahiers. À Téhéran, elle constate la volonté de faire changer les choses mais aussi les difficultés économiques, l’instabilité politique, la pauvreté, l’analphabétisme : elle est frappée par les enfants de 5 à 6 ans misérables sur leurs métiers à tisser (à qui elle offre aussi des livres). Toutefois, elle n’établit pas de parallèle avec la situation de l’Allemagne en 1945. En revanche, le récit s’achève sur une épanadiplose, montrant une fois encore l’art du récit dont sait faire preuve Jella Lepman : comme dans les premières lignes du premier chapitre, elle est assise dans un avion, cette fois-ci survolant le Tigre et l’Euphrate, et elle se remémore le chemin parcouru, redonnant vie à des images fortes : la petite fille agitant une fleur sur les ruines de Francfort, celle qui à Berlin en 1946 s’émerveillait en disant : « C’est ça la paix », et tous ces enfants qui veulent participer à la construction d’un monde uni. Les rêves sont désormais devenus des réalités, des institutions reconnues : le prochain rêve serait peut-être d’apporter des livres pour enfants sur la Lune !

13Le récit de Jella Lepman se lit comme un roman : très bien construit grâce à un sens parfaitement maîtrisé du récit, de la langue et des images, il n’est pas à prendre comme un document historique mais comme un témoignage, avec la part de subjectivité que cela implique. Néanmoins, Die Kidnerbuchbrücke est un ouvrage passionnant pour comprendre les enjeux idéologiques de la littérature pour la jeunesse dans l’immédiat après-guerre : il est tentant de chercher à comprendre les allusions, de reconstituer les mécanismes sous-jacents ou implicites afin de poursuivre les investigations dans un champ de recherche encore peu exploré.

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Notes

1 Cécile Boulaire, Les « Petits livres d'or » : des albums pour enfants dans la France de la guerre froide, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, coll. « Iconotextes », 2016.

2 Voir « Une bibliothèque qui reste jeune malgré ses 70 ans », entretien de Dominique Petre avec Christiane Raabe (septembre 2019) : https://www.ricochet-jeunes.org/sites/default/files/inline-files/Une bibliothèque internationale qui reste jeune malgré ses 70 ans.pdf.

3 Les chroniques d’Eleanore Roosevelt ont été intégralement mises en ligne et le texte du 22 mai 1948 est à retrouver ici : https://www2.gwu.edu/~erpapers/myday/displaydoc.cfm?_y=1948&_f=md000973.

4 Sur cet album, publié en 1950 et traduit en français en 1971 dans la collection Rouge et Or, voir le billet de Christophe Meunier sur son carnet de recherche « Les territoires de l’album » : https://lta.hypotheses.org/96.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Mathilde Lévêque, « Jella Lepman, Die Kinderbuchbrücke »Strenæ [En ligne], 20-21 | 2022, mis en ligne le 01 octobre 2022, consulté le 02 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/strenae/9153 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/strenae.9153

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Auteur

Mathilde Lévêque

Université Sorbonne Paris Nord – Pléiade (ER 7338)

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