Edwige Chirouter et Nathalie Prince (dir.), Philosophie (avec les enfants) et littérature (de jeunesse) : Lumières de la fiction
Edwige Chirouter et Nathalie Prince (dir.), Philosophie (avec les enfants) et littérature (de jeunesse) : Lumières de la fiction, Paris, Éditions Raison publique, coll. « Philosophie et littérature », 2019, ISBN : 978-2-900337-02-8, 192 p.
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- 1 Nathalie Prince et Christophe Prince, Ainsi parlait Nietzsche, Paris, Les Petits Platons, 2020, 63 (...)
1Il est souvent reproché à la philosophie pour enfants de se passer des philosophes, et même de faire l’économie du recours à la culture. Dans un texte liminaire revigorant, qui se propose d’introduire le propos tout en ruant dans les brancards, Nathalie Prince se demande ce qui se passerait si l’on osait présenter aux enfants les grandes théories des philosophes, sans autre forme de procès. Outre les difficultés de compréhension élémentaire que cela poserait la plupart du temps, elle pointe un empêchement d’ordre moral qui surgirait inévitablement : certaines philosophies, comme celle de Nietzsche, sont porteuses de valeurs qu’il semblera très discutable de partager avec les jeunes. Or, que vaudrait une initiation à la philosophie qui voilerait consciemment à ceux qui la reçoivent une partie des mondes possibles ? L’entreprise, à peine formée, paraît déjà frappée de discrédit. Ce préambule aporétique illustre bien évidemment les questions que s’est posées l’autrice d’Ainsi parlait Nietzsche, publié récemment aux éditions Les Petits Platons1... Si les pratiques philosophiques avec les enfants, légitimées depuis une quarantaine d’années, ne s’appuient pas directement sur les écrits des philosophes, elles font néanmoins intervenir, pour certaines d’entre elles, des supports fictionnels susceptibles de favoriser le questionnement, sans pour autant remettre en cause l’autonomie de la pensée enfantine. L’objet de ce livre est de déterminer quelle place la littérature de jeunesse peut prendre parmi ces supports et dans ce champ de pratiques. En d’autres termes : la littérature de jeunesse est-elle philosophiquement stimulante ?
- 2 Martha Nussbaum, Les Émotions démocratiques : comment former le citoyen du xxie siècle ?, Paris, Fl (...)
2La première partie de l’ouvrage s’emploie à justifier théoriquement l’usage de la littérature de jeunesse dans les ateliers de pratique philosophique. Spécialiste des liens entre enfance, littérature et philosophie, Edwige Chirouter explique notamment en quoi la littérature de jeunesse instaure une « bonne distance » entre l’expérience personnelle et le concept. Le raisonnement est parfaitement convaincant : la littérature produit un espace autonome, distinct de la réalité, où l’enfant rencontre des problématiques éthiques et existentielles qu’il reconnaît comme telles, apprenant ainsi à naviguer du particulier à l’universel ; ceci l’amène à dépasser les limites de son propre vécu sans se heurter à l’austérité des idées abstraites. La contribution de Johanna Hawken, fondée sur des arguments similaires, offre à l’appui une démonstration concrète de ce qu’ont pu donner des échanges philosophiques entre enfants menés à partir de la lecture d’albums pour la jeunesse, lors d’une expérimentation à Romainville. À travers son analyse, on constate l’efficacité philosophique de la littérature : celle-ci permet aux enfants de se décentrer, d’entrer dans un processus de conceptualisation, de découvrir le pluralisme des points de vue... La portée politique de telles démarches est mise en évidence par la référence à l’ouvrage de Martha Nussbaum, Les Émotions démocratiques2. Comme le synthétise Claire Larroque, face à la crise des sociétés démocratiques, la philosophe américaine préconise de renforcer les capacités d’empathie et de cultiver les émotions, qui, selon elle, ont à voir avec les facultés rationnelles et contribuent à former des citoyens éclairés.
3La deuxième partie, qui entend se situer « du côté des pratiques », emprunte en réalité deux voies distinctes. D’un côté, l’article d’Agnès Perrin-Doucey retrace le cheminement historique des études littéraires en France, allant vers une prise en compte accrue du sujet lecteur, de ses émotions et de ses réflexions morales. Il semble dès lors qu’une approche philosophique de la littérature entre en résonance harmonieuse avec les conceptions didactiques les plus contemporaines. Parallèlement à cela, nous sont rappelés les supports fictionnels qui ont été utilisés par les pionniers de la philosophie pour les enfants dans leurs pratiques philosophiques : d’une part, Michel Sasseville présente le programme élaboré par Matthew Lipman et Ann Margaret Sharp ; d’autre part, Michel Tozzi expose sa propre approche fondée sur les mythes de Platon. Ces contributions n’envisagent donc pas l’usage de la littérature de jeunesse proprement dite dans le débat philosophique, mais elles mettent en lumière le rôle fondamental que peuvent y jouer certains récits imaginaires, qu’ils aient été conçus ad hoc ou qu’ils émanent du fond des âges philosophiques ; elles nous renseignent aussi sur les démarches qui sont à encourager chez les enfants à partir de la lecture de ces histoires, afin que l’élaboration herméneutique soit conduite par eux avec rigueur. On aurait aimé en savoir davantage sur les collections de philosophie pour enfants entrées dans le champ éditorial depuis quelques années (comme « Chouette penser ! » chez Gallimard ou les « Goûters philo » chez Milan) ; à ce stade, on se demande en effet s’il est plus pertinent d’élaborer des supports spécifiquement pensés pour le travail philosophique avec les enfants, ou s’il ne vaut pas mieux s’emparer d’une littérature existante – à savoir la littérature de jeunesse, dont la richesse et l’audace esthétique ne font pas de doute – pour tenter l’aventure philosophique.
4L’exploration des corpus de littérature de jeunesse à des fins philosophiques n’intervient véritablement qu’en troisième partie. De plus, la question de leur mise en jeu dans l’échange philosophique avec les jeunes restera en suspens : la plupart des contributions se donnent pour objectif de démontrer la valeur philosophique intrinsèque des corpus présentés. Chacune résonne néanmoins comme une invitation à s’en saisir dans le cadre d’ateliers de pratique qui restent à imaginer, mais qui seraient selon toute vraisemblance inspirés par l’esprit et les méthodes caractérisés dans les deux parties précédentes de l’ouvrage. De façon originale et judicieuse, deux genres vont faire l’objet d’un traitement approfondi : l’album et le théâtre ; à cela vient s’ajouter une incursion dans l’univers du roman dystopique pour adolescents. Pourquoi ces genres seraient-ils particulièrement indiqués pour apprendre à penser ? S’agissant de l’album, Agnès Girard estime que ce sont les jeux de décalage entre le texte et l’image qui poussent le lecteur à un travail d’interprétation. Le cadre de réception collectif, qui concerne à la fois l’album et le théâtre, constitue également un facteur favorisant, puisqu’il crée d’emblée les conditions du débat. Il s’avère en outre que le théâtre pour la jeunesse a eu très tôt partie liée avec la philosophie, comme le montre Anne Cirella-Urrutia dans son exploration des corpus dramatiques anglo-saxons de la deuxième moitié du xxe siècle, inspirés par l’existentialisme et le théâtre de l’absurde.
5Comment mesurer la portée philosophique des œuvres de littérature de jeunesse ? Les chercheurs identifient par exemple des scénarios récurrents qui cristallisent un enjeu existentiel, ou encore des thématiques susceptibles de fonctionner comme des objets à penser. Euriell Gobbé-Mévellec décrit ainsi de façon particulièrement éclairante l’émergence d’albums « pluriculturels », incitant à penser le vivre ensemble, dans le paysage éditorial actuel ; elle explicite la façon dont ils se distinguent des albums « multiculturels » qui les ont précédés (lesquels prenaient en compte la diversité culturelle et sa richesse, mais n’envisageaient pas les interactions culturelles ni les identités métissées). Propices à la lecture en réseau, les œuvres évoquées offrent une prise solide à la réflexion éthique et citoyenne. Fondées sur un corpus d’œuvres théâtrales, les analyses de Françoise Heulot-Petit laissent à penser, quant à elles, que l’énonciation choisie par certains dramaturges peut jouer un rôle modélisant pour la réflexion personnelle de l’enfant lecteur (ou spectateur). En effet, l’immersion dans la psyché du personnage enfantin, lorsqu’elle est permise par le monologue intérieur, met au jour le déploiement d’une pensée en acte – ou parfois d’une pensée empêchée, ce qui n’est pas moins intéressant.
6Dans quels interstices institutionnels les ateliers de pratique philosophique peuvent-ils se glisser ? Cette question est abordée occasionnellement du côté de l’Éducation Nationale, réputée frileuse en la matière, mais où des évolutions se dessinent. La dernière contribution se penche plus précisément sur le cas des structures culturelles qui, à partir des spectacles qu’elles programment, proposent des ateliers de médiation philosophique. Dominique Paquet, engagée depuis longtemps dans ce type d’interventions en parallèle de sa carrière d’autrice de théâtre, témoigne des effets bénéfiques qu’elles produisent sur les élèves, mais relève également les difficultés éprouvées à maintenir le cap de l’agir philosophique lorsqu’on sert parallèlement d’autres buts – l’intégration sociale, par exemple.
7À travers ce livre, les enjeux d’une initiation précoce à la philosophie sont réaffirmés avec une grande clarté. L’usage de la littérature de jeunesse est valorisé dans ce contexte singulier : il n’existe pas de philosophes « pour enfants » ; or, il n’y a pas d’âge pour philosopher ; les « lumières de la fiction » accompagneront donc avec profit l’enfant philosophe. La portée philosophique de la littérature de jeunesse, saisie dans sa globalité, est désormais solidement établie. L’analyse des corpus littéraires considérés selon ce prisme se présente ici comme une direction de recherche passionnante, qui mérite d’être largement développée, en s’attachant à déterminer ce qui, dans les textes, est de nature à générer une réflexion proprement philosophique, et non simplement psychologique ou morale.
Notes
1 Nathalie Prince et Christophe Prince, Ainsi parlait Nietzsche, Paris, Les Petits Platons, 2020, 63 p.
2 Martha Nussbaum, Les Émotions démocratiques : comment former le citoyen du xxie siècle ?, Paris, Flammarion, 2020, 205 p.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Sibylle Lesourd, « Edwige Chirouter et Nathalie Prince (dir.), Philosophie (avec les enfants) et littérature (de jeunesse) : Lumières de la fiction », Strenæ [En ligne], 18 | 2021, mis en ligne le 21 juin 2021, consulté le 19 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/strenae/6605 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/strenae.6605
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