Un simple mot, troublant et magique
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Mots-clés :
littérature jeunesse, introduction, littérature coloniale, pédagogie, histoire, poétique, propagandeKeywords:
introduction, children’s literature, colonial literature, history, pedagogy, propaganda, poeticPlan
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- 1 Pierre Loti, Le Roman d’un enfant (1890), édition de Bruno Vercier, Folio classique, Gallimard, cha (...)
- 2 Citons notamment : Pascal Blanchard, Sandrine Lemaire et Nicolas Bancel (dir.), Culture coloniale e (...)
- 3 L’enfant des colonies, Cahiers Robinson n°7, avril 2000, 142 p.
- 4 Citons également Alexandra De Lassus, Africains et Asiatiques dans la littérature de jeunesse de l’ (...)
1Vers le milieu du xixe siècle, un enfant de la ville de Rochefort laisse son imagination dériver. Les gravures d’un livre de prix, les images d’un périodique ou les curiosités rapportées d’Afrique par un grand-oncle médecin sont autant de supports aux rêves du jeune Julien Viaud : « Oh ! ce qu’il avait de troublant et de magique, dans mon enfance, ce simple mot : « les colonies », qui, en ce temps-là, désignait pour moi l’ensemble des lointains pays chauds, avec leurs palmiers, leurs grandes fleurs, leurs nègres, leurs bêtes, leurs aventures. De la confusion que je faisais de ces choses, se dégageait un sentiment d’ensemble absolument juste, une intuition de leur morne splendeur et de leur amollissante mélancolie1. » Cette rêverie montre l’ancrage des colonies dans la culture d’enfance au xixe siècle et les souvenirs de Pierre Loti ne sont en effet pas un cas isolé : les historiens ont ainsi montré l’importance de l’imagerie coloniale, notamment par le biais des manuels scolaires et des nombreux jouets, jeux, costumes, qui sont autant de déclinaisons de l’imaginaire fabriqué associé aux colonies2. Peu d’études pourtant se sont intéressées à la littérature pour la jeunesse en contexte colonial. À l’exception du Cahier Robinson numéro 7, intitulé L’enfant des colonies3 (2000), rares sont les travaux scientifiques et universitaires4. Objets de recherche historiques, les livres pour enfants mettant en scène la colonisation relèvent aussi d’un domaine littéraire immensément riche et varié, encore largement en friche.
Histoire, pédagogie et aventures héroïques
2Le dossier thématique « Enfances et colonies : fictions et représentations » propose plusieurs approches des multiples questions que pose l’articulation entre enfance, colonisation, fiction, littérature, images. Croisant littérature et histoire, l’article de Michel Manson choisit de s’intéresser à Saint-Domingue, à l’histoire de sa colonisation et de ses révoltes à la fin du xviiie siècle : Julie Gouraud, écrivain pour enfants et descendante de colons, trouve dans le roman pour la jeunesse l’occasion de retracer à la fois une histoire familiale et une histoire coloniale. Saint-Domingue, qui occupe une place importante dans la production pour la jeunesse du xixe siècle, résonne comme un traumatisme et un souvenir douloureux, à l’opposé d’une autre entreprise coloniale majeure pour la France : la conquête de l’Algérie. Entre pédagogie et littérature, l’article de Guillemette Tison se penche sur cette conquête racontée aux enfants, dans les manuels scolaires comme dans les ouvrages de fiction publiés dans la seconde moitié du xixe siècle. Le récit, qu’il soit pédagogique ou fictionnel, remodèle les faits historiques, pour transmettre à des générations d’enfants une justification de l’entreprise coloniale en Algérie, menée entre 1827 et 1847. Des figures historiques nouvelles émergent, entrant à des degrés divers dans le panthéon des héros de la nation française, tels Bugeaud, Yousouf ou Abd el-Kader. Ce dernier, héros paradoxal surnommé le « Jugurtha des Français », est l’objet de l’étude proposée par Carole Boidin. À partir de l’étude de différents supports littéraires et culturels, Carole Boidin s’interroge sur la construction d’un nouvel imaginaire oriental pour montrer comment la figure de l’émir algérien perd progressivement son statut héroïque, s’effaçant devant l’héroïsation toujours croissante des conquérants et des colons. C’est en effet vers la fin du xixe siècle que le roman pour la jeunesse colonial s’affirme dans le genre du roman d’aventures, mettant en scène des conquérants victorieux conçus comme les porte-parole de la politique coloniale et du nationalisme. Bernard Jahier montre ainsi que les romans d’aventures pour la jeunesse publiés dès le début de la iiie République sont des supports importants de la politique d’expansion coloniale. Ces romans, où la mission « civilisatrice » de la France n’exclut pas des considérations économiques, participent en effet à un modelage durable des esprits, marquent plusieurs générations de jeunes lecteurs et contribuent à un ancrage durable du discours colonial dans l’opinion publique. Politique et aventures se conjuguent aussi dans le contexte de la décolonisation, comme le montre Matthieu Letourneux dans son étude de la série des Bob Morane d’Henri Vernes. Lancée en 1953, cette série hérite des modèles narratifs du roman d’aventures coloniales et de ses stéréotypes. La décolonisation, qui met en péril fondements idéologiques et conventions littéraires, impose une transformation des codes du roman d’aventures coloniales, suivant des contraintes géopolitiques. La logique sérielle se voit ainsi contrainte d’assimiler de nouvelles représentations, dans un jeu complexe sur les imaginaires intertextuels.
Politique et propagande, entre textes et images
3Cet aspect politique, inhérent à la fiction coloniale pour la jeunesse, n’est pas uniquement prégnant en France, loin s’en faut. L’Italie, la Belgique ou encore l’Union soviétique et l’Australie comprennent également l’utilité des livres pour enfants dans leurs objectifs de propagande coloniale. Mariella Colin explique ainsi que, dès la fin du xixe siècle, la colonisation italienne trouve des échos dans les romans de Salgari. Plusieurs étapes marquent ce processus italien : la guerre de Libye, dans les années 1911-1912, marque ainsi un tournant dans la construction d’une idéologie nationaliste et dans la création d’une conscience coloniale, qu’exploitera davantage encore le fascisme au pouvoir après la première guerre mondiale. Plus inattendues sont les critiques de la colonisation et les parodies du genre colonial qui paraissent en Italie au tout début du xxe siècle, preuve que cette littérature coloniale pour enfants est sans doute plus complexe et moins univoque qu’il n’y paraît. Ce recul ne semble pas apparaître dans la production francophone pour la jeunesse en Belgique : Laurence Boudart, en choisissant trois livres emblématiques des années trente, montre que la représentation du Congo se conçoit comme une entreprise utile pour les jeunes lecteurs. Un roman colonial comme Tante Julia découvre le Congo (1932) permet de découvrir une colonie lointaine et de montrer, par la fiction, comment un personnage opposé à la colonisation se voit peu à peu convaincu de ses bienfaits. Le roman colonial à vertu pédagogique se fait ainsi livre de lecture, comme le montre le cas de Jeannot gosse d’Afrique (1935). Parallèlement à ces points de vue apparaissent des ouvrages choisissant de représenter la colonie selon la perspective de l’enfant noir, comme dans Bamboula le petit homme noir (1942), illustré par Elisabeth Ivanovsky. Le choix d’une perspective « primitive » est doublé par le graphisme de ce conte illustré. Au cours de l’entre-deux-guerres, il semble en effet que la littérature pour la jeunesse coloniale cherche à conjuguer textes et images pour consolider ses assises. C’est également l’image qui est comprise comme un support du discours colonial dans les livres pour enfants soviétiques étudiés par Daria Sinichkina. Entre 1917 et 1953, des illustrations de livres pour enfants mais aussi tout un ensemble d’images de propagande mettent en scène l’« enfant des steppes », placé au centre d’un processus de colonisation qui ne se nomme jamais comme tel mais qui instrumentalise bel et bien l’enfant des peuples colonisés, pris dans une tragique ambiguïté, entre glorification du régime, utopie politique et engrenages cruels du stalinisme.
4Le recours à l’image dans la littérature coloniale pour la jeunesse ne saurait toutefois se réduire à des fins de propagande. La question, bien entendu, est bien plus complexe. À partir d’un même support, l’abécédaire, Marie-Pierre Litaudon explique que l’Australie a construit, des années 1870 à nos jours, son identité nationale sur un processus mêlant décolonisation et colonisation. En effet, l’émancipation de la tutelle de l’Angleterre n’a pas pour autant réduit le rapport de domination des Européens sur les Aborigènes. Ces derniers ont acquis depuis peu une place dans les abécédaires, reflet d’une quête identitaire douloureuse. L’image, outil de propagande, est aussi le support de l’émancipation et de la prise de distance par rapport au fait coloniale. L’analyse par Nathalie Gibert-Joly des illustrations de Jean Bruller montre comment un artiste, au cours de l’entre-deux-guerres, passe de l’acceptation de la colonisation à une prise de conscience et une prise de distance progressive, posant les prémices d’un discours anti-colonialiste pour enfants.
Du discours colonial à une poétique de l’enfance et pour l’enfance
5Le cas de Bruller, à la frontière entre engagement politique et recherche graphique, montre également que la littérature coloniale pour la jeunesse ne saurait se réduire à la seule perspective politique ou géopolitique. La lecture proposée par Claudine Le Blanc de deux romans liés à la colonisation britannique en Inde, Kim de Kipling et Swami and friends de Narayan, se concentre davantage sur le personnage de l’enfant et sur son rôle dans la fiction comme dans la création romanesque. Dans ces deux romans, l’enfant vient en effet saper le dispositif idéologique et participe à des choix d’écritures moins destinées aux enfants que permises par l’enfant : l’Inde de Kim est une représentation poétique de l’enfance, tandis que le personnage de l’enfant dans le roman de Narayan introduit distance et ironie. Dans un tout autre registre, c’est aussi une entreprise littéraire et poétique que mène François Place pour construire et déconstruire l’idéologie coloniale. Laurent Bazin montre que la question coloniale dans l’œuvre de cet auteur-illustrateur passe de la fascination pour l’exploration à un désenchantement progressif, dans un cheminement intellectuel, littéraire et graphique qui n’est pas sans rappeler celui de Bruller. Laurent Bazin souligne que la réponse de François Place n’est pas seulement idéologique, elle est aussi esthétique. C’est sans doute de telles réponses que cherchent les écrivains et illustrateurs contemporains lorsqu’ils s’attachent à peindre la colonisation dans leurs albums. Il est pourtant des pans de l’histoire coloniale qui semblent échapper à la littérature de jeunesse : Éléonore Hamaide-Jager montre que la guerre d’Algérie est encore très peu présente dans les albums et les documentaires contemporains. Le conflit est suggéré, mis entre parenthèse dans les albums de fiction. Les documentaires présentent davantage d’images, illustrations et photographies se complétant. Mais, dans l’ensemble, la guerre d’Algérie, bien présente dans le roman pour adultes, ne paraît pas encore appréhendée graphiquement dans l’album pour la jeunesse. La lecture de Nona des sables proposée par Anne Schneider complète ce propos : la recherche mémorielle, fragile et précaire, se construit sur une esthétique du collage et du montage, par le recours à des cartes postales, qui se superposent au texte de l’album. Un processus de reconstruction identitaire et d’appropriation de l’Histoire y est mis en œuvre, cherchant à concilier différentes techniques narratives et graphiques.
6Croiser l’enfance et les colonies dépasse le seul cadre de la littérature pour la jeunesse. C’est pourquoi nous avons choisi de conclure ce dossier thématique par les souvenirs d’enfance d’Amadou Hampâté Bâ, lus par Anne-Marie Chartier. Amkoullel l’enfant peul (1991) montre comment l’enfant affronte les conflits de fidélité entre l’univers familial de la tradition orale, de l’éducation musulmane et par ailleurs, celui de l’école française où il apprend « la langue des chefs ». Témoignage sur la colonisation vécue par un enfant malien, ce récit autobiographique montre les limites de l’école républicaine, les rapports de force entre colonisateurs et colonisés par école interposée et les périls d’un patrimoine menacé par la colonisation et les conséquences de la Première Guerre mondiale.
7Le dossier thématique de ce troisième numéro de Strenae est enfin complété dans la rubrique « Fonds d’archives » par l’article de Lauriane Labbes sur le fonds Bermond-Bocquié. La présentation du fonds de ce centre de recherche et d’information sur l’édition francophone pour la jeunesse, à Nantes, montre notamment une présence importante et exceptionnelle de revues pour la jeunesse datant du xixe siècle. Ces revues (Le Petit français illustré, Le Journal de la jeunesse, Mon journal, Le Saint-Nicolas, la Revue Mame, Le Musée des enfants et L'Ami de la Jeunesse) sont autant de supports du discours colonial en direction de la jeunesse, à travers reportages, nouvelles et histoires illustrées.
8D’un simple mot, les « colonies », dont la magie fascinait Pierre Loti enfant, est née une littérature complexe, difficile à définir. La littérature coloniale pour la jeunesse, saisie selon le double critère de son lectorat et de son objet, représente l’exploration, la conquête, la vie dans les colonies. Littérature aux supports multiples et marquée par une grande diversité générique, elle est indissociable de discours politiques et de propagande. Pour autant, elle ne se résume pas à des représentations ni à des prises de position idéologiques. Inventer la littérature coloniale pour enfants, c’est aussi réfléchir sur des choix esthétiques, graphiques, poétiques. Littérature oubliée, elle représente tout un pan de l’histoire culturelle et littérature pour la jeunesse, qui a durablement marqué les générations et qu’il est important de reconstituer et de comprendre. Hier comme aujourd’hui, un des enjeux de cette compréhension est de savoir dépasser des fonctions documentaires et didactiques d’un champ où il y a beaucoup à découvrir et beaucoup à créer.
Notes
1 Pierre Loti, Le Roman d’un enfant (1890), édition de Bruno Vercier, Folio classique, Gallimard, chapitre XIV, p.85.
2 Citons notamment : Pascal Blanchard, Sandrine Lemaire et Nicolas Bancel (dir.), Culture coloniale en France. De la Révolution française à nos jours, CNRS Éditions / Autrement, 2008.
Nicolas Bancel, Pascal Blanchard et Laurent Gervereau (dir.), Images et colonies. Iconographie et propagande coloniale sur l'Afrique française de 1880 à 1960, MHC-BDIC, 1993.
Benoît Falaize, Frédéric Abécassis, Gilles Boyer, Gilbert Meynier, Michelle Zancarini-Fournel, La France et l'Algérie : leçons d'histoire : De l'école en situation coloniale à l'enseignement du fait colonial, INRP, 2008.
3 L’enfant des colonies, Cahiers Robinson n°7, avril 2000, 142 p.
4 Citons également Alexandra De Lassus, Africains et Asiatiques dans la littérature de jeunesse de l’entre-deux-guerres, Paris, L’Harmattan, 2006.
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Référence électronique
Mathilde Lévêque, « Un simple mot, troublant et magique », Strenæ [En ligne], 3 | 2012, mis en ligne le 21 janvier 2012, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/strenae/595 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/strenae.595
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