Les abécédaires australiens et la construction de la Nation : quel statut pour les Aborigènes ?
Résumés
Cet article se propose d’aborder la question de la colonisation dans la littérature de jeunesse à travers l’analyse d’un corpus d’abécédaires australiens consacrés à la Nation, s’échelonnant des années 1870 à nos jours. Ancienne colonie britannique, l’Australie a construit son identité « nationale » sur un double processus de décolonisation, à la fois externe et interne. Il lui a fallu d’une part s’émanciper de la tutelle de l’Angleterre, sa « mère Patrie », mais aussi, et de façon plus problématique, parvenir à gommer au sein même de la société, le rapport de domination instauré entre colons et colonisés, Européens et Aborigènes. Une douloureuse quête identitaire que l’abécédaire, support privilégié des fondements idéologiques, permet de suivre avec une remarquable acuité.
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Mots-clés :
Aborigènes, abécédaire, colonisation, littérature jeunesse, histoire, livre pour enfants, patrieKeywords:
Aboriginals, alphabet book, children’s book, children’s literature, colonialization, history, homelandPlan
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1On ne peut guère évoquer la question de la colonisation dans la littérature enfantine australienne sans revenir brièvement sur l’histoire de ce pays et de son peuplement.
On estime que les Aborigènes ont investi le continent il y a environ 50 000 ans.
Les premières peuplades se sont acclimatées à un milieu largement hostile, en adoptant un style de vie nomade, rythmé par les cycles de la nature. Bien que restés sans écriture, les Aborigènes ont développé une culture orale forte, capable de transmettre à travers les mythes, un savoir géographique et environnemental leur assurant, jusqu’à l’arrivée des Européens, une remarquable maîtrise du territoire. Si l’on peut parler à leur égard de colonisation, c’est dans un sens biologique, celui d’adaptation symbiotique à un terrain.
- 1 L’Angleterre garde le contrôle des affaires étrangères, de la défense et du commerce international (...)
2La colonisation européenne ne suit pas la même voie. Le continent austral est annexé à la couronne britannique en 1770 à l’initiative du lieutenant James Cook qui voit là, pour l’Angleterre, de nouveaux débouchés économiques après la perte des colonies américaines. La première colonie s’installe à l’emplacement de l’actuel Sydney en 1788.
Progressivement, les colons investissent les zones tempérées et fertiles en contraignant les Aborigènes à refluer vers l’intérieur du continent, ou vers le nord. Entre 1790 et 1860, cinq nouvelles colonies sont créées. Rapidement très prospères, elles demandent à s’autogouverner, ce qu’elles obtiennent toutes avant 1890. En 1901, les colonies se fédèrent en une démocratie parlementaire, le Commonwealth d’Australie1. Cette fédération marque symboliquement la naissance de la nation australienne.
3Le terme de nation désigne un groupement humain qui se caractérise par la conscience de son unité (historique, sociale, culturelle) et la volonté de vivre en commun. Par corrélation, c’est aussi une communauté politique, établie sur un territoire défini et personnifiée par une autorité souveraine.
4Si l’on peut considérer le second point comme largement acquis en 1901, en revanche le premier pose éminemment problème. Beaucoup reste à construire. C’est cette douloureuse quête identitaire que je me propose de suivre à travers l’émergence d’une littérature enfantine australienne et tout particulièrement à travers l’abécédaire. Parce que la tradition l’a consacré « premier livre de l’enfance », parce qu’en outre sa poétique sérielle, ordonnée et close se prête à la définition, l’abécédaire s’offre en support privilégié des principes idéologiques.
5La multiplication des abécédaires australiens voués à la définition de la nation témoigne de la réflexion menée pour se construire une identité, selon un double processus de décolonisation. On assiste tout d’abord à une décolonisation envisagée dans son rapport à la mère patrie. Bien plus tardivement s’opère une seconde forme de décolonisation, pour tenter de gommer cette fois, au sein même de la société australienne, l’ancien rapport de domination instauré entre colons et colonisés.
Décolonisation et émancipation de la mère patrie
À la lettre C pour Colonies, un kangourou (animal emblématique de l’Australie) est agenouillé en révérence devant son maître britannique, occupé à goûter le « fruit » de ses probables offrandes.
Baldwin Library - University of Florida, USA.
6Au sens étymologique, la « colonie » est une « propriété rurale » associée à l’idée « d’implantation dans un pays étranger ». Elle relève d’un projet à la fois expansionniste et civilisateur. Expansionniste parce que sa mise en place suppose une domination économique et politique du peuple occupant sur le pays et la population colonisés. Mais cette domination trouve sa légitimité dans une mission civilisatrice de mise en valeur des terres et d’apports culturels au peuple conquis, jugé inférieurement développé.
7Cet apport civilisateur doit se concevoir dans une perspective d’autonomie future de la colonie. Ainsi le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse affirme, en 1866, à l’article « Colonisation » :
« Fonder en quelque point un comptoir, un port de commerce ou tout autre établissement, si important qu’il soit, ce n’est pas coloniser. Toute création de ce genre, si elle ne renferme pas en soi toutes les conditions d’une nationalité future restera simple colonie, c'est-à-dire dépendance d’une métropole. La vraie colonisation, c’est l’appropriation et la fécondation du sol et le développement de toutes ses ressources par une imagination qui s’y implante sans espoir de retour. L’Amérique du nord a offert au monde ce grand spectacle d’hommes emportant avec eux leur foyer, leurs dieux et le génie complet de la civilisation moderne. »
8C’est dans cet exact état d’esprit que s’inscrivent les premiers efforts de la société australienne pour s’affranchir d’un impérialisme britannique trop enclin à considérer les colonies comme des serviteurs à sa botte. Ainsi paraît en 1871 le premier abécédaire dédié à la nation australienne.
(avec l’aimable autorisation de la State Library of Victoria – Melbourne, Australia)
- 2 Le titre original anglais est celui-ci : The Young Australian’s Alphabet... at Whose Bright Presenc (...)
9L’album s’intitule l’Alphabet du jeune australien. Le recours au singulier laisse entendre qu’il existe un australien type en dépit du nombre de jeunes garçons portant, dans l’illustration, chacune des lettres du mot Alphabet. Cette jeunesse progressant sur un chemin, littérature en main, se veut à l’image d’un continent neuf qui cherche à conquérir par l’écrit son « âge de raison ». En marge, les Aborigènes, fondus au feuillage qui stigmatise leur état de nature, observent effrayés ce nouvel ordre civilisateur qui signe leur disparition prochaine. D’ailleurs, le titre poursuit en filigrane (dans l’ombre des jeunes blancs) : « devant l’éclat de sa présence les ténèbres se dissipent »2. Le jeu de mot, qui oppose les Lumières des colons blancs à l’obscurantisme des Aborigènes noirs, dit assez combien l’idée d’une nation australienne s’inscrit totalement à cette époque dans l’idéologie qui fonde l’entreprise coloniale.
Cet abécédaire marque pourtant les débuts d’une littérature de jeunesse proprement australienne. Voici comment l’éditeur justifie sa publication :
- 3 Texte original : « The Publisher in true Colonial fashion now unceremoniously introduces himself an (...)
« L’éditeur, adoptant un tour proprement colonial, se présente à vous aujourd’hui en toute simplicité avec ces quelques pages sans prétention, qu’il adresse aux heureux enfants et aux mères aimantes de l’Australasie. Quels que soient les défauts de cet alphabet, l’intention était d’associer aux premiers éléments des idées familières, empruntées aux réalités du pays et dans lesquelles les enfants australiens puissent se reconnaître.
Qu’il y soit parvenu ou non, l’éditeur peut au moins se prévaloir d’avoir été le premier à ouvrir la voie d’une littérature coloniale. Il espère, en obtenant le soutien de cette classe qui connaît l’heureux privilège de l’éducation, les amis des enfants, de prolonger par d’autres titres cette série, qui, il le promet deviendront toujours meilleurs au fur et à mesure des publications »3
10L’alphabet s’ouvre sur la représentation du continent australien fédérant les colonies d’alors (la Tasmanie est une colonie séparée de la Nouvelle Galle du Sud depuis 1825). Le texte commente : « A pour Australie, célèbre dit-on, pour son maïs, sa laine et son or ». La mise en valeur du territoire et la prospérité qui découlent du travail des colons sont soulignées à la lettre D pour Diggers. Le terme désigne à la fois le chercheur d’or et l’Australien, que le texte présente, « s’affairant à trouver de l’or et des pierres précieuses près d’un cours d’eau ». À l’inverse, le Black-fellow, autrement dit, l’homme noir, est, je cite « paresseusement endormi sous un arbre, comme nous pouvons tous le voir. »
- 4 Le préjugé court la planète, puisque je l’ai retrouvé dans un récit de voyage publié en France par (...)
11Si l’Aborigène ne fait rien de la terre4, le colon australien lui, trouve sa légitimité dans la mise en valeur du sol, une mise en valeur reprise à la lettre G pour Gum-tree, M pour Mine ou Q pour Quartz. Cela dit, cet aspect est loin d’occuper tout l’alphabet. Même si l’éditeur prend soin de relever les merveilles du progrès, avec le télégraphe et le vélocipède, et la nécessité pour la jeunesse australienne de s’éduquer par les livres, on est frappé par la place accordée à la nature. L’originalité de la faune participe d’une identité australienne susceptible de réunir, au moins, blancs et noirs. À son contact, les colons prennent le temps de vivre, autour d’un pique-nique à la lettre H, ou pour une partie de pêche à la lettre Y. Le terme de Yarra, qui désigne selon le texte l’écoulement de l’eau, est probablement emprunté à un dialecte aborigène car il est inconnu du dictionnaire. Parallèlement, on notera qu’au contact de l’émeu, l’aborigène retrouve la puissance d’action qui lui avait été précédemment déniée. Le texte affirme : « E pour l’ÉMEU qui court très vite. Mais l’homme noir le poursuit de sa flèche et parvient au bout du compte à le tuer. » Reste que l’Émeu occupe le premier plan, comme si, dans ce jeu de miroir entre état de nature et de culture, la réalité du savoir aborigène ne pouvait être appréhendée que pour mesurer un lointain, autant spatial que temporel.
Cela est très net dans les abécédaires qui jalonnent les décennies suivantes.
- 5 Texte original (lettre B, deux premiers vers du quatrain) : « Australia’s Blacks you’ll always find (...)
12Avec The Australian A.B.C. Book, le colon, reconnaissable à son chapeau de stockman, a pris en première de couverture les traits d’un oiseau australien, le jackass. Encore une fois, la spécificité de la faune australienne est une manière d’affirmer l’originalité de la nation nouvellement créée. À la lettre A le continent apparaît fédérant les colonies et donnant naissance à un « je », celui de la nationalité : « A pour Australie, le pays où je suis né ». En revanche, il ne s’agit nullement de construire l’identité nationale dans le métissage des cultures. Si l’Aborigène apparaît, c’est qu’il fut le premier habitant du pays. Certes, on le présente cette fois en athlète, manipulant un étonnant outil de son invention, le boomerang, mais cette pratique est tournée vers le passé. Même « bon, doux et aimable »5 il reste « l’homme noir » et il ne peut s’inscrire dans la culture blanche que comme un point de départ. Il ne sera plus question de lui par la suite.
13Même constat 30 ans plus tard :
- 6 Dix en plus tôt, le Commonwealth Trade Alphabet (1925) définissait l’ambition australienne par le n (...)
14En couverture, on retrouve le stockman pour incarner un style de vie australien, dans une mise en scène plus inspirée cette fois par la culture américaine, que ce soit dans le bush (première de couverture) ou de retour à la ferme (lettre H). La lettre A est à nouveau dévolue au territoire australien. L’Australie est, nous dit le texte, la terre des hommes libres, là encore investie par le pronom « je » de l’enfant lecteur blanc. Les Black natives, autrement dit les indigènes noirs, sont cantonnés à la lettre B et stigmatisent l’état latent d’un continent privé autrefois d’Histoire. Le lancer de boomerang semble un appel à prendre le relais et initier une dynamique. Celle-ci débute véritablement à la lettre C pour James Cook. Si la faune australienne est en quelques points évoquée, cet abécédaire insiste surtout sur l’activité économique. Tout porte à croire que ce facteur constitue à cette date un élément charnière de la construction nationale. Le pays est en quête d’une majorité qui ne soit pas seulement politique mais matérielle. Fait surprenant et qui mérite d’être souligné, cet abécédaire consacré à la nation est le seul à présenter le drapeau national, et ce, à deux reprises. La première occurrence (lettres FG), associée au chercheur d’or, campe une économie originelle, pionnière et quelque peu mythique. La seconde (lettres UV), conjuguée à la mère patrie, fait valoir une économie moderne tournée vers les échanges... Elle se veut surtout une invite attractive en direction de l’Angleterre. Au fond, la filiation affichée à l’égard de la nation mère relève moins, en dépit des apparences, d’une allégeance que d’une conquête désirée. L’Australie, en soulignant les liens privilégiés qui l’attachent à l’Angleterre cherche à s’assurer un marché extérieur stable6.
15C’est chose faite à la fin des années 1950, comme en témoigne Australian ABC Food Painting Book. L’Australie se présente comme l’indispensable terre nourricière de la Grande-Bretagne. Désormais, à la lettre D pour Down-Under, surnom de l’Australie, c’est la petite Anglaise qui s’incline et semble faire révérence pour chercher sur le globe l’origine de son bonheur.
16En devenant une réelle puissance économique, l’ancienne colonie s’est définitivement affranchie de sa mère patrie. Pour autant, la société australienne a-t-elle réussi à se débarrasser de l’idéologie coloniale ?
Une difficile décolonisation au sein de la Nation : quelle place pour les Aborigènes ?
17La discrimination raciale dont ont été victimes les Aborigènes les a longtemps exclus de la société australienne. L’occupation des zones tempérées les plus prospères par les colons européens a contraint les Aborigènes à refluer vers les zones désertiques du centre ou à se sédentariser autour des villes. Un très grand nombre ont succombé aux maladies importées, d’autres ont été exterminés. Résultat : la population aborigène s’est effondrée, passant d’environ 350 000 individus à l’arrivée des premiers colons à moins de 50 000 en 1930.
- 7 En 1997, le rapport Bringing Them Home fait éclater le scandale des « générations volées ». D'après (...)
18Quand se crée le Commonwealth of Australia en 1901, l’objectif est très clairement d’instaurer une « Australie blanche ». Les Aborigènes n’ont pas le statut de citoyen et n’ont pas accès à la propriété. Ils sont contraints de travailler pour des salaires dérisoires. En outre, depuis la fin du XIXe siècle, les théories eugénistes et le darwinisme social font craindre que le nombre croissant de métis en Australie ne soit une menace pour la « pureté » de la « race blanche ». En conséquence, dès 1869, la loi autorise le gouvernement à saisir les enfants « métis », pour les intégrer à des familles blanches, des orphelinats ou des missions. L'idée est de couper ces enfants de leurs racines culturelles aborigènes. Ils doivent apprendre l’anglais et reçoivent un minimum d'éducation afin de devenir travailleurs manuels (pour les garçons) ou domestiques (pour les filles). Dans les années 1930, le responsable d’une des réserves aborigènes n’hésite pas à écrire dans un article du West Australian: « Éliminons les Aborigènes pur-sang et permettons la mixture des métis parmi les Blancs, et peu à peu la race deviendra blanche ». Cette loi discriminative restera en vigueur jusqu’en 19697.
19Dans les années 1960 cependant, pour juguler les tensions sociales croissantes, le gouvernement se tourne ver une politique d’assimilation. Les Aborigènes obtiennent un salaire décent en 1965 et la citoyenneté en 1967. Cette politique évolue vers l’autodétermination. À partir de 1976, les Aborigènes sont autorisés à revendiquer leurs terres et à exiger un intéressement sur les profits des exploitations minières ou forestières réalisées sur celles-ci. Parallèlement des aides financières sont accordées pour l’éducation, notamment dans les zones défavorisées des réserves. Ainsi, Muruwari Alphabet est le résultat du travail d’une institutrice aborigène pour faire découvrir aux enfants, à côté de l’anglais et de son code écrit, le dialecte et la culture de leurs ancêtres. Dans les années 1970, ce type d’album se multiplie.
20Voici le texte qui accompagne les images. Lettre A : « Le chasseur a besoin d’un bras puissant pour projeter sa lance. » Lettre D: « Ces animaux étaient très utiles aux Aborigènes. Ils les aidaient à attraper les animaux dont la tribu se nourrissait. Certains Aborigènes utilisaient leur chien pour se réchauffer durant les nuits froides. Lettre H : « Il y a bien longtemps, les tribus construisaient des huttes à partir d’écorces. C’était là leur maison jusqu’à ce qu’ils repartent en voyage dans le désert, abandonnant leur abri pour en construire un autre plus loin. » Lettre F : « Le feu était très important. Il n’était pas permis de le laisser s’éteindre. On l’utilisait pour cuire la nourriture, durcir les armes et se garder au chaud. Tout le monde dormait autour du feu. Les anciennes histoires sont racontées autour du feu. » Lettre V : « Vénus. Nous l’appelons l’étoile du soir. C’est la 1ère étoile visible après le coucher du soleil. Les étoiles sont les feux de camp de tribus dans le ciel. »
21L’institutrice parvient à insuffler dans cet album, pourtant assez frustre, un peu de l’imaginaire du Dreamtime, ces histoires immémoriales où mythologie et savoir sur le monde ne font qu’un. Reste que la dernière lettre rappelle combien cette culture est celle d’un monde aliéné par le langage de l’autre. Lettre Z : « Ce son n’existe pas dans la langue Muruwari, mais c’est pourtant bien par là que je vais finir. » La hutte s’est transformée en lit et l’enfant s’étirant à l’heure du coucher semble livré à un mauvais réveil.
22Ce type de projet pédagogique, s’il a le mérite de ne pas laisser disparaître une culture menacée, ne permet pas son partage dans la conscience nationale. À preuve, jusqu’au début des années 1990, les abécédaires publiés par les grandes maisons d’éditions continuent à promouvoir une identité australienne héritière de l’entreprise coloniale et massivement dominé par le mode de vie européen.
23À la lettre A, dans le groupe d’enfants censé représenter l’Australie, on cherchera désespérément un petit Aborigène. Peut-être se trouve-t-il au fond à gauche, perdu derrière les autres. La seule place faite au peuple et à la culture aborigène se trouve à la lettre U pour ULURU, la montagne sacrée des Aborigènes, au cœur du continent australien.
24Durant les années 1990 s’opère néanmoins un revirement. On peut considérer que cette évolution rétribue vingt années d’efforts politiques d’intégration. Mais s’ajoute à cela une prise de conscience écologique qui met à mal les idéaux progressistes sur lesquels s’était appuyée l’expansion coloniale.
25La parution notamment, de Taming the Great South Land, ébranle les consciences et fait scandale. Cette étude révèle que 200 ans d’exploitation européenne ont gravement compromis les équilibres naturels. 70 % des forêts ont été détruits, deux tiers des terres arables ont été dégradés par l’agriculture et l’élevage, de très nombreuses espèces animales et végétales ont disparu. Avec elles, ont été détruits les moyens de survie de la société aborigène dont la culture était inextricablement liée au sol, à la faune et à la flore. L’auteur conclut :
- 8 William J. Lines, Taming the Great South Land. Sydney, Allen & Unwin, 1991. Extraits de la conclusi (...)
« La transformation radicale de l’environnement australien pour construire la société moderne n’était possible que sur la base d’un consensus social, puissant et subtil, sur la conviction commune que la science, la technologie et la croissance économique avaient le pouvoir de résoudre tout problème mettant en jeu la valeur humaine. [...]
[Pourtant], pour les Aborigènes, privés des « lumières européennes », le paysage subvenait en toute chose à la vie. [...] Ceux-ci avaient su y découvrir une source et un terrain d’existence, ainsi qu’une identité propre [...]. Sans une connaissance du passé, on reste complice du dogme moderne. C’est seulement en se réappropriant leur histoire que les australiens réussiront à faire valoir les droits de la nature. »8
26Cette prise de conscience va contribuer à une réévaluation de la culture aborigène auprès d’une large couche de la population. Sans ce basculement de l’opinion, sensible dès la fin des années 80, le premier ministre n’aurait pu affirmer en 1992, dans un discours public qui fera date, la nécessité d’une réconciliation :
« Nous ne pouvons pas imaginer que les descendants d’un peuple dont le génie et la résistance ont maintenu une culture ici depuis plus de 50 000 ans, qui a survécu à 200 ans de dépossessions et d’abus, se voie nier leur place au sein de la Nation. »
27C’est dans une perspective de réconciliation que paraît en 1998 A for Australia, un abécédaire puzzle mêlant inextricablement références européenne et aborigène, tout en accordant à ces dernières une place de premier choix. En couverture deux jeunes, gardiens emblématiques d’un incroyable patrimoine naturel dessinent en réserve le nouveau visage de la Nation. À la lettre A, c’est un de leurs patriarches qui porte haut leur drapeau et leur art (peinture rupestre).
28On les retrouve au fil de l’album, non seulement à travers les lieux qui leur sont sacrés, mais à travers leurs activités : leur danse (lettre C), leur technique de pêche et leur instrument de musique, le Digeridoo (lettre D). À la lettre N est présenté Namatjira, un célèbre artiste aborigène et à la lettre T, Truganini, le dernier Aborigène de Tasmanie; enfin, et de façon plus inattendue à la lettre R, on découvre que les Aborigènes sont des spécialistes du Rodéo ! Preuve au bout du compte, que le métissage des peuples et des cultures n’est pas impossible.
29Dans cette revalorisation de la culture aborigène, deux éléments sont particulièrement mis en avant : le respect de la diversité naturelle et la spiritualité de son art. Deux éléments qui viennent d’ailleurs à se mêler. L’évolution des abécédaires consacrés à la faune australienne le prouve. En 1985, l’évocation de la faune endémique est encore un moyen pour la communauté blanche australienne de s’accaparer un territoire en s’appropriant son originalité. Un artifice par lequel elle affirme une identité inaliénable alors même qu’elle reproduit le mode de vie occidental. À la lettre A, alors que se profile au loin Ayers Rock, les échidnés font du vélo ou jouent au ballon. À la lettre G, les goannas s’adonnent au golf !
30Dans les années 1990 domine une représentation réaliste de la faune, soucieuse d’apporter un savoir éthologique comme de sensibiliser à la préservation de l’environnement. La lettre X est consacrée à l’extinction d’espèces endémiques ; on note que le motif décoratif repris au fil des pages est un emprunt clair à l’art aborigène.
31En 2005, c’est à travers l’art aborigène que l’on découvre la faune australienne.
32Cette approche était pour ainsi dire impensable vingt ans plus tôt. Un critique relèvera à propos de cet ouvrage :
« Si cet album est si séduisant et très australien, cela ne tient pas au seul choix des animaux mais au style de l’illustratrice. Elle combine des éléments de l’art aborigène traditionnel à ses propres sources d’inspiration. »
33Dans l’art traditionnel, motifs et lignes renvoient à un code précis, qui doit être interprété selon le niveau d’initiation de celui qui peint et de celui qui regarde. C’est une véritable écriture picturale qui porte toute la mémoire du peuple aborigène. Quand l’artiste Bronwyn Bancroft définit son art comme « une exploration de la ligne et de la couleur », c’est une façon de souligner qu’elle explore le métissage des cultures. À la ligne aborigène, elle marie la palette des couleurs venue de l’occident.
34Ainsi, pour les Aborigènes, de plus en plus nombreux à investir le champ de la littérature de jeunesse, l’album offre un support privilégié d’expression, qui leur permet à la fois de se réapproprier leur histoire et de l’inscrire au coeur de la société moderne.
35Nous terminerons par l’abécédaire A is for Aunty de Elaine Russell, artiste aborigène qui retrace au fil des lettres son enfance à la mission de Murrin Bridge, dans les années cinquante. La quête de son identité est évoquée à travers le parcours de paysages naïvement idylliques mais savamment composés d’après les motifs initiatiques de la peinture aborigène. En vis-à-vis, les le récit vient problématiser l’image.
À la lettre H pour Humpy par exemple, le récit rapporte:
- 9 Texte original : « When I first went to live at the mission, a few of our oldies still live in hump (...)
« Quand j’arrivai pour la première fois à la mission, certaines vieilles femmes vivaient encore dans des huttes. Nos anciennes croyaient que les nouvelles maisons étaient habitées par des esprits démoniaques. Aussi, il fallait d’abord les éloigner en enfumant les maisons. »9
36Le terme Humpy évoque aussi les routes traditionnelles que les Aborigènes empruntaient pour aller chasser ou se rendre dans des lieux sacrés. Dans les représentations, ces routes ont une forme semi-circulaire, telle qu’on peut la voir sur l’illustration de la lettre N pour Nessy. Deux lettres et deux récits qui se font écho. Dans cet épisode, la narratrice se rappelle le temps où elle et son amie Nessy allaient se cacher dans les buissons. C’était, dit-elle, « notre endroit secret, et personne ne savait où nous étions, pas même nos frères et sœurs ». La forme de la bosse évoque la résistance et vient s’opposer au quadrillage linéaire de la mission. Façon de signifier que les vieilles femmes dans leurs huttes et les fillettes dans leur cabane évitaient les règles de vie imposées par la mission et proprement « détournaient » l’ordre dominant.
37Dans son ouvrage, Post-colonial Transformation (2001), Bill Ashcroft recourt au terme d’interpolation pour désigner la manière dont les récits indigènes s’approprient le langage, la littérature et l’idéologie de la culture dominante. Cette stratégie d’interpolation se décèle même dans le texte de A is for Aunty : on relève en effet l’emploi de tournures anglaises déviantes, l’attribution de sens nouveaux aux mots anglais ou le recours à un vocabulaire emprunté à plusieurs langues, notamment aborigènes.
En outre, le traitement du récit perturbe la construction classique des histoires occidentales, centrée autour d’un enfant héros qui poursuit une aventure avec un début, un milieu et une fin. Les nombreuses histoires interconnectées qui organisent les fragments narratifs de A is for Aunty construisent l’identité du sujet dans une puissante interdépendance des acteurs de la communauté. Une conception de l’individu étrangère aux sociétés occidentales.
38Au fond, d’aucuns auraient pu penser que la pratique du livre et de l’écrit était pour les Aborigènes une forme démission, voire de trahison de leur culture ancestrale. Les derniers exemples leur auront prouvé qu’en définitive, rien n’est moins sûr.
Notes
1 L’Angleterre garde le contrôle des affaires étrangères, de la défense et du commerce international jusqu’en 1931. L’Australie reste aujourd’hui encore une monarchie constitutionnelle, même si le rôle de la reine est devenu purement cérémoniel.
2 Le titre original anglais est celui-ci : The Young Australian’s Alphabet... at Whose Bright Presence Darkness Flies Away.
3 Texte original : « The Publisher in true Colonial fashion now unceremoniously introduces himself and, with these unambitious pages, addresses the happy Children and the fond Mothers of Australasia.
Whatever may be the defects of this Alphabet, the intention has been to associate with the first “A B C” such familiar and local ideas which seem to belong to Australian children.
However this may be, the Publisher can at least claim credit for beginning at the very beginning in the walks of Colonial Literature, and he hopes with gaining encouragement from the fortunate and comprehensive class –The friends of children – soon to put forward others in this series, which he promises shall be much improved as they may become more and more advanced.»
4 Le préjugé court la planète, puisque je l’ai retrouvé dans un récit de voyage publié en France par l’éditeur Alfred Mame en 1893 (Aux Indes et en Australie dans le yacht le Sunbeam). La narratrice, Lady Brassey, affirme à propos des Aborigènes : « Ces gens et leur famille ont établi près de la ville un petit camp où il vivent comme des sauvages, dans la saleté et la paresse. » En fait la colonisation entraîne un effet de sédentarisation grandissant des Aborigènes aux abords des villes. Ceux-ci perdent leur culture ancestrale de chasseurs nomades pour se livrer à l’alcool et à la mendicité, au mieux, au troc.
5 Texte original (lettre B, deux premiers vers du quatrain) : « Australia’s Blacks you’ll always find/ Very gentle, good and kind [...] »
6 Dix en plus tôt, le Commonwealth Trade Alphabet (1925) définissait l’ambition australienne par le nécessaire développement d’une économie intérieure (ceci afin de diminuer le coût de l’importation et le déséquilibre de la balance budgétaire). Le livret se présente comme un concours de poésie. Il s’agit de composer un quatrain pour louer les mérites des produits australiens, présentés par ordre alphabétique.
7 En 1997, le rapport Bringing Them Home fait éclater le scandale des « générations volées ». D'après ce rapport, 17 % des filles et 8 % des garçons furent victimes d'abus sexuels au sein des institutions d'accueil et des familles d'adoption. Le rapport révèle en outre que ces enfants ont connu, en moyenne, un taux d'éducation légèrement plus faible que les enfants aborigènes qui n'avaient pas été retirés à leurs parents, un taux de chômage légèrement plus élevé, et un taux d'incarcération pour crimes et délits trois fois plus élevé. Suite à ce rapport, une journée nationale du pardon est organisée en 1998. Le but est d'exprimer le remords du peuple australien, et de promouvoir un processus de réconciliation nationale. En février 2008, l’état fédéral prononce des excuses officielles au nom de l’Etat australien.
8 William J. Lines, Taming the Great South Land. Sydney, Allen & Unwin, 1991. Extraits de la conclusion. Ordre des paragraphes légèrement remanié pour condenser le propos.
9 Texte original : « When I first went to live at the mission, a few of our oldies still live in humpies […] Our oldies believed that the new houses had evil spirits, so they had to smoke the spirit out of the houses before they could live in them.»
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Référence électronique
Marie-Pierre Litaudon, « Les abécédaires australiens et la construction de la Nation : quel statut pour les Aborigènes ? », Strenæ [En ligne], 3 | 2012, mis en ligne le 20 novembre 2012, consulté le 05 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/strenae/466 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/strenae.466
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