Navigation – Plan du site

AccueilNuméros16Dossier thématiqueLe « Théâtre des enfants » de Jac...

Dossier thématique

Le « Théâtre des enfants » de Jacinto Benavente

Jacinto Benavente’s "Children's Theater"
María del Mar Rebollo Calzada et Esther Laso y León

Résumés

Au début du xxe siècle, le dramaturge Jacinto Benavente créa un « Théâtre des enfants », projet novateur pour lequel il écrivit une œuvre devenue très populaire en Espagne : Le Prince qui avait tout appris dans les livres (1909). Après une brève présentation du contexte historique, cet article rappelle les principales caractéristiques de ce « Théâtre des enfants » et analyse l’œuvre citée.

Haut de page

Texte intégral

1À partir du début du xxe siècle, en Espagne comme ailleurs en Europe, l’histoire du théâtre pour la jeunesse est étroitement liée à l’avancée des idées progressistes tant sur le plan social que pédagogique. L’Espagne a souffert d’une grande instabilité politique durant tout le xixe siècle. La perte de ses dernières colonies en 1898 la plonge dans un profond désarroi. Alphonse XIII devient monarque à sa naissance en 1886, suite à la mort prématurée de son père, et lorsqu’il accède au trône à sa majorité en 1902, après seize années de régence de sa mère, il le fait sous le régime de la monarchie constitutionnelle. Cependant, la constitution de 1876, la cinquième de l’histoire du pays, n’a pas pu se libérer du caciquisme qui favorise l’alternance au parlement du parti libéral et du parti conservateur en recourant à la fraude électorale, notamment par l’achat de votes. Pendant toute cette période, malgré le désastre politique, l’Espagne s’ouvre au progrès avec par exemple l’adoption de la première grande loi éducative qui prétend lutter contre l’analphabétisme, la loi d’Instruction publique ou loi Moyano de 1857. Restée à l’écart de la Première Guerre mondiale, l’Espagne va connaître au début du xxe siècle un bouillonnement idéologique et culturel qui aboutira à la proclamation de la IIe République en 1931.

  • 1 Notre traduction, la pièce n’ayant pas été traduite en français. Les textes utilisés sont les suiva (...)

2C’est dans ce contexte historique qu’en 1909, poussé par le désir de régénérer le théâtre de son époque en commençant par le théâtre pour la jeunesse, Jacinto Benavente – l’un des dramaturges espagnols les plus prolifiques du xxe siècle – créa un « Théâtre des enfants ». Profitant de sa position dominante sur la scène madrilène, il mit ainsi en place un projet qui, pour la première fois dans l’histoire du théâtre espagnol, prétendait offrir au jeune public des spectacles professionnels, de qualité et adaptés à son âge, en évitant le ton infantile et moralisateur du théâtre scolaire de l’époque. Les enfants comme leurs aînés allaient enfin pouvoir aller au théâtre ! Pour mieux comprendre la démarche de Jacinto Benavente et comprendre à quel point elle était tributaire du contexte sociopolitique du début du xxe siècle, nous reviendrons, dans les lignes suivantes, sur les principales caractéristiques de ce projet. Ensuite, nous commenterons la pièce intitulée Le Prince qui avait tout appris dans les livres1, que Jacinto Benavente écrivit pour inaugurer le répertoire du « Théâtre des enfants ». Nous essaierons d’y repérer des traces du contexte idéologique qui la vit naître et des éléments de régénération voulus par l’auteur, sachant qu’il s’agit là d’une œuvre emblématique à plusieurs titres : d’abord parce qu’elle incarne l’esprit du projet voulu par Jacinto Benavente (elle fut ainsi la première œuvre représentée dans le « Théâtre des enfants ») ; ensuite parce que, bien qu’étant une œuvre écrite pour la jeunesse, elle contribua dans une grande mesure à la gloire de son auteur, légitimant ainsi l’ensemble de son projet ; enfin, parce qu’elle reste l’une des œuvres du théâtre pour la jeunesse les plus représentées aujourd’hui encore en Espagne, ce qui atteste de sa pérennité.

Le « Théâtre des enfants »

  • 2 Voir Ángel Berenguer, El teatro en el siglo 20 (hasta 1936), Madrid, Taurus, 1992, p. 39-40 et Césa (...)

3On admet, généralement, que ce fut Jacinto Benavente (1866-1954) qui introduisit le théâtre bourgeois sur la scène espagnole dans la première moitié du xxe siècle2. Ses liens étroits avec le Modernisme et la Génération de 1898, et son intérêt pour les tendances esthétiques européennes de l’époque, le poussèrent à vouloir renouveler l’art dramatique, ce qui lui valut, sans doute, le prix Nobel de littérature en 1922.

  • 3 Vicent Salabert Fabiani, Manuel Suárez Cortina (coord.), El regeneracionismo en España política, ed (...)

4Sa volonté rénovatrice s’inscrivait également dans le cadre du mouvement régénérationniste qui occupait l’Espagne du début du siècle, suite à la profonde crise nationale provoquée par la perte de ses colonies en 1898. Longuement étudié dans un ouvrage collectif coordonné par Vicent Salabert, Fabiani et Manuel Suárez Cortina3, ce mouvement de nature politique, sociale et culturelle entama une profonde réflexion sur les causes de la décadence nationale et les moyens de s’en sortir en réformant la société espagnole sous tous ses aspects. Ce mouvement, au discours empreint de nationalisme, attira de nombreux intellectuels.

  • 4 Javier Huerta Calvo, « El Teatro de los Niños de Jacinto Benavente », Don Galán: revista de investi (...)
  • 5 Christian Chelebourg et Francis Marcoin, La littérature de jeunesse, Paris, Armand Colin, 2007, p.  (...)

5Ainsi imprégné d'idées nouvelles, Jacinto Benavente choisit l'enfance pour son entreprise de régénération et d'innovation éducative : « Ce n'est pas par compassion, ni par bonté, ni par esprit de justice, mais par égoïsme que nous devons nous occuper des enfants, pour ainsi améliorer notre nation. », déclara-t-il lors d’une conférence en 19174. Ce raisonnement faisait aussi écho à l’évolution des productions pour la jeunesse de la fin du xixe siècle qui alliaient didactisme et divertissement à travers l'exploitation de la fantaisie et de l’imaginaire. En France, par exemple, Christian Chelebourg et Francis Marcoin rappellent le rôle joué en ce sens par P.-J. Hetzel en s’appuyant sur l’œuvre de Jules Verne5.

  • 6 Journaliste née à Almería en 1867, elle fut la première rédactrice en chef d'un journal en Espagne (...)

6De l’aveu même de l’auteur en 1908, ce fut la publication d’un article d’une célèbre journaliste espagnole, Carmen de Burgos6, regrettant l’absence d’une production littéraire destinée aux enfants, qui l’encouragea définitivement dans son entreprise :

  • 7 J. Benavente, De sobremesa. Crónicas, segunda serie, Madrid, Libreria Fernando Fé, 1910, p. 11. Liv (...)

La célèbre écrivaine qui signe sous le nom de plume « Colombine » suggère, dans un article publié dans «España Artística », la création d’un théâtre pour enfants.
En Espagne, c’est triste de devoir l’admettre, on ne sait pas aimer les enfants. Il suffit pour le prouver, de rappeler l’absence d’œuvres artistiques ou littéraires leur étant destinées.7

7C’est ainsi que vit le jour en 1909 le « Théâtre des enfants » de Jacinto Benavente, qui marqua un tournant dans l'histoire du théâtre pour enfants espagnol en contribuant à la régénération de la société espagnole. En effet, en montrant que l’on pouvait éduquer de manière plaisante et sans édifier, l’auteur participa à l’évolution de la réflexion pédagogique de son temps. De même, en ciblant à la fois le public enfantin et le public adulte accompagnant par nécessité le premier, l’auteur produisit des textes permettant deux niveaux de lecture, l’un axé sur la fantaisie et les contenus éducatifs, l’autre introduisant par petites touches l’idéologie libérale bourgeoise, comme nous aurons l’occasion de le commenter dans l’analyse du Prince qui avait tout appris dans les livres.

  • 8 J. Huerta Calvo, « El Teatro de los Niños de Jacinto Benavente », op.cit., p. 1. Notre traduction.
  • 9 Notons toutefois que seuls quelques auteurs comme Marquina ou Valle-Inclán tinrent leur engagement (...)

8L’initiative du « Théâtre des enfants » avait plusieurs objectifs. Tout d’abord, créer un répertoire de théâtre pour la jeunesse pour répondre au manque évoqué par Carmen de Burgos. Ensuite, faire en sorte de légitimer ce répertoire en faisant appel aux grands écrivains de l’époque pour écrire des textes de qualité, empreints de poésie et de fantaisie car : « Tout en étant lui-même [Benavente] un assez piètre poète (il s’en apercevra rapidement en publiant son premier et dernier recueil de poésie Versos, en 1893), la poésie devait caractériser tout théâtre aspirant à la modernité et à la rénovation », nous rappelle Huerta8. Plusieurs grands auteurs du courant moderniste, alors minoritaire sur la scène espagnole, montrèrent leur intérêt pour ce projet en s’engageant à écrire des œuvres pour le « Théâtre des enfants »9 : Gómez de la Serna, Santiago Rusiñol, Eduardo Marquina, Ramón María del Valle-Inclán, Gregorio Martínez Sierra et les frères Serafín et Joaquín Álvarez Quintero.

  • 10 Cf. Eva Llergo Ojalvo et Ignacio Ceballos Viro, « Letras de niños (9). Jacinto Benavente y su Teatr (...)

9Toujours pour légitimer le théâtre de jeunesse, Benavente innova encore, d’une part en choisissant de représenter les pièces sur une scène professionnelle, le théâtre Príncipe Alfonso puis, à partir de février 1910, sur la scène du théâtre de la Comedia de Madrid et, d’autre part, en confiant leur représentation à une troupe d’acteurs adultes professionnels. Il faut dire que le théâtre pour la jeunesse était alors surtout un théâtre scolaire, moralisateur, confiné dans les salles de classe10.

10Le « Théâtre des enfants » de Benavente poursuivait deux autres objectifs. D’abord, atteindre tous les enfants, indépendamment de leur origine sociale. Pour cela, l’auteur créa une bourse de places gratuites à destination des enfants les moins favorisés, leur facilitant ainsi l’accès au théâtre situé dans l’un des quartiers les plus huppés de Madrid. Ensuite, considérant sans doute que les enfants viendraient accompagnés de leurs parents, créer un répertoire d’œuvres susceptibles de retenir l’attention aussi bien du public enfantin que du public adulte. Cela excluait, de fait, la présence d’un discours explicitement moralisateur pouvant ennuyer l’adulte, et laissait de la place à une présence discrète de sujets de réflexion d’actualité, enveloppés de fantaisie et de poésie pour ne pas ennuyer l’enfant. En témoigne ce commentaire de presse recueilli par l’écrivain mexicain, Amado Nervo :

  • 11 Nervo, Amado, « Inauguración del Teatro para los niños », dans : La lengua y la literatura, Obras c (...)

Et maintenant, [Benavente] se lance dans l’idée diabolique de créer un « Théâtre des enfants », dans lequel, en évitant que les grandes personnes s’ennuient, les enfants puissent voir la vraie vie, en les conduisant par la main sur un sentier d’allégresse qui puisse en même temps leur offrir de sages enseignements.11

11Voici le répertoire des œuvres qui furent créées pour ce projet :

  1. Ganarse la vida et El Príncipe que todo lo aprendió en los libros, de Jacinto Benavente (Teatro Príncipe Alfonso, 20-XII-1909)

  2. Los pájaros de la calle, de Enrique López Marín (Teatro Príncipe Alfonso, 6-I-1910)

  3. El último de la clase, de Felipe Sassone, et La mujer muda, de Ceferino Palencia Álvarez-Tubau (Teatro Príncipe Alfonso, 13-I-1910)

  4. Cabecita de pájaro, de Sinesio Delgado (Teatro Príncipe Alfonso, 20-I-1910)

  5. El nietecito, de Jacinto Benavente (Ateneo de Madrid, 27-I-1910)

  6. La mala estrella, de Ceferino Palencia Álvarez (Teatro Príncipe Alfonso, 29-I-1910)

  7. La muñeca irrompible, par Eduardo Marquina (Teatro de la Comedia, 3-II-1910)

  8. La cabeza del dragón / La Tête du dragon, de Ramón del Valle-Inclán (Teatro de la Comedia, 5-III-1910)

  9. El alma de los muñecos, de Francisco Viu (Teatro de la Comedia, 9-III-1910)

  • 12 Par exemple, Gómez de la Serna ou Santiago Rusiñol renoncèrent à participer au projet. Gregorio Mar (...)

12Cette liste laisse entrevoir le destin cruel du projet de Jacinto Benavente. D’une part, plusieurs des écrivains qui avaient initialement accepté de participer au projet se désistèrent12. Benavente dut trouver d’autres contributeurs moins connus, mais cela ne suffit pas pour assurer le rythme de renouvellement du répertoire nécessaire pour maintenir l’intérêt du public. D’autre part, le changement de salle révèle les problèmes financiers du projet : malgré le soutien de la critique, il était impossible de remplir la salle. L’entreprise était d’autant moins rentable que comme nous l’avons déjà dit, Benavente tenait à ce qu’il y ait des places gratuites pour les enfants des classes populaires. Faute de public, Benavente dut finalement se résoudre à fermer son « Théâtre des enfants ». Cependant, son engagement en faveur de la rénovation du théâtre pour la jeunesse ne faiblit pas et il continua à écrire des pièces pour ce public (La princesa sin corazón, Y va de cuento...).

  • 13 Lire : Ana Pelegrín, María Victoria Sotomayor et Alberto Urdiales (coord.), Pequeña memoria recobra (...)

13Des années plus tard, sous les auspices de la IIe République, d’autres écrivains comme Federico García Lorca ou Alejandro Casona comprirent aussi l’intérêt d’écrire du théâtre pour les enfants à travers les « Missions Pédagogiques »13. En effet, à peine instaurée, en 1931, la IIe République espagnole créa ces « missions » pour lutter contre l’analphabétisme et encourager la scolarisation. L’objectif était d’offrir aux habitants des campagnes une programmation culturelle suffisamment stimulante pour les inviter à suivre la marche du progrès. Des troupes de théâtre itinérantes participèrent aux missions, souvent avec des spectacles de marionnettes. Un ample répertoire de pièces pour la jeunesse fut créé. Le développement de la pédagogie active au début du xxe siècle fit du théâtre, et plus précisément du jeu dramatique (selon le concept de Léon Chancerel), une formidable ressource d’apprentissage par l’expérimentation.

Étude de l’œuvre Le prince qui avait tout appris dans les livres14

  • 14 Nous avons traduit le titre et les extraits cités.

14Pour inaugurer son « Théâtre des enfants », Benavente écrivit lui-même deux œuvres dont cette pièce en deux actes et cinq tableaux. Comme elle est méconnue en France, n’ayant pas été traduite, nous jugeons utile de la résumer avant de la commenter.

15Résumé :

16Acte I. Dans le premier tableau, un roi et une reine font leurs adieux à leur fils, le Prince Charmant. Le roi a en effet décidé qu’il est temps que l’héritier du trône découvre que le monde ne ressemble pas à celui des contes qu’il aime tant lire. Il l’envoie donc sur les chemins, accompagné d’un domestique et d’un précepteur.

17Le deuxième tableau nous conduit jusqu’à un croisement de chemins en rase campagne. Nos trois voyageurs sont perdus et ils doivent choisir quelle route prendre : celle caillouteuse et couverte de ronces ou celle bordée de fleurs. Aucun des trois ne se met d’accord et ils se séparent : le domestique suit une jeune femme qui lui a offert le gîte et le couvert en empruntant le chemin le plus facile, le précepteur reste sur place en espérant trouver dans ses livres la direction à prendre et le prince, averti par l’enseignement des contes, choisit le chemin caillouteux.

18Dans le troisième tableau, le prince rencontre une vieille femme qu’il prend pour une fée victime d’un mauvais sort. Elle l’invite chez elle et, attendrie par son innocence, décide de le sauver de deux bûcherons qui projettent de l’attaquer la nuit venue. La vieille femme convainc le prince de fuir ensemble à travers bois.

19Acte II. Le premier tableau se déroule dans la maison de la jeune femme qu’a suivie le domestique. Probablement lui aussi marqué par les lectures de son maître, le domestique est convaincu que c’est la maison d’un ogre auquel il va servir de repas. Arrivent le prince, le précepteur et la vieille femme. Prévenu par son domestique et considérant qu’il s’agit d’une nouvelle épreuve comme dans les contes, le prince décide de combattre l’ogre mais celui-ci se défend et les jette hors de chez lui.

20Dans le deuxième tableau, la vieille femme conduit les trois voyageurs jusqu’au palais du roi Chuchurumbé, qui souhaite marier l’une de ses trois filles. Pour choisir sa future épouse, le prince est tenté de suivre les recommandations traditionnelles des contes.

21Voyant qu’il risque de se tromper, la vieille femme propose au prince de poser des questions aux jeunes filles pour qu’il puisse évaluer leur caractère respectif en fonction des réponses.

22Finalement les parents du prince arrivent à temps pour les fiançailles. Pensant que cette aventure a déniaisé son fils, le roi est surpris lorsque celui-ci affirme croire plus que jamais aux enseignements des contes.

  • 15 Anonyme, « El Teatro para los niños », La Correspondencia de España, n° 18941, 1909, p. 1. Notre tr (...)

23Ainsi s’achève l’histoire. Dès la première représentation, la pièce reçut les faveurs du public et de la critique. Un chroniqueur de La Correspondencia de España la qualifia de « véritable chef-d'œuvre15 ». Le critique Luis Gabaldón Blanco, connu sous le pseudonyme de Floridor, ne fut pas moins enthousiaste :

  • 16 Floridor, « Teatro para los niños », ABC (21-XII), 1909, p. 8. Notre traduction.

Quel conte simple et admirable, grâce auquel Benavente a su capter notre attention et celle du public adulte ! Il se moque de nous en plaisantant, et tout en amusant les enfants, il introduit des réflexions et des merveilles qui éveillent de douces émotions, qui offrent d’intenses moments de poésie, qui font frémir le public comme une âme frémit de plaisir lorsque le soleil tant attendu vient la réchauffer.16

  • 17 Alejandro Miquis, « La semana teatral. El centenario. El Teatro de los Niños », Nuevo mundo, n° 834 (...)

24Un autre critique, Alejandro Miquis, applaudit la mise en scène de Luis Muriel y López qui avait su mettre en place la division du texte en tableaux. Ce procédé, qui n’interrompt pas le jeu des acteurs pour changer de décors et de lieu, dynamise en fait la représentation. Il était alors employé à Paris, à l’Odéon, par André Antoine, mais son utilisation par Benavente fut considérée comme une nouveauté en Espagne17.

  • 18 J. Benavente, De sobremesa. Crónicas, 4e série, Madrid, Perlado, Páez y compañia, 1912, p. 283. Liv (...)

25La critique de l’époque ne s’était pas trompée, le texte de Benavente est bien l’une des contributions majeures à l’histoire du théâtre pour la jeunesse en Espagne. Aujourd’hui, plus personne ne se surprend de l’hybridation générique de la littérature de jeunesse, mais en 1909, Benavente fait figure de novateur en exploitant des éléments du conte traditionnel dans sa pièce : structure principale (la pièce se présente comme un conte), personnages (rois, reine, Prince Charmant, princesses, vieille femme, ogre, bûcherons), motifs (obstacles, épreuves, forêt, répétitions, mariage). Vie quotidienne et thèmes religieux étaient alors les deux axes thématiques explorés par le théâtre scolaire à visée éducative et fortement moralisatrice. Le conte permet à Benavente d’introduire la fantaisie et la poésie. Le choix de ce genre narratif correspond aussi à la haute opinion que Benavente s’en faisait, comme on peut le constater dans cet extrait d’un article de l’auteur : « Toutes les grandes œuvres de la littérature, si on y regarde bien, sont des contes pour enfants. Des œuvres qui émouvront éternellement l’enfant présent dans l’âme de tous les hommes et de tous les peuples18. »

  • 19 Voir, J. Benavente, El príncipe que todo lo aprendió en los libros, op. cit., p. 22.

26Toutefois, il ne renonce pas complètement aux valeurs chrétiennes en introduisant le motif des deux chemins19 qui rappelle le verset 7.13-14 de Saint Matthieu invoquant un bon usage de notre libre arbitre : « Entrez par la porte étroite. Car large est la porte, spacieux est le chemin qui mènent à la perdition, et il y en a beaucoup qui entrent par là. Mais étroite est la porte, resserré le chemin qui mènent à la vie, et il y en a peu qui les trouvent ». Mais dans le cas présent, aucun des deux chemins ne s’avère être le bon, l’auteur repoussant ainsi une vision manichéenne du monde. Au contraire, de la main de la vieille femme qui symbolise la sagesse, il entraîne son héros sur une troisième voie, celle de la réflexion qui seule l’aidera à choisir son destin, autrement dit à trouver « sa princesse ».

  • 20 Ibid., p. 32.
  • 21 Ibid., p. 30.
  • 22 Ibid., p. 31.
  • 23 Ibid., p. 88.

27Novateur, Benavente l’est aussi en considérant que le théâtre pour enfants s’adresse à un double public (comme les contes ou les albums) : celui des enfants et celui des adultes accompagnateurs. Pour les premiers, il crée un monde de fantaisie avec des personnages-type de contes de fées que les enfants reconnaissent. Il joue avec leurs émotions, leur faisant peur avec les épisodes des bûcherons et de l’ogre. Il les fait rire, avec ce prince impétueux qui, malgré son âge, croit ce que disent les contes et s’entête à interpréter le monde à leur aune, provoquant involontairement des situations cocasses comme lorsqu’il rencontre la vieille femme et qu’il lui donne un baiser, croyant qu’elle redeviendra ainsi une fée. Bien sûr, rien ne se produit, sauf que la vieille femme le prend pour un fou20. Le domestique, double caricatural de son maître, ajoute également beaucoup d’humour au texte ; d’abord, parce qu’il accorde lui aussi du crédit aux contes de fées, et surtout parce qu’il se laisse guider par ses instincts biologiques que le public enfantin comprend bien : il a faim au point que peu lui importe d’être dévoré par l’ogre si auparavant il est rassasié, « S’ils veulent me manger, ils devront avant m’engraisser pour que je sois plus savoureux...21 ». L’humour de Benavente ne néglige pas le public adulte en jouant sur l’ambiguïté sémantique des mots. Le prince évoquant le charme dont serait victime la vieille femme, celle-ci réplique indignée : « De quel charme parlez-vous ? Vous trouvez charmant de vivre ainsi, dans la misère22 ? ». Enfin, comme dans les contes, la fin répartit punitions et récompenses, permettant de rétablir l’ordre moral et de rassurer les enfants23.

  • 24 Ibid., p. 61.
  • 25 Ibid., p. 9.

28Pour les adultes, Benavente introduit un double niveau d’interprétation renvoyant à l’actualité du moment. Lui-même évoque la dualité de son texte en disant : « Et c’est que la vérité, aussi bien dans les livres que dans la vie, se trouve toujours entre les lignes24. » Il invite ainsi, en sous-texte, à réfléchir sur le modèle éducatif purement livresque en vigueur, et défend les principes de la pédagogie active et empirique en envoyant le prince découvrir le monde : « Le Prince a appris tout ce que pouvaient lui enseigner les livres et les maîtres : il est à présent indispensable qu’il connaisse le monde25 », dit le roi. La question éducative est d’autant plus sérieuse qu’elle s’applique à un personnage qui devra assumer de lourdes responsabilités. S’ajoute ainsi une lecture politique qui reflète les préoccupations de la société bourgeoise espagnole du début du siècle qui craint que son roi, trop jeune et inexpérimenté, ne se laisse manipuler par ses courtisans :

  • 26 Ibid., p. 10.

L’amour parental peut dresser des murs pour protéger les enfants du mal et de la tristesse ; il peut leur faire croire à un monde d’illusion qui n’est pas réel. Mais lorsque nous mourrons, lorsque seul, il devra régner sur des millions de sujets de toutes conditions ; lorsqu’il n’aura personne à ses côtés pour l’aimer inconditionnellement, pour le conseiller sans malice, pour le mettre en garde contre les tromperies...26 [dit le roi à son épouse].

  • 27 Ibid., p. 79.
  • 28 Concept généralement associé à la gauche en Espagne.
  • 29 Ibid., p. 13.

29Les courtisans sont à nouveau moqués pour leur fatuité, lorsque le prince arrive au palais de Chuchurumbé et se plaint au roi des festivités prévues pour ses fiançailles : « – [...] Demain commenceront les réjouissances avec un grand baise-main... – Réjouissant... un baise-main ? Mais, il n’y a rien de plus ennuyeux... – Pour nous, oui. Mais cela amuse beaucoup les courtisans27 ». À l’opposé, les Républicains28 sont l’autre bête noire de la bourgeoisie du début du siècle. Ils sont eux aussi présents dans le texte sous forme de boutade lorsque le père du prince reproche à la reine de renoncer à des habits neufs pour financer le voyage de leur fils : « C’est ça, pour que les tailleurs et les couturières deviennent républicains...29 ».

  • 30 Ibid., p. 50.

30Enfin, ce sont les grands propriétaires terriens qui, à l’époque, entretiennent la misère des zones rurales qu’ils contrôlent, qui sont la cible des pires critiques de Benavente. Ils sont représentés par l’ogre, fier de ses possessions ; personnage et richesses symbolisant la démesure, la cruauté de ce système d’exploitation agricole : « Regarde par les fenêtres. Tu vois le mont, au loin ? Eh bien, toutes les terres jusque-là sont à moi. Derrière ce mont, il y a beaucoup plus de terres avant d’atteindre un fleuve. Elles sont toutes à moi. De l’autre côté du fleuve il y a autant de terres qui arrivent jusqu’à l’océan. Et bien, tout est à moi30. » Quelques pages plus loin, la critique devient explicite, lorsque la vieille femme rassure le domestique qui croit que l’embonpoint de l’ogre est dû à toutes les personnes qu’il a dévorées :

  • 31 Ibid., p. 63.

– [...] Quelle quantité d’hommes, de femmes et d’enfants, il doit avoir avalée !
– Ça non ; par contre des maisons et des villages entiers, alors ça, oui... Vous avez pu constater en arrivant que tout n’est que misère dans les alentours, et seules les terres et la demeure de cet homme sont prospères. Il a tout pris pour lui : achetant ici, prêtant là, ruinant celui-ci, trompant celui-là... Je fus moi l’une de ses victimes... Voilà pourquoi je suis dans cette situation...31

  • 32 Ibid., p. 78.
  • 33 Ibid., p. 88.
  • 34 Ibid., p. 88.
  • 35 Ibid., p. 11.

31En reprochant au prince de ne pas savoir distinguer entre réalité et fiction, Benavente réinterprète, enfin, le mythe du Quichotte. Cependant, ici, point de folie. Il est vrai que le prince croit aux histoires de fées et leur fait confiance pour l’aider à résoudre les difficultés qu’il rencontre : « Je sais, grâce à mes livres que, parmi les filles de rois, les plus jeunes sont toujours les plus belles et les plus vertueuses32 », dit-il, pensant ainsi pouvoir reconnaître sa future épouse. Mais jamais le prince ne renie ses livres, même lorsqu’ils ont pu le pousser à commettre une bêtise, comme ici pour le choix de sa femme. Bien au contraire, lorsque son père, le roi, lui demande à la fin : « As-tu appris que la vie n’est pas un conte de fées33 ? », le prince lui répond : « Bien au contraire. J’ai vu tous mes rêves se réaliser, parce que je croyais en eux. J’ai rencontré de bonnes âmes comme il y a de bonnes fées ; j’ai rencontré des hommes féroces comme les ogres ; j’ai trouvé une princesse comme celle des contes34. » La construction comparative nous montre bien ici que le prince ne confond pas réalité et fiction, mais qu’il considère que la fiction peut aider à interpréter la réalité, ce qui nous renvoie au début du texte lorsque le roi évoquait, de manière métaphorique, le sens du voyage qu’allait entreprendre son fils : « Il représente le pont que nous devons tendre entre la vérité et l’illusion. Ce pont, c’est la vie qui va d’une rive à l’autre et les confond de manière à en faire la réalité35. » Malgré les apparences, loin de juger le goût du prince pour la lecture et de condamner la fantaisie, le roi estime donc qu’elle fait partie de la vie et, pour reprendre sa métaphore, qu’il suffit juste de ne pas perdre de vue les deux rives du fleuve.

  • 36 Ibid., p. 62 et p. 64.

32Le rôle secondaire du précepteur, que personne n’écoute, est en ce sens révélateur. En essayant à plusieurs reprises de ramener le prince à la réalité : « Prenez garde, cette histoire d’ogres, c’est une pure fable. », « Prenez garde, ces ogres modernes n’ont rien à voir avec ceux des contes36 », le précepteur incarne un système éducatif qui ne laisse aucune place à l’imagination.

  • 37 Ibid., p. 89.

33Pour conclure, la pièce que nous venons d’analyser représente les objectifs définis par Jacinto Benavente lorsqu’il créa en 1909 le « Théâtre des enfants ». Elle échappe au ton édifiant, moralisateur, des pièces de théâtre scolaire. Elle entrecroise l’univers du conte, de la comédie de magie (proche de la féerie théâtrale), de la farce de la Renaissance (par l’intermédiaire du domestique, par exemple). Or ce mélange des genres était très inhabituel à l’époque, et confère à l’œuvre une grande modernité. De plus, avec cette pièce et grâce à sa maîtrise du sous-texte, l’auteur parvient à retenir l’attention des deux publics visés : l’enfant et l’adulte. Par ailleurs, en réinterprétant le mythe du Quichotte, Benavente nous offre ici un vibrant plaidoyer pour défendre l’imagination des enfants et pour revendiquer le rôle de la lecture de fiction dans la formation de l'enfance. Les derniers mots du prince ne laissent aucun doute à ce sujet : « [...] J’ai appris qu’il fallait rêver de belles choses pour accomplir de bonnes choses... Gloire à mes contes de fées ! Jamais je ne les renierai ! Heureux ceux qui savent faire de la vie, un merveilleux conte...37 ! ».

Haut de page

Notes

1 Notre traduction, la pièce n’ayant pas été traduite en français. Les textes utilisés sont les suivants : Jacinto Benavente, El príncipe que todo lo aprendió en los libros, Barcelona, Ed. Juventud, 2016. [Édition de jeunesse utilisée pour les citations] ; J. Benavente, El príncipe que todo lo aprendió en los libros, dans : Obras completas, Madrid, Aguilar, 1942, III, p. 615-646. [Édition critique]

2 Voir Ángel Berenguer, El teatro en el siglo 20 (hasta 1936), Madrid, Taurus, 1992, p. 39-40 et César Oliva, Teatro español del siglo XX, Madrid, Síntesis, p. 33-34.

3 Vicent Salabert Fabiani, Manuel Suárez Cortina (coord.), El regeneracionismo en España política, educación, ciencia y sociedad, Valencia, Universitat de València, Servei de Publicacions, 2007.

4 Javier Huerta Calvo, « El Teatro de los Niños de Jacinto Benavente », Don Galán: revista de investigación teatral, n° 2, 2012, p. 3. Notre traduction.

5 Christian Chelebourg et Francis Marcoin, La littérature de jeunesse, Paris, Armand Colin, 2007, p. 80.

6 Journaliste née à Almería en 1867, elle fut la première rédactrice en chef d'un journal en Espagne et la première correspondante de guerre du pays. Elle prétendait moderniser la société en utilisant le journalisme pour diffuser ses idées. Elle publia de nombreux articles sur l'enfance dans El Heraldo de Madrid.

7 J. Benavente, De sobremesa. Crónicas, segunda serie, Madrid, Libreria Fernando Fé, 1910, p. 11. Livre numérisé consulté sur : https://archive.org/details/desobremesacrn02bena Notre traduction.

8 J. Huerta Calvo, « El Teatro de los Niños de Jacinto Benavente », op.cit., p. 1. Notre traduction.

9 Notons toutefois que seuls quelques auteurs comme Marquina ou Valle-Inclán tinrent leur engagement comme on pourra le constater dans le répertoire des œuvres reproduit ci-dessous.

10 Cf. Eva Llergo Ojalvo et Ignacio Ceballos Viro, « Letras de niños (9). Jacinto Benavente y su Teatro de los Niños », Rinconete [en ligne], 16 mai 2016, url : https://cvc.cervantes.es/el_rinconete/anteriores/mayo_16/12052016_01.htm.

11 Nervo, Amado, « Inauguración del Teatro para los niños », dans : La lengua y la literatura, Obras completas, vol. XXIII, Madrid, 1921, p. 156. Notre traduction.

12 Par exemple, Gómez de la Serna ou Santiago Rusiñol renoncèrent à participer au projet. Gregorio Martínez Sierra avait pour sa part préparé une œuvre intitulée « Domando la tarasca ». Cependant, l’abandon du projet l’obligea à attendre 1917 pour représenter la pièce dans le cadre de son Teatro de Arte.

13 Lire : Ana Pelegrín, María Victoria Sotomayor et Alberto Urdiales (coord.), Pequeña memoria recobrada. Libros infantiles del exilio del 39, Madrid, MEPSYD, 2008.

14 Nous avons traduit le titre et les extraits cités.

15 Anonyme, « El Teatro para los niños », La Correspondencia de España, n° 18941, 1909, p. 1. Notre traduction.

16 Floridor, « Teatro para los niños », ABC (21-XII), 1909, p. 8. Notre traduction.

17 Alejandro Miquis, « La semana teatral. El centenario. El Teatro de los Niños », Nuevo mundo, n° 834, 30 décembre 1909, p. 7.

18 J. Benavente, De sobremesa. Crónicas, 4e série, Madrid, Perlado, Páez y compañia, 1912, p. 283. Livre numérisé consulté sur : https://archive.org/details/desobremesacrn04bena/page/282. Notre traduction.

19 Voir, J. Benavente, El príncipe que todo lo aprendió en los libros, op. cit., p. 22.

20 Ibid., p. 32.

21 Ibid., p. 30.

22 Ibid., p. 31.

23 Ibid., p. 88.

24 Ibid., p. 61.

25 Ibid., p. 9.

26 Ibid., p. 10.

27 Ibid., p. 79.

28 Concept généralement associé à la gauche en Espagne.

29 Ibid., p. 13.

30 Ibid., p. 50.

31 Ibid., p. 63.

32 Ibid., p. 78.

33 Ibid., p. 88.

34 Ibid., p. 88.

35 Ibid., p. 11.

36 Ibid., p. 62 et p. 64.

37 Ibid., p. 89.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

María del Mar Rebollo Calzada et Esther Laso y León, « Le « Théâtre des enfants » de Jacinto Benavente »Strenæ [En ligne], 16 | 2020, mis en ligne le 17 juin 2020, consulté le 17 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/strenae/4561 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/strenae.4561

Haut de page

Auteurs

María del Mar Rebollo Calzada

Université de Alcalá
mar.rebollo@uah.es

Esther Laso y León

Université de Alcalá, lab. LIJEL (UAM)
esther.laso@uah.es

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search