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Comptes rendus

« La pauvreté à l’œuvre dans la littérature pour la jeunesse »

Overview of *Poverty at Work in Children's Literature*
Hélène Weis
Référence(s) :

Compte-rendu du colloque du CRILJ, « La pauvreté à l’œuvre dans la littérature pour la jeunesse », 8 et 9 février 2019, bibliothèque Marguerite Duras

Texte intégral

  • 1 Il s’agit du colloque intitulé « La pauvreté à l’œuvre dans la littérature jeunesse », qui s’est te (...)

1Peu d’études ont été consacrées au lien entre pauvreté et littérature de jeunesse, dit Françoise Lagarde, présidente du CRILJ en ouvrant ce colloque pluridisciplinaire1 et en ajoutant des objectifs surprenants : avoir confiance dans la littérature pour mieux comprendre le réel et pour permettre l’empathie. Les jeunes lecteurs qui seront interrogés par une large enquête montrent d’ailleurs, pour deux tiers d’entre eux qu’ils pensent effectivement pouvoir rencontrer les personnages évoqués par les livres mettant en scène la pauvreté.

2La première conférence est donc, de façon précise et documentée, un état des lieux scolaires concernant la pauvreté en France. Jean-Paul Delahaye, Inspecteur Général et auteur du rapport Grande pauvreté et réussite scolaire rend à la fois hommage aux personnels de l’Éducation nationale entrés en lutte après la crise économique de 2008 contre les effets de la pauvreté à l’école, et montre comment la France est l’un des pays où le poids de l’origine sociale pèse le plus sur le destin scolaire. Il souligne l’enjeu vital d’un effort collectif de solidarité pour la préservation du pacte républicain. Le colloque va se clore sur la lutte d’associations très engagées comme le Secours Populaire et ATD Quart Monde, contre l’illettrisme et l’absence de ressources culturelles dans les milieux défavorisés. Ibby vient également parler des actions entreprises pour des bibliothèques d’albums sans texte à Lampedusa, pour les enfants migrants. Du côté de la réalité également, Sophie Bordet-Petillon, journaliste et auteur, est partie de vraies questions d’enfants et de réponses de responsables du Samu social, pour créer le documentaire Le petit livre pour parler des sans-abris, où l’on trouve également des témoignages.

  • 2 On espère que cette bibliographie très riche, avec la sélection d'œuvres remarquables, sera disponi (...)

3La présence de la pauvreté dans les corpus modernes, de 1970 à nos jours, a fait l’objet d’une enquête minutieuse par Muriel Tiberghien, critique des Notes bibliographiques, malheureusement empêchée, mais dont rend compte Max Butlen. Plus d’ouvrages, sans surprise, sur la période récente que dans les années 1980 encore relativement optimistes : aujourd’hui, les romans mettent en scène l’immigration et concernant les adolescents, n’hésitent pas à construire des récits très noirs, même s’il y a fréquemment des mains tendues en fin de parcours2.

4Avec les corpus, le cœur du sujet est approché. Comment la pauvreté fait-elle littérature ? La grande figure hugolienne est rappelée par le biais d’une étude lexicale qui rapproche le texte des Misérables d’œuvres récentes (Isabelle Valque-Reddé, professeur documentaliste et formatrice). De même, Gaëlle le Guern, professeur de lettres, s’appuiera sur une relecture du Petit Poucet et de Hansel et Gretel (conte AT 327, classification Aarne-Thomson) pour aborder avec ses élèves de la Courneuve, les pièces de Philippe Dorin (En attendant le Petit Poucet) et de Daniel Danis (Bled) dont la noirceur est acceptée du fait de la distance poétique et théâtrale.

5Guillemette Tison, maître de conférences à l’Université d’Artois, présente un corpus de romans scolaires, à partir du Francinet de G. Bruno de 1860. La pauvreté est surtout l’occasion d’une rencontre entre enfants, qui entraîne une acceptation de la différence et une amélioration morale, avec la reconnaissance des « bons pauvres », dignes et méritants, auxquels se rattache l’enfance d’un certain nombre d’hommes célèbres (Lincoln, Rousseau...), tandis que d’autres se complaisent dans la paresse et la mendicité. L’école reste dans ces romans un lieu positif, où la mixité sociale est gage de progrès, ce qui se traduit aussi à cette époque par des leçons de prévoyance concrètes.

6En regard de ce corpus très conservateur qui restera d’ailleurs présent dans les écoles jusqu’après la Seconde Guerre mondiale, Francis Marcoin, professeur de littérature à l’Université d’Artois, rappelle l’œuvre de Paul Berna, qui, avec le Cheval sans tête en 1955, construit un classique proche du réalisme populaire ; il valorise « la petite condition », celle des enfants des banlieues ouvrières qui manifestent leur débrouillardise et leur gouaille, proche des poulbots et de Gavroche3. L’argot revendiqué ici a une verdeur attrayante, qui campe fermement un personnage fier comme Marion et ses chiens, dont Pullman dit qu’il est à l’origine de celui de Lyra dans la trilogie À la croisée des mondes4. Nous sommes loin ici de la moralisation.

  • 5 Emily Lockhart, Trouble vérité, Gallimard jeunesse, 2018.

7Soizik Jouin, conservateur, revient d’ailleurs sur les petites filles pauvres, en affirmant qu’elles ne sont pas de pauvres petites filles ! De la Sarah de Burnett, à Moineau de Trilby, puis Thérèse de Alice Piguet, les petites héroïnes élaborent une vision héroïque de leur condition, qui les fait mûrir et faire face avec courage et fermeté. Elles s’opposent à des adultes abandonnants ou nocifs et incarnent souvent la dure condition des travailleurs. Soizik nous rappellera avec un clin d’œil que le personnage d’Emily Lockhart, Imogène, dans Trouble vérité5, déclare rejeter ces modèles de « sacrifice féminin » pour passer à un comportement ô combien plus agressif…

8C’est ainsi que les « invisibles » ou déclarés tels prennent chair dans le roman de jeunesse, avec des expressions et des initiatives personnelles, enfantines, poétiques et résolues, qui s’éloignent des modèles interchangeables des littératures éducatives. Interchangeables ? La question mérite d’être posée : le mendiant chez Berquin n’est pas celui des romans scolaires de la IIIe République ni des listes du xxie siècle, pas non plus le « petit pauvre » de Nazareth, qui apparaît encore fugacement au détour du roman de Berna et qui est naturellement la figure fraternelle bien avant celle de l’égalité républicaine. Maurice Sendak composera d’ailleurs un extraordinaire opéra graphique où sont repris dans une explosion baroque tous les motifs rassemblés autour de la pauvreté et l’exclusion, avec une figure christique de l’enfant battu, noir, sortant du tombeau sous la houlette de ses compagnons de malheur : Rolande Causse, écrivaine, nous offre une présentation sensible et personnelle de On est tous dans la gadoue (1993).

9Le colloque permet donc au final d’aborder « la fabrique de l’artiste », ce qui complète magistralement la démonstration générale. Trois extraits de films viennent convaincre assez aisément de ce travail d’orfèvre que le grand cinéaste mène autour de son personnage. Chaplin choisit de présenter avec Le Kid un père inventif et extrêmement attentif à l’enfant qu’il éduque tendrement et entraîne à… casser des vitres. Manoel de Oliveira découvre à Porto un jeune qui plonge comme un dieu, du haut d’une grue dans l’eau sale du port (Aniki Bobo). Djibil Diop Mambety offre avec La petite vendeuse de soleil un personnage de gamine têtue et décidée… et handicapée ! Trois enfants très vivants et très particuliers, insérés dans leur culture et qui ne se résument pas… à leur pauvreté !

10Enfin, Gwen le Gac montre de façon concrète comment elle illustre le texte de Christophe Honoré, pour le roman graphique Un enfant de pauvre (Actes Sud). « Un livre moche sur un sujet moche » ? Elle souligne, comme l’avait fait avant Frédérique Dutilleul sur un corpus d’albums, qu’il n’est pas simple d’illustrer le « rien », le manque, la perte, inscrit de plus dans la conscience grandissante d’un préadolescent. Un personnage vide, qui n’a qu’un contour, des images décalées, un miroir brisé, des photos floues, ou mal cadrées, comme celles des caméras de surveillance : Enzo nous parvient lentement, comme son prénom, il est d’abord une figure symbolique découpée dans un billet, mais il réussira à s’incarner dans son projet personnel.

11La pauvreté est une thématique historique de la littérature de jeunesse. Elle constitue un moteur narratif pour des corpus très importants de romans, et les personnages qu’elle suscite sont des figures fondatrices d’une altérité éducative. Cependant, elles prennent corps dans le talent des auteurs, de façon différenciée selon les périodes, et mérite donc des études plus approfondies. La pauvreté convoque, repousse, culpabilise, agresse : elle fait naître, au sein d’une évidence à interroger, la caractéristique profonde de la fiction, la capacité à approcher l’autre. C’est en ce sens que nous rejoignons la proposition initiale de Françoise Lagarde qui nous semblait ramener la littérature de jeunesse à sa seule fonctionnalité.

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Notes

1 Il s’agit du colloque intitulé « La pauvreté à l’œuvre dans la littérature jeunesse », qui s’est tenu les 8 et 9 février 2019 à la médiathèque Marguerite Duras (Paris 20e) à l’Initiative du CRILJ.

2 On espère que cette bibliographie très riche, avec la sélection d'œuvres remarquables, sera disponible aisément : elle est précieuse pour des études manquantes, comme souligné au début du colloque. Le CRILJ a déjà publié une brochure avec une sélection d’albums et de romans pouvant servir à des médiations, ainsi que le questionnaire support de l’enquête, La pauvreté dans la littérature de jeunesse : fictions et réalités.

3 3. NDLR : nous nous permettons de renvoyer à un article paru dans notre revue : Isabelle Nières-Chevrel, « Écrire dans les richesses de sa langue. Paul Berna et Le Cheval sans tête », Strenæ 14 | 2019.

4 http://www.philip-pullman.com: « What books did you like when you were young? » « […] Another book I remember was a novel called A Hundred Million Francs, by the French author Paul Berna. It was a good story, about a bunch of children in a dingy suburb of Paris who find a lot of money which has been hidden by some thieves, and all kinds of adventures follow.
The point about that book for me was that on page 34, there was a drawing of some of the kids defying the crooks, and I fell in love with the girl in the drawing. She was a tough-looking, very French sort of character, with a leather jacket and socks rolled down to her ankles and blonde hair and black eyes, and altogether I thought she was the girl for me.
I wouldn't be at all surprised in fact, now I think about it, it is obvious to find that the girl on page 34 of A Hundred Million Francs is the girl who four decades later turned up in my own book Northern Lights, or The Golden Compass, where she was called Lyra. »

5 Emily Lockhart, Trouble vérité, Gallimard jeunesse, 2018.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Hélène Weis, « « La pauvreté à l’œuvre dans la littérature pour la jeunesse » »Strenæ [En ligne], 15 | 2019, mis en ligne le 15 septembre 2019, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/strenae/3965 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/strenae.3965

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Auteur

Hélène Weis

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CC-BY-NC-ND-4.0

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