Navigation – Plan du site

AccueilNuméros13Dossier thématiqueLa télévision scandinave pour enf...

Dossier thématique

La télévision scandinave pour enfants dans les années 1970 : une institutionnalisation du « 68 scandinave » ?

Scandinavian children’s television in the 1970s: an institutionalisation of ‘68’?
Helle Strandgaard Jensen
Traduction de Franck Barbin
Cet article est une traduction de :
Scandinavian children’s television in the 1970s: an institutionalisation of ‘68’? [en]

Résumé

Dans cet article, l’auteure étudie la manière dont les unités de programmes jeunesse des chaînes scandinaves ont été influencées par le changements des normes dans les médias pour enfants intervenus autour de mai 68. Cette analyse est tributaire des nouveaux travaux sur le « 68 scandinave » qui ont montré que les institutions de cette zone avaient été très réceptives aux idées professées par la jeunesse en rébellion. L’auteure examine la façon dont les idées radicales sur la culture médiatique des enfants se sont frayées un chemin dans les institutions bien établies de radiotélédiffusion et se penche sur leur expression dans les textes politiques et, concrètement, dans les programmes. L’analyse se divise en trois parties. Tout d’abord, l’auteure procède à un examen de l’historiographie du « 68 scandinave » pour voir quelles idées ont été considérées comme importantes dans les mouvements de rébellion de la jeunesse des différents pays et comment elles peuvent être utilisées pour analyser les émissions de télévision pour enfants. Ensuite, elle analyse un des évènements majeurs du « 68 scandinave » en ce qui concerne les médias pour enfants : la publication de l’ouvrage de Gunilla Ambjörnsson, Trash Culture for Children (La culture poubelle pour enfants), et le symposium organisé au château d’Hässleby en 1969 par le Conseil Nordique, en réponse aux débats virulents provoqués par ce livre. Enfin, l’auteure étudie la manière dont les principaux points soulevés par le livre et le symposium subséquent firent leur chemin dans les unités de programmes jeunesse des chaînes nationales de Suède, de Norvège et du Danemark, ainsi que les politiques communes et les programmes co-produits par ces unités au sein de l’union nordique de radiotélédiffusion, Nordvision.

Haut de page

Texte intégral

  • 1 Fritz Raben, « Prix Jeunesse International 1972: Nogle betragtninger om børne- og ungdomsfjernsyn g (...)
  • 2 Il est difficile de déterminer ce que Raben entend par Scandinavie : s’agit-il uniquement du Danema (...)
  • 3 Helle Strandgaard Jensen, « Prix Jeunesse and the Negotiation of Citizenship in Children’s Televisi (...)
  • 4 En 1972, 43 sociétés de radiotélédiffusion de 32 pays différents ont participé au Prix Jeunesse. Au (...)

1« Nous commettons souvent des erreurs en Scandinavie – c’est indéniable –, mais c’est bien pire ailleurs1. » Ce jugement plutôt défavorable à l’égard des émissions de télévision pour enfants non scandinaves2 émane du producteur de télévision danois, Fritz Raben, lorsqu’il commentait le festival Prix Jeunesse de 1972. Le Prix Jeunesse est un festival international récompensant les émissions de télévision pour enfants qui a vu le jour à Munich en 1963-1964. Cet évènement a été conçu pour servir de tremplin et de tribune aux meilleures productions télévisées pour enfants du monde entier. Il s’est rapidement imposé comme un espace privilégié de discussions internationales en matière de nouveaux programmes et de politiques innovantes3. Comme l’atteste l’observation faite par Raben, ce festival, qui a permis de comparer ses programmes télévisés nationaux à ceux du reste du monde, a conduit les Scandinaves à penser qu’ils produisaient les meilleures émissions de télévision pour enfants du monde4.

  • 5 Op cit. F. Raben, Prix Jeunesse International, p. 35.
  • 6 Ibid. p. 38.

2D’après Raben, il est clair qu’une émission de « bonne qualité » devait traiter de « véritables problèmes sociaux », être véridique et sensibiliser les jeunes téléspectateurs à la « vie [réelle] », au sens qu’elle devait proposer une « ouverture à la fin »5. Il considérait les unités de programmes jeunesse des chaînes scandinaves comme pionnières dans ce genre de programme. Selon lui, les chaînes de télévision scandinaves avaient su créer des programmes de qualité sachant déclencher une bonne controverse, c’est-à-dire allant « contre le pouvoir établi » et se battant contre les « forces réactionnaires de la société »6. Dans l’ensemble, les chaînes de télévision scandinaves étaient, d’après Raben, plus progressistes que celles du reste du monde.

3Lorsque Raben discutait du contenu des programmes scandinaves, il semblait adopter une rhétorique très proche de celle du mouvement de rébellion des jeunes du « 68 scandinave ». Il encensait les meilleurs programmes et louait leur opposition au pouvoir établi et leur caractère progressiste, permettant ainsi de responsabiliser les enfants en les informant sur « le monde réel ». Il pensait également que le monde avait radicalement changé au cours des cinq années écoulées depuis 1968 et il attribuait implicitement les changements opérés au sein des émissions de télévision pour enfants scandinaves aux évènements qui avaient eu lieu cette année-là. Mais comment étudier l’influence du « 68 scandinave » sur une configuration institutionnelle aussi complexe que celle de la radiotélédiffusion à destination des enfants ? Et si l’on souhaite le faire, quels sont alors les paramètres à prendre en compte pour mener une telle investigation ?

  • 7 L’historiographie existante sur l’histoire de la télévision au Danemark, en Norvège et en Suède est (...)

4Dans notre analyse des unités de programmes jeunesse des chaînes scandinaves, nous tenterons de définir de quelle manière leurs politiques et leurs émissions s’inspirent d’idées généralement attribuées au mouvement de rébellion des jeunes du « 68 scandinave »7. Pour ce faire, nous allons analyser de quelles manières les unités de programmes jeunesse des chaînes scandinaves ont intégré des points de vue radicaux sur la culture pour enfants à la fin des années 1960 et au début des années 1970. Notre définition de « points de vue radicaux » repose sur les résultats de l’historiographie existante qui a défini le « 68 scandinave » comme un phénomène culturel spécifique.

1968 dans un contexte scandinave

  • 8 Terry H Anderson, « 1968: The American and Scandinavian experiences, » Scandinavian Journal of Hist (...)
  • 9 Tora Korsvold a décrit comment la critique des institutions de l’État-providence formulée par la No (...)
  • 10 Se reporter sur cette question à Anette Warring, « Around 1968–Danish Historiography », Scandinavia (...)

5Cet article examine la télévision pour enfants et l’influence de l’esprit de rébellion de « 1968 » par rapport à l’histoire plus large des médias pour enfants et à ce que nous pourrions appeler l’environnement socio-culturel durable du « 68 scandinave ». La majeure partie des études sur 68 se concentre sur les mouvements des jeunes radicaux et sur leurs diverses manifestations culturelles, politiques et radicales. Elles ont ainsi privilégié les évènements majeurs qui se sont déroulés dans les centres névralgiques du mouvement, comme Paris, Prague ou Chicago. Toutefois, les institutions scandinaves se sont montrées plus réceptives au changement que, par exemple, celles des États-Unis8. Cela laisse à penser que l’affrontement entre la jeunesse rebelle et le pouvoir établi a certainement été moins visible en Scandinavie qu’ailleurs tout en ayant eu un fort impact sur le plan structurel9. De ce fait, il est d’autant plus difficile de déterminer s’il convient d’imputer le changement des mentalités autour du « 68 scandinave » à un changement général dans le système de protection sociale et les institutions de l’État-providence ou bien aux critiques formulées par les jeunes en révolte. Il s’agit par conséquent d’un débat de longue date dans l’historiographie et la politique du souvenir du « 68 scandinave »10. Notre article ne vise pas à intervenir directement dans ce débat, mais, comme nous analysons l’impact du « 68 scandinave » sur un environnement institutionnel spécifique (à savoir les organismes de radiotélédiffusion nationaux), il apporte néanmoins un éclairage sur la façon dont l’interaction entre institution et rébellion a pu jouer un rôle dans un cadre particulier.

  • 11 Tor Egil Førlander, « Introduction to the Special Issue on 1968 », Scandinavian Journal of History, (...)
  • 12 Op. cit., Førlander, « Introduction », 2008, p. 319.
  • 13 Henrik Nissen, Landet blev by. Danmarks historien vol. 14, Copenhagen: Politiken/Gyldendal, 2004/5, (...)
  • 14 Op. cit., Førland, « Introduction », 2008, p. 317.

6Les résultats de violents affrontements entre les autorités et les jeunes manifestants des États-Unis et de l’Europe continentale entre 1964 et 1968 ne comportent presque aucune ressemblance avec le « 68 scandinave ». L’absence de violence au cours du « 68 scandinave » a souvent été attribuée à l’attitude laxiste des autorités et au souhait des deux partis de trouver des solutions pacifiques11. À titre d’exemple de cette attitude laxiste, nous pouvons citer le cas du chef de la police d’Oslo qui a ordonné à ses forces de « se laisser frapper » plutôt que d’être les premiers à frapper les manifestants contre la guerre du Vietnam12. Nous pouvons également penser au recteur de l’université de Copenhague qui a empêché la police de prendre d’assaut les bâtiments universitaires occupés et qui, quelques jours plus tard, a mené des négociations pour obtenir une représentation équitable entre étudiants et professeurs au sein des commissions pédagogiques des départements13. Cependant, malgré le caractère moins spectaculaire des manifestations, des occupations de bâtiments et des grèves dans les pays nordiques, l’influence de la révolte étudiante et des mouvements de protestation radicale (militants de la paix, féministes) a été jugée tout aussi importante dans ces pays qu’ailleurs14. Dans son introduction à un numéro spécial sur les évènements de 1968 du Scandinavian Journal of History, Tor Egil Førland a écrit :

  • 15 Ibid. p. 317.

La vision anti-capitaliste et anti-américaine du monde par la Nouvelle Gauche est tout aussi ancrée chez les ex-radicaux des années 60 en Scandinavie qu’ailleurs dans le monde occidental, et continue d’être influente dans les universités, dans les médias et dans les arts. Le respect pour les parents, les enseignants, les aînés et les autorités a globalement baissé, au point que le pronom de politesse de la deuxième personne a pratiquement disparu des langues scandinaves. Des modes de vie considérés comme immoraux et choquants dans les années 60… sont devenus complètement acceptés. Le mépris des règles et des règlements de police ainsi que la recherche d’actes de provocation par les groupes d’opposition semblent faire partie intégrante de la culture politique scandinave. Le bouleversement culturel qui a profondément changé les normes et les relations à Paris, à Berlin et à New York a eu apparemment le même effet, mais en moins violent, à Stockholm, à Copenhague, à Oslo et à Helsinki15.

7En plus de montrer les différences et les similitudes des évènements de 1968 entre les pays nordiques et les autres pays du monde, la description faite par Førland peut aussi servir de base à une définition opératoire permettant de comprendre le « 68 scandinave » comme un phénomène socio-culturel. Dans l’optique du présent article, nous allons souligner que l’anti-autoritarisme et la rupture avec les normes et idéaux monoculturels sont caractéristiques des évènements de 1968 en Scandinavie.

  • 16 Thomas Ekman Jørgensen, « The Scandinavian 1968 in a European perspective », Scandinavian Journal o (...)
  • 17 L’anthologie 1968 dengang og nu [1968 hier et aujourd’hui], dirigée par Morten Bendix Andersen et N (...)
  • 18 Helle Strandgaard Jensen, From Superman to Social Realism: Children’s Media and Scandinavian Childh (...)
  • 19 Op. cit., T. E. Jørgensen, « The Scandinavian 1968 », 2008.

8Thomans Ekman Jørgensen a décrit comment les changements culturels et sociaux en Scandinavie liés aux mouvements de protestation sont caractérisés par un faible niveau de conflit social, mais par « un très haut niveau d’intégration sociale16 ». La combinaison, d’une part, d’un nombre réduit de manifestations explicites de protestation par les jeunes au cours de l’année (civile) 1968 et, d’autre part, un important impact socio-culturel des visions du monde soutenues par les étudiants, les féministes, les artistes, les militants de la paix et les formations politiques de la gauche radicale à la fin des années 1960 et au début des années 1970, a conduit à considérer cette période comme un phénomène à part dans l’historiographie scandinave – souvent dénommée le « 68 scandinave »17. Dans l’historiographie récente, traitant tout spécialement de la culture pour enfants et des troubles sociaux et culturels, certains auteurs ont proposé de considérer les années entre 1963 et 1980 comme une période à part où certaines des principales caractéristiques du « 68 scandinave » sont apparues et ont influencé les débats publics sur les médias pour enfants18. En d’autres termes, les milieux scandinaves des médias pour enfants ont débattu au cours de cette période pour savoir si les idées véhiculées dans les médias pour enfants favorisaient l’anti-autoritarisme et l’émancipation et constituaient un lieu privilégié pour « politiser la sphère privée ». Dans quelle mesure ces idées ont-elles été reprises au sein des organismes de radiotélédiffusion ? De même, nous pouvons nous demander comment les trois autres éléments présentés par Ekman Jørgensen comme fondamentaux pour les (longs) évènements de 1968 en Europe ont pu trouver leur transposition dans la politique et la production des programmes19. Le premier élément est l’« égalité », en tant que « révolte pour l’égalité et la participation ». Il peut être étudié en relation avec la radiotélédiffusion en examinant la manière dont les téléspectateurs/auditeurs sont perçus. Le deuxième élément est l’idée de « plus grandes exigences esthétiques, ne dépendant pas nécessairement d’un accroissement constant de la richesse ». Il peut être étudié en relation avec les genres et les autres dimensions esthétiques du processus de communication. Le dernier élément, les problèmes « postcoloniaux », peut être compris comme une conscience accrue des luttes d’influence entre les pouvoirs politiques centraux et locaux. Il peut être utilisé comme outil d’analyse permettant de rechercher de nouveaux thèmes (postcoloniaux) dans les émissions de télévision pour enfants, mais aussi d’autres formes de rébellions similaires contre la pensée monoculturelle et la prise en compte des besoins des enfants en tant que groupe distinct et diversifié.

Modifier les normes dans le domaine de la culture des médias pour enfants

  • 20 Ib Bondebjerg, « Opbruddet fra monopolkulturen. En institutions-og programhistorisk analyse af dans (...)

9Dans les années 1960 et 1970, tous les pays scandinaves avaient un monopole d’État sur la radiotélédiffusion. En outre, dans chaque pays, les programmes de télévision étaient uniquement produits par les organismes de radiotélédiffusion nationaux du service public (pour la Suède : SVT ; pour la Norvège : NRK ; pour le Danemark : DR). Une redevance devait être acquittée pour accéder à l’audiovisuel public et il n’était donc pas contrôlé financièrement par le gouvernement. Les politiques des organismes de radiotélédiffusion ont pris comme modèle les idéaux originels de la BBC, à savoir offrir à tous les citoyens un accès juste et équitable à l’information, à l’éducation et au divertissement. Dans chaque pays, un conseil d’administration était responsable de l’ensemble des contenus, mais il n’intervenait qu’après la production, c’est-à-dire avant la diffusion des programmes, et seulement si les programmes ne répondaient pas aux principes d’équité (présentation impartiale des questions politiques) ou à la qualité attendue par un organisme médiatique national. Ces conseils étaient composés de membres nommés aussi bien par des organisations politiques que non politiques. Il n’existait donc aucun contrôle politique direct sur le contenu que diffusaient les sociétés audiovisuelles. Bien au contraire, les historiens des médias danois ont notamment remarqué comment les pratiques journalistiques au sein de la société de radiodiffusion nationale (DR) dans les années 1960 ont su faire entendre leur « propre voix », forte, et indépendante des institutions culturelles et politiques existantes20.

  • 21 Gunilla Ambjörnsson, Skräpkultur åt barnen, Stockholm : Bonniers, 1968. Préface.

10L’histoire de la révolte des jeunes du « 68 scandinave » et des médias pour enfants en Scandinavie commence d’une certaine façon en Tchécoslovaquie. Depuis le début des années 60, la littérature pour enfants avait fait l’objet d’un vif débat, mais ces controverses étaient relativement circonscrites à certains médias (bandes dessinées, livres, magazines). Toutefois, après un voyage à Prague en 1967, Gunilla Ambjörnsson, qui allait devenir une figure centrale dans les débats autour de la culture pour enfants en Scandinavie à la fin des années 1960, a élargi la réflexion au cinéma, au théâtre et à la télévision. L’élément déclencheur fut la parution en avril 1968 de son livre Skräpkultur åt barnen (La culture poubelle pour enfants). En se fondant sur une comparaison entre les productions des médias pour enfants en Suède et en Tchécoslovaquie, Ambjörnsson critiquait pour ainsi dire toutes les émissions suédoises pour enfants de l’époque, les assimilant soit à un ramassis ennuyeux décrivant une époque qui n’avait vraiment jamais existé soit à des produits de masse de bas étage21. Elle affirmait qu’aussi bien les pièces de théâtre historiques et contemporaines que la littérature, les programmes TV et les films ne permettaient pas aux enfants de faire face à la réalité et ne les prenaient pas au sérieux. D’une façon assez peu critique, elle comparait ces productions avec les émissions pour enfants tchécoslovaques, qu’elle félicitait de faire partie d’un système de production et de distribution où les enfants étaient vraiment considérés comme des citoyens (et consommateurs de médias) à part entière.

  • 22 Op. cit., H. S. Jensen, From Superman to Social Realism, 2017, p.81.
  • 23 Organisation intergouvernementale pour la coopération nordique.
  • 24 La « culture pour enfants » (barnkultur/børnekultur/children’s culture) était un terme générique po (...)

11Le livre d’Ambjörnsson a suscité bien des débats dans toute la Scandinavie. Elle a été critiquée pour sa représentation naïve de la Tchécoslovaquie, mais la majorité des nombreuses critiques sur son ouvrage Skräpkultur åt barnen (La culture poubelle pour enfants) en Suède, au Danemark et en Norvège se sont accordées à dire que la culture pour enfants était un domaine qui exigeait davantage d’attention et devait être réformé22. Le Conseil nordique des ministres23 a pris acte du débat suscité par la parution de ce livre. La controverse ne s’est pas limitée aux milieux restreints directement liés à la « culture pour enfants »24, mais est devenue un véritable enjeu national débattu dans les journaux, à la radio, à la télévision et dans les revues normalement réservées à la « culture pour adultes ». Cela s’est traduit en 1969 par l’organisation par le Conseil d’un colloque intitulé « Les enfants et la culture », qui s’est tenu au château de Hässleby en Suède.

  • 25 Pour une description détaillée du désaccord entre la conférencière d’honneur, Åse Gruda Skard, et l (...)

12Lors de ce colloque, des conférenciers spécialistes dans le domaine de la culture pour enfants venant des cinq pays nordiques se sont réunis et ont discuté des médias pour enfants pendant trois jours. À la fin du colloque, ils avaient formulé 10 hypothèses sur la « culture pour enfants »25. Ces postulats étaient clairement marqués par certaines notions générales sur l’égalité et sur la démocratie participative héritées de la révolte de la jeunesse du « 68 scandinave ». Ils insistaient avant tout sur l’égalité de tous les enfants en tant qu’êtres humains et sur leur droit d’être traités comme tels dans tous les aspects de la vie. Lorsque l’on examine l’ensemble de ces hypothèses, nous pouvons observer l’idée ayant germé dans la deuxième hypothèse, qui souligne que la culture des médias pour enfants devrait :

  • 26 Barn og kultur: Nordisk kulturkommisjons symposium, Hässelby slott 29.11-1.12.69. Rapport inédit du (...)

« encourager le développement d’individus forts, libres et plus indépendants qui peuvent déterminer leurs propres vies et améliorer la société dans laquelle ils vivent ». [La troisième thèse précise que « le plus grand ennemi de la culture pour enfants est tout ce qui est autoritaire et sans intérêt »26.]

13Cette intervention se termine ainsi : « la société [doit] redistribuer ses ressources », une solution qui fait clairement écho à la revendication de la rébellion des jeunes demandant un plus haut niveau d’égalité économique et sociale. La plupart des idées héritées du « 68 scandinave » et mentionnées par Ekman Jørgensen étaient ainsi présentes dans les hypothèses formulées, puisque les enfants étaient considérés comme des membres actifs de la société. Grâce à ces 10 postulats, une nouvelle vague de débats a conduit le Conseil nordique des ministres et le grand public des pays nordiques à reconnaître et à cultiver ce qu’ils ont estimé être les besoins et les désirs spécifiques des enfants, leurs modes de vie et leurs aspirations pour la société.

  • 27 Op cit., H. S. Jensen, From Superman to Social Realism, 2017.

14L’ouvrage d’Ambjörnsson, le colloque ainsi que les nombreux articles et autres publications qui s’en suivirent ont montré l’influence de la rébellion des jeunes sur la culture pour enfants scandinaves et nordiques27. Ces écrits n’étaient ni l’expression d’une ligne politique clairement établie au sein de l’une des nombreuses factions politiques et doctrinales de la Nouvelle Gauche (maoïstes, léninistes, trotskystes) ni le résultat d’un mode de vie particulier issu de la contre-culture (comme la vie communautaire). La plupart de ces écrits étaient plutôt le résultat d’une volonté de prendre au sérieux les intérêts des enfants, de valoriser la culture pour enfants (leur mode de vie) et de s’ouvrir à la participation des enfants aux décisions qui concernent leur vie. En pratique, de nombreuses discussions se sont tenues pour déterminer le sens réel de ces écrits. Les bibliothécaires, les auteurs et les critiques ont notamment eu des débats animés sur la question de savoir si les bibliothèques devaient respecter le goût des enfants pour la bande dessinée, les longues sagas de médiocre qualité et les magazines ou si c’était juste l’expression d’une « fausse conscience » qui ne devait donc pas être suivie.

  • 28 Ibid.

15La formulation de la politique des médias pour enfants au niveau des pays nordiques a connu une institutionnalisation croissante depuis la Seconde Guerre mondiale, souvent à l’initiative des trois pays scandinaves28. Au cours du débat portant sur la bande dessinée dans les années 50, une commission de livres pour enfants a été créée et le domaine des films pour enfants a également fait l’objet d’une collaboration entre les pays nordiques. À la fin des années 60, cette collaboration s’est trouvée renforcée par la mise en place d’institutions permanentes. On trouve parmi elles le Groupe de travail pour les enfants et les jeunes au sein de l’Association des diffuseurs des pays nordiques (Nordvision). Plusieurs des membres de ce groupe avaient participé au colloque « Les enfants et la culture », qui s’était tenu au château de Hässleby, en tant que représentants de leurs diffuseurs nationaux. Nous allons maintenant analyser comment les diffuseurs nationaux en Norvège, en Suède et au Danemark ont intégré les nouvelles idées sur l’enfance qui ont émergé suite à la rébellion des jeunes du « 68 scandinave » et comment elles se sont renforcées grâce à leur collaboration dans le cadre de Nordvision.

Transfert de points de vue progressistes

16En Norvège, c’est Bo Waerenskjold, employé de l’unité de programmes jeunesse du NRK, qui a rédigé le rapport du colloque « Les enfants et la culture » pour ce diffuseur public norvégien. Le rapport de Waerenskjold a mis en évidence le « projet Solrød » du Danemark et une enquête auprès des utilisateurs réalisée par le diffuseur public suédois SVT. Le projet Solrød était un projet d’études culturelles danois dans lequel un groupe d’élèves de seconde (9th grade) avait aidé des chercheurs à formuler des questions pour une enquête auprès de 600 collégiens et lycéens (1st-10th grade) à propos de leurs loisirs. Ces élèves de seconde avaient également contribué à recueillir et à analyser les données et avaient présenté leurs résultats lors du colloque. L’idée progressiste et égalitariste d’une étude pilotée par des enfants a séduit Waereskjold et il a suggéré d’adopter des méthodes similaires dans l’unité de programmes jeunesse du NRK pour en savoir davantage sur la vie quotidienne des jeunes téléspectateurs et connaître les programmes qu’ils aimeraient regarder. De même, il a exprimé son admiration pour le considérable travail de terrain qui avait été conduit auprès d’enfants par le diffuseur public suédois SVT afin de recueillir davantage d’informations sur les intérêts des jeunes téléspectateurs directement auprès des intéressés. C’était pour lui une bonne manière de créer des programmes de télévision plus en phase avec les jeunes téléspectateurs. Il a enfin signalé que la seconde hypothèse sur l’émancipation des enfants formulée lors du colloque « Les enfants et la culture » présentait un intérêt particulier pour le NRK.

  • 29 Gunilla Ambjörnsson, « Anteckninger från den stora entusiasmens tid », in Gunilla Ambjörnsson (red. (...)
  • 30 Op cit., I. Rydin, Barnens röster, 2000, p.193.
  • 31 Ibid. p.192.

17En Suède, Ambjörnsson constituait elle-même un lien direct entre le colloque et le diffuseur public suédois (SVT). Elle avait produit en 1968 un programme controversé pour le SVT, ce qui lui avait valu comme sanction de devoir travailler durant trois mois comme dactylographe pour le secrétaire général de la société. Elle avait ensuite été embauchée en 1969 comme productrice pour la première chaîne de la SVT (Channel 1)29. Hormis Ambjörnsson, les unités de programmes jeunesse des deux chaînes de télévision pour enfants suédoises comptaient également d’autres employés qui participaient activement à des « discussions radicales sur la culture pour enfants », comme l’a montré dans son étude Ingegerd Rydin30. Lorsque les producteurs de la deuxième chaîne de la SVT (Channel 2) ont formulé la politique de programmation, ils ont pris comme principal point de référence l’enquête réalisée auprès de jeunes téléspectateurs qui avait tant impressionné Waerenskjold Hässelby. Les producteurs avaient visité des foyers, des écoles et des garderies en Suède et recueilli environ 1000 réponses auprès d’enfants âgés de 3 à 13 ans31. Leurs réponses avaient révélé que les enfants s’intéressaient à toutes sortes de sujets qui n’apparaissaient pas actuellement dans les programmes pour enfants, tels que la guerre, le pouvoir, l’intimidation, la faim, la religion, les drogues et la pollution. Suite à la découverte de ces intérêts chez les enfants, les producteurs s’étaient faits l’écho des appels à la démocratisation et à l’émancipation au travers de l’information, émis haut et fort par l’ensemble de la rébellion des jeunes.

  • 32 Helle Strandgaard Jensen, « TV as Children’s Spokesman: Conflicting notions of Children and Childho (...)
  • 33 Annexe 85, réunion du conseil d’administration de Danmarks Radio, novembre 1972 (initialement, anne (...)

18Au Danemark, certaines personnes récemment employées dans l’unité de programmes jeunesse avaient réalisé en 1966 une série de programmes appelée Comment élever vos parents. Les idées antiautoritaires véhiculées dans cette série, et quelques idées du même genre, arrivèrent sur le devant de la scène lors de la restructuration de la société en 1968, séparant désormais les programmes éducatifs de ceux orientés vers les loisirs. Le nouveau directeur de l’unité de programmes jeunesse, Mogens Vemmer, déclara que la télévision devait se faire le porte-parole des enfants, en l’absence de toute autre organisation de défense de leurs intérêts32. La politique de l’unité stipulait clairement que les enfants devaient être en mesure de s’exprimer librement et de résister à l’autorité des adultes – et que c’était le devoir de la télévision de les y aider. Cette politique fut critiquée par certains débatteurs idéologiquement de droite, mais elle fortement soutenue par le président du conseil d’administration de l’unité de programmes jeunesse, Poul Schlüter, qui allait devenir plus tard Premier ministre conservateur. Dans une déclaration officielle lors d’une réunion du conseil d’administration de la chaîne de télévision DR, il écrivit, au nom de l’unité, qu’il fallait proposer aux enfants le même éventail de sujets qu’aux adultes, leur apprendre que les adultes n’ont pas toujours raison et les encourager à se forger leurs propres opinions, indépendamment de celles des adultes. Il est important, indiquait Schlüter, que le personnel de l’unité de programmes renferme un pluralisme d’opinions et qu’il soit en mesure de proposer des programmes « novateurs et actuels », même si ces programmes pouvaient sembler un peu trop « modernistes et audacieux » à certains membres du conseil33. Même si Schlüter n’était peut-être pas d’accord avec l’ensemble de la politique de l’unité de programmes jeunesse, sa déclaration montrait une forte ouverture institutionnelle au plus haut niveau vers les façons dont les idées démocratiques et antiautoritaires avaient été adaptées par les échelons inférieurs de la chaîne DR.

  • 34 Nordvision comprend également des diffuseurs de Finlande et d’Islande, mais nous avons estimé que l (...)

19L’association nordique des diffuseurs membres du sous-comité de programmes pour enfants de Nordvision constituait une tribune qui a ensuite permis de renforcer davantage le programme de démocratisation profonde observé dans différentes politiques nationales au Danemark, en Suède et en Norvège34. Le sous-comité se réunissait tous les six mois par alternance dans l’un des cinq pays nordiques. Ses membres étaient les directeurs des unités et des sous-unités de programmes de chaque pays. L’attention du sous-comité était largement tournée vers le potentiel de la télévision à émanciper les enfants. Les procès-verbaux de ces réunions mentionnent à plusieurs reprises le colloque « Les enfants et la culture » organisé par le Conseil nordique en 1969 et l’idée formulée lors de ce colloque d’utiliser les productions médiatiques comme moyen de libération et d’émancipation des enfants a mûri au sein du sous-comité de Nordvision.

  • 35 Le procès-verbal de la réunion du sous-comité de Nordvision au printemps 1971 est conservé dans les (...)

20Les diffuseurs se sont tout particulièrement demandé comment obtenir de meilleurs retours de la part des jeunes téléspectateurs, afin de mettre un terme à la communication « à sens unique » souvent utilisée par la télévision35. La dimension participative du « 68 scandinave » est donc particulièrement claire ici car les diffuseurs ne voulaient pas que les téléspectateurs ne soient que de simples consommateurs passifs. Ils souhaitaient au contraire établir un dialogue avec eux. Le sous-comité a également débattu de la question de la participation comme étant une obligation qui signifiait aussi d’être conscient de la façon de répondre aux besoins d’enfants de différents âges, régions et conditions sociales. Ce phénomène se situe en droite ligne de la prise de conscience accrue des « questions postcoloniales » dans le sillage du « 68 scandinave », comme le décrit Ekman Jørgensen, au sens où les diffuseurs étaient conscients des différences socio-culturelles et géographiques entre le centre et la périphérie.

21Dans un rapport du sous-comité de Nordvision de 1971, les producteurs d’émissions pour enfants des pays nordiques ont estimé que cette sensibilisation aux besoins des enfants était un trait spécifique des pays nordiques :

  • 36 Procès-verbal de la réunion du sous-comité de Nordvision qui s’est tenue à Imara, les 18 et 19 nove (...)

Le patrimoine culturel commun des pays nordiques invite la télévision pour enfants et pour la jeunesse à soutenir le développement émotionnel des enfants et, par là-même, leur offre la possibilité de devenir des individus actifs et autonomes36.

22La citation ne donne aucune explication supplémentaire pour justifier l’affirmation selon laquelle la culture nordique serait mieux à même de promouvoir ce programme axé sur les enfants. Toutefois, en droite ligne avec le commentaire de Fritz Raben cité dans l’introduction de cet article, ce rapport faisait partie d’un ensemble de documents traitant de l’exception scandinave.

23En 1974, le groupe Nordvision s’accorda sur la rédaction un document d’orientation qu’il souhaitait distribuer aux producteurs étrangers d’émissions pour enfants. Ce document avait été dicté par la volonté d’intégrer davantage de productions étrangères dans les programmes pour enfants afin d’offrir aux enfants nordiques un aperçu des conditions de vie des enfants dans d’autres pays. Néanmoins, les producteurs nordiques rencontraient des difficultés à trouver des programmes jugés de grande qualité en dehors des pays nordiques. Ce document affirmait que :

  • 37 Procès-verbal de la réunion du sous-comité de Nordvision qui s’est tenue à Stockholm entre le 1er e (...)

De par leur patrimoine culturel commun, la plupart des unités de programmes jeunesse des pays nordiques partagent un même objectif dans leurs programmes. Cet objectif consiste essentiellement à soutenir le développement émotionnel et cognitif des enfants afin qu’ils deviennent des individus actifs et autonomes. Pour remplir cette mission, il est important de présenter aux enfants le monde de la façon la plus honnête possible, pour leur montrer que tous les êtres humains sont égaux en dépit de l’inégalité de leurs conditions de vie et pour leur faire voir comment ils dépendent tous les uns des autres.37

  • 38 Voir également sur ce point l’entretien avec Mogens Vemmer (chef de l’unité de programmes jeunesse (...)

24Nous voyons clairement à partir de cette déclaration que le sous-comité de Nordvision estimait que la télévision pour enfants des pays nordiques était très différente de celle du reste du monde38. Il est également clair que l’esprit progressiste dont il s’enorgueillissait suivait en droite ligne les idées qui avaient dominé lors du colloque « Les enfants et la culture ». Ce programme démocratique axé sur les enfants dans lequel la culture pour enfants englobe les questions d’égalité et d’émancipation était au premier plan de ce programme politique. La télévision pour enfants était clairement perçue comme un moyen de rendre les enfants émancipés et indépendants. Cependant, les bonnes intentions sont une chose : mais comment les enfants étaient-ils réellement représentés dans les émissions ?

La politique mise en œuvre

  • 39 Sur les liens entre le genre du docufiction et la culture pour enfants émancipatrice, voir op cit., (...)
  • 40 Nina Christensen, Den danske billedbog 1950-1999: teori, analyse, historie, Frederiksberg: Roskilde (...)

25En matière d’émissions, les co-productions nordiques comprenaient un large éventail de genres et de thèmes. L’influence du « 68 scandinave » est visible dans la tendance à proposer des documentaires et surtout des docufictions, genre qui a été privilégié car il permet de sensibiliser les enfants aux grands problèmes sociaux dans un format distrayant39. Le choix de ce genre s’inscrivait aussi plus largement dans un changement esthétique dans les médias pour enfants en lien avec l’influence du « 68 scandinave »40. L’émission Avoir 12 ans et sa suite Avoir 12 ans en 1972 illustrent parfaitement la façon dont le sous-comité de Nordvision utilisait des docufictions coproduits pour sensibiliser les enfants aux modes de vie contemporains dans les autres pays nordiques. Le contenu de ces deux programmes avait été décidé par un panel d’enfants âgés de 12 ans en vue de favoriser la diffusion d’émissions pour enfants choisies par des enfants. Les programmes cherchaient ainsi à relayer l’environnement social des enfants ainsi que leurs pensées, leurs rêves et leur vision du monde. Toutes ces productions nationales faisaient enfin l’objet de discussions au cours de la dernière émission, qui regroupait tous les enfants ayant pris part à la création d’émissions similaires dans les autres pays nordiques. Il n’existe pas de source traitant de la réception de ce programme chez les enfants, mais la production avait clairement indiqué son intention d’intégrer les enfants dans l’ensemble du processus de production.

  • 41 Danish National Archives, Danish Broadcasting Corporation, 1187, 1926-1987 Udsendelser (35), Super (...)

26Un autre ensemble de projets nationaux, qui s’est déroulé en parallèle dans les cinq pays nordiques et a été débattu au sein du sous-comité de Nordvision, a donné l’opportunité à des enfants d’utiliser des caméras Super 841. Ces projets avaient pour objectifs de donner « les moyens de réaliser une émission » directement aux enfants et de démocratiser la télévision en tant que média tout en en apprenant davantage sur les intérêts des enfants et des jeunes.

  • 42 Malheureusement, aucun film n’est parvenu jusqu’à nous.
  • 43 Danish National Archives, Danish Broadcasting Corporation, 1187, 1926-1987 Udsendelser (35), Super (...)
  • 44 Réponse (datée du 23 mars 1973) à une demande concernant le projet Super 8 émanant de l’Office indé (...)

27Le projet danois, Super 8, est le seul à avoir conservé des sources sur la réalisation de ces émissions42. Rien qu’au cours des deux premières années (1970-1972), ce projet a permis de faciliter la réalisation de plus de 550 films produits par des enfants et des jeunes (la durée d’exécution était d’environ 5 minutes par film). L’unité de programmes jeunesse avait acheté plus de 30 caméras et 4 ou 5 bobines de film par projet, qui étaient ensuite envoyées à des enfants partout au Danemark43. Un enfant pouvait emprunter une caméra en fonction de ses idées de film. D’après un rapport de synthèse de 1973, nous avons pu constater que les enfants étaient encouragés à envoyer des films, soit basés sur leurs propres idées soit destinés à être utilisés dans un programme pour enfants spécifique44. De nombreuses demandes de prêt ont été conservées et, à en juger par leur brièveté (parfois aussi courtes qu’une carte postale), l’unité de programmes avait très peu d’exigences avant de prêter une caméra à un enfant.

  • 45 Op.cit.
  • 46 Op cit.

28En 1973, Sven Sprogøe, chef du projet Super 8 chez la société de radiodiffusion nationale DR, regrettait dans l’un de ses rapports que les enfants eussent souvent réalisé des films tentant de reproduire des émissions pour adultes. Ce n’était pas du goût des autres producteurs impliqués dans le projet ni du sien car ils pensaient que ce n’était une expérience utile pour personne, hormis pour les enfants ayant réalisé le film. Comme l’a écrit Sprogøe, « Tarzan réalisé par des enfants ressemblait rarement au film de Tarzan » et chez DR on était très sceptique sur le fait que de jeunes téléspectateurs lambda puissent aimer regarder ce genre de production amateur45. Les employés de chez DR avaient espéré que les enfants racontent des histoires basées sur leur vie quotidienne et sur leurs propres expériences, ce qui ne s’était que rarement produit46. Cependant, même si les films n’étaient pas conformes aux souhaits de l’unité de programmes, un tiers des films réalisés de 1970 à 1972 a été diffusé (un autre tiers a été rejeté en raison de la piètre qualité de leur contenu et le dernier tiers n’était pas exploitable à cause d’une sous- ou surexposition ou d’autres problèmes techniques). Dans l’ensemble, le projet a été jugé d’un grand intérêt institutionnel car il a permis de démocratiser ce média et de faire participer activement des enfants à la réalisation d’émissions.

  • 47 Voir les archives en ligne de la société de radiodiffusion nationale danoise, Bonaza : https://www. (...)

29Le sous-comité de Nordvision a également lancé la co-production de comédies dramatiques en direct. On peut dénombrer parmi ces dernières la fameuse série de docufictions Secret Summer (mettant en scène un très jeune Lars von Trier). Contrairement à beaucoup d’autres programmes de cette époque, Secret Summer a été conservé dans son intégralité47. Il mettait en scène un garçon dénommé Lars (d’environ 11 ou 12 ans), qui se sent seul, incompris de ses amis et qui est mal traité par ses parents (toute l’action était présentée du point de vue de Lars). Ses parents sont pauvres et ne peuvent pas se permettre de partir en vacances pendant l’été. Lars décide alors de s’enfuir ; il se lie d’amitié avec une jeune fille suédoise et tous deux passent l’été ensemble. Ce drame social et réaliste donne un bon aperçu de la vie des enfants, et surtout de leurs sentiments. Il confère « une dimension politique à cette tranche de vie » grâce à l’exploration attentive de la vie privée et des émotions difficiles des personnages principaux, offrant ainsi aux jeunes téléspectateurs le moyen de s’émanciper de l’autorité des adultes en trouvant du réconfort et du soutien chez d’autres enfants.

  • 48 Procès-verbal de la réunion du sous-comité de Nordvision qui s’est tenue à Reykjavik entre le 25 et (...)

30Enfin, la production de bulletins d’informations pour enfants était considérée comme essentielle pour que les enfants prennent au sérieux la télévision pour enfants. Selon le procès-verbal d’une réunion du sous-comité de Nordvision de 1971, il était urgent de proposer des bulletins d’informations spécialement conçus pour les enfants, qui ne seraient pas un simple substitut des bulletins d’informations pour adultes, mais un outil qui permettrait aux enfants d’être mieux armés pour comprendre ce genre de programme48. Un tel programme semblait nécessaire, d’une part, parce que les actualités pour enfants permettraient de reconnaître encore davantage aux enfants le statut d’individus à part entière, avec leurs besoins spécifiques et, d’autre part, parce que cela soutiendrait la capacité des enfants à s’affirmer et à exprimer leurs propres besoins lorsqu’ils prendraient part à la politique en général.

Conclusion

31Les unités de programmes jeunesse des sociétés de téléradiodiffusion scandinaves ont été profondément marquées par ce qu’Ekman Jørgensen a décrit comme l’impact plus général du « 68 scandinave ». Les producteurs de programmes pour enfants ont beaucoup œuvré à la démocratisation de la télévision pour enfants. Cet objectif était clair aussi bien dans leurs politiques que dans leurs pratiques. La volonté de la télévision d’agir comme porte-parole des enfants montre un réel intérêt à prendre au sérieux leurs souhaits et à les présenter comme étant aussi légitimes que ceux des adultes. Les pratiques de collecte de données auprès de jeunes téléspectateurs, en leur demandant ce qu’ils voulaient voir et en leur prêtant des caméras pour produire leurs propres films, ont guidé ces politiques.

32Les idées novatrices et radicales sur les objectifs et le contenu de la culture pour enfants, exprimées par Ambjörnsson en 1968 et ensuite renforcées par les 10 hypothèses du Conseil nordique lors du colloque « Les enfants et la culture » de 1969, ont clairement eu une incidence sur les différentes sociétés de radiotélédiffusion. Néanmoins, l’étroite collaboration au sein de l’Association des diffuseurs des pays nordiques (Nordvision) a permis de renforcer l’articulation des idées héritées du « 68 scandinave » entre les différents diffuseurs nationaux. Cette association était un lieu privilégié où l’on échangeait des idées sur la télévision comme média susceptible de favoriser l’émancipation des enfants et où ces idées étaient remaniées pour concevoir des productions nordiques ou des productions réalisées en parallèle dans les cinq pays. La possibilité de coproduire et d’échanger des programmes au sein de Nordvision permettait ainsi aux diffuseurs scandinaves de produire de nombreuses émissions qui partageaient des idées communes sur le type de contenu multimédia dont les enfants avaient besoin. En définitive, même si l’observation de Fritz Raben sur le caractère exceptionnel et la supériorité des programmes scandinaves, citée au début de cet article, a pu se faire l’écho de l’aventure Nordvision, cette association était indéniablement un organe où les politiques et les pratiques de production ont essayé de faire entendre la voix des enfants.

Haut de page

Notes

1 Fritz Raben, « Prix Jeunesse International 1972: Nogle betragtninger om børne- og ungdomsfjernsyn globalt set », BIXEN Tidsskrift for børnelitteratur. (4) 1972, p.34-39. Toutes les traductions sont les nôtres, sauf indication contraire. Les traductions ont été réalisées dans un esprit de fidélité à la formulation d’origine.

2 Il est difficile de déterminer ce que Raben entend par Scandinavie : s’agit-il uniquement du Danemark, de la Suède et de la Norvège ou englobe-t-il l’ensemble des cinq pays nordiques (y compris la Finlande et l’Islande) ? Nous emploierons systématiquement dans cet article le terme de « Scandinavie » pour désigner le Danemark, la Suède et la Norvège et celui de « pays nordiques » pour désigner les cinq pays mentionnés ci-dessus. Cependant, dans l’historiographie et dans les sources consultées, ces deux termes sont parfois utilisés de façon interchangeable. Il est donc impossible de faire un usage systématique de ces deux termes aussi bien dans notre analyse et nos citations que dans l’historiographie.

3 Helle Strandgaard Jensen, « Prix Jeunesse and the Negotiation of Citizenship in Children’s Television », Journal for the History of Childhood and Youth. Forthcoming 2018. David Kleeman, « Advocates for Excellence: Engaging the Industry », The Children’s Television Community, New York, Routledge, 2007, p.259-275.

4 En 1972, 43 sociétés de radiotélédiffusion de 32 pays différents ont participé au Prix Jeunesse. Au total, 74 programmes étaient en lice pour le prix.

5 Op cit. F. Raben, Prix Jeunesse International, p. 35.

6 Ibid. p. 38.

7 L’historiographie existante sur l’histoire de la télévision au Danemark, en Norvège et en Suède est très diversifiée. Nous essaierons d’intégrer les trois dans le corps de notre article, mais les limites historiographiques nous obligeront parfois à aborder un aspect pour seulement un ou deux pays. Notre analyse repose notamment sur les auteurs suivants : Ingegerd Rydin, Barnens votes: Program för barn i Sveriges radio och television 1925-1999. Stockholm : Etermedierne i Sverie 2000 (dans le cas de la Suède) ; Eva Bakøy, Med fjernsynet I barnets tjeneste: NRK-fjernsynets programvirksomhet for barn på 60- og 70-tallet, Oslo, Unipubforlag, 1999 (dans le cas de la Norvège) et Christa Lykke Christensen, « Børne- og ungdoms-tv » in Stig Hjarvard, Dansk Tv’s Historie, Frederiksberg: Samfundslitteratur, 2006, p.65-105.

8 Terry H Anderson, « 1968: The American and Scandinavian experiences, » Scandinavian Journal of History, 33(4), 2008, p.491-499.

9 Tora Korsvold a décrit comment la critique des institutions de l’État-providence formulée par la Nouvelle Gauche a été dans une certaine mesure concomitante avec les changements qui se sont opérés au cœur du système. Tora Korsvold, Barn og barndom i velferdsstatens småbarnspolitikk. Oslo : universitetsforlaget, 2008. Voir également Mary Hilson, The Nordic Model: Scandinavia since 1945, London : Reaction Books, 2008.

10 Se reporter sur cette question à Anette Warring, « Around 1968–Danish Historiography », Scandinavian Journal of History, 33(4), 2008, p.353-365.

11 Tor Egil Førlander, « Introduction to the Special Issue on 1968 », Scandinavian Journal of History, 33(4), 2008, p. 319.

12 Op. cit., Førlander, « Introduction », 2008, p. 319.

13 Henrik Nissen, Landet blev by. Danmarks historien vol. 14, Copenhagen: Politiken/Gyldendal, 2004/5, p. 362.

14 Op. cit., Førland, « Introduction », 2008, p. 317.

15 Ibid. p. 317.

16 Thomas Ekman Jørgensen, « The Scandinavian 1968 in a European perspective », Scandinavian Journal of History, 33(4), 2008, p. 335.

17 L’anthologie 1968 dengang og nu [1968 hier et aujourd’hui], dirigée par Morten Bendix Andersen et Niklas Olsen et publiée par le Museum Tusculanums Forlag en 2004, constitue une expression manifeste de cette tradition. Elle comprend des essais sur la Nouvelle Gauche, le féminisme, l’art, la pédagogie, les groupes environnementaux et la sexualité, tous regroupés sous l’appellation « 68 scandinave », même si certains essais mentionnent des évènements du début des années 60 jusqu’au milieu des années 1970.

18 Helle Strandgaard Jensen, From Superman to Social Realism: Children’s Media and Scandinavian Childhood, Amsterdam, John Benjamins Publishing Press, 2017.

19 Op. cit., T. E. Jørgensen, « The Scandinavian 1968 », 2008.

20 Ib Bondebjerg, « Opbruddet fra monopolkulturen. En institutions-og programhistorisk analyse af dansk tv », Sekvens-Filmvidenskabelig Årbog, 1989, p.91-136.

21 Gunilla Ambjörnsson, Skräpkultur åt barnen, Stockholm : Bonniers, 1968. Préface.

22 Op. cit., H. S. Jensen, From Superman to Social Realism, 2017, p.81.

23 Organisation intergouvernementale pour la coopération nordique.

24 La « culture pour enfants » (barnkultur/børnekultur/children’s culture) était un terme générique pour désigner tous les types de productions médiatiques pour enfants, qui fit son apparition lors de ces débats. Au cours des années 1968-1969, ce terme a changé de sens et a commencé à désigner plus généralement les activités et modes de vie des enfants.

25 Pour une description détaillée du désaccord entre la conférencière d’honneur, Åse Gruda Skard, et la nouvelle génération de conférenciers, voir Helle Jensen Strandgaard, « Parent-Pressure: A History of Parents as Co-consumers of Children’s Media », Nordicom Review, 37(1), 2016, p.29-42.

26 Barn og kultur: Nordisk kulturkommisjons symposium, Hässelby slott 29.11-1.12.69. Rapport inédit du colloque qui se trouve dans les archives du Norsk barnboksinstitutt, 1969, p. 6.

27 Op cit., H. S. Jensen, From Superman to Social Realism, 2017.

28 Ibid.

29 Gunilla Ambjörnsson, « Anteckninger från den stora entusiasmens tid », in Gunilla Ambjörnsson (red.), Tidsandans krumbukter, Nora: Nya Doxa 2007, p.82.

30 Op cit., I. Rydin, Barnens röster, 2000, p.193.

31 Ibid. p.192.

32 Helle Strandgaard Jensen, « TV as Children’s Spokesman: Conflicting notions of Children and Childhood in Danish Children’s Television around 1968 », The Journal of the History of Childhood and Youth, 6(1), 2013, p.105-128.

33 Annexe 85, réunion du conseil d’administration de Danmarks Radio, novembre 1972 (initialement, annexe 113 de la réunion du comité de programme, 24 octobre 1972). Archives de la société de radiodiffusion nationale danoise (Archives nationales, Danemark).

34 Nordvision comprend également des diffuseurs de Finlande et d’Islande, mais nous avons estimé que l’objet du présent article n’était pas d’analyser les politiques formulées au niveau national dans ces deux pays.

35 Le procès-verbal de la réunion du sous-comité de Nordvision au printemps 1971 est conservé dans les archives de la société de radiodiffusion nationale norvégienne (Archives nationales, Norvège, numéro de référence RA/S-4162/F/FF/L0009/0001).

36 Procès-verbal de la réunion du sous-comité de Nordvision qui s’est tenue à Imara, les 18 et 19 novembre 1971. Rapport conservé dans les archives de la société de radiodiffusion nationale norvégienne (Archives nationales, Norvège, numéro de référence RA/S-4162/F/FF/L0009/000).

37 Procès-verbal de la réunion du sous-comité de Nordvision qui s’est tenue à Stockholm entre le 1er et le 4 octobre 1974. Rapport conservé dans les archives de la société de radiodiffusion nationale norvégienne (Archives nationales, Norvège, numéro de référence RA/S/F-48886/fb/L0006).

38 Voir également sur ce point l’entretien avec Mogens Vemmer (chef de l’unité de programmes jeunesse de la société de radiodiffusion nationale danoise) dans l’article de Cornelius « Ytringsfriheden har ingen aldersgrænse », Frederiksborg Amts Avis, dimanche 30 août 1973.

39 Sur les liens entre le genre du docufiction et la culture pour enfants émancipatrice, voir op cit., H. S. Jensen TV as children’s spokesman, 2013.

40 Nina Christensen, Den danske billedbog 1950-1999: teori, analyse, historie, Frederiksberg: Roskilde Universitetsforlag, 2003 ; Torben Weinreich, Den socialistiske børnebog, Frederiksberg: Roskilde Universitetsforlag, 2015 ; Tone Birkeland, Gunvor Risa, Karin Beate Vold, Norsk Barenlitteraturhistorie, Oslo, Det Norske Samlaget, 2. ed, 2005.

41 Danish National Archives, Danish Broadcasting Corporation, 1187, 1926-1987 Udsendelser (35), Super 8mm 1970-1972.

42 Malheureusement, aucun film n’est parvenu jusqu’à nous.

43 Danish National Archives, Danish Broadcasting Corporation, 1187, 1926-1987 Udsendelser (35), Super 8mm 1970-1972.

44 Réponse (datée du 23 mars 1973) à une demande concernant le projet Super 8 émanant de l’Office indépendant de radiotélédiffusion britannique. Danish National Archives, Danish Broadcasting Corporation, 1187, 1926-1987 Udsendelser (35), Super 8mm 1970-1972. Les caméras ne pouvaient enregistrer aucun son, si bien que le son était soit produit à partir d’un autre appareil d’enregistrement soit provenait des enfants ayant réalisé les films (en particulier les films sur la nature) qui téléphonaient au studio de télévision pour commenter en direct leur film lors de sa diffusion.

45 Op.cit.

46 Op cit.

47 Voir les archives en ligne de la société de radiodiffusion nationale danoise, Bonaza : https://www.dr.dk/bonanza/serie/467/hemmelig-sommer (consulté le 11 janvier 2018)

48 Procès-verbal de la réunion du sous-comité de Nordvision qui s’est tenue à Reykjavik entre le 25 et le 29 octobre 1971, p. 13. Rapport conservé dans les archives de la société de radiodiffusion nationale norvégienne (Archives nationales, Norvège, numéro de référence RA/S-4885/F/Fa/L0001).

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Helle Strandgaard Jensen, « La télévision scandinave pour enfants dans les années 1970 : une institutionnalisation du « 68 scandinave » ? »Strenæ [En ligne], 13 | 2018, mis en ligne le 15 mai 2018, consulté le 14 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/strenae/1851 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/strenae.1851

Haut de page

Auteur

Helle Strandgaard Jensen

Aarhus University
History and Classical Studies
Jens Chr. Skovs vej 5,
8000 Aarhus – DK

Helle Strandgaard Jensen a obtenu son doctorat au European University Institute en 2013. Avant cela, elle a travaillé au Département Média, Cognition et Communication de l’Université de Copenhague et a été plusieurs fois chercheuse invitée aux États-Unis et en Grande Bretagne. Ses recherches sont centrées sur l’histoire de l’enfance contemporaine et des médias en Scandinavie, en Europe occidentale et aux États-Unis après 1945. Elle combine méthodes historiques et approches théoriques issues des études culturelles et de la sociologie des médias. Une partie de ses recherches a pour objet d’étude historique la production audiovisuelle. Une autre s’intéresse à la façon dont l’usage des médias numériques – en particulier les archives, sources et outils de recherche numériques – influence l’histoire en tant que discipline. Helle Strandgaard Jensen est l’auteure de From Superman to Social Realism: Children’s Media and Scandinavian Childhood (2017) ainsi que de nombreux articles et chapitres d’ouvrages sur l’histoire de l’enfance, la culture médiatique des enfants et l’impact des archives numériques sur l’historiographie. Elle travaille en ce moment sur un projet financé par le Conseil Danois de la Recherche et le dispositif de la Commission européenne Marie Skłodowska-Curie Actions (MSCA), portant sur le programme américain pour enfants Sesame Street et sur ses réceptions et démarcations aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Italie, en Scandinavie et en Allemagne pendant les années 70. Un deuxième projet étudie la qualité d’agents historiographiques des archives numériques en analysant leur production, leur contenu et leur utilisation du point de vue d’historiens professionnels.

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search