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Dossier thématique

Musées et centres d'art alternatifs pour le jeune public dans l'après 1968

Alternative Museums and Art Centers for Youth Audiences in the Post-1968 Era
Carine Brosse

Résumés

Dans l'après 1968, trois institutions réinventent la médiation culturelle et la muséographie pour le jeune public. Le CAPC de Bordeaux, le Musée en Herbe et le Centre Georges Pompidou avec son Atelier des Enfants sont les rares exceptions françaises proposant des actions pédagogiques pour le jeune public dans les années 1970-1980. L'étude s'attache à montrer la forme et le fonctionnement de ces musées et centres d'art alternatifs qui ont l'ambition de sensibiliser et d'initier l'enfant à l'art contemporain.

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Texte intégral

  • 1 « À travers l'actualité pédagogique », Revue française de pédagogie, vol.10, n°1, 1970, p. 52-90.

1En France, dans le contexte en pleine mutation des années 1950-1960, la place de l'enfant et son rapport au musée sont redéfinis. En 1959, la Réforme Berthoin a prolongé le temps de la scolarité obligatoire jusqu'à 16 ans, preuve de l'intérêt croissant des adultes pour l'éducation des enfants. L'instauration du tiers-temps pédagogique par l'Éducation nationale en 19691 concourt à la forte augmentation du public scolaire dans les musées. Les instituteurs trouvent, dans les propositions éducatives des musées, matière à compléter ou à constituer leur enseignement artistique scolaire. Nous ne serons pas surpris de retrouver les échos de cette tendance didactique dans les musées.

  • 2 Marie-Thérèse Gazeau, L'Enfant et le musée, Paris, Éd. ouvrières, 1974, p. 88.
  • 3 « Autour de Pierre Belvès », La revue des livres pour enfants, n°206, septembre 2002, p. 119-121.
  • 4 Museum, vol. XXXI, n°3, 1979, p. 214.
  • 5 M.-T. Gazeau, L'Enfant et le musée, op.cit., p. 91.
  • 6 Cora Cohen, Quand l'enfant devient visiteur : une nouvelle approche du partenariat école-musée, Par (...)
  • 7 Claire Merleau-Ponty, « Les enfants dans les musées : encore un petit effort », La Lettre de l'O.C. (...)

2Les années 50 et 60 témoignent en effet du développement de la mission éducative dans les musées français et des premières actions éducatives pour l'enfant. Dans le domaine muséal, le premier Service éducatif est celui des musées nationaux2 (1949). Le Musée des Arts décoratifs bénéficie également d'un Service éducatif depuis 1952 et propose des animations pédagogiques pour les enfants qui sont animées par Pierre Belvès3 ; comme le fait Danièle Giraudy4 en 1968 avec le Musée des Enfants de Marseille. Ces initiatives en faveur des enfants sont pourtant minoritaires et tiennent avant tout à des volontés individuelles. En comparaison avec ce qui se fait à l'étranger, la France est en effet loin d'être en avance, comme le souligne Marie-Thérèse Gazeau en 1974 : « Les premières réalisations éducatives remontent à vingt ans pour la France, à cinquante ans pour l'Europe (la Suède et la Belgique étant les pionniers), tandis qu'en Amérique elles débutent avec le siècle (Brooklyn 1899) »5. Selon elle, la France a su tirer parti des modèles étrangers pour créer ses propres Services éducatifs et actions éducatives. Plusieurs exemples précurseurs méritent d'être mentionnés : le service de prêt du Victoria and Albert Museum (milieu du xixe siècle) à Londres, le Brooklyn Children's Museum (1899), le Boston Children's Museum (1913) aux États-Unis, le Musée de l'Éducation (1920) à La Haye, ainsi que le Centre National Suédois des expositions itinérantes (1965) à Stockholm. Comme le constate Cora Cohen, les musées des sciences ont progressé plus rapidement que les musées d'art sur le plan éducatif6. Il est intéressant de voir que dans les exemples cités plus haut, les institutions préfèrent souvent créer des musées spécifiques pour les enfants, plutôt que d'accueillir les enfants dans un musée « pour tous ». Nous pourrions légitimement nous attendre à ce que dans les années 1970-1980 de nombreux musées et centres d'art français, se voyant doter de la mission d'enseignement artistique pour le jeune public, mettent en place des actions pédagogiques spécifiques pour lui. Le constat est tout autre. Hormis quelques exceptions, la plupart des institutions peinent à franchir le pas. Claire Merleau-Ponty rappelle que le jeune public est perçu comme bruyant, envahissant et gênant pour la délectation esthétique et que les moyens et le personnel compétent pour les accueillir font défaut7.

3À cette période, trois institutions se démarquent pourtant par leurs propositions novatrices en matière de médiation culturelle et de muséographie pour le jeune public. Provinciales ou parisiennes, elles constitueront des musées et centres d'art contemporain alternatifs pour le jeune public dans l'après 1968. Il s'agit du CAPC de Bordeaux (1974), du Musée en Herbe (1975) et du Centre Georges Pompidou avec son Atelier des Enfants (1973) à Paris. Quelles stratégies adoptent ces institutions pour favoriser l'accès du jeune public à l'art ?

Une muséographie polymorphe et subversive

4En l'absence d'une muséographie propre au jeune public, les trois institutions tentent de nouvelles formes muséographiques. Celles-ci passent par une mise à distance et la distorsion du lieu d'exposition. Elles sont notamment de trois types : les Boîtes/exposition (CAPC) (dès 1981), les mallettes pédagogiques (ADE) et les expositions itinérantes (CAPC et ADE). Les deux premiers types se rapprochent du matériel pédagogique scolaire par leur contenu et leur système de prêt. Ils ont aussi une grande proximité formelle avec le matériel muséographique des expositions. Par exemple, les supports en bois présentant des images, des textes et des objets s'apparentent aux cimaises d'un centre d'art. De même, certains textes ressemblent à des cartels... Le plus innovant dans ces dispositifs est qu'ils transcendent les barrières spatiales et les règles muséales : ils opèrent un décentrement du centre d'art vers l'école, un renversement de la cimaise du plan vertical au plan horizontal avec les planches de présentation des œuvres, une expérience manuelle et non seulement visuelle et une liberté d'organisation spatiale des œuvres. Ces outils permettent notamment une première approche en amont d'une visite de l'exposition dans le centre d'art et ne sauraient la remplacer.

5Les expositions itinérantes (ADE) ont une taille plus importante et sont prêtées aux écoles ainsi qu'aux institutions culturelles et musées. Ainsi, l'exposition Les mains regardent (1977) conçue par l'architecte Henri Bouilhet se présente sous une forme fonctionnelle : des caisses d'emballage retournées forment les présentoirs-socles des œuvres à toucher. Les boîtes et leur contenu donnent une vision disloquée du centre d'art, qui peut être recomposé en un ensemble de modules. L'une des particularités de cette exposition est que tout le matériel muséographique prend pour repère l'enfant et non l'adulte. Les expositions itinérantes (CAPC et ADE) se déplacent quant à elles par le biais d'un moyen de transport en commun qui constitue le lieu même de l'exposition. L'Artbus (1975-80) (CAPC) est un ancien bus scolaire réhabilité en lieu d'exposition pour les enfants, tandis que le train-musée (ADE) présente l'exposition itinérante Fer-blanc et fil de fer (1978). Ces musées « hors les murs » sont l'occasion de tester diverses modalités de présentation des œuvres. L'espace d'exposition du train-musée s'apparente en effet de près au white cube car ses murs et plafonds sont recouverts de plaques blanches. La présentation des œuvres ressemble également à un cabinet de curiosité car un ensemble d'objets en tout genre et venant du monde entier sont classés par leur fonction sur des étagères. L'exposition Peindre avec les mains (CAPC) présente quant à elle les œuvres cadre à cadre, agencement initialement emprunté à la tradition baroque pour permettre de comparer les tableaux les uns aux autres.

Prolonger la visite

  • 8 Sylvie Girardet et Claire Merleau-Ponty, Portes ouvertes, les enfants : accueillir les enfants dans (...)

6Des ateliers jeune public sont parfois proposés, en lien ou non avec les expositions. Deux tendances s’observent : soit l'exposition et l'atelier se déroulent au sein d'un même espace, soit ils sont séparés. Les ateliers issus des expositions de l'Artbus et de l'Entrepôt-Lainé (CAPC), se pratiquent pour les premiers à l'école ou en plein air et pour les seconds au deuxième étage du centre d'art. Au Centre Georges-Pompidou, les ateliers (ADE) se déroulent dans un espace dévolu de 800m² qui est détaché de l'exposition. Dans le livre Portes ouvertes, les enfants : accueillir les enfants dans un musée ou une exposition, les fondatrices du Musée en Herbe proposent « un circuit pédagogique dans les salles d'expositions et un "espace enfant" »8, ce qui semble bien être le modèle retenu pour leur musée. Elles privilégient ainsi un espace perméable entre l'exposition et l'atelier de création.

  • 9 Sylvie Laferrère, Claire Merleau-Ponty (dir.) :
  • 10 Nic Diament, Histoire des livres pour enfants du Petit Chaperon rouge à Harry Potter, Paris, Bayard (...)

7Une autre extension de l'exposition est imaginée à travers le « livre-exposition » du Musée en Herbe (MEH). Ces petits ouvrages destinés au jeune public sont illustrées par Serge Ceccarelli (Il était une fois Léonard de Vinci...(1979), Masques et mascarades (1980), Voyage dans un tableau (1980)) et par Nicole Claveloux (Le Livre de la tour Eiffel (1983)9). Ces livres sont à replacer dans le contexte éditorial de la fin des années 1970. Serge Ceccarelli et Nicole Claveloux ont d'ailleurs tout deux travaillé avec les éditeurs François Ruy-Vidal et Harlin Quist10. Les éditions jeune public (MEH) peuvent être perçus comme une tentative de subversion des contraintes muséographiques. Dans chacun de ces volumes en effet, le fil de la lecture se rapproche d'un parcours de visite dans un musée : dans Masques et mascarades les personnages Frank et Georgette se déplacent dans les pages, marchent ou s'arrêtent pour contempler les œuvres. D'autres éléments rappellent le musée : le surveillant de salle, le parquet ciré, les plinthes moulurées sur les murs et l'accrochage sur cimaise des œuvres dans une configuration « cadre à cadre ». Dès la première de couverture du livre Voyage dans un tableau, les personnages passent au travers d'un tableau. Ils s'affranchissent des contraintes matérielles de l'œuvre. Dans Le Livre de la tour Eiffel, le lecteur-spectateur intègre une visite touristique de la tour. Mais dans ce livre, un jeu de mise en page repousse les limites spatiales du musée. L'espace muséal se développe sur une double-page, introduisant de surcroît des dispositifs de mise à distance des tableaux, des cartels et une chaise. Alors que dans ce livre l'illustratrice ne donne pas le point de vue de l'enfant puisque les seuls visiteurs représentés sont des touristes adultes, Serge Ceccarelli adopte une vision enfantine de l'espace muséal et introduit de petits personnages à travers desquels peut se projeter le jeune lecteur. Le « livre-exposition » s'apparente donc à une visite d'exposition, à laquelle pourtant il ne saurait se substituer. Toutes ces expérimentations nouvelles visent ainsi à impliquer l'enfant dans sa propre visite et à le rendre actif.

Une médiation visant la participation active de l'enfant

8Ces trois structures pionnières partagent l'idée d’une médiation qui s'adapte à l'enfant et non l'inverse. La solution de facilité, qui consisterait à reprendre en le simplifiant le discours proposé pour les visites d’adultes, est écartée : elle ne servirait pas les intérêts de l’enfant. Le projet de ces structures est une médiation en trois phases : l'enfant est amené à suivre une approche théorique de l'exposition, puis il aborde le processus créatif de l'artiste et enfin participe à un atelier de pratique plastique.

  • 11 L'Artbus : 1975-1980 / CAPC [Centre d'Arts Plastiques Contemporains de Bordeaux], Bordeaux : CAPC, (...)
  • 12 [Intervention de] Michel Bourel, Découverte de l'art contemporain et éducation : pratiques et enjeu (...)
  • 13 S. Laferrère, C. Merleau-Ponty (dir.), Il était une fois Léonard de Vinci..., op. cit.

9La première partie du projet peut paraître bien ambitieuse. À l'Entrepôt-Laîné (CAPC), pour l'exposition Claude Viallat : la peinture, l'aspect théorique en histoire de l'art semble concerner seulement les collégiens et non les primaires11. Ce choix est certainement motivé par le fait que les jeunes enfants peinent à s'approprier des notions abstraites et à acquérir des repères chronologiques. Michel Bourel, présent dès les débuts au service culturel du CAPC, explique que : « Jamais nous n'avons développé devant les œuvres un discours qui serait celui de l'historien de l'art mais toujours un discours à partir de l'art. »12. Les éditions jeune public du Musée en Herbe indiquent toutefois sur la quatrième de couverture que l'objectif est de « découvrir comment travaille l'artiste, comment il crée et "à quoi ça sert" »13. Masques et mascarades et Le Livre de la tour Eiffel convoquent une histoire de l'art subjective et amusante qui se traduit par la présence de repères historiques et mythologiques et par des récits anecdotiques. Voyage dans un tableau est l'unique exemple qui propose ce qui se rapproche d'une analyse plastique des œuvres utilisée en histoire de l'art. Du côté de l'Atelier des Enfants l'aspect théorique de l'histoire de l'art semble absent : il est plutôt diffusé par le biais de la pratique.

10La deuxième phase, où l'enfant aborde le processus créatif de l'artiste, peut être perçue comme un tremplin pour aboutir à la création enfantine. Les matériaux, outils et techniques de l'artiste sont mis en valeur dans les expositions. Par exemple, pour la « Boîte blanche : la matière », aux reproductions d’œuvres d'artistes s'ajoutent des échantillons de matières premières et transformées correspondant à celles que l'artiste a utilisées. L'exposition Du point à la ligne (1976) (ADE) présente les outils utilisés et l’œuvre côte à côte. Il en est de même pour le Musée en Herbe, qui permet aussi de créer en étant accompagné d'un peintre ou d'un sculpteur.

  • 14 Danièle Giraudy, « L'Atelier des enfants du Centre d'art et de culture Georges-Pompidou », Museum, (...)
  • 15 C. Merleau-Ponty, « Les enfants dans les musées : encore un petit effort », op. cit., p. 18.

11La troisième phase est l'atelier pratique. Difficile de savoir, après coup, si l'atelier a pour but d'expérimenter une technique, d'imiter l'artiste ou de créer avec singularité. Certains ateliers sont détachés d'un artiste ; il s'agit alors d'expérimenter une technique avant tout. C'est le cas à l'Atelier des Enfants où sept ateliers de dessin, couleur, volume, audio-visuel, jeu corporel, musique14 sont proposés. Par exemple, lors de l'atelier L'Audiovisuel à l'atelier des enfants, les photographies prises par les enfants devaient répondre à un intérêt subjectif et affectif de l'enfant sans contraintes esthétiques. Au CAPC, nombre d'ateliers conjuguent la reprise du processus créatif de l'artiste à la création de l'enfant. Claire Merleau-Ponty du Musée en Herbe ajoute qu'une séance d'atelier permet seulement d'initier à une pratique artistique, mais qu'il faut plusieurs séances pour parvenir à la création15. L'atelier est dans les trois cas considéré comme une extension de la visite, un moyen d'aborder celle-ci par l'image et la création.

  • 16 Du point à la ligne, vidéo SECAM ¾ de pouce, noir et blanc, 13 min 39 sec, Paris, Service Audio-vis (...)

12L'atelier n'est pas le seul moyen pour l'enfant de s'impliquer dans l'exposition. Les trois institutions ont choisi d'engager le corps de l'enfant et de se servir de jeux pour lui permettre de mieux appréhender l'exposition. Les supports de médiation écrits tels les livrets jeune public lui servent de guide en lui permettant de visiter seul l'exposition. Si les musées et centres d'art des années 1970-1980 n'offrent pas ou si peu la possibilité d'entrer dans un dialogue sensoriel, les trois institutions étudiées le permettent. Pour Danièle Giraudy, l'exposition Du point à la ligne (ADE) s'appréhende par « le goût, l'odorat, la vue, l'ouïe, le toucher, et non plus par une histoire, par l'histoire morte des choses »16. Lors d'une séance de l'Atelier audio-visuel, les enfants sont invités à se métamorphoser pour devenir un autre ; par leur déguisement et leur posture ils deviennent alors le sujet même de la photographie. Au CAPC, les Boîtes/couleur sont les plus significatives en matière d'expérience sensorielle. La Boîte verte intitulée « Découverte sensorielle de la couleur » aborde les cinq sens. Un autre moyen de capter l'enfant dans l'exposition est de le faire jouer et rire. Cette méthode est utilisée dans un but d'éducation artistique qui passe par la participation.

13On peut parfois se demander si la barrière est bien établie entre la volonté d'appropriation de l'exposition et la distraction par le jeu et l'humour. L'action « Jouer dans le jardin » (1978) mené par l'Artbus propose à l'enfant de repenser les jeux du jardin public de Bordeaux. Impliqué dans la conception de jeux, parmi d'autres enfants, il s'approprie l'espace et n'est plus un simple utilisateur mais aussi un concepteur. La Boîte blanche (CAPC) contient pour sa part des jeux d'équilibre, de stratégie et de construction assez semblable aux jeux vendus en magasin ; leur présence semble moins tenir d'une volonté pédagogique que du divertissement. L'exposition Les mains regardent (ADE) se place dans l'entre deux. Les jeux, qui sont imaginés par les animateurs et des artistes, répondent à une volonté d'éducation tactile des voyants et non-voyants. Au Musée en Herbe, les jeux semblent également des prétextes pour amener l'enfant à mieux s'approprier l'exposition. L'exposition Il était une fois Léonard de Vinci... propose notamment des jeux à manipuler et à compléter dans le livret jeune public.

Une reconsidération du jeune public

  • 17 L'Artbus : 1975-1980 / CAPC [Centre d'Arts Plastiques Contemporains de Bordeaux], op. cit., p. 7.
  • 18 Anne-Marie Meissonnier et Paul Dopff (collab.), L'Audiovisuel à l'atelier des enfants : [cat. expo. (...)

14Toutes ces initiatives muséographiques et de médiation culturelle pour les enfants sont le fait d’adultes, qui favorisent la rencontre de l'enfant avec l'art, et sont parfois présents physiquement ou en arrière plan. À travers ses écrits et les témoignages, l'adulte affiche son intention de reconsidérer l'enfant ; y parvient-il réellement ? Le Service éducatif du CAPC expose en effet une vision idéalisée de l'enfant. Il est écrit que les acteurs de l'Artbus « [s'adressent] à l'enfant idéal dont chacun a l'idée et le désir. […] nous voudrions apporter tout ce en quoi l'expérience de l'art nous a fait avancer, découvrir, comprendre ou rejeter ; en tous les cas : choisir notre relation au monde »17. Mais l'attitude directive de l'adulte semble parfois contredire cet idéal. Parfois, en effet, l’enfant visiteur semble davantage être considéré comme un élève. Les ateliers de l'exposition L'Audiovisuel à l'atelier des enfants témoignent parfaitement de cette dérive. Une analyse des photographies prises par les enfants montre que celles-ci sont très dirigées par les consignes de l'animateur dans ses thèmes et ses cadrages et que l'enfant, encouragé par l'adulte, cherche à l'imiter18. Dans les trois institutions, l'adulte décide des possibilités d'actions offertes à l'enfant et anticipe sur ses réactions. De cette façon, l'adulte interprète l'attitude de l'enfant et les apports qu'il tire des expositions et leurs ateliers. Quelle est la part de projection de l'adulte ? Dans les ateliers audiovisuels cités plus haut, les animateurs prennent conscience que l'enfant cherche à faire plaisir à l'adulte et accepte volontiers de suivre les consignes à la lettre, renonçant peut-être par là à une part de son imagination personnelle. Au Musée en Herbe, cette projection de l'adulte passe par l 'intermédiaire de Frank et Georgette qui par leur attitude joueuse, leurs réactions et leurs questions se rapprochent du jeune lecteur. Cependant les deux personnages sont souvent chacun leur tour mi-docte et mi-naïf, contraste qui rétablit peut-être le rapport de hiérarchie entre parent et enfant. Du statut de jeune visiteur au visiteur adulte, il n'y a qu'un pas.

  • 19 Georges Vindry, « Un essai de perception tactile des structures des villes traditionnelles, pour le (...)
  • 20 Claire Merleau-Ponty, « Les 25 ans du musée en Herbe, un anniversaire pour parler de médiation », L (...)

15Malgré ces dérives, on perçoit une réelle prise en compte de l’univers de l’enfant, et de son imaginaire. Emmener l'enfant au delà de ce qu'il connaît et le faire observer, réfléchir et se questionner, voilà l'objectif des institutions étudiées. Les expositions de l'Atelier des Enfants abordent ainsi des éléments connus par les enfants comme : la ville (Les mains regardent), la cour de récréation avec son bac à sable (Du point à la ligne) et les jeux (À vos jeux... des lignes, des formes, des couleurs). Cependant la ville devient une « image-à-toucher »19 ; le parcours dans le sable se transforme en terrain d'expériences sensorielles et les jeux permettent de s'initier à l'art. Dans l'exposition Les mains regardent, l'enfant touche à l'aveugle des graines, des pâtes, des plumes et des billes qu'il connaît mais qu'il doit imaginer mentalement à défaut de les voir. La Boîte verte (CAPC) propose à l'enfant d'imaginer et de créer plastiquement en partant d'un mot, d'un texte, d'un son ou d'une odeur. En s'appuyant sur quelque chose de concret et sur ses sens, l'enfant invente son interprétation de la couleur. Dans les expositions et le livret-jeu proposés au Musée en Herbe, l'univers des enfants est repris au sens large du terme : leur langage, leur vécu, leurs centres d'intérêt, leurs héros, leurs pratiques et leur environnement social20. Comme dans les contes et les bandes dessinées, le médium livre permet de se soustraire plus facilement au réel de l'exposition pour lui conférer un caractère fantastique et onirique. La tour Eiffel se voit par exemple transformée en animal et en être humain dans Le Livre de la tour Eiffel. Ainsi, pour échapper au rapport trop directif de l'adulte vers l'enfant, l'adulte tente de s'effacer et cherche à détacher l'enfant de son cadre familier, à l'ouvrir au monde qui l'entoure et dans lequel il vit. Il s'agit donc de lui faire prendre conscience de son cadre spatio-temporel et des rapports sociaux.

  • 21 A.-M. Meissonnier et P. Dopff (collab.), L'Audiovisuel à l'atelier des enfants, op. cit., p. 20.
  • 22 S. Laferrère, C. Merleau-Ponty (dir.), Voyage dans un tableau, op. cit., p. 22-23.

16C'est aussi pour lui le moyen de construire son opinion, sa perception des choses. À l'Atelier des Enfants, l'exposition Du point à la ligne, comprenait des œuvres de différentes époques, qualifiées d'anciennes et contemporaines. Dans une séance de l'atelier L'Audiovisuel à l'atelier des enfants, les enfants s'improvisaient reporters de leur ville21. Par ce biais, les enfants s'ouvraient à la ville (territoire qu'ils traversent en allant à l'école) avec son espace public et ses passants. Pour la séance « L'image détournée », un temps de restitution et de discussion après la pratique menait l'enfant à développer son point de vue personnel sur les images prises. Au CAPC, l'enfant étend ses repères au monde entier. Les Boîtes/couleur renferment un monde miniature, un microcosme où se mêlent dans un joyeux mélange des images promotionnelles, des signalisations de la rue, des textes, des objets sensoriels... L'ensemble des quatre livres jeune public du Musée en Herbe nous semblent tisser un parcours partant de l'environnement proche presque intime au monde étranger. Dans Voyage dans un tableau, les auteurs insistent sur l'idée que l'enfant peut voir dans la rue ce qui est peint dans le tableau ; ils prennent l'exemple des chiens22. L'image du voyage s'exprime à travers les vues de musée, de ménagerie et de montagne dans Il était une fois Léonard de Vinci... À la fin de ce même livre, les deux personnages, épuisés de leur exploration, observent une carte du monde indiquant les lieux où sont préservées certaines œuvres de l'artiste. L'enfant est invité à franchir de nouvelles frontières. De plus, dans Le Livre de la tour Eiffel, l'enfant est encouragé à faire son propre choix sur la question : la tour Eiffel « pour ou contre » ? Même si la dérive est toujours possible de « l’enfant » vers « l’élève », les acteurs de ces expériences pionnières se montrent ainsi très soucieux de ne pas y céder.

  • 23 Pierre Kahn, « La pédagogie primaire entre 1945 et 1970 : l'impossible réforme ? », Le Télémaque, v (...)
  • 24 C. Merleau-Ponty, « Les enfants dans les musées : encore un petit effort », op. cit., p. 10-11.
  • 25 Site internet du ministère de la Culture, Historique, Consulté le 6 novembre 2017. Accès URL : http (...)
  • 26 Ibid.

17Les trois musées et centres d'art étudiés réinventent leur offre pédagogique dans l'après 68. Le mouvement de libération de Mai 68 en est-il le déclencheur ? Il y a deux événements pertinents proches de Mai 68, un qui le précède et l'autre qui lui succède : le colloque d'Amiens « Pour une école nouvelle » (mars 1968) et l'instauration du « tiers-temps pédagogique » par l'Éducation nationale l'année suivante. Dans ce cadre, Mai 68 et ses signes antérieurs semblent impulser la rénovation pédagogique en milieu scolaire, dès l'école primaire. Pourtant comme le soutient Pierre Kahn23, les événements de Mai 68 ne sont pas les auteurs de cette rénovation qui prend ses racines bien plus tôt. Pierre Kahn avance l'hypothèse que la réforme Berthoin (1959) qui allonge le temps de la scolarité obligatoire ainsi que l'évolution des mœurs éducatives en faveur du libéralisme, ont joué un rôle certain dans cette rénovation pédagogique. Quoi qu'il en soit, cette nouvelle place accordée à la culture dans l'enseignement apporte des modifications sensibles dans les musées et les centres d'art. Puisqu'on estime qu'il faut pratiquer et sortir de l'école pour se confronter à la réalité et faire l'expérience de l'art, les scolaires viennent nombreux dans les musées et les centres d'art. Les trois cas étudiés témoignent des nouveautés que cela engendre. Elles s'expriment à travers la conception d'une médiation culturelle et d'une muséographie adaptées au jeune public. Les médiateurs collaborent avec des professeurs missionnés qui servent de relais avec l'école. De nouveaux outils de médiation ludiques et mobiles peuvent être exploités en classe. Cependant, ces nouveautés ne sont pas à généraliser à l'ensemble des structures françaises, qui sont nombreuses à rester en retrait24. Ces changements se font en effet de manière progressive avant de prendre de l'ampleur et de se diffuser plus largement. L'histoire de l'éducation artistique et culturelle à partir de 1968, telle que racontée sur le site internet du ministère de la Culture25, permet d'en saisir les avancées sur le plan législatif. Le Fonds d'intervention culturelle (FIC) crée en 1971 finance notamment le développement de l'action des services pédagogiques des musées. Dans le cadre du Ve Plan, qui entend faire de l'école un lieu de démocratisation culturelle, « sont mis en place des conseillers pédagogiques en musique et arts plastiques dans le primaire, des enseignants sont mis à disposition dans les services éducatifs des musées, et le "Tiers temps pédagogique" est étendu au second degré. »26 Ainsi l'État officialise et encourage les partenariats entre les structures culturelles et l'école. Dans les années suivantes ces liens s'accentuent avec la « Mission d'action culturelle en milieu scolaire » (1977), le dialogue est facilité avec la « commission académique d'action culturelle » (1978). Dans les années 80, la formation des maîtres et les interventions de professionnels du monde de l'art (1983 et 1988) sont mises en place.

  • 27 Ibid.
  • 28 Site internet du ministère de la Culture, Éducation artistique et culturelle, Consulté le 6 novembr (...)

18Les « ouvertures » de 68 ont ainsi permis de faire évoluer les rapports entre l'institution culturelle et l'école et de pérenniser ces liens les décennies suivantes. En effet, la circulaire « L'éducation artistique de la maternelle à l'université » annoncée en 1998, « pose comme enjeu majeur une éducation artistique continue et cohérente tout au long de la scolarité »27. Dans les années 2000, « L’éducation artistique et culturelle » (EAC) s'étend comme une nouvelle doctrine dont les bases sont : « la transmission du patrimoine commun […] la compréhension du geste artistique et de la démarche de création, ainsi que l’initiation aux pratiques artistiques et le développement de la créativité. »28 Or, le programme de médiation proposé par les trois structures étudiées se décompose en ces trois mêmes étapes et ce dès les années 70 et 80 ! Ces expériences individuelles constitueraient une sorte d'étape préparatoire à des politiques plus ambitieuses, dont l'HCEAC (Haut Conseil à l'éducation artistique et culturelle) refondée en 2013 constitue la plus haute instance engagée en faveur de l'EAC à l'école.

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Notes

1 « À travers l'actualité pédagogique », Revue française de pédagogie, vol.10, n°1, 1970, p. 52-90.

2 Marie-Thérèse Gazeau, L'Enfant et le musée, Paris, Éd. ouvrières, 1974, p. 88.

3 « Autour de Pierre Belvès », La revue des livres pour enfants, n°206, septembre 2002, p. 119-121.

4 Museum, vol. XXXI, n°3, 1979, p. 214.

5 M.-T. Gazeau, L'Enfant et le musée, op.cit., p. 91.

6 Cora Cohen, Quand l'enfant devient visiteur : une nouvelle approche du partenariat école-musée, Paris, L'Harmattan, 2001, p. 40-42 et p. 91-95.

7 Claire Merleau-Ponty, « Les enfants dans les musées : encore un petit effort », La Lettre de l'O.C.I.M, n°72, 2000, p. 10-11.

8 Sylvie Girardet et Claire Merleau-Ponty, Portes ouvertes, les enfants : accueillir les enfants dans un musée ou une exposition, Paris/ Dijon, Musée en Herbe/ OCIM, DL 1994, p. 5.

9 Sylvie Laferrère, Claire Merleau-Ponty (dir.) :

Il était une fois Léonard de Vinci..., Tournai/Paris, Casterman, 1979.

Masques et mascarades, Tournai/ Paris, Casterman, 1980.

Voyage dans un tableau, Tournai/ Paris, Casterman, 1980.

Le Livre de la tour Eiffel, Paris, Gallimard, 1983.

10 Nic Diament, Histoire des livres pour enfants du Petit Chaperon rouge à Harry Potter, Paris, Bayard Jeunesse, 2008, p. 41.

11 L'Artbus : 1975-1980 / CAPC [Centre d'Arts Plastiques Contemporains de Bordeaux], Bordeaux : CAPC, 1981, p. 67.

12 [Intervention de] Michel Bourel, Découverte de l'art contemporain et éducation : pratiques et enjeux, Actes des Rencontres, Villeurbanne 28 et 29 mai 1996, Villeurbanne : Institut d'Art contemporain (« Les Cahiers – Médiations », n°1), 1998, p. 61.

13 S. Laferrère, C. Merleau-Ponty (dir.), Il était une fois Léonard de Vinci..., op. cit.

14 Danièle Giraudy, « L'Atelier des enfants du Centre d'art et de culture Georges-Pompidou », Museum, op. cit., 1979, p. 177.

15 C. Merleau-Ponty, « Les enfants dans les musées : encore un petit effort », op. cit., p. 18.

16 Du point à la ligne, vidéo SECAM ¾ de pouce, noir et blanc, 13 min 39 sec, Paris, Service Audio-visuel du Centre Georges-Pompidou, [1976].

17 L'Artbus : 1975-1980 / CAPC [Centre d'Arts Plastiques Contemporains de Bordeaux], op. cit., p. 7.

18 Anne-Marie Meissonnier et Paul Dopff (collab.), L'Audiovisuel à l'atelier des enfants : [cat. expo. Centre Georges Pompidou. Atelier des enfants. Paris. 1979], Paris, Centre Georges Pompidou, 1979, p. 23.

19 Georges Vindry, « Un essai de perception tactile des structures des villes traditionnelles, pour les enfants aveugles », dans : Danièle Giraudy et Marie-José Thénevin, Les mains regardent : [cat. expo. Centre Georges Pompidou. Atelier des enfants. Paris. Décembre 1977 ?], Paris, Centre Georges Pompidou, 1977, p. 37.

20 Claire Merleau-Ponty, « Les 25 ans du musée en Herbe, un anniversaire pour parler de médiation », La Lettre de l'O.C.I.M, n°72, 2000, p. 5.

21 A.-M. Meissonnier et P. Dopff (collab.), L'Audiovisuel à l'atelier des enfants, op. cit., p. 20.

22 S. Laferrère, C. Merleau-Ponty (dir.), Voyage dans un tableau, op. cit., p. 22-23.

23 Pierre Kahn, « La pédagogie primaire entre 1945 et 1970 : l'impossible réforme ? », Le Télémaque, vol. 34, n°2, 2008, p. 43-58. Accès URL : https://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/revue-le-telemaque-2008-2-page-43.htm

24 C. Merleau-Ponty, « Les enfants dans les musées : encore un petit effort », op. cit., p. 10-11.

25 Site internet du ministère de la Culture, Historique, Consulté le 6 novembre 2017. Accès URL : http://www.culturecommunication.gouv.fr/Thematiques/Education-artistique-et-culturelle/Historique

26 Ibid.

27 Ibid.

28 Site internet du ministère de la Culture, Éducation artistique et culturelle, Consulté le 6 novembre 2017. Accès URL : http://www.culturecommunication.gouv.fr/Thematiques/Education-artistique-et-culturelle

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Pour citer cet article

Référence électronique

Carine Brosse, « Musées et centres d'art alternatifs pour le jeune public dans l'après 1968 »Strenæ [En ligne], 13 | 2018, mis en ligne le 15 mai 2018, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/strenae/1811 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/strenae.1811

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Carine Brosse

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