Christophe Meunier, L'espace dans les livres pour enfants
Christophe Meunier, L'espace dans les livres pour enfants, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, 390 p.
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1S'inscrivant d'emblée au sein du paradigme culturaliste et à la suite des travaux de géographie des représentations, Christophe Meunier dans cet ouvrage, qui est la publication de sa thèse soutenue en 2014 à L'ENS-LSH de Lyon, nous invite à le suivre dans l'approche de l'intérêt géographique des artefacts culturels que sont les albums de jeunesse.
2La légitimité de ce travail de recherche, comme le note Béatrice Collignon dans la préface, n'avait initialement rien d'automatique, ce qui conduit tout d'abord l'auteur à le justifier en insistant sur la richesse de ce médium qui combine texte et image dans le but de dire l'espace, de produire des spatialités via la narration.
3La réflexion repose sur trois hypothèses liminaires : les albums pour enfants, l'iconotexte, mettent en place une spatiogénèse ; ils sont porteurs d'un message spatial qui participe à la formation de l'enfant en transférant de la spatialité ; ce qui conduit à une transaction spatiale, à modifier les représentations spatiales de ce dernier qui n'est pas un récepteur passif mais un potentiel acteur spatial. Le chemin que révèlent ces hypothèses est des plus stimulant, tenant compte aussi bien de la narration, de l'album en tant qu'objet, produit culturel et outil d'enseignement.
Les pistes de l'album
4L'auteur présente tout d'abord les spécificités de ce qu'il entend par album pour enfants, aussi bien dans les constituants de son discours que dans ses dimensions physiques qui participent également à ses capacités narratives, ce qui lui permet ensuite de soulever successivement les différentes pistes d'intérêt pour la géographie que recèle ce médium.
5L'album est tout d'abord pris en compte comme un produit culturel, marqué par les caractéristiques de la société qui le produit. On suit alors avec intérêt l'approche de l'évolution du positionnement des éditeurs dans le traitement des mutations que connaît la ville dans les années 60-70. On peut sur ce point regretter que ne soit pas abordée la question de savoir si ce sont les « majors » de l'édition qui sont restées longtemps rétives à figurer la ville moderne ou bien les parents. Ceux qui achètent ces ouvrages ne sont-ils pas touchés par une forme de nostalgie quand il faut confronter l'éducation de leurs tout jeunes enfants à la modernité ? Mais si l'album est bien un objet de consommation, il est aussi un produit artistique, une expression de son auteur. La comparaison des caractéristiques des spatialités de différents albums, de leurs variations, est également un point qui permet d'aborder ce rapport particulier au territoire que sous-entend chaque culture, chaque mémoire.
- 1 Meunier Ch., L'espace dans les livres pour enfants, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, (...)
6Cette première partie se termine par la présentation du vaste corpus de l'étude, 312 albums, et des premières analyses que l'on peut en réaliser. C'est un passage un peu déstabilisant pour le lecteur puisque la justification du corpus est lacunaire, les bornes temporelles et spatiales des publications laissant des marges pour le moins floues1. Mais qu'il n'y ait pas de justification du corpus si ce n'est le bon vouloir de l'auteur ou l'accessibilité des ouvrages est parfaitement compréhensible et n'invalide pas la réflexion. Ainsi le travail sur les évolutions diachroniques des espaces représentés, sur les différents types de vues ou la taille des albums que recèle le corpus sont stimulants. Ces approches permettent d'appréhender les différents modes de figuration des paysages, et donc des espaces dans ces ouvrages et leur grand nombre permet d'extrapoler à l'ensemble des albums pour enfants. Cependant le flou du corpus rend moins pertinentes certaines analyses statistiques. Comment affirmer en effet qu'il existe des phases dans la production d'albums, qu'il existe certaines années clefs, quand on ne recense pas la totalité de la production ? Si les conclusions sont intéressantes et certainement justes, elles ressortent plus d'une intuition de l'auteur que du travail statistique.
De la spatiogénèse au transfert
7La spatiogénèse, la formulation d'espace, est abordée par l'angle du récit. Appuyé sur de nombreuses références philosophiques, l'auteur fait le lien entre déplacement du personnage, l'extraction qui le fait sortir de son espace familier, récit et appropriation-exploration de nouveaux espaces, la trajectoire. Le récit est donc à la base de ce qui permet au lecteur d'inventer à son tour un espace. L'auteur affine ensuite cette approche en détaillant l'influence des types de parcours, des représentations, de la taille et de la forme des albums, sur ces récits d'espace. L'appréhension du lien entre récit et carte, qui s'effectue à la fois en cartographiant les parcours évoqués par certains récits et en analysant le rôle au sein de l'iconotexte de la figuration de cartes, permet de faire ressortir le caractère structuré, organisé, des espaces ainsi évoqués et produits. Ce qui permet ensuite d'appréhender le rôle de cette structuration dans les mécanismes d'appropriation par le jeune lecteur de cette dimension spatiale. On peut sur ce point regretter que le rôle du médiateur, de celui qui lit l'album à l'enfant, qui avait pourtant été soulevé en introduction, ne soit pas davantage pris en compte dans cette approche. Par la suite l'auteur analyse les différents schémas des déplacements des personnages, de la pérégrination à la divagation, afin d'en préciser les effets en matière de production spatiale.
- 2 Ibid., p. 202.
- 3 Eco U., Lector in fabula. Le rôle du lecteur, Paris, Grasset/Fesquelle, 1985, p.63-64.
8Pour Christophe Meunier, les albums ne se contentent pas de transmettre des espaces, mais bien de la spatialité. Pour cela, il analyse une série d'albums du corpus afin d'appréhender les façons dont sont rendues les différentes formes d'habiter qui influencent au final le lecteur, ceci à différentes échelles, aussi bien au travers des espaces familiers de la maison, que de ceux de la campagne et de la ville ou plus largement du monde entier et ses frontières. Dans ces chapitres, l'auteur évoque aussi bien l'évolution temporelle de la figuration de la maison, allant jusqu'au prototype de ce que seraient d'autres modes d'habiter, que celle des rapports ville-campagne, aussi bien le déclin que représente l'idéalisation de la campagne que la récente valorisation du fait urbain après sa critique dans les années 60-70. L'auteur développe dans ces lignes une analyse très intéressante, largement documentée et riche intellectuellement, de l'évolution sociétale qu'il est possible de réaliser par le biais des albums pour enfants. Cependant, si l'auteur rappelle que « l'enfant interprète d'une façon qui lui est propre »2 cette spatialité, la question du « lecteur modèle »3 que l'introduction évoque, de ses capacités liées aux différentes tranches d'âge, de sa capacité à comprendre le rural quand il est urbain et inversement, n'apparaît que peu. Le fonctionnement très particulier de la frontière, qui semble souvent niée dans les albums selon l'auteur, mériterait une analyse précise sur ce point afin de faire ressortir non seulement ce qu'un géographe peut en dire mais aussi ce qui semble plausible comme degré de compréhension et de transmission chez un jeune public.
La réception chez l'enfant
9Dans la dernière partie, l'auteur cherche à préciser cette réception par l'enfant en considérant l'album comme un lieu de communication spatiale. Selon cette approche, l'iconotexte participe à la constitution du capital spatial de l'individu qui lui offrira par la suite les moyens de solutionner les difficultés spatiales auxquelles il sera confronté. Pour cela, l'ouvrage fait une large place à l'analyse d'expérimentations scolaires qui cherchent à cerner la capacité d'une narration à modifier les représentations des enfants.
10Ces expérimentations avec des enfants de maternelle, de primaire et de collège permettent de mettre au jour les évolutions de leurs représentations et de leurs capacités spatiales selon les âges. Chez les enfants de 4 à 5 ans, le repérage et la représentation de l'espace, le passage à la vue verticale, sont des enjeux majeurs de leur relation à l'espace. Chez les plus âgés, la remise en cause des représentations acquises de la montagne ou l'invention d'un espace, qui passe par la prise de conscience de ses fonctionnements et de sa structuration par une société participent de la construction de leur rapport au monde. Si la focalisation sur un cadre uniquement scolaire demeure un biais important, on voit transparaître au fil de ces chapitres la pleine justification des hypothèses liminaires de cette étude dans les figures reproduisant certaines des productions des enfants.
11Au terme de cette présentation, il apparaît que l'ouvrage de Christophe Meunier fait montre d'intentions et d'intuitions de grandes qualités. La capacité de l'auteur à enrichir son propos de nombreuses influences, appuyées sur des références diverses, permet de l'ouvrir à d'autres sphères que celle de la géographie, ce qui lui donne une profondeur particulièrement pertinente. On peut seulement regretter qu'en suivant cette voie, l'auteur n'ait pas pris en compte les recherches abordant les effets des transformations transmédiales en cours aujourd'hui, auxquelles l'album pour enfant et plus globalement la lecture ou les représentations spatiales chez l'enfant ne sauraient échapper.
12En outre, si ce caractère très riche, protéiforme, est stimulant pour le lecteur, il conduit parfois à le perdre par défaut de continuité dans la réflexion. Ce point est renforcé par les lacunes de l'édition, en effet la numérotation des figures n'a pas été actualisée alors qu'il semble que soient nombreuses celles qui ont dû disparaître suite aux contraintes de l'édition. Le texte fait alors appel à des figures dont le lecteur ne dispose pas, ce qui est bien dommageable à l'intelligibilité du fond. Tout comme on assiste par moment à la redite de paragraphes entiers, ce qui est admissible dans une thèse, mais plus difficilement en publication.
Notes
1 Meunier Ch., L'espace dans les livres pour enfants, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, p. 71.
2 Ibid., p. 202.
3 Eco U., Lector in fabula. Le rôle du lecteur, Paris, Grasset/Fesquelle, 1985, p.63-64.
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Référence électronique
Julien Champigny, « Christophe Meunier, L'espace dans les livres pour enfants », Strenæ [En ligne], 13 | 2018, mis en ligne le 15 mai 2018, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/strenae/1777 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/strenae.1777
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