Regards sur la critique de la littérature pour la jeunesse
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1En novembre 2015, à l’occasion des 50 ans de La Revue des livres pour enfants, un colloque international organisé par la Bibliothèque nationale de France / Centre national de la littérature pour la jeunesse, en partenariat avec l'Afreloce et l’université Sorbonne-Paris-Cité, a proposé d'interroger la place et le rôle de la critique en littérature pour la jeunesse. Le présent dossier thématique publié par Strenae est le fruit des réflexions, des discussions et des échanges menés au cours de ce colloque puis dans sa continuité. Le point de départ de ce projet est lié à une célébration : celle d’un demi-siècle d’activités critiques dans une revue dont la pérennité témoigne de la vitalité d’une discipline toujours nécessaire.
2L’association La Joie par les livres naît en 1963 de la volonté d'un mécène privé, Anne Gruner-Schlumberger, qui souhaite ouvrir aux enfants d'un quartier populaire un lieu inspiré par le modèle anglo-saxon de lecture publique. La bibliothèque est inaugurée à Clamart le 1er octobre 1965, avec un fonds préparé par trois bibliothécaires spécialisées, dont la directrice Geneviève Patte, soucieuses de garantir la qualité et la diversité des ouvrages. Pour analyser les nouveautés avant l'acquisition, les bibliothécaires, en collaboration avec une dizaine de collègues venus de toute la France, mettent en place le premier comité de lecture de la Joie par les livres, en collaboration avec l'Association des bibliothécaires français (ABF). Afin de faire connaître ce travail d'analyse, l'association fait paraître le Bulletin d'analyses de livres pour enfants dont le premier numéro paraît en septembre 1965, avec une préface de Julien Cain, ancien Administrateur général de la Bibliothèque nationale et Directeur général honoraire des Bibliothèques de France. Dans son introduction, Julien Cain souligne l’importance d’aider les bibliothécaires à choisir les meilleurs livres « avec le souci d’écarter ce qui est médiocre et vulgaire ». Il exprime le souhait de répondre « aux vœux qu’ont formulés tant d’esprits clairvoyants […] qui voudraient apporter, par ce moyen sûr qu’est la lecture, une réponse aux questions que l’enfant se pose […] ». Une vision critique, donc, déjà fermement formulée.
3Le Bulletin d’analyses de livres pour enfants des débuts, proposant une sélection de livres, s’étoffe dès 1967 de bibliographies et d’informations sur l’édition pour enfants. Il change de titre en 1976 pour devenir La Revue des livres pour enfants, s’affirmant comme un véritable outil de référence pour les professionnels du livre et de la lecture pour la jeunesse. La Revue des livres pour enfants n’a cessé d’évoluer, mais présente toujours l'analyse des nouveautés de l'édition pour la jeunesse, avec des dossiers et des articles de réflexion ou de recherche.
4À l'heure où la littérature pour la jeunesse continue, plus que jamais, à être l'objet de discours et de propos qui l'instrumentalisent au gré des débats politiques et sociétaux, il ne semble pas inutile de reposer la question de la critique selon des approches croisées. La critique en effet n’est pas univoque et elle recouvre deux démarches sensiblement différentes : critiquer peut signifier examiner une œuvre littéraire et esthétique afin de porter sur elle un jugement laudatif et dépréciatif ; critiquer peut aussi renvoyer à un examen d’un texte, d’une œuvre ou d’un corpus, guidé par des protocoles intellectuels ou scientifiques. Porter un regard sur la critique renverrait ainsi à une démarche critique au carré, selon ces deux acceptions, qui émet des jugements sur la critique et qui tente d’appliquer des critères scientifiques sur ces mêmes démarches critiques. Comprendre les mécanismes de la critique, son histoire, ses acteurs, ses finalités s’avère indispensable pour saisir les enjeux de la création, de la diffusion et de la prescription de la littérature destinée à l’enfance et à la jeunesse. En 2008, les Cahiers Robinson (n°24) consacraient ainsi un numéro à l’histoire de la critique, ses courants, ses grandes figures et ses voix singulières. Le présent dossier se situe dans la continuité de cette première entreprise en proposant de ressaisir les mécanismes de la critique et de l’interroger comme processus complexe, pluriel et spécifique.
5Définie par une communication dissymétrique entre des producteurs et médiateurs adultes et un destinataire enfantin, la littérature pour la jeunesse n’existe en effet que par la fonction qu’on assigne et les valeurs esthétiques ou éducatives qu’on associe à cette communication spécifique. Autrement dit, il ne peut guère exister de littérature pour la jeunesse sans discours d’accompagnement qui en définisse les limites, les caractéristiques et les enjeux. Cette critique n’est pas homogène cependant, parce qu’elle illustre à chaque fois la position située de ceux qui la formulent. Il ne s’agit pas en effet de questionner seulement la critique des journalistes ou des universitaires, mais de s’intéresser aussi, par exemple, à celle des artistes, des enseignants, des bibliothécaires, des libraires et, de plus en plus, des blogueurs et des communautés de lecteurs que suscite internet, voire des enfants lecteurs eux-mêmes. Tous ces espaces de la critique reposent sur des présupposés et des définitions si différents qu’ils paraissent parfois à l’opposé les uns des autres. Mais la diversité des approches, et les conflits qui peuvent exister entre elles, mettent en évidence l’importance du discours critique dans la définition du champ, de ses pratiques, de ses limites et de ses hiérarchies.
6Comprendre la critique, c’est donc tout d’abord comprendre son histoire, en remontant aux origines mêmes de la critique : dans l’article inaugural de ce dossier, Francis Marcoin montre qu’au tournant des xviiie et xixe siècles, la « librairie d’éducation » est l’objet de jugements moraux mais aussi esthétiques où se dessinent, dans l’éloge public et dans les correspondances privées, une opposition entre style et utilité ainsi qu’une inscription de la critique dans les débats philosophiques, révélant déjà une valorisation très forte des productions pour la jeunesse. Cécile Boulaire quant à elle se penche sur l’immédiat après-guerre et sur la critique périodique avant la création de la Joie par les livres : qui critique et pourquoi ? De très nombreuses critiques de livres pour enfants sont en effet publiées dans les périodiques destinés aux professionnels de l’enfance tels L’École et la nation ou Littérature de jeunesse de Jeanne Cappe, en Belgique. La lecture est une activité à risque : « une mauvaise lecture, écrit alors Paulette Charbonnel, est plus dangereuse qu’un mauvais compagnon ». Dans le climat de la mise en application de la loi du 16 juillet 1949, la critique est morale, idéologique, engagée mais aussi sexiste, avant de devenir, à la fin des années cinquante, plus vivante et pluraliste, sous l’influence notamment de Marc Soriano, et enfin plus littéraire. Dans ce concert critique que Cécile Boulaire redonne à entendre résonnent aussi des voix singulières, telle celle de Natha Caputo.
7La critique a en effet aussi ses acteurs, qu’il s’agisse de critique professionnelle ou de critique universitaire. Nous avons choisi de présenter trois témoignages de pratiques critiques qui, chacun à sa manière, posent des méthodes et des fondements théoriques essentiels. Claudine Hervouët revient sur les outils d’analyse sollicités dans le travail critique du Bulletin d’analyses de livres pour enfants devenu La Revue des livres pour enfants et sur l’évolution de ces outils, dans une démarche à la fois réflexive et pragmatique qui montre la construction progressive d’un savoir et d’un savoir-faire. Quand l’Université, à son tour, se saisit de la littérature d’enfance et de jeunesse, la critique prend d’autres formes et d’autres significations, comme le montre Isabelle Nières-Chevrel. L’entrée de la littérature pour la jeunesse, perçue comme une « contre culture », dans l’Université et la recherche française au cours des années soixante-dix témoigne moins d’un processus de légitimation que d’une reconfiguration des hiérarchies sociales et culturelles qui dominaient depuis un siècle la tradition scolaire et universitaire. Mais a-t-il fallu créer des approches spécifiques pour ces objets spécifiques ? Recherche et critique sont-elles synonymes ? À quoi peuvent bien servir les recherches universitaires portant sur les pratiques culturelles, les livres et la littérature d’enfance et de jeunesse ? Autant d’interrogations qui balisent un parcours intellectuel où la critique rime avec ingéniosité, jubilation et aventure. Enfin, dans un tout autre registre, Sonia de Leusse-Le Guillou, directrice de la revue Lecture Jeunesse, livre son regard sur le phénomène international des booktubers, ces lecteurs adolescents ou jeunes adultes qui s’adressent à leurs pairs sur YouTube pour partager leur passion de la lecture en présentant sous forme de courtes vidéos les derniers titres qu’ils ont lus. Par une mise en scène d’eux-mêmes et une ritualisation, ces jeunes « leaders d’opinion » sont-ils en passe d’élargir et de reconfigurer le champ de la critique ?
8La critique est incarnée, certes, mais il lui faut aussi des supports, indispensables à l’organisation et à la diffusion de discours et de savoirs professionnels. Parmi ces supports, les revues figurent en bonne place, émanant de différents milieux professionnels liés au livre et à l’enfance. Elisabeth Roux présente l’histoire de la revue InterCDI qui s'adresse aux enseignants-documentalistes de l'Éducation nationale depuis 1972. À partir d’un corpus de critiques récentes, elle s’interroge sur la distance prise par rapport à l’institution et sur les formes particulières de la critique dans ce contexte professionnel : critique de prescription par les pairs (mise en valeur du péritexte pour les classiques, présentation thématique des albums, valorisation de l’utilité ou de la séduction, etc.), mais aussi critique « militante » et artistique, soulignant la volonté d'ouvrir à d'autres ouvrages que ceux attendus par les élèves. Marianne Berissi s’attache de son côté à analyser le positionnement critique de la revue Hors cadre[s] : Observatoire de l’album et des littératures graphiques, née en 2007 de l’expérience de l’Institut International Charles Perrault. Puisant ses thèmes dans l’observation des tendances de l’édition contemporaine, la revue mesure la part d’innovation et de renouvellement du secteur, tout en donnant largement la parole aux créateurs. Pour Marianne Berissi, l’originalité de la revue repose sur le refus des fonctions de la critique définies par Brunetière (juger, classer, expliquer) et du rôle de « conseil » assumé par de nombreuses revues professionnelles.
9Comprendre la critique, c’est aussi décortiquer ses mécanismes, en se penchant sur le travail de certaines instances critiques ou sur la réception de certaines œuvres. Florence Gaiotti et Guillemette Tison ont analysé les archives du CRILJ (Centre de recherche et d’information sur la littérature de jeunesse) concernant le Prix du roman jeunesse décerné de 1989 à 2003 par le ministère de la Jeunesse et des Sports. Dans ces fiches de lecture rédigées par un comité de sélection sur les manuscrits anonymes des candidats, les auteurs discernent une critique « souterraine » puisque les « sélectionneurs » peuvent s’exprimer en toute spontanéité, les fiches n’étant pas destinées à être divulguées. Une analyse lexicale leur permet de dégager les valeurs esthétiques et morales promues ou rejetées, ainsi que la prise en compte des jeunes lecteurs destinataires. Alice Brière-Haquet, quant à elle, s’intéresse à l’un des phénomènes éditoriaux qui ont imposé en ce début de millénaire le concept de littérature « jeune adulte » : Twilight de Stephenie Meyer (155 millions d’exemplaires vendus dans le monde) qui reste largement méprisé alors même qu’Harry Potter de J.K. Rowling a réussi à transformer l’essai populaire en succès critique. Alice Brière-Haquet dissèque ainsi des mécanismes complexes de reconnaissance, sur internet et dans la presse.
10Pour compléter ces points de vue attachés essentiellement à la France, d’autres regards européens s’imposent. Dans ce numéro 12 de Strenae, une première contribution d’Agnieszka Wandel entend préciser la place des documentaires dans la critique de la littérature enfantine polonaise depuis 1945. Des problèmes de terminologie et de signalement se posent, rendant difficile la réalisation d’études générales consacrées à l’édition de ce genre d’ouvrages. À travers l’étude d’un certain nombre de discours prescriptifs et académiques, Agnieszka Wandel compare la perception du rôle du documentaire pendant deux périodes distinctes de l’histoire de la Pologne : l’époque de la Pologne communiste (dans un contexte de forte politisation de la littérature pour la jeunesse) et la période de la IIIe République à partir de 1989, avec le développement d’outils de signalement et même de controverses face à des sujets qui n’étaient pas traités auparavant. Cette première ouverture sur la critique européenne sera suivie d’autres études dans les prochains numéros de Strenae, en particulier vers l’Espagne et la Grande-Bretagne.
11Enfin, à côté de ces critiques universitaires et professionnelles, il existe une « critique des amateurs » qui tend à occuper une place de plus en plus importante à mesure que la littérature pour la jeunesse élargit son lectorat et apparaît plus « légitime ». Les enfants et les jeunes eux-mêmes, premiers destinataires des œuvres alors que les critiques précédemment évoquées s’adressent aux médiateurs adultes, sont parfois invités à faire part de leur expertise. Bérénice Waty fait d’une classe de maternelle participant au Prix des Incorruptibles un terrain ethnographique, à travers lequel elle donne la parole aux enfants pour expliquer ce qui se noue entre eux, le livre et les histoires lues. Pour ce prix pensé comme un défi, les enfants – « imprégnés des récits […] et sachant faire état de leurs émotions de lecture » – sont initiés à une découverte du monde lettré leur permettant de jouer au juré littéraire.
12Ce dossier entend faire dialoguer des voix, des approches, des regards et des pratiques. D’autres espaces de la critique restent à interroger et à explorer, comme la critique journalistique, dans son immense diversité, ou encore les paratextes critiques, préfaces, postfaces, avis aux lecteurs, qui ponctuent et animent l’histoire de la littérature pour la jeunesse. La recherche sur la critique, à n’en pas douter, n’a pas dit son dernier mot.
Pour citer cet article
Référence électronique
Mathilde Lévêque et Virginie Meyer, « Regards sur la critique de la littérature pour la jeunesse », Strenæ [En ligne], 12 | 2017, mis en ligne le 20 juin 2017, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/strenae/1696 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/strenae.1696
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