L’auteur tient à remercier Viviane Ezratty, Hélène Valotteau et l’équipe du Fonds patrimonial de l’Heure Joyeuse- Médiathèque Françoise-Sagan pour l’aide apportée dans la consultation du fonds Ruy-Vidal.
Elle adresse également tous ses remerciements aux créateurs de la collection « 3 pommes » qui lui ont accordé un moment d’entretien précieux, B. Bonhomme, Ch. Bonzo, F. Darne, L. Devos, H. Galeron, J.-H Malineau, J. Peignot, B. Plossu, F. de Ranchin.
Elle exprime enfin sa profonde gratitude à François Ruy-Vidal qui a relu ses différents travaux et complété ses informations, avec une grande générosité.
« J’ai besoin de créer […]. Si je n’ai pas la possibilité de participer à la création des livres, cela ne m’intéresse pas du tout […] d’être le gérant d’une société. »
(Lettre de François Ruy-Vidal à Harlin Quist, 19 septembre 1967.)
1La question des collections éditoriales ne va pas de soi. Si elles sont largement présentes dans les catalogues des éditeurs pour la jeunesse depuis le xixe siècle, elles recouvrent des enjeux, des objectifs, des fonctions, différents suivant les périodes et les projets éditoriaux.
- 1 Pour la masse des collections du début du xxe siècle, les objectifs en terme de projet comme les ré (...)
2Jusqu’au début du xxe siècle, dans le domaine de l’album de jeunesse, les ouvrages en collection étaient rassemblés principalement sur des critères matériels (illustration, format, couverture, nombre de pages) répondant ainsi surtout à des objectifs économiques. Il s’agissait en amont de rationaliser la fabrication ; en aval, de fidéliser le lectorat visé1.
- 2 Annie Renonciat, op.cit., p. 424-464.
- 3 Les enjeux esthétiques interviennent ensuite : aucun nom d’illustrateur n’est mentionné dans les pr (...)
3En 1930, l’éditeur Paul Faucher opère un renouvellement important. Nourri par l’Éducation Nouvelle, les travaux de psychologues et pédagogues, et ses observations sur les enfants, celui-ci conçoit dès ses avant-projets un programme de collections fondé sur une véritable réflexion par rapport à l’âge de l’enfant, et fondé sur la progression de ses compétences2. Du point de vue de l’éditeur, deux enjeux apparaissent alors nettement autour des collections pour enfants : enjeux économiques et enjeux pédagogiques3.
- 4 Françoise Guérard, Natha Caputo, Pierre Belvès, « Le point de vue des illustrateurs », Enfance, tom (...)
4Le point de vue du créateur permet d’ajouter d’autres enjeux à la réflexion sur la collection. Ainsi, en 1956, l’auteur-illustrateur Laurent de Brunhoff déclare-t-il : « On pourrait regretter que les exigences commerciales emprisonnent les créations des dessinateurs dans des collections, des séries4 », dénonçant ainsi la collection comme un obstacle à la création de l’artiste auteur ou illustrateur.
- 5 Isabelle Olivero, L’Invention de la collection, Paris, Éditions de l’IMEC/Maison des Sciences de l’ (...)
5On comprend dès lors que le concept de collection, qui confronte des acteurs aux ambitions parfois divergentes, puisse devenir problématique. Outil de promotion éditoriale depuis sa naissance au xixe siècle5, la collection impose à l’unicité de l’œuvre et à la démarche créative de l’auteur et de l’illustrateur des contraintes formelles exogènes, une mise en adéquation sérielle, qui tient à la fois aux caractéristiques matérielles, aux thèmes, au ton, à l’esthétique ou encore à la répartition par tranches d’âge qui conditionnent l’identité de la collection.
- 6 Cet article présente quelques éléments d’une recherche plus vaste sur l’éditeur Ruy-Vidal que nous (...)
- 7 Voir M. Piquard, « Ruy-Vidal (François), éditeur », in Isabelle Nières-Chevrel, Jean Perrot (dir), (...)
- 8 Une SARL dénommée « Les éditions Harlin Quist » est crée en 1967. F. Ruy-Vidal en est le gérant maj (...)
- 9 Voir Strenae [en ligne] n° 1, 2010 : « Robert Delpire, éditeur ». URL : https://strenae.revues.org/ (...)
- 10 Comme l’indique le dépouillement des fonds de catalogues d’éditeurs d’albums Q10 et CNLPJ-JPL effec (...)
- 11 R. Turc, « Un entretien avec un jeune éditeur », Vaucluse Laïque, 1970. Document communiqué par F. (...)
- 12 Discours théorique étudié dans Isabelle Nières-Chevrel, «François Ruy-Vidal et la révolution de l’a (...)
6À cet égard, il est intéressant d’interroger le parcours d’un éditeur novateur, François Ruy-Vidal6. Instituteur à partir de 1951, membre des Centres d’entraînement aux méthodes d’éducation actives dès 1961, très investi dans le théâtre : il suit au TNP le cours Dullin et, à partir de 1963, détaché aux CEMEA, devient l’assistant de Miguel Demuyinck au Théâtre de la Clairière7. Ses activités éditoriales en direction de l’enfance commencent en association avec l’éditeur américain Harlin Quist en 19668 et se poursuivent chez d’autres éditeurs à partir de 1972. S’il a été directeur de collection chez Grasset (1973-1975), Jean-Pierre Delarge – Éditions universitaires (1976-1978), aux Éditions de l’Amitié (1979-1984), si les catalogues d’albums qu’il a créés pour ces quatre maisons étaient structurés en collections, en revanche ceux publiés à ses débuts sous l’intitulé « Les livres d’Harlin Quist » ne l’étaient nullement. Avant lui, Robert Delpire avait renouvelé les collections enfantines avec, notamment, « Dix sur Dix »9. Mais les principes fondateurs de la démarche de Ruy-Vidal semblaient s’établir à rebours de la logique de collections qui prévalait à l’époque10. D’ailleurs, dès 1970, Ruy-Vidal condamnait « le flot de productions en série dues à des fonctionnaires, non à des artistes11 ». Au point qu’en 1973, devenu directeur de collection chez Grasset, il affirme encore en ouverture d’un de ses catalogues 12 :
Il n’y a pas de couleurs pour enfants
Mais il y a les couleurs.
Il n’y a pas de graphisme pour enfants,
Mais il y a le graphisme
Qui est un langage international d’images
Ou de juxtaposition d’images
Il n’y a pas de littérature pour enfants,
Il y a la Littérature.
7Dans cette déclaration devenue célèbre était défendue l’idée d’une création artistique continue, de l’univers des adultes à celui des enfants, sans segmentation. On mesure combien cette position pouvait constituer un écart par rapport à une conception pédagogique des collections fondées sur une progression et une différenciation en fonction des âges.
8C’est donc la mise en question des collections par Ruy-Vidal que nous analyserons, en dépliant les interrogations en trois points : comment interpréter l’absence de collections lors des débuts éditoriaux avec Harlin Quist ? Pourquoi Ruy-Vidal revient-il par la suite, ponctuellement, à une structure en collections ? Le cas des albums « 3 Pommes » est sur ce point éclairant. Enfin, comment Ruy-Vidal s’institue-t-il « directeur de collections » et quelles sont les spécificités, difficultés et ambiguïtés de ce statut au sein d’une maison d’édition ?
- 13 Médiathèque Françoise Sagan, Ville de Paris.
- 14 Les matériaux consultés pour la rédaction de cet article sont issus des cartons 14, 15, 16, 17, 18, (...)
9Pour explorer ces questionnements, nous disposons désormais d’un matériau précieux puisque François Ruy-Vidal a fait, en 2013, un don d’archives au Fonds patrimonial de l’Heure Joyeuse13, archives disponibles à la consultation depuis le 16 mai 2015. Le fonds déposé est très riche. Il couvre l’ensemble de la période d’édition de Ruy-Vidal, des années Harlin Quist aux éditions Des Lires et comporte des éléments de nature diverse : bonnes feuilles, maquettes, dossiers autour d’œuvres, ouvrages édités, originaux, affiches, catalogues, agendas, contrats, éléments de comptabilité, correspondances, comptes rendus de procès, mais aussi une bibliothèque de travail avec revues, recueils d’articles critiques ou encore des films et diaporamas réalisés par Ruy-Vidal, soit 29 boîtes, 58 cartons, 2 blocs-tiroirs. Dans le cadre de nos recherches pour cet article et pour notre doctorat, nous avons à ce jour dépouillé trois mille documents : principalement des correspondances, contrats et comptabilités, originaux, catalogues, éléments de la bibliothèque de travail14.
- 15 La SARL Quist-Vidal n’est enregistrée que le 20/02/1968.
- 16 Voir Les Livres d’Harlin Quist et François Ruy-Vidal, catalogue bibliographique (1964-2003), Paris, (...)
10Entre 1966 et 197215, l’éditeur américain Harlin Quist et François Ruy-Vidal produisent en collaboration des livres novateurs dont une trentaine sera éditée en France16. Ionesco, Duras, Delessert, Claveloux, parmi bien d’autres artistes, nourrissent le catalogue des « Livres d’Harlin Quist » qui se donne à découvrir de livre en livre, sans organisation de collections.
- 17 Voir Cécile Boulaire, Les petits Livres d’or, des albums pour enfants dans la France de la Guerre F (...)
11Notre analyse des catalogues d’éditeurs d’albums pour les enfants depuis les années 1950 montre que la segmentation en collections est toujours un modèle fortement dominant. Certaines collections connaissent même un développement très important, telles la collection des « Petits Livres d’or »17. Pourtant, parallèlement à cette structure dominante, se manifestent à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix, un certain nombre d’éléments qui entrent en opposition avec ces logiques de collections. Dans le contexte des transformations de la société de la fin des années soixante et des évolutions de l’école, les anciennes collections peuvent tout d’abord paraître inadaptées à certains, comme l’argumente en 1970 dans un catalogue l’éditeur Gautier-Languereau :
« Les libraires, les bibliothécaires, les éducateurs et de nombreux parents ont constaté depuis ces dernières années un profond besoin de changement dans le domaine des livres pour les jeunes. Le signe le plus évident a été, en période d’expansion de l’économie, la baisse de vente des grandes collections traditionnelles. »
Sont ici contestés les contenus des collections.
- 18 Loïc Boyer, « La Galaxie Harlin Quist brille encore ou l’histoire d’une génération de graphistes il (...)
- 19 Cécile Vergez-Sans, « 50 ans d’évolution du statut des illustrateurs et des possibilités de créatio (...)
- 20 Nous étudions les évolutions de l’auteur et de l’illustrateur pour l’enfance.dans le cadre de notre (...)
12S’y ajoute, du côté des créateurs, l’arrivée de nouvelles générations, venues notamment du graphisme18, qui renouvellent la conception de l’album19 et ne se reconnaissent pas dans sa visée pédagogique. Ces créateurs (auteurs et illustrateurs) affirment leur valeur en tant qu’artistes à part entière comme en témoignent leur fédération et leurs combats dans le cadre de la Charte des auteurs et illustrateurs pour la jeunesse qui naît en 197520. De nouveaux éditeurs tels que L’École des loisirs en 1965 ou les éditions Harlin Quist, revendiquent de même, à la fois un renouvellement de l’album, et une défense du créateur pour la jeunesse comme artiste. Corollairement, ils peuvent exprimer une certaine défiance vis-à-vis des collections (perçues comme contraires à cette valorisation de l’auctorialité). Si François Ruy-Vidal, nous l’avons vu, critique les produits de série et défend l’unicité d’une littérature en dehors de toute segmentation, Arthur Hubschmidt, directeur éditorial de L’École des Loisirs, affirme pour sa part :
- 21 Arthur Hubschmid, « L’École des loisirs, des conteurs en images », dans Images à la page, Paris, Ga (...)
En 1965, les novateurs sont des gens qui ont rompu avec la tradition du marketing, de la chaîne de produits centrés sur un personnage et débités en tranches de saucisson étiquetées et identifiables pour la plus grande masse possible21.
C’est dans ce contexte que François Ruy-Vidal et Harlin Quist choisissent d’élaborer leur catalogue hors collections, autour de quelques principes fondateurs.
- 22 Par les termes « créateurs » ou « artistes », nous désignons dans cet article les auteurs et les il (...)
- 23 Pascal Durand, Anthony Glinoer, Naissance de l’éditeur. L’édition à l’âge romantique, chap. 3, « Le (...)
- 24 Comme le montre A. Renonciat, op. cit., p. 436.
13Le premier élément que permettent de souligner avec force les archives est que la recherche active de nouveaux créateurs22, et de créateurs non spécialisés dans le livre pour enfants, constitue le point de départ de leur démarche éditoriale. On pourrait certes penser que la recherche de nouveaux auteurs est le travail de tout éditeur depuis que celui-ci a vu le jour au xixe siècle23 ; mais il faut noter que, dans le parcours éditorial de Ruy-Vidal, le geste est premier et préexiste à la création de collections. Cela le distingue, par exemple, d’un Paul Faucher qui conçoit d’abord un plan de collections, nourri de ses lectures théoriques et pédagogiques, et réfléchit ensuite aux auteurs qui pourraient en faire partie24.
- 25 Lorsque les lettres sont envoyées par Ruy-Vidal, nous ne mentionnons pas l’expéditeur.
- 26 Dans les références aux correspondances, Harlin Quist sera désormais désigné par les initiales HQ.
- 27 P.-J. Stahl, « Préface » dans L. Ratisbonne, La Comédie enfantine, Paris, J. Hetzel, 4° éd., 1864 p (...)
14Ruy-Vidal a l’idée des premières prises de contact avec les auteurs littéraires dans le contexte de son activité théâtrale, il veut faire écrire du théâtre pour les enfants à Ionesco, Duras, Brisville. Ainsi les quatre contes de Ionesco sont-ils de son initiative : « C’est moi qui ai été à l’origine de ce projet en convainquant Delessert de bien vouloir illustrer un grand auteur puis en obtenant de M. Ionesco ces quatre contes. » (lettre à Maître Baudel, 25/04/197325). De même pouvons-nous suivre ses démarches avec Duras qu’il sollicite très tôt et qui lui propose d’abord en 1967 de donner un texte écrit pour son fils, le « Petit Requin », puis, le jugeant trop naïf en 1968, lui promet de lui donner autre chose, plus en phase avec l’époque (lettre à Harlin Quist26, 2/03/1968). Cette démarche pourrait faire penser à celle d’un Hetzel qui, dès l’époque romantique, souhaitait renouveler la littérature de jeunesse en sollicitant des auteurs pour adultes. Il dénonçait ainsi ces libraires qui commandent des livres « non pas aux plus forts, ni aux meilleurs, ni aux plus délicats parmi les écrivains dont s’honore notre littérature, mais aux fruits secs de l’éducation, à des professeurs sans élèves, à des institutrices sans emploi, à des hommes de lettres avortés […]27 ».
15Pour Ruy-Vidal est exprimée la conviction que seuls ces auteurs permettent de se situer au cœur d’enjeux littéraires et au cœur d’enjeux contemporains :
- 28 François Ruy-Vidal, « Philosophie d’un jeune éditeur 1972 » dans Denise Dupont-Escarpit (dir.), Les (...)
« Quand j’ai eu l’idée de demander à Ionesco d’écrire des contes pour les enfants, on m’a dit que j’étais fou, que ce n’était pas parce que c’était un grand auteur qu’il devait forcément écrire quelque chose de bon pour les enfants […]. Je crois que ce sont les écrivains contemporains qui peuvent savoir ce que l’on doit donner sur le plan de la littérature en tenant compte de l’évolution de la littérature et du style dont ils sont les spécialistes28. »
Les voix contemporaines doivent donc entrer dans le livre pour enfants, non pas seulement pour en renouveler la qualité, mais parce que les enfants doivent être en prise avec le monde qui les entoure.
- 29 N. Claveloux et B. Bonhomme par exemple « créent, chaque année, plus de 150 images pour des réclame (...)
- 30 Bruno Capet, Thierry Defert, « François Ruy-Vidal », Phénix, n°18, 1971, p. 27-34
16Du côté des illustrateurs, il s’agit également de faire appel à une nouvelle génération issue du graphisme29, avec plusieurs objectifs. Le projet est tout d’abord de proposer des images différentes. Il est porté par la conviction que ces nouvelles images sont les seules à pouvoir dire le monde contemporain. Ainsi Ruy-Vidal explique-t-il en 1972 que ses livres sont « nourris de graphisme qui est la nouvelle forme de lire, comprendre, sentir les expressions de l’artiste » (lettre à Madame Puhl, du Républicain Lorrain, 21/06/1972). Il y a aussi la certitude que ces images graphiques ont une force particulière, force de rupture et force visuelle : « c’est très important, on ne peut plus faire de l’illustration plate et mièvre lorsqu’on a fait de l’affiche, support qui appelle les gens, attire l’œil, amène à réfléchir30 ».
17L’objectif premier est donc de rassembler et fidéliser cette nouvelle génération. Et nous découvrons dans les archives que c’est François Ruy-Vidal qui a insisté pour fédérer une nouvelle génération de créateurs français : « Je crois fermement que nous avons à encourager et à réaliser pour la France des livres d’auteurs français. » (lettre à HQ, 06/1967.)
- 31 Sur les avant-projets de P. Faucher, voir Marie-Françoise Payraud-Barat, Paul Faucher, « Le Père Ca (...)
18Dans les années soixante-dix, les catalogues d’éditeurs structurent de plus en plus leurs collections par tranches d’âge, d’autant que se développe dans la presse enfantine la notion de chaînage. Les collections du Père Castor s’organisent selon ce principe, conformément aux objectifs fixés par Paul Faucher et repris par son fils François31. Le catalogue des livres d’étrennes de 1977 est particulièrement révélateur de cette orientation. Il annonce : « L’Atelier du Père Castor présente un programme de publications graduées et complémentaires » dont l’ensemble, organisé en collections, peut-être visualisé dans un tableau dont l’ordonnée est graduée de 1 an à 12 ans.
- 32 F. Ruy-Vidal, Entretien avec Brigitte Desrues, Almanach mensuel de la Maison de la Culture de Bourg (...)
- 33 Bulletin d’analyses de livres pour enfants, n°18, décembre 1969, p. 8.
- 34 Selon F. Dolto, ces livres, et notamment leurs images, auraient contenu les « fantasmes de la sexua (...)
19La position de Ruy-Vidal est profondément différente. Nous avons rappelé en introduction sa célèbre déclaration de 1972. Mais ses convictions s’expriment dès ses débuts éditoriaux, au point qu’il déclare en 1968, dans le cadre d’une interview : « Je pense qu’en art, rien n’est ou n’est pas a priori pour les enfants32. » Ce point cristallisera nombre de critiques qui lui seront adressées. Au début de son parcours sera dénoncée par exemple une série d’ouvrages « souvent mal adaptée aux enfants33 ». À la fin de la période Harlin Quist, Françoise Dolto soutiendra que ces livres étaient dangereux pour les enfants34.
- 35 À la différence de Paul Faucher, avec Nathalie Parain par exemple. Voir A. Renonciat, op. cit., p. (...)
- 36 Par exemple : « Dialogue avec un éditeur, François Ruy-Vidal (Harlin Quist) », Bulletin d’analyses (...)
20La correspondance que Ruy-Vidal entretient avec les auteurs et illustrateurs qu’il sollicite ne comporte de sa part aucune remarque, demande de modification ou de simplification à apporter en vue du destinataire enfantin35. Nos entretiens avec des créateurs ayant œuvré à ses côtés confirment cette observation. Dans les correspondances, les suggestions portent prioritairement sur le rapport du texte et de l’image, la cohérence du travail, l’accentuation de telle ou telle direction pour renforcer l’album lui-même. Ceci ne signifie pas pour autant que l’enfant soit absent : à plusieurs reprises F. Ruy-Vidal mentionne des tests réalisés avec des enfants, dans la continuité de son passé de pédagogue 36. Ces pratiques sont bien sûr communes à d’autres éditeurs mais, dans le cas des « Livres d’Harlin Quist », ces tests n’impliquent pas une segmentation (ou une limitation) par âge, thèmes, types d’images, etc. Plusieurs livres du catalogue « Les Livres d’Harlin Quist » sont ainsi indiqués pour « Tous âges ».
21Il est important de comprendre que cette orientation entrait aussi en résonance avec un contexte historique, au travers des attentes nouvelles des illustrateurs graphistes qui ne souhaitaient pas créer spécifiquement pour le public enfantin. Ainsi Étienne Delessert commençant son travail sur les Contes de Ionesco écrivait-il à Ruy-Vidal :
« La deuxième chose est que le livre pourra et devra être aussi bien présenté dans les librairies comme un livre d’images pour adultes et pas uniquement comme un livre d’enfants. Et ceci en dehors de toute considération commerciale (il est clair que cela augmente les ventes.) » (lettre d’Étienne Delessert, 7 juin [1966 ?]).
Il y avait donc là l’expression d’une attente claire : le refus d’une segmentation enfant/adulte. Les témoignages recueillis auprès de Henri Galeron, Jérôme Peignot, Bernard Bonhomme vont dans le même sens : ils ne souhaitaient pas adapter leur création aux enfants ; en un mot, avoir à créer « pour » les enfants. Pour Ruy-Vidal, cette position était liée à la conviction que depuis 1945 se manifestait vis-à-vis de l’enfance une attitude de protection excessive, liée à la fin de la guerre, à la diffusion des théories psychanalytiques ou psychopédagogiques contre laquelle il souhaitait s’inscrire.
- 37 Il n’est pas possible de développer ce point dans le cadre de cet article.
22Ainsi le catalogue des « Livres d’Harlin Quist » s’élabore-t-il avec des convictions et des principes forts, tant en terme de contenu que de forme graphique, qui contribuent à forger un « esprit de la collection », un ton, un contenu, un style, bien identifiables37. Une approche littéraire du modèle de la collection est présente ici : s’inscrire en faux contre l’abondance des collections commerciales préfabriquées, mettre en avant les créateurs et, donc, les livres dans leur singularité, plutôt que les couler dans une maquette de collection, il s’agit aussi d’élaborer un catalogue autour des auteurs et non à partir d’une organisation pédagogique préexistante. Dans cette première période éditoriale, l’élaboration de cet « esprit de la collection » est prioritaire sur la question de la segmentation en collection.
23Est-ce à dire que les enjeux économiques liés à la mise en collection - tels que les économies possibles en terme de fabrication à partir d’une maquette commune ou encore les facilités de diffusion - étaient oubliés ? « Les livres d’Harlin Quist » tentèrent en fait de mettre en place un autre modèle économique.
24Les économies d’échelle étaient censées être réalisées à l’échelon international, de livre en livre, et non pas au travers de collections : il y avait tout d’abord, on le sait, un système de coédition établi depuis les États-Unis avec la France et l’Angleterre, au travers de l’association entre la société anglo-américaine d’Harlin Quist et Ruy-Vidal et la SARL française « Un Livre d’Harlin Quist ». La correspondance montre néanmoins que Ruy-Vidal consacrait aussi beaucoup de temps à la recherche d’autres coéditions internationales.
- 38 Voir l’étude de Michèle Piquard, L’Édition pour la jeunesse en France de 1945 à 1980, Villeurbanne, (...)
- 39 Notre thèse de doctorat fera une place plus importante à la question économique de ces publications
25Cependant la structure éditoriale devait s’avérer financièrement fragile. Cela était lié, d’une part, à des capitaux de départ faibles alors que la période était au regroupement et à la concentration éditoriale38. D’autre part, ces livres faisaient partie de ce que nous pourrions appeler une « économie de l’innovation », toujours complexe39 : publics et critiques n’étaient bien sûr pas acquis aux innovations éditoriales des « Livres d’Harlin Quist ». Les relations avec les banques étaient également d’autant plus difficiles que les livres étaient novateurs, comme le souligne Ruy-Vidal à propos du Chat de Simulombula, « ce n’est pas le crédit lyonnais qui peut être intéressé par un livre comme celui-là et son refus a été catégorique » (lettre à HQ, 21/09/1971).
26La correspondance témoigne ainsi de difficultés financières grandissantes. C’est dans ce contexte que sont envisagées différentes pistes comme l’édition de jeux, ou… la conception d’une petite collection, les albums-jeux « Manipule ». Quatre volumes paraissent et François Ruy-Vidal présente cet ensemble sériel comme une tentative pour sauver « Les Livres d’Harlin Quist » (lettre à F. de Ranchin et J. Seisser, 3/04/1973). L’intérêt possible d’une collection fondée sur un concept éditorial novateur apparaît donc dans cette période de crise. Mais les difficultés économiques, auxquelles s’ajoutent des dissensions grandissantes entre les deux collaborateurs, aboutissent à la mise en liquidation de la SARL Harlin Quist le 16 novembre 1972.
- 40 « Mon recrutement allait dans le sens dynamique voulu par J. Chaban Delmas : réimpulser les structu (...)
- 41 Il quittera les éditions Grasset en 1976 parce que la maison refuse de racheter les droits des albu (...)
27Après la période « Harlin Quist », François Ruy-Vidal choisit de rejoindre les éditions Grasset ; il a été contacté par Simon Nora, un des penseurs du groupe de réflexion sur la « Nouvelle société », directeur général du groupe Hachette auquel appartient Grasset, et Jean Boutan, directeur au plan chez Hachette, qui souhaitent créer un département innovant pour la jeunesse40. Le nouveau département (dont les publications sont distribuées par Hachette) sera mis en place de façon effective en mai 1973. Ruy-Vidal se trouve lié aux éditions Grasset pour deux ans41. Il le dirigera en fait de 1973 à 1976, publiant trente-quatre albums parmi lesquels les quatorze albums de la collection « 3 pommes », « pour les enfants hauts comme trois pommes ».
28Contrairement au catalogue « Harlin Quist », le catalogue Grasset jeunesse s’organise en collections : sont présentées dans le catalogue 1974-1975 une collection « Insolite », « Lecteurs en herbe », « Grands lecteurs », etc. Mais, parmi celles-ci, la collection « 3 pommes » se distingue par une identité forte, ne serait-ce que par sa maquette. De fait, le développement d’une collection par Ruy-Vidal, la singularité de ses choix, son histoire éditoriale complexe, en font un objet problématique très riche.
- 42 F. Ruy-Vidal nous précise qu’il avait eu du mal à faire accepter à Harlin Quist, très attaché au fo (...)
- 43 Précisions de François Ruy-Vidal, 14/03/2016.
29La collection adopte un petit format carré (19,6 cm x 19,6 cm) qui intéresse Ruy-Vidal depuis les années des « Livres d’Harlin Quist »42, car il le trouve pratique et maniable pour les jeunes enfants. Expérimenté en 1968 avec Marceline le monstre, celui-ci sera aussi conservé pour d’autres albums de périodes éditoriales ultérieures43. Ainsi, le format fédère la collection.
- 44 Nous avons découvert qu’il s’agit du pseudonyme de l’écrivain Christian Bontzolakis.
30Parmi les créateurs, on retrouve des auteurs et illustrateurs déjà présents dans le catalogue des « Livres d’Harlin Quist », comme France de Ranchin, Tina Mercié, Nicole Claveloux, Jacqueline Held et François Ruy-Vidal lui-même, mais aussi de nouveaux venus tels que Mila Boutan, Colette Portal, Jean-Claude Brisville. Certains d’entre eux donnent leur premier livre pour enfants, tels Henri Galeron ou Jean-Hughes Malineau, voire leur unique livre pour enfants, comme Françoise Darne, scénographe et décoratrice pour le théâtre, ou Christian Bonzo44. La collection opère donc un renouvellement des voix.
- 45 La collection « Les livres d’Harlin Quist » n’était pas fondée en amont sur l’analyse des compétenc (...)
- 46 Antoine Prost, Histoire de l’enseignement et de l’éducation en France depuis 1930, Paris, Perrin, 2 (...)
31Dès ses prémices éditoriaux, cette collection se destine, nous l’avons vu, aux jeunes enfants45, Ruy-Vidal la désigne souvent comme « La série des livres pour les 3-7 ans » dans sa correspondance : cette référence à l’âge peut surprendre par rapport à la période précédente. Mais le contexte éditorial éclaire ce positionnement : la scolarisation des plus jeunes en effet se développe. Antoine Prost montre ainsi qu’entre 1951-1952 et le début des années soixante, c’est 1,5 million d’élèves en plus en maternelle46. Il y a donc un marché nouveau et beaucoup à faire dans le domaine : deux facteurs qui favorisent l’éclosion de cette collection.
32Les ouvrages de la collection se répartissent selon deux types de formes : des albums fonctionnant sur une structure d’imagier (comme Pense-Bêtes, Poiravechiche, etc.) et des structures narratives (comme Au fil des jours s’en vont les jours, Histoire du nuage qui était l’ami d’une petite fille, etc.). Ces différences de structures recouvrent aussi des formes graphiques assez différentes.
33Seules les archives permettent de mettre au jour les logiques de la collection au travers de sa chronologie et de sa genèse. La série d’albums (non encore nommée) est en effet au départ préparée à la fin de la période Harlin Quist. Une lettre à Colette Portal évoque le projet de collection dès la fin de 1971 (lettre à Colette Portal, 10/12/1971). Une autre lettre du 15 septembre 1972 permet de comprendre que Ruy-Vidal en est le seul maître d’œuvre, Harlin Quist n’intervient pas sur ce corpus. Enfin, celui-ci est pensé à l’origine (et ceci diffère des projets précédents) selon un modèle global de coédition portant sur l’ensemble de la collection, avec un éditeur qui semble être le suisse Hans Sauerländer (lettre à HQ, juin-juillet 1972).
- 47 Nous mentionnons entre parenthèses les titres que prendront ces ouvrages, mais ils sont désignés da (...)
- 48 Ces deux projets ne seront pas réalisés.
34En croisant les correspondances, nous découvrons que la collection devait s’ouvrir avec le volume de Colette Portal (qui deviendra Le Pense-Bêtes en 1973), puis celui de Henri Galeron (Moa, Toa, Loa et leur cousin Tagada47), de Tina Mercié (Poiravechiche), de France de Ranchin (Le Carré est carré et le rond est rond, petit patapon) ; puis sur une seconde série avec Jean Seisser (le volume n’existera pas, il était prévu de lui confier celui sur les chiffres, qui deviendra L’un après l’autre), Bernard Bonhomme, Patrick Couratin (il travaille à un volume sur des volailles)48, Yvette Pitaud (Pom’Patapom). Nous avons donc là le noyau originel du projet, sous forme d’imagiers.
35Si le travail de Colette Portal retient l’attention de Ruy-Vidal, ce n’est pas seulement parce qu’il y voit une possibilité de série pour les plus jeunes, mais parce qu’il sent qu’il y a là matière à proposer pour eux quelque chose de différent. Ruy-Vidal a conscience de la force d’innovation possible du volume. Il déclare à l’illustratrice en 1971 que son travail « essuiera les plâtres et forcera la voie à tous ceux qui viendront derrière. Ce seront les premiers livres pour enfants de 3 à 6 ans que je ferai et je suis content qu’ils puissent avoir ces tonalités » (lettre à Colette Portal, 10/12/1971).
36La conviction d’avoir trouvé une proposition originale, à partir d’une œuvre (et non à partir de l’analyse de besoins pédagogiques), préside à la naissance de « 3 pommes ». Quatre points principaux constituent la force innovante du projet par rapport à la production contemporaine.
37L’usage de la couleur est le premier d’entre eux. Le Pense-Bêtes, dès la couverture fait claquer un fond violet contre les ailes rouges d’un papillon tandis qu’entre ses pages, on découvre des touches d’un jaune presque fluorescent posées à côté d’un bleu électrique (ill.1).
Ill. 1. J. Peignot, C. Portal, Le Pense-bêtes, Grasset Jeunesse, coll. « 3 pommes », 1974.
Avec l’aimable autorisation de F. Ruy-Vidal.
- 49 Ainsi que le montre Cécile Boulaire qui étudie les critères d’évaluation de l’image dans « Le beau (...)
- 50 F. Faucher, « Importance des premières images sur la sensibilité des tout petits enfants » in Les e (...)
38Si les images de la fin des années 1960 se doivent d’être « claires et joyeuses »49, qu’en est-il des couleurs ? Les débuts de la revue Nous voulons lire montrent que les qualificatifs appréciatifs qui reviennent le plus souvent pour les couleurs sont « tendres », « fraîches », « fondues ». Les couleurs plus vives sont parfois appréciées positivement et qualifiées de « franches et gaies » mais sont entachées de deux soupçons : la vulgarité - les couleurs sont alors qualifiées de « criardes » - ou le risque de faire violence au psychisme enfantin. De fait, la question de la couleur semble être un élément central de l’évaluation du livre pour la petite enfance. Ainsi de nombreux commentaires lui sont consacrés dans Les exigences de l’image. François Faucher y mène une réflexion qui exprime ses choix d’éditeur pour l’enfant : « Lui offrir des coloris violents, des harmonies audacieuses, n’est-ce pas risquer de violenter son affectivité sans possibilité de recours, de bouleverser son inconscient50 ? »
- 51 « Le nez dans la peinture, propos recueillis par François Vié », Henri Galeron, Gallimard, 1985, p. (...)
39Les couleurs du livre de Colette Portal, qui dit avoir été inspirée par des cartes à jouer indiennes, se situent donc à contre-courant. Les forts contrastes caractérisent le noyau originel de la collection. L’exemple du volume d’Henri Galeron, Moa, Toa, Loa et leur cousin Tagada est également significatif de la recherche de couleurs brillantes, vives. Galeron a en effet travaillé pour la première fois sur ce volume avec une technique nouvelle, les encres écolines51 au rendu vif, lumineux. Sa découverte de l’exposition des originaux du Push Pin Studio au musée des Arts décoratifs au début des années soixante-dix et celle des affiches de Peter Max et des livres de Heinz Edelmann, avaient stimulé son envie de travailler cette palette. Les masques originaux de Françoise Darne, observés dans les archives, sont également révélateurs : leurs couleurs sont encore renforcées lors de la prise de vue photographique par le jeu des lumières. En outre, les fonds très vifs sur lesquels se détachent les masques ont été modifiés par rapport aux fonds originaux afin d’accentuer fortement les contrastes.
40De même, en 1972, Ruy-Vidal précise-t-il à Nadine Kauffmann avec laquelle il travaille à un volume sur les papillons (qui ne verra pas le jour) : « Les fonds que vous me proposez sont beaux et ils sont exactement dans la ligne de ce que je souhaite, c’est-à-dire des couleurs qu’habituellement on n’osait pas donner aux enfants. » (24/04/1972).
- 52 F. Ruy-Vidal, Les Exigences de l’image, op. cit., p. 177.
41En effet, expliquera-t-il52 : s’il travaille avec ce type de couleurs en édition, c’est, d’une part, parce que dans l’édition contemporaine « elles manquent » et, d’autre part, parce qu’« il y a un certain préjugé contre les couleurs » et que les utiliser, « c’était un défi aux préjugés ».
42Le mode de représentation, centré sur le graphisme et l’abstraction, constitue un second point de différenciation. En effet, proposer en 1970 des formes d’imagier, c’est nécessairement se situer par rapport à un imagier qui, par son succès éditorial, fonctionne alors comme un modèle de référence, l’Imagier des éditions du Père Castor. Paru en 1952, sous la forme de volumes thématiques séparés, il reparaît avec quelques nouvelles illustrations en 1972, puis, avec de nouveaux illustrateurs en 1975. Les images de Belvès et de Pec, dans la version initiale, ou celles de Romain Simon ensuite, privilégient une représentation animale réaliste, aux détails fouillés, voire des images naturalistes pour Simon, se détachant sur fond blanc. Les insectes de Colette Portal, quant à eux, sont très nettement reconnaissables, avec des détails anatomiques très précis, mais aussi des formes stylisées. Leur représentation évoque les précieuses boîtes de collection des entomologistes.
43D’autres volumes travaillent en ce sens, comme Poiravechiche, ou Pom’Patapom. Les légumes de Tina Mercié s’offrent comme des tableaux. Tout en étant, eux aussi, parfaitement reconnaissables, ils sont transformés, ennoblis, embellis : les feuilles du poireau dépassent du cadre et forment un éventail ; le contraste des couleurs les relève, le fond noir brillant sur lequel le poireau se détache, la rareté du cadre rose tyrien qui l’entoure, lui donnent le prestige du bijou dans son écrin (ill.2). De même la masse des groseilles d’Yvette Pitaud, se métamorphose-t-elle en un tableau abstrait dédié aux formes rondes et rouges - au contraire des mûres de Romain Simon pour l’Imagier du Père Castor présentant deux états de mûrissement, mûre rouge et noire, dans un souci pédagogique.
- 53 Indication figurant en quatrième de couverture du volume de Romain Simon.
- 54 F. Ruy-Vidal, « Philosophie d’un jeune éditeur », in Les Exigences de l’image, op. cit., p. 97-98.
44L’objectif de l’Imagier du Père Castor était de proposer un « miroir des objets, des bêtes, des plantes qui peuplent l’univers des enfants53 ». Dans sa lettre à Nadine Kaufmann (24/04/1972), Ruy-Vidal indique au contraire : « Prenez l’essentiel de cette réalité et interprétez artistiquement » : l’accent est mis sur le travail de la représentation subjective de l’artiste. Et sur la visée esthétique puisque, dit-il, il voulait « obtenir quelque chose de très beau à mettre dans un musée54 ».
Ill. 2. Cl. et J. Held, T. Mercié, Poiravechiche, Grasset Jeunesse, coll. « 3 pommes », 1973.
Avec l’aimable autorisation de F. Ruy-Vidal.
45Dans le volume Jean qui voit Jean qui est vu turlututu têtu, Jacques Maréchal et Françoise Darne, scénographe, proposent, sur le principe de l’imagier, un parcours des émotions humaines, à partir de photographies de onze masques façonnés par Françoise Darne (ill.3). L’enfant est invité à essayer, par le texte et l’image, de les identifier. La dernière page lui donne des propositions de solutions : le premier masque exprime ainsi « l’étonnement, l’ébahissement, la surprise ».
- 55 L’ouvrage de Nathalie Parain, en 1931, Je fais mes masques, dans les albums du Père Castor en est u (...)
- 56 Rappelons par exemple la parution en 1975, de La Voie des masques, de Levi-Strauss, Skira, coll. « (...)
- 57 Béatrice Picon-Vallin, « Un vrai masque ne cache pas, il rend visible, rencontre avec Ariane Mnouch (...)
46L’ouvrage est très singulier dans le paysage éditorial : si quelques albums s’étaient emparés des masques, par le biais du livre d’activité55, la représentation est ici très différente, proche de la sculpture abstraite, et l’approche l’est également, avec un travail profond sur la symbolisation. Le masque n’est pas envisagé comme jeu et amusement, il est plutôt en relation avec ses enjeux ethnographiques contemporains56 ou en lien avec l’usage des masques dans certains théâtres d’avant-garde des années soixante-dix, comme le Théâtre du Soleil pour lequel le masque « ne cache pas, il rend visible57 ». On mesure l’audace de ces choix pour de jeunes enfants.
Ill.3. J. Maréchal, F. Darne, Jean qui voit Jean qui est vu turlututu têtu, Grasset Jeunesse, coll. « 3 pommes », 1974.
Avec l’aimable autorisation de F. Ruy-Vidal.
- 58 Marion Durand, Gérard Bertrand, L’Image dans le livre pour enfants, « Formes en liberté », Paris, l (...)
- 59 Denise Dupont-Escarpit, « La lecture de l'image : moyen de communication et d'expression du jeune e (...)
- 60 Jacqueline Danset-Léger, L’enfant et les images de la littérature enfantine, Bruxelles, Pierre Mard (...)
47Un troisième album de la collection propose des images entièrement abstraites, l’album de Christian Bonzo et France de Ranchin, Le Carré est carré et le rond est rond, petit patapon (ill.4). Là encore, il est intéressant de situer l’ouvrage à l’aune du regard critique porté alors sur les représentations abstraites dans l’album. Pour Marion Durand58, Les Aventures d’une petite bulle rouge de Iela Mari, Petit bleu, petit jaune, de Leo Lionni et Le petit Chaperon rouge de Warja Honneger-Lavater fonctionnent parfaitement parce que le texte explicite leurs images abstraites. Denise Escarpit, dans Communication et langages59, va dans le même sens ; Jacqueline Danset-Léger, dans L’enfant et les images de la littérature enfantine, consacre, elle, un chapitre à « L’attrait des images réalistes60 ».
- 61 « Gilles Deleuze saluera le livre comme typique de l’anti-Œdipe ». Précision De F. Ruy-Vidal, 1/04/ (...)
- 62 Innovation à mesurer bien sûr par rapport au paysage éditorial français de la même période. Autour (...)
48Or l’album de France de Ranchin et Christian Bonzo excède ces frontières. Les images se présentent en effet comme des tableaux entièrement abstraits, consacrés à une forme géométrique, ils reposent sur la composition des formes, la vibration des couleurs et non sur des codes référentiels. Le texte même renforce l’orientation abstraite, il ne propose ni narration, ni décodage61, mais des fragments poétiques qui restent dans l’ellipse, l’évocation mystérieuse. Dans une collection pour tout-petits, Le Carré est carré et le rond est rond petit patapon a bien force d’innovation62.
- 63 F. Ruy-Vidal, Intervention du 2 décembre 1976 au colloque de Zagreb. Document communiqué par Franço (...)
49Quelques années plus tard, en 197663, Ruy-Vidal formulera ce qui l’intéresse dans l’abstraction : « En ce qui concerne l’illustration, l’abstrait doit être pratiqué car il est essence et survol d’une réalité […]. Il y a dans l’abstraction une vertu stimulante. » Ajoutons que cette réflexion intervient dans un développement qui dénonce toutes les images que l’enfant de cette génération absorbe, passivement, ou qu’il subit, celles de la télévision, de la publicité, des « faux livres », commerciaux. Ainsi le choix de la stylisation, de la symbolisation, de l’abstraction, n’est pas seulement un parti pris esthétique mais un choix de résistance face au fonctionnement de la société contemporaine et à ce qu’elle donne à l’enfant.
Ill.4. Ch. Bonzo, F. de Ranchin, Le Carré est carré et le rond est rond, petit patapon, Grasset Jeunesse, coll. « 3 pommes », 1973.
Avec l’aimable autorisation de F. Ruy-Vidal.
- 64 Denise Dupont-Escarpit, Nous voulons lire, n 9, décembre 1974, p. 11.
50Pourtant, si les images de la collection sont très innovantes, ce sont les textes, jouant « dans tous les sens » qui déclenchèrent les oppositions les plus fortes. Denise Escarpit, dans la revue Nous voulons lire, les critique au motif que ces textes ne sont pas pour les enfants. Sur Le Pense-Bêtes, par exemple, elle s’interroge : « Mais que fera de tout cela un enfant haut comme trois pommes ou même six pommes64 ? »
- 65 Laurent Lentin, « Le texte du livre illustré et l’apprendre à parler, lire et écrire de l’enfant », (...)
- 66 Structure jugée « dangereuse pour l’enfant jeune » par D. Escarpit, Nous voulons lire, op. cit., p. (...)
- 67 Christine Boutevin, « 50 ans de création poétique pour les enfants », dans 50 ans de littérature po (...)
51Les interventions de Marion Durand dans ses cours de Littérature enfantine à la Joie par les livres et les travaux de Laurence Lentin65 vont dans le même sens. Ils définissent les critères d’une norme bien éloignée des propositions de Ruy-Vidal : la structure des phrases doit être élémentaire, le vocabulaire connu de l’enfant, les éventuelles figures de style, telles que les comparaisons, s’appuyer uniquement sur son univers familier. Au contraire, les albums de « 3 pommes » offrent un jeu sur les locutions langagières dans les textes de J. Peignot et J.-H. Malineau, ou n’hésitent pas à convoquer des références littéraires (ainsi les personnages moliéresque et cornélien de Célimène et Rodogune traversent-ils un texte de J.-H. Malineau). Les albums jouent également de la multiplicité des voix narratives : Ruy-Vidal propose en effet à J. Maréchal d’écrire pour chaque masque et chaque émotion un texte construit selon trois points de vue ; de même suggère-t-il à J.-H. Malineau des « poèmes pluralisés », qui seront lisibles en deux sens pour le chiffre deux, trois compositions pour le chiffre trois, etc.66. Les vers libres de Christian Bonzo, leur composition sur la page, qui permettent d’aller au bout de la logique abstraite de l’album sont aussi à situer par opposition au travail versifié et aux thématiques traditionnelles du poète Maurice Carême… qui fait alors référence dans les écoles et les albums67.
- 68 Entretien personnel avec Jérôme Peignot, 19/03/2016.
52Tant par le choix des auteurs (Jérôme Peignot par exemple est, lorsqu’il est sollicité, auteur de textes littéraires, de réflexions sur la langue et de recherches sur la lettre) que par les indications qui leur sont données, Ruy-Vidal, lui, choisit de plonger les jeunes enfants dans la richesse de la langue, les jeux du signe, du signifiant, du signifié et de sa polysémie. Selon lui, il s’agit de faire « sentir » plutôt que de faire comprendre. C’est d’ailleurs cette position qui donna envie à Jérôme Peignot d’écrire dans la collection de Ruy-Vidal, avec la certitude que cette plongée dans la langue était une richesse pour l’enfant ainsi qu’un vrai plaisir, celui du jeu68.
- 69 Voir Annie Renonciat, « Origines et naissance de l’album moderne », dans Babar, Harry Potter et Cie(...)
- 70 Institut des Hautes Études Cinématographiques.
- 71 « F. Ruy-Vidal, « Le point de vue d’un éditeur », op. cit., p. 13.
53Enfin, la fabrique éditoriale de ces albums est également très singulière. Un des principes fondateurs de l’album est bien sûr le jeu qu’il institue entre le texte et l’image69. Mais, plus précisément, la réflexion de François Ruy-Vidal se nourrit d’une conviction forgée à l’IDHEC70 dès 1964, qu’il formule en 1974 : « Le texte va à l’acquis de l’individu alors que l’image et le graphisme vont à la nature première71. » Ce principe va nourrir la direction de la collection « 3 pommes ».
- 72 Contrairement à ce que nous avons observé précédemment pour les albums de M. Duras, E. Ionesco. Le (...)
54Le plus souvent, nous l’avons dit, Ruy-Vidal confie un thème à un créateur, parfois, également, une forme littéraire, comme dans le cas des poèmes pluralisés écrits par J.-H. Malineau. Mais pour la plupart des ouvrages, François Ruy-Vidal fait travailler auteur et illustrateur de façon totalement séparée. L’illustrateur crée le plus souvent les images à partir du seul thème, le texte est écrit dans un second temps72. Ce renversement de l’usage offre à l’illustrateur une grande liberté, comme le reconnaît Henri Galeron (lettre du 13/07/2003).
- 73 Entretien personnel avec France de Ranchin, 11/03/2016.
55Dans certains cas, la disjonction entre l’auteur et l’illustrateur est poussée plus loin encore. France de Ranchin nous confie ainsi73 qu’elle avait proposé à Ruy-Vidal un projet de livre pédagogique sur les formes géométriques, qu’il avait accepté. Elle créa librement ses images dans l’optique de ce projet, et sans rencontrer l’auteur comme elle l’aurait souhaité. Elle découvrit ensuite que François Ruy-Vidal avait sollicité des textes poétiques, et non pédagogiques, ce qui ne manqua pas de lui poser problème. Force est de constater néanmoins l’efficacité du contrepoint maximal ainsi obtenu dans cet album. Une telle direction de collection majore bien sûr l’implication de F. Ruy-Vidal dans la création de l’album. Ces volumes d’imagiers, qui faisaient partie du projet initial ne furent cependant pas les premiers volumes édités de la collection « 3 pommes ». Pourquoi ?
- 74 Protocole d’accord avec les éditions Grasset signé le 14 juin 1973.
56En arrivant chez Grasset en 1973, François Ruy-Vidal est désormais dans une position très différente : rupture d’une structure d’édition, éclatement d’une équipe, obligation de produire de nouveaux livres rapidement (Ruy-Vidal s’engage par contrat à publier chez Grasset un minimum de dix livres par an74), nécessité de repartir d’un projet déjà engagé (Ruy-Vidal apporte en « dot » les livres déjà prévus et bien avancés, tels que Poiravechiche et Le Pense-bêtes). Dans ce cadre, il choisit de conserver un format qui l’intéresse et privilégie l’évolution générique de la collection, abandonnant les imagiers pour des formes d’écriture narratives, et la recherche de nouveaux artistes.
- 75 Mila Boutan, Bertrand Ruillé, La petite pomme qui ne voulait pas être mangée, Flammarion, 1971.
- 76 F. Ruy-Vidal, Conférence du 5/03/1974 à la Joie par les Livres. Document communiqué par F. Ruy-Vida (...)
57La rencontre avec l’album de Mila Boutan, peintre, et Bertrand Ruillé, Histoire de la petite pomme qui ne voulait pas être mangée75 semble avoir joué un rôle important dans les nouvelles orientations narratives de la collection. Ruy-Vidal explique : « J’ai aimé intuitivement ces illustrations et ai pensé que c’était, pour la première fois, une association presque magique de l’art tout court avec une exploitation non condescendante de ce qu’on peut donner spécialement à l’enfant76. »
58Comme cela avait été le cas avec Colette Portal pour les imagiers, c’est à nouveau la découverte d’une œuvre qui joue un rôle fécondant sur les nouvelles orientations de la collection : il y a bien là une logique littéraire. L’équipe d’artistes prévue initialement se modifiant et la structure éditoriale étant différente, le projet se transforme, autour de nouvelles voix. Les images de Mila Boutan offrent des tableaux presque abstraits en papier découpé, technique alors peu répandue en France, comme nous l’avons vu (ill.5). Marie-Odile Willig, sur des textes proches de chansons fantaisistes imaginées par Ruy-Vidal, propose des personnages originaux évoquant le Fernand Léger des Cyclistes (ill.6). Lydia Devos compose un texte à deux voix et des illustrations, également originales par leur technique, le tissu.
Ill.5. B. Ruillé, M. Boutan, Histoire du nuage qui était l’ami d’une petite fille, Grasset Jeunesse, coll. « 3 pommes », 1973.
Avec l’aimable autorisation de F. Ruy-Vidal.
Ill. 6. F. Ruy-Vidal, M.-O. Willig, Á pied, à cheval ou en lunambule, Grasset Jeunesse, coll. « 3 pommes », 1973.
Avec l’aimable autorisation de F. Ruy-Vidal.
59Mais, parmi ces albums à trame narrative, c’est Au fil des jours s’en vont les jours de Danièle Bour qui ouvre la collection - alors que le livre a été réalisé après d’autres titres, dans un style naïf devenu célèbre. Pourquoi ouvrir la collection avec ce titre qui représentait une vraie rupture par rapport aux images des graphistes des « Livres d’Harlin Quist » ?
60Dans son blog, François Ruy-Vidal soulignera qu’il avait la volonté d’offrir la plus grande diversité possible de textes et d’images, « un large éventail de propositions originales77 ». Il faut par ailleurs noter que le style naïf était bien accueilli et représenté dans le domaine de l’illustration, avec, par exemple, les images de Jacqueline Duhême. De même Marion Durand et Gérard Bertrand indiquent-ils : « Les illustrateurs pour enfants ont tout de suite compris la fraternelle complicité qui unit ce monde de la peinture naïve à celui de l’enfance78. » Une réception positive de ces images, qui s’alliait à l’histoire simple d’une famille devait permettre d’asseoir les débuts de la collection. Effectivement, l’album de Danièle Bour et celui de Mila Boutan qui lui succéda (dont les archives montrent de bonnes ventes) furent accueillis très favorablement par la critique. À l’égard du premier, une critique issue du Bulletin d’analyses de livres pour enfants nous semble particulièrement révélatrice des attentes : la bibliothécaire Ch. Faure indique la réussite de l’album qui lui rappelle « la formule des meilleurs « Père Castor » en la modernisant79 ». C’est là que se situe au début des années soixante-dix ce que nous pourrions appeler « un seuil de tolérance à l’innovation » ; il nous permet de mesurer l’originalité du projet « 3 pommes ».
61Finalement, il apparaît que la collection s’impose quand elle correspond à un objectif littéraire innovant d’une part et que cet enjeu rencontre d’autre part un format juste, un manque dans le paysage éditorial, une diffusion et un support économique favorables. La collection est toujours au croisement de nombreux facteurs mais, face à la structuration pédagogique des collections ou à la déclinaison commerciale, les albums « 3 pommes » témoignent d’un mouvement vers une « littérarisation » de la collection enfantine.
- 80 C’est le terme que Ruy-Vidal utilise peu à peu dans ses contrats d’édition. Le contrat avec les édi (...)
- 81 Notons que Ruy-Vidal, responsable des ouvrages qu’il signe, comme nous le verrons, n’est pas salari (...)
62L’analyse de la collection « 3 pommes » nous a permis de découvrir l’implication de F. Ruy-Vidal dans la création de l’album : il emploie pour la désigner la notion de « concepteur »80. Cependant, comprendre le travail éditorial de la collection, passe aussi par l’analyse des conditions de possibilité de la collection réalisée, ou encore l’analyse de ses conditions d’effectuation. Or, le cas de Ruy-Vidal est particulièrement intéressant à analyser de ce point de vue en ce qu’il occupe une position particulière, celle du directeur de collection, à partir de son arrivée chez Grasset et dans toute la suite de son parcours éditorial81.
- 82 P. Durand, A. Glinoer, op. cit., p. 19.
63Le directeur de collection occupe une fonction éditoriale, et pourtant, il n’est pas l’éditeur. Depuis la monarchie de Juillet au moins, l’éditeur est « l’agent qui assure le montage financier, la supervision technique et la publication d’un ouvrage à son enseigne, sinon même, en amont, la conception de cet ouvrage82 ». Or, quelles que soient les variations que peut recouvrir la notion de directeur de collection, le point qui le distingue de l’éditeur est la maîtrise et la responsabilité financières de l’ouvrage. Ainsi le contrat de directeur de collection qui lie François Ruy-Vidal et les éditions Grasset, d’après le protocole d’accord signé le 14 juin 1973, comprend-il une fonction de coordination éditoriale avec les auteurs, illustrateurs, maquettistes mais aussi le suivi de toutes les opérations de fabrication, de la commercialisation - en terme de promotion ou de coédition - tandis que le financement est assuré par l’éditeur.
64Nous avons rappelé les difficultés multiples, et principalement financières, qui menèrent à la mise en liquidation de la société des « Livres d’Harlin Quist », cette difficile « économie de l’innovation ». Ruy-Vidal précise dans quel contexte il a choisi de devenir directeur de collection chez Grasset :
- 83 François Ruy-Vidal, « Grasset département Jeunesse », juillet 1973. Document communiqué par Françoi (...)
« Il est évident que dans le cas de la SARL Quist-Vidal, les structures de fabrication et de distribution devenaient de plus en plus oppressantes, par le fait que si les livres, sur le plan du prestige, bénéficiaient d’une auréole assez fabuleuse, il devenait de plus en plus difficile de faire porter sur les épaules d’un seul homme – de deux sur le plan international –, le poids de la création des livres et celui de la coordination des coéditions internationales, sans laquelle cette qualité de livres n’aurait pas pu être créée, maintenue et amortie, ne parlons pas de rentabilité83. »
Mais, bien sûr, la perte de l’engagement financier minore aussi le pouvoir décisionnel : la décision appartient in fine à l’éditeur.
- 84 Philippe Schuwer, « Le directeur de collection », Dictionnaire encyclopédique du livre, éditions du (...)
65L’étude des contrats d’édition permet de découvrir que, sur cette question, la responsabilité de la signature des contrats s’avère un point crucial. Dans le nouveau projet de contrat avec Grasset daté du 30 juin 1975, ce point est encadré explicitement : « À l’avenir tous les contrats apportés par Monsieur Ruy-Vidal avec des auteurs ou illustrateurs seront établis en triple exemplaire dont un signé par lui. » Lors des contrats suivants avec les éditeurs successifs, ce point fera l’objet de négociations toujours plus importantes. Ces dispositions sont d’autant plus révélatrices que Philippe Schuwer indique dans son article sur le directeur de collection : « dans tous les cas l’éditeur seul signe le contrat de leurs auteurs84 ». Au travers de la question de la signature, s’exprime le désir de tenter de conquérir ce pouvoir décisionnel au sein d’une structure d’édition qui n’est pas la sienne.
- 85 Citons par exemple l’analyse de M. Piquard, op. cit., et notamment les pages 301, 306-308.
66Pourtant, malgré toutes les précautions prises dans les contrats, la position de Ruy-Vidal au sein des différentes structures d’édition est instable et objet de tensions. L’histoire des crises et ruptures qui le mènent d’une structure éditoriale à l’autre a été décrite85 : nous ne nous y attarderons pas. Mais, en dehors de ces crises, quelles sont les conditions de possibilité qui accompagnent la mise en œuvre des collections ? Responsable financier des projets, l’éditeur, face au directeur de collection, peut-il exercer un pouvoir de censure ?
- 86 Charles Perrault, François Ruy-Vidal, Claude Lapointe, Le Petit Poucet, Grasset Jeunesse, 1974.
67Les tensions entre le directeur de collection et l’éditeur peuvent porter sur la réalisation matérielle des ouvrages, au moment de la mise en fabrication. Ainsi François Ruy-Vidal a-t-il pu écrire sur les années Grasset : « Au moment de la publication du Petit Poucet86, je me souviens très bien de ma déconvenue à découvrir le papier buvard sur lequel allait être réalisée l’édition. » (lettre à J.-Cl. Fasquelle, 15/06/1999).
- 87 Jean-Claude Brisville, Nicole Claveloux, Les Trèfles de Longue-Oreille, 1975, trois volumes. Ces al (...)
68Les critères économiques de l’éditeur peuvent également le conduire à utiliser la collection comme une variable d’ajustement, en dehors du projet et des bornes de la collection voulues par son directeur. C’est le cas de trois albums de Nicole Claveloux, Les Trèfles de Longue-Oreille, initialement prévus pour d’autres espaces87, et publiés finalement en « 3 pommes ». Ruy-Vidal écrit alors à Nicole Claveloux « J’ai souffert autant que vous qu’on m’ait imposé un autre format pour Les petits lapins, qu’on ait décidé par économie de supprimer cinq illustrations par livre, etc. » (lettre du 16/10/1975).
- 88 André Schiffrin, L’édition sans éditeurs, La Fabrique-Éditions, Paris, 1999.
- 89 Maurice Nadeau, « Je ne peux pas passer pour un modèle », dans Olivier Bessard-Banquy, L’Édition li (...)
69Le directeur de collection peut enfin se trouver soumis à des pressions sur sa politique éditoriale globale, sa volonté d’innovation. Ainsi au bout de 18 mois chez Grasset, relate Ruy-Vidal, « Les commerciaux d’Hachette et en particulier un directeur commercial qui s’appelait Gérard Pora, prétendaient que si je voulais vendre des livres et que si on voulait faire du chiffre, il fallait adapter. Il m’a apporté des livres d’Hachette et d’ailleurs, en me disant “Voilà ce qu’il faut faire si tu veux gagner du fric.” […]. » Mécanismes que l’on peut mettre en perspective avec ceux que décrit André Schiffrin88, ou avec le témoignage du directeur de collection Maurice Nadeau89, expliquant qu’il avait été remercié de ses différentes maisons d’édition parce que ses livres (trop novateurs) ne se vendaient pas assez. Un des intérêts de l’étude d’un directeur de collection est que les tensions, entre valeur d’innovation et risque commercial, qui se jouent ordinairement au sein d’une seule et même personne, l’éditeur, sont ici incarnées par deux personnes différentes, ce qui permet de les mettre au jour d’autant plus nettement.
- 90 Entretien personnel avec B. Plossu, 04/04/2016.
- 91 Voir par exemple : Revue des Livres pour enfants, « La Photographie dans le livre pour enfants », n (...)
70Ce pouvoir éditorial de décision peut alors faire obstacle à des projets esthétiquement innovants (souvent soupçonnés d’être peu rentables). Ainsi J.-Cl. Fasquelle refusa-t-il l’album illustré de photographies proposé par Bernard Plossu. Le projet du photographe90 était conçu comme une suite à son ouvrage Surbanalisme, séquences photographiques parues aux éditions du Chêne en 1972, sans aucun lien avec l’édition pour enfants. Concevoir un album pour enfants comme la suite d’un ouvrage novateur et publié en édition d’art « adulte » était un pari innovant, d’autant que les albums de photographie étaient particulièrement peu présents dans l’édition enfantine91.
- 92 Rappelons que la publication de La Famille Adam, de M. Tournier, avait été refusée par les éditions (...)
- 93 Voir F. Ruy-Vidal, La Littérature en couleurs, Production SPME –Loisirs jeunes, s. d, p. 18.
- 94 Marie-France Boyer, Marie Gard, La Grippe de Nils…ou la famille éclatée, Paris, éditions des Femmes (...)
71Mais le pouvoir éditorial de décision ne s’exerce pas que sur des critères économiques, une censure idéologique peut également se faire jour, qui transforme également les contours de la collection92. Le livre de Danièle Bour, Au fil des jours s’en vont les jours, fut critiqué par Françoise Giroud, alors nouvelle secrétaire d’État à la Condition féminine, comme un livre passéiste, voire misogyne, dans sa représentation d’une femme au foyer93. Mais ce livre ne devait pas paraître seul, deux autres titres étaient prévus, pour faire le pendant au titre de Danièle Bour. L’un d’eux mettait en scène une femme élevant seule ses enfants. Reste que son financement fut refusé par les éditions Grasset, pour des raisons idéologiques selon François Ruy-Vidal. Cet album, La grippe de Nils, de Marie-France Boyer, initialement illustré par Christian Jauffret, parut finalement aux éditions des Femmes94, maison d’édition militante. Ce livre, absent de la collection effective, mais partie prenante de la collection imaginée, permet de mettre en lumière sa dimension politique et les oppositions qu’elle suscita. La collection rêvée délimite un territoire plus vaste, celui des possibles de la collection, qui fait sens par rapport à la collection réelle.
72C’est par rapport à eux qu’un dernier nœud de tensions se noue, relatif à la pérennité de la collection. Dans les archives, nous découvrons un Ruy-Vidal habité par le désir de faire perdurer ses publications. Dans plusieurs lettres, il dénonce l’effacement qu’ont subi ses collections après son départ des différentes maisons d’édition, par exemple chez Grasset : « J’ai admis depuis longtemps que dans votre maison, on souhaitait effacer la trace de mes apports. » (lettre à J.-Cl. Fasquelle, 15/06/1999). De fait, les catalogues des éditions Grasset, après le départ de François Ruy-Vidal montrent un changement réel : dès le catalogue de 1977 l’argumentaire sur la collection « 3 pommes » par exemple repose sur l’apprentissage de la lecture.
- 95 Impossibilité qui fut une des raisons pour lesquelles il ne renouvela pas son contrat de directeur (...)
73Or, conserver les collections disponibles et vivantes était une préoccupation constante de Ruy-Vidal, dès la période Grasset, pendant laquelle il essaya en vain de faire rééditer les titres qu’il avait publiés dans la SARL « Un livre d’Harlin Quist » : « Et combien me paraissait urgent de ne pas perdre ces titres et de les voir remis en circulation » (lettre à J-.Cl. Fasquelle, 23/01/1997)95. Pour le directeur de collection, il y avait en effet des liens indissolubles d’une collection à une autre.
74Interroger la question de la collection à partir d’un éditeur d’avant-garde tel que François Ruy-Vidal, est donc particulièrement fécond. Remettant en cause les collections traditionnelles dans leur contenu et leurs fondements pédagogiques, dénonçant le danger de systématisation, son parcours, depuis la fin des années soixante, montre que la collection cristallise en cette période charnière de nombreuses oppositions. Si lors de la période « Les Livres d’Harlin Quist », la structuration en collection peut alors être écartée, au profit d’une logique d’œuvres, elle fait sens à nouveau avec les albums « 3 pommes », à condition d’être fondée sur un projet littéraire qui réunit dimension économique, maquette, reconnaissance d’un manque dans le paysage éditorial, forme innovante et, même, un mode de mise en œuvre singulier.
75La position de directeur de collection de François Ruy-Vidal est également très intéressante : les conflits entre l’éditeur et le directeur de collection révèlent les tensions entre édition et création. Le désir de faire reconnaître le travail spécifique du directeur de collection montre là encore un infléchissement du côté de la littérarisation. Si les collections de littérature mentionnent la présence d’un directeur de collection, il n’en va alors pas du tout de même à cette période pour les collections d’albums. Voir son nom mentionné, comme l’exige François Ruy-Vidal, c’est prendre acte du fait que la collection est le projet singulier d’un individu, et non une simple question de format, de thème, ou de seuil de compétences.
76D’un point de vue méthodologique, cette réflexion permet de renouveler le regard porté sur le travail de François Ruy-Vidal à partir d’un précieux matériau d’archives qui en éclaire la genèse. Elle invite à penser la collection non plus seulement comme une construction mais comme un objet de tensions, où se mesure l’écart entre le projet et sa mise en œuvre effective, et montre l’intérêt de la question du directeur de collection, jusqu’alors très peu étudiée.