Marie-Pierre Litaudon-Bonnardot, Les abécédaires de l’enfance, verbe et image
Marie-Pierre Litaudon-Bonnardot, Les abécédaires de l’enfance, verbe et image. Préface d’Isabelle Nières-Chevrel. Presses Universitaires de Rennes-IMEC, 2014, 400 p. ISBN : 978-2-7535-3402-5
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1Certains livres ne tiennent pas toujours les promesses de leur titre. D’autres, au contraire, vous mènent plus loin et surprennent par les horizons inattendus qu’ils font découvrir. Le livre que Marie-Pierre Litaudon-Bonnardot vient de consacrer aux abécédaires de l’enfance fait manifestement partie de cette seconde catégorie d’ouvrages.
2À première vue, il s’agit bien de retracer la genèse puis l’histoire de ces petits livres destinés à familiariser les jeunes enfants avec la découverte des lettres de l’alphabet puis aux rudiments de la lecture et il est vrai que suivre le devenir de ces petits livrets qui ont soutenu l’apprentissage de la langue écrite et nourri l’imaginaire de générations d’enfants serait déjà, en soi, un projet méritoire.
3En réalité, le livre que nous propose M-P Litaudon-Bonnardot va bien au-delà d’une simple rétrospective historique ou d’une évocation sentimentale. En dirigeant à nouveau notre attention vers ces livrets injustement négligés, elle nous fait découvrir un pan oublié ou méconnu de notre histoire et restitue à ces objets traditionnels que furent les abécédaires leur pleine signification historique, pédagogique et culturelle. La richesse de la moisson à laquelle elle parvient est étroitement liée à la méthode qu’elle a choisie qui consiste à multiplier non seulement les sources documentaires mais aussi les angles d’attaque et les points de vue sur l’objet. Loin de se contenter d’une approche seulement historique, elle fait droit aux aspects pédagogiques, mais aussi techniques, commerciaux, idéologiques, esthétiques, sans négliger d’accorder aussi une large part aux comparaisons internationales. Il en résulte une étude extrêmement suggestive aux prolongements souvent inattendus.
4Une première partie concerne, comme on peut s’y attendre, les abécédaires dans leur rapport aux pratiques éducatives. Même si les sources antiques ou médiévales ne sont pas négligées, c’est évidemment surtout le xixe siècle dont l’étude est ici privilégiée, période au cours de laquelle le développement de l’instruction publique obligatoire a donné lieu à un foisonnement de publications contrastées. Avec les réformes de l’enseignement public, l’évolution des méthodes d’apprentissage de la lecture et le développement d’une pédagogie liant étroitement lecture et écriture, l’ordre alphabétique va perdre, peu à peu, l’importance qui était la sienne jusqu’alors. On aurait donc pu s’attendre à ce qu’il entraîne progressivement avec lui la disparition des abécédaires. Il n’en a rien été. Tout au contraire ceux-ci ont connu, à la même période, un essor remarquable dû notamment à la concurrence que l’éducation privée faisait à l’instruction publique. Marie-Pierre Litaudon-Bonnardot en suit le développement aussi bien dans les écoles privées que dans l’usage qui en est fait à domicile, dans les classes aisées comme dans les milieux populaires. Ces pages sont l’occasion de développements limpides et très éclairants sur les rôles respectifs de la mère, du père, des bonnes d’enfants, des rapports garçons-filles comme médiateurs de la lecture. A cet égard l’ouvrage constitue aussi une excellente contribution à l’histoire de l’éducation en France au xixe siècle.
5Les premiers abécédaires ne comportaient que des lettres et ils étaient dépourvus d’images. L’évolution des idées sur l’éducation mais aussi les progrès techniques dans l’industrie du papier et dans la reproduction des images viendront progressivement à bout de la résistance traditionnelle des institutions scolaires à l’égard du manuel illustré pour aboutir, au contraire, à une véritable pédagogie de l’image et par l’image. Le parti pris chronologique adopté par le livre de Marie-Pierre Litaudon-Bonnardot ainsi que la qualité exceptionnelle de son iconographie en couleurs permettent de suivre les étapes de cette évolution, depuis les premiers livrets illustrés monochromes jusqu’au développement multiforme de l’album illustré dont la fonction pédagogique cède progressivement le pas à l’illustration et à la reprise du genre, sans implications pédagogiques, mais dans un souci exclusivement artistique, par des illustrateurs et des créateurs contemporains.
6La seconde partie du livre fait droit à un point de vue tout différent. Sont pris ici en considération ces aspects trop souvent négligés que sont l’évolution des techniques industrielles et les progrès dans la fabrication du papier, les innovations techniques dans la reproduction des images et l’impression en couleur. Les indications données sont parfois trop synthétiques pour que le lecteur se fasse une idée tout à fait précise des processus décrits, mais elles permettent néanmoins de se faire une idée suffisante des enjeux et des conséquences de ces perfectionnements sur la production des livres et, bientôt, des albums destinés aux enfants. La bibliographie et les notes permettent d’ailleurs, à qui veut approfondir ce point, d’aller plus loin.
7Dans ce contexte d’innovations les éditeurs comprennent rapidement tout le parti qu’ils peuvent tirer de ces progrès techniques pour répondre à la demande d’une littérature de qualité destinée à la jeunesse et dont le besoin se fait de plus en plus sentir, ouvrant bientôt devant eux la perspective d’un marché de masse. Cependant, d’un éditeur à l’autre, les orientations et le public visé varient souvent de façon considérable. C’est dire tout l’intérêt des comparaisons dressées par l’auteure entre les politiques éditoriales de certaines maisons d’édition, en s’appuyant pour cela aussi bien sur leurs archives que sur leurs catalogues. L’image du paysage éditorial que font apparaître ces comparaisons est souvent tout à fait significative. La comparaison, par exemple, entre les politiques éditoriales de maisons comme Hetzel – auprès de qui Jean Macé, le fondateur de la Ligue de l’enseignement jouait le rôle de conseiller éditorial – et Bernardin-Béchet, dans la tradition de la littérature de colportage est, de ce point de vue, particulièrement éclairante.
8La troisième partie est consacrée à une analyse des représentations qui émergent d’une lecture attentive des abécédaires et de leurs illustrations. En tant qu’instruments et véhicules d’apprentissage du langage écrit, ces petits livres sont aussi, nécessairement, le reflet des représentations et des valeurs de la société dans laquelle l’enfant qu’on va instruire est appelé à s’insérer. L’étude, prenant successivement en charge les représentations religieuses, sociales, morales et politiques, s’achève sur un examen de l’enfance elle-même et de l’évolution de ses représentations depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. En prenant en considération l’enfant dans les différentes composantes de ce qui fait sa culture (ses objets familiers, ses jouets, ses jeux, son langage et son imaginaire) elle met en évidence les différentes représentations de l’enfance en fonction de l’évolution historique, en dégageant leurs dimensions idéologiques, c’est à dire les rapports qu’elles entretiennent avec l’image que la société se fait, et qu’elle entend donner d’elle-même, aux différents moments de son histoire.
- 1 Ségolène LE MEN, Les Abécédaires français illustrés du XIXème siècle, Paris, Promodis, 1984.
9Il est impossible de rendre compte en peu de mots de la richesse foisonnante de ce livre. Celle-ci tient d’abord à l’ampleur du corpus réuni par M-P Litaudon-Bonnardot pour les besoins de son enquête (1200 abécédaires auxquels viennent s’ajouter d’innombrables documents en ligne (à titre de comparaison, le corpus réuni par Ségolène Le Men dans son ouvrage pionnier sur le même sujet1, n’en comportait que 667). À cette multiplicité des sources s’ajoute la diversité des points de vue et des angles d’approche : historique, pédagogique, technique, idéologique, mais aussi économique et esthétique… Ce croisement des regards permet de donner au sujet abordé un intérêt et des dimensions insoupçonnés. Un exemple, entre autres : le livre fait appel, aux différentes époques, à de nombreux témoignages de contemporains. C’est ainsi que sont tour à tour sollicités les souvenirs d’enfance de Tolstoï, George Sand, Anatole France, Jules Vallès ou encore ceux du naturaliste J.H. Fabre, de Hermann Hesse, Blaise Cendrars, André Gide ou Walter Benjamin. Ces précieux témoignages confèrent à l’objet de l’étude une dimension concrète et même affective psychologiquement indissociable de pareil sujet.
10L’un des grands intérêts de cette étude tient aussi aux comparaisons internationales qu’elle établit, notamment avec la production éditoriale du monde anglo-saxon. Cette volonté de décentrement, maintenue de part en part, permet de souligner les convergences mais aussi de dégager les spécificités propres aux différents univers culturels. Ainsi en va-t-il par exemple du genre des nursery rhymes que l’on peut considérer comme le foyer de naissance de la littérature pour la jeunesse en Angleterre alors qu’il est totalement inconnu de l’autre côté de la Manche. Ici encore, cette différence ne s’explique qu’à condition de prendre en compte la spécificité des contextes culturels dans les deux pays. Les nursery rhymes plongent leur racines dans la richesse d’une tradition orale ancienne qui révulse la France des Lumières. L’ouvrage apporte sur ces évolutions divergentes, d’un pays à l’autre, des analyses – étayées d’exemples précis – tout à fait instructives.
11La circulation internationale des illustrations qui se généralise à partir des années 1830-1840, oblige aussi à regarder l’essor de la littérature pour la jeunesse dans sa dimension commerciale, avec les problèmes de concurrence et de marché que cela suppose, mais elle pose aussi le problème de la traduction des abécédaires d’une langue à l’autre. On s’aperçoit qu’en dépit de leur apparente simplicité, leur transposition linguistique ne va pas de soi en raison des contraintes linguistiques qui font, par exemple, que l’image choisie dans la langue source pour illustrer telle lettre ne peut pas servir dans la langue cible puisque le mot qui lui correspond dans celle-ci commence par une autre lettre. Cette absence de correspondance acrophone oblige à des ruses, des substitutions ou des solutions parfois subtiles qui sont présentées sans rien dissimuler de leur complexité. Mais dans ce passage d’une langue à l’autre les difficultés ne sont pas seulement d’ordre linguistique. Elles tiennent également aux résistances culturelles liées aux contextes nationaux comme celles, par exemple qui opposent l’univers anglo-saxon à dominante protestante au contexte français catholique et laïque. Le livre ne néglige aucun de ces aspects inattendus du problème – notamment religieux – et les démêle avec une grande clarté.
12Il convient enfin de souligner l’excellente présentation matérielle du livre, son impression soignée et surtout la qualité exceptionnelle de l’illustration qui, à elle seule, suffirait à faire de l’ouvrage un véritable livre d’art. Les images qui émaillent le livre ne sont pas, comme il arrive parfois, de simples paraphrases en marge du texte. Puisées dans l’immense corpus de documents réuni par Marie-Pierre Litaudon-Bonnardot ou trouvées en ligne, elles forment la matière même de l’ouvrage et la base de la démonstration. La lecture, l’analyse et l’interprétation de ces images ne vont pas de soi. L’auteure se révèle ici comme une guide précieuse. L’analyse fine qu’elle propose de ces illustrations et l’interprétation qu’elle en donne prend souvent appui sur de nombreux détails qui, sans elle, auraient sans doute échappé à l’attention du profane ou du lecteur trop rapide. On pourra discuter l’interprétation de tel ou tel détail. Il est dans la nature même d’un tel travail de comporter des marges d’incertitude, notamment lorsqu’intervient une dimension symbolique dans l’interprétation, mais il n’est pas douteux que Marie-Pierre Litaudon-Bonnardot excelle à guider son lecteur dans la lecture des documents qu’elle a réunis et l’ouvrage vaut non seulement par les larges synthèses qu’elle propose de chapitre en chapitre mais aussi par les analyses de détail des documents qui soutiennent la démonstration.
13Introduire de l’ordre, inventer un principe de classement dans la production d’ouvrages aussi diversifiés que les abécédaires n’est pas simple. L’auteure s’est attachée à l’élaboration d’une typologie qui en permette le classement. Ségolène Le Men, dans l’ouvrage cité, s’y était risquée également mais n’avait retenu que deux critères pour cette classification : leur présentation matérielle et leur contenu. Marie-Pierre Litaudon-Bonnardot a choisi une approche plus différenciée en s’appuyant d’abord sur les intentions pédagogiques ayant présidé à la rédaction des abécédaires. Elle aboutit ainsi à quatre familles principales classées selon leur dominante (Leçon, Jeu, Activités manuelles, Spectacles), elles-mêmes susceptibles de subdivisions prenant en compte les modalités pédagogiques et l’organisation matérielle des abécédaires. Ce croisement de critères permet d’aboutir à une taxonomie, complexe certes, mais qui présente l’avantage de chercher à tenir compte de la subtilité du sujet et à faire droit à tous les types ouvrages y compris ceux qui, par leur conception, peuvent relever simultanément de plusieurs catégories.
14À la fin du livre, un lexique bienvenu s’attache à rappeler la signification des termes rares ou techniques qu’une étude de cette nature, dont l’objet porte sur plusieurs siècles et plusieurs pays, rencontre nécessairement.
15L’ouvrage comporte enfin un index des noms propres cités ainsi qu’une large bibliographie d’environ 200 titres. Celle-ci a le grand mérite d’indiquer – en rouge – les sites en ligne où sont disponibles des documents non seulement bibliographiques mais aussi iconographiques puisque de nombreuses bibliothèques, de par le monde, ont entrepris de numériser leurs collections anciennes, lesquelles sont désormais à la disposition des chercheurs, des lecteurs ou des simples curieux.
16Ce livre sur les Abécédaires de l’enfance – issu d’une thèse de doctorat – est donc d’abord un bilan très complet de recherches approfondies dans un domaine peu étudié. C’est aussi un remarquable outil de travail mis à la disposition de quiconque souhaite poursuivre la recherche dans certaines des directions qu’il a ouvertes. Que l’on soit enseignant, historien, sociologue, spécialiste ou simple curieux de l’histoire de l’éducation ou des mentalités, ou bien même (ou en plus de tout cela, car ce n’est pas incompatible) un lecteur simplement nostalgique des livres qui ont accompagné ses premiers pas dans l’univers des signes, le beau travail, à la fois très érudit et très convaincant de Marie-Pierre Litaudon-Bonnardot, retiendra, à coup sûr, l’attention d’un public large et diversifié.
Notes
1 Ségolène LE MEN, Les Abécédaires français illustrés du XIXème siècle, Paris, Promodis, 1984.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Michel Forget, « Marie-Pierre Litaudon-Bonnardot, Les abécédaires de l’enfance, verbe et image », Strenæ [En ligne], 8 | 2015, mis en ligne le 01 mars 2015, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/strenae/1416 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/strenae.1416
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