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AccueilNuméros8Dossier thématiqueLe nouveau pays des merveilles

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1Le territoire du merveilleux contemporain s’est formidablement étendu, plus de quinze ans après les débuts du « phénomène Harry Potter » et tandis que les médias pour la jeunesse ne cessent de l’arpenter en tous sens. De fait, les innombrables variations sur cet « imaginaire » surnaturel inspiré des contes et des mythes constituent sans doute la face la plus visible auprès du grand public de l’importante croissance du secteur éditorial des livres pour la jeunesse et de leurs déclinaisons durant cette même période.

2Au passage bien sûr, ses frontières se sont considérablement modifiées : le « pays des merveilles » qu’explorent les huit articles de ce numéro a ceci d’inédit qu’il ne cesse de retravailler ses motifs (venus des contes et d’un passé « enchanté » de la culture de jeunesse), de coloniser de nouveaux publics (les adolescents et « jeunes adultes ») et de nouveaux supports (de l’intime au virtuel), trois dimensions dont l’interaction est permanente.

Renouveau des motifs et personnages de la tradition merveilleuse

3Qu’ils proviennent des mythologies gréco-latines, du merveilleux médiéval (épique ou arthurien) ou bien de l’âge d’or victorien, marqué par la mythification de l’enfance elle-même, personnages et motifs traditionnels se trouvent, dans la fantasy contemporaine, repris et déplacés (pour de nouveaux publics, sur de nouveaux supports). En outre, d’autres thèmes de la culture pour la jeunesse, au traitement jusqu’alors réalistes, se voient à leur tour aspirés dans l’orbite du surnaturel magique par la puissante attraction qu’il exerce sur l’ensemble du champ. Les récits à destination des plus jeunes, et en particulier les genres de l’imaginaire, s’imposent en effet comme un des nœuds les plus denses où se constitue une hypermodernité culturelle, au sens où y convergent les procédés de recyclage des architextes stratifiés de nos passés fictionnels, des mythes antiques aux genres populaires des xixe et xxe siècles. Les personnages et les mondes de la culture de jeunesse, qu’ils en proviennent ou y soient réexploités, se présentent comme iconiques et plastiques à la fois – familiers et reconnaissables, mais cependant modelables et appropriables, comme s’ils se faisaient les vecteurs des vertus prêtées à l’imaginaire enfantin, limité dans ses référents (issus de stéréotypes médiatiques), illimité dans les inventions, singulières et très libres, qu’en tire chaque petit usager. On les rencontre ainsi sans cesse, au cœur des circulations transfictionnelles.

  • 1 Fablehaven de Brandon Mull, 5 volumes chez Nathan (trad. Marie-José Lamorlette) : Le Sanctuaire sec (...)

4Hélène Gallé, spécialiste de littérature du Moyen Âge, observe ainsi les occurrences d’une figure archaïque, le Centaure, dans un vaste corpus de fantasy (du cycle de « Xanth » de Piers Anthony à celui des « Percy Jackson » de Rick Riordan, en passant par Harry Potter de J.K. Rowling et Le Lion de Macédoine de David Gemmel). Elle retrouve dans ces textes le mélange paradoxal de violence et de sagesse qui caractérise la figure hybride, mais nous propose d’y lire une représentation contemporaine de l’enseignant, aux frontières de l’humain... On notera que les centaures apparaissent le plus souvent en contexte syncrétique, dans des univers, très représentés dans les fictions pour la jeunesse, qui se donnent comme le « pays de toutes les merveilles », refuge ou origine des créatures mythiques et légendaires de nos histoires : on peut penser au « Narnia » de C. S. Lewis, au bestiaire des environs de Poudlard, à la série récente « Fablehaven » de Brandon Mull1. De plus en plus, on peut repérer de tels univers, accueillant les formes les plus diverses du merveilleux, et en cela mimétiques à nouveau du grand creuset des histoires que se racontent les enfants, jusque dans les fictions pour adolescents et adultes (plus ou moins « jeunes), qui s’en donnent comme le prolongement : ainsi du Livre des choses perdues de John Connolly, qui figure au corpus de l’article de Laurent Bazin, ou de Fables, série de bandes dessinées de Bill Willingham, qui apparait dans celui d’Alice Brière-Hacquet.

5Cette dernière s’attache en effet à trois variations sur le personnage de conte merveilleux sans doute le mieux connu, le Petit Chaperon Rouge, dans un album français (Le Loup de la 135e avenue de Rebecca Dautremer et Arthur Lebœuf), un roman espagnol (Caperucita en Manhattan de Carmen Martín Gaite) et un comics américain (Fables, donc), et montre comment ses avatars se confrontent à un autre mythe, celui de la grande ville. L’espace urbain se métamorphosant pour devenir pays des merveilles, « (c)e n’est finalement pas le conte qui se trouve réécrit par rapport à la ville, mais bien la ville qui se trouve réorganisée par le conte ». Si l’on élargit la remarque à des formes de merveilleux non contiques, et notamment à des représentations d’un répertoire surnaturel aux origines hybrides (des vampires aux fées en passant par les métamorphes), désormais placé dans un contexte familier, on a là une définition possible de la démarche qui caractérise la « fantasy urbaine » (urban fantasy), sous-genre en plein développement auxquels se rattachent nombre des œuvres étudiées dans ce dossier, comme la série télévisée Grimm (dans l’article d’Isabelle Périer) ou une bonne part de l’œuvre de Neil Gaiman, évoquée à la fois par Laurent Bazin et par Virginie Douglas.

6C’est bien cette même relecture du monde réel, passé ou contemporain, au prisme d’un enchantement aux couleurs parfois sombres, qu’illustre également l’article « Merveilles du cirque et de la fiction dans quelques récits anglo-saxons contemporains pour adolescents et jeunes adultes ». Virginie Douglas y montre que l’imaginaire du cirque, fort d’une tradition remarquable en littérature pour la jeunesse où il faisait l’objet d’un traitement réaliste, nourrit désormais nouvelles et romans relevant du fantastique au sens large que lui donnent les anglophones, au premier rang desquels The Night Circus d’Erin Morgenstern (2011). Privilégiant le clair-obscur, entre fascination et terreur, ces nouveaux récits de cirque, saturés de références aux contes ou à l’œuvre de Lewis Carroll, distillent un message très contemporain sur la fiction et ses pouvoirs. Dans le corpus du nouveau merveilleux, en une leçon inlassablement reprise, la création, mais aussi la lecture, sont en effet présentées comme ce qui, littéralement, donnent vie aux produits de l’imagination, et donc comme des opérations pleinement « magiques ». Parfaits exutoires à une réalité contemporaine dont la doxa martèle parallèlement qu’elle est « désenchantée », ces récits associent alors, à l’évasion qu’ils procurent, un discours qui la justifie, et même la glorifie.

Conquête de nouveaux publics

  • 2 J’utilise le terme de « juvénisation », employé par les sociologues, pour désigner l’expansion de m (...)

7On comprend que bien souvent, les évolutions dans la façon dont les motifs et personnages sont retravaillés correspondent à un renouvellement du public visé. L’association entre enfance et merveille – sous la forme de la pensée magique, de l’âge d’or, du paradis perdu, etc. –, qui peut apparaitre spontanée et comme atemporelle, semble en réalité beaucoup plus récente, s’affermissant entre les secondes moitiés des xviiie et xixe siècles, quand les éditions de contes folkloriques (Grimm, Afanassiev) coïncident avec la naissance anglaise de la fantasy et avec le développement des premières formes d’industrie culturelle. Or, si le retour au premier plan, depuis le tournant du xxe siècle, des genres et motifs du merveilleux, se trouve puiser très largement dans cet héritage, c’est en lui conférant, à destination d’un public élargi, des enjeux inédits. On touche là à un des aspects les plus prégnants de la redéfinition du territoire du merveilleux : les succès transgénérationnels d’Harry Potter et dans une moindre mesure de Twilight ont mis en lumière un phénomène de perméabilité et de circulation des consommations culturelles sans nul doute plus ancien, mais que la « juvénisation » généralisée de nos sociétés2 a désormais rendu non seulement avouable mais visible, voire revendiqué. Cette importance prise par un public adolescent et young adult entraîne la multiplication des projets « passerelles » (ou crossover, c’est-à-dire doublement adressés), et thématiquement, la recherche d’un équilibre entre merveille et noirceur.

  • 3 La fantasy pour adultes évolue d’ailleurs parallèlement, se détachant des productions pour la jeune (...)

8The Night Circus en donne un exemple tout à fait représentatif ; la question de la catégorie de public à laquelle il était destiné s’est d’ailleurs posée à sa sortie. De la même façon, des trois Chaperons d’Alice Brière-Hacquet, l’un s’adressait bien aux enfants (et aux parents-lecteurs), mais le second aux adolescent(e)s (le roman se clôt symboliquement sur la prise d’autonomie du personnage) et le troisième aux jeunes adultes lecteurs de bande dessinée pour public averti (le Chaperon de l’épisode des Fables est une usurpatrice, façon peut-être de dénoncer le miroir aux alouettes de la nostalgie). Les centaures d’Hélène Gallé se répartissent quant à eux de façon très équilibrée, dans un corpus de fantasy dont une des intrigues structurantes suit un schéma d’initiation (qui non seulement relève des plus anciennes formules de récit mais se décline pour tous publics), entre des séries d’ouvrage destinés plutôt aux adultes ou plutôt aux grands enfants lecteurs. On peut tout de même repérer que ces dernières s’imposent majoritairement dans les corpus les plus récents : tout se passe comme si la formidable expansion du genre fantasy dans le secteur jeunesse se faisait pour partie aux dépens de ses déclinaisons pour adultes, en en récupérant certains des scénarios architextuels privilégiés, pour se les accaparer dans un domaine désormais presque réservé3.

9Trois articles du dossier abordent prioritairement les redéfinitions contemporaines du merveilleux par cet angle du public « visé », observant la manière dont un auteur, une œuvre, un corpus, conçoivent leur relation au passé intertextuel qu’ils revisitent dans la perspective d’une réception spécifique. Quand Miyazaki renoue à destination des plus jeunes spectateurs les trames archaïques d’un « grand » merveilleux, les films et romans pour adolescents illustrent la dynamique inverse, mieux identifiée sans doute, de récupération des scénarios et motifs « enfantins » au profit de la classe d’âge supérieure.

10Dans son article « Ponyo sur la falaise : le testament mythopoétique de Hayao Miyazaki », Nathalie Dufayet propose de voir dans le long-métrage de 2009 l’œuvre-somme du maître de l’animation japonaise, où se concentreraient les influences des différents courants de la fantasy – on retrouve le renouveau des motifs, bien entendu. Miyzaki s’est au cours de sa longue carrière adressé, en mettant en œuvre peu ou prou les mêmes techniques « classiques » de dessin animé, à toutes les catégories de public, des plus jeunes (Mon voisin Totoro) aux grands enfants et adolescents (Princesse Mononoké) et aux adultes (Le Vent se lève). Il a également, comme le rappelle Nathalie Dufayet, régulièrement traité des rapports entre les générations (sous l’angle notamment de la responsabilité écologique) ou encore de la représentation du vieillissement (dans Le Château ambulant de manière exemplaire). Il faut dès lors identifier en Miyazaki un des promoteurs des circulations accélérées de l’imaginaire merveilleux, entre des aires culturelles (Orient/Occident) mais aussi des générations successives, qui communient dans le magnifique spectacle de la « surnature », toute proche, des japonais. Auprès du public français, qui a découvert l’anime dans les émissions télévisées pour enfants des années 1980, l’œuvre de Miyazaki remplirait ce rôle consistant à transmettre aux jeunes générations une version esthétiquement et éthiquement légitime des « mauvais goûts » de leurs parents.

11Dans Ponyo, Miyazaki s’amuse à incarner dans deux tout jeunes enfants, maladroits et délurés, le grand couple fondateur des traditions mythiques ; à l’inverse, Peter Jackson, dans son adaptation du Hobbit (2012-2014) étudié sous cet angle par Catherine Magalhaes (« Le Hobbit, roman et adaptation cinématographique ou l’appropriation par un public adulte d’une fiction jeunesse »), s’empare d’un court roman écrit à l’origine par Tolkien pour ses enfants, et le tire vers une tonalité épique qui se veut similaire à celle de la précédente trilogie du cinéaste, Le Seigneur des Anneaux (2001-2003).

12À rebours de la démarche de Tolkien, qui avait rédigé d’abord, en 1937, un récit pour jeunes lecteurs puis, accompagnant le passage de ses propres enfants à l’âge adulte, un second roman beaucoup plus long, sombre et complexe (et aussi beaucoup plus tardif, en 1954-1955), Jackson, lui, a adapté d’abord Le Seigneur des Anneaux, puis, après moult péripéties légales, économiques et artistiques, Le Hobbit, qui, visant le même public pour reproduire le même succès, se trouve alors traité comme un prequel du précédent. La forme, décalquée, consiste à nouveau en trois films qui certes adoptent les derniers raffinements technologiques mais conservent strictement les mêmes choix esthétiques ; les narrations sont nivelées, celle du Seigneur des Anneaux quelque peu simplifiée, celle du Hobbit nettement complexifiée.

  • 4 Beauty and the Beast, États-Unis, CBS, série créée par Ron Koslow, 1987-1990 ; The CW, série créée (...)

13L’article de Laurent Bazin qui ouvre ce dossier, « Une communauté désenchantée ? Métamorphoses du merveilleux dans le roman contemporain pour adolescents », élargit ces constats en une réflexion surplombante appuyée sur un vaste corpus comprenant notamment Reckless, la série en cours de Cornelia Funke ou Le Livre des choses perdues de John Connolly. Ces récits recourent à l’univers des contes classiques, et Laurent Bazin explique la séduction que peut exercer pour le public adolescent un tel jeu intertextuel : de façon dialogique, il constitue en effet d’une part « un hommage au panthéon classique, puisant dans la mémoire collective pour mieux nourrir l’attractivité des héros », mais intègre cependant aussi une forte dimension de subversion des codes de cette culture patrimoniale, « pour mieux mettre en scène la crise de sens et la quête problématique d’identité qui caractérisent les sociétés modernes ». On constate aussi à travers ce corpus romanesque combien les codes du merveilleux enfantin, avec la fameuse capacité d’appropriation qui les caractérise, s’hybrident très aisément avec ceux d’autres genres et médias populaires dont ils viennent renouveler le répertoire, ceux plus « adultes » de la fantasy épique, de la dark fantasy horrifique, du film d’action (ou de sa parodie), du récit policier. Soit, du côté des productions audiovisuelles pour adolescents ces dernières années : Blanche Neige et le Chasseur de Rupert Sanders (2012) – ses batailles épiques, sa Reine maléfique Rowena –, Le Chaperon Rouge de Catherine Hardwick (2011), et son loup… garou, clin d’œil à Twilight, Hansel et Gretel Witch Hunters (Tommy Wirkola, 2013), devenus grands, violents et pince-sans-rire, ou encore Beauty and the Beast, remake très libre d’une précédente série des années 19804, où le couple de héros enquête sur de mystérieuses affaires, mêlant procedural drama et lointaine tradition merveilleuse. Si toutes ces occurrences de transcodages génériques concernent ici les films qui ont récemment débordé la tradition de l’animation pour proposer des versions de contes « au goût du jour », les mêmes remarques pourraient tout à fait être formulées en s’attachant au personnage de l’Alice de Carroll par exemple. Les différentes relectures des « classiques pour la jeunesse » visent bien à ressaisir, au-delà du seul conte, un imaginaire mêlant merveilleux et enfance – jusqu’à peut-être menacer de tarir cette ressource naturelle si précieuse qu’est la mémoire commune ?

Nouveaux médias du merveilleux

14Ces derniers exemples nous disent aussi que la domination contemporaine du genre de la fantasy, qui se traduit par une intense circulation des motifs entre plusieurs classes d’âge (fantasy épique et mythique adaptée aux enfants, contes repensés par ados), se caractérise également et peut-être avant tout par une présence dans la « culture médiatique », aujourd’hui la mieux partagée par ces différents publics. Les supports privilégiés par les consommateurs adolescents et jeunes adultes se trouvent ainsi à leur tour investis par l’expansion du merveilleux. On a croisé le cas de la bande dessinée « comics » avec Fables et ses « légendes en exil » dans les États-Unis d’aujourd’hui, et le même scénario de départ se retrouve dans les deux séries télévisées mises en regard dans l’article d’Isabelle Périer, « Grimm et Once upon a time, entre contes et séries télévisées ». Exactement contemporaines (lancées toutes deux en 2011), marquées par le même syncrétisme (le « monde des contes » y est envisagé comme un tout, un monde qui ressemble au nôtre et où cohabitent les personnages des différents récits et traditions), ces deux exemples montrent pourtant l’empan très vaste des appropriations possibles d’une même matière, dans une forme médiatique similaire visant un public équivalent. Once upon a time se présente en effet comme une série feuilletonnante, de tonalité merveilleuse, vouée à approfondir son monde fictionnel en en explorant l’épaisseur chronologique (le dévoilement progressif du passé), quitte à risquer le ressassement ; Grimm en revanche se rattache à un ensemble de séries déjà bien illustré, qui se consacrent à explorer un « cas » surnaturel par épisode, ses prolongements de saison en saison la contraignant cette fois à puiser de façon toujours plus débridée dans un répertoire de motifs de plus en plus diversifiés.

  • 5 Les MMORPG, Massively Multiplayers Online Role Playing Games (dont World of Warcraft est l’exemple (...)
  • 6 Version « Réalité augmentée » de la fameuse Drake’s Comprehensive Compendium of Dragonology d’Edmun (...)
  • 7 Les différents vendeurs de « Box » (terminaux multimédia, triple ou quadruple play) ont investi ce (...)
  • 8 On sait que le cyberespace ou la réalité virtuelle ont été rêvés par la fiction et la prospective a (...)

15Avec de telles séries, fédérant sur le long terme un large public de spectateurs, le pays des merveilles s’installe dans la forme narrative sans doute la plus représentative des évolutions récentes de la consommation culturelle, la série télévisée « référencée » (elles le sont toutes), à la fois épisodique et addictive, courte et longue, profondément communautaire dans ses modes de réception et ses pratiques d’interprétation. Au cœur de la culture geek, dominant (science-fiction et fantasy confondus) les premiers jeux de rôle papier comme leurs derniers avatars à univers persistants5, les genres du merveilleux ont encore été, significativement, les premiers à tirer parti des promesses des jeux immersifs. La nouvelle « réalité augmentée » sert aujourd’hui (entre autres) à animer en 3D les dragons et les fées des histoires6. Une telle « magie » technologique, qui impose toujours davantage ses séductions au plus près de notre quotidien, en se disant capable de donner vie à l’imagination et consistance au fantasme, mériterait, à titre de prolongement, un traitement spécifique, tant son rôle apparait décisif dans la redéfinition élargie des frontières du merveilleux. Les prouesses de nos terminaux connectés nous sont vendues, par le marketing et la publicité, sous le signe du jeu et de la magie7, et le développement des usages numériques entre en convergence évidente avec l’expansion des genres de l’imaginaire, la simultanéité des deux phénomènes étant manifeste : les formes fictionnelles s’adaptent aux nouveaux possibles technologiques, qui eux-mêmes s’inspirent de demandes qui sont fondamentalement de l’ordre du désir à concrétiser, impossible aujourd’hui, demain à notre portée8.

16Un dernier article, celui d’Anne Chassagnol, « La merveille dans la peau : le tatouage féerique ou le nouveau pays imaginaire », consacré au phénomène émergent des tatouages reproduisant des illustrations, citations ou symboles tirés de la littérature merveilleuse pour la jeunesse, classique ou contemporaine, nous fait pour sa part toucher enfin à la dimension beaucoup plus intime que revêt également le rapport contemporain au merveilleux de l’enfance chez les jeunes adultes. C’est donc la peau qui se fait le nouveau support encré d’une appropriation qui est littéralement une forme d’incorporation, elle-même magique, d’un morceau d’enfance fétichisé ; la marque indélébile rattache à jamais les jeunes adultes qui le choisissent à un émerveillement premier, dans un geste très personnel qui rejoint une démarche générationnelle.

17Enchanter la vie, en se voulant résident éternel du pays des merveilles, en se replongeant, chaque jour ou chaque semaine devant sa page ou son écran, dans une enfance baignée d’icônes et de magie, et pour les créateurs en en reprenant inlassablement les traditions pour les adapter à l’époque et aux publics d’aujourd’hui, tel est en fin de compte le projet contemporain, culturel et plus largement sociétal, qui se dessine au travers de cette série d’exemples et que ce dossier voudrait permettre de mieux appréhender, dans ses présupposés comme dans ses conséquences.

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Notes

1 Fablehaven de Brandon Mull, 5 volumes chez Nathan (trad. Marie-José Lamorlette) : Le Sanctuaire secret (Secret Sanctuary, 2006), 2009, La Menace de l'étoile du soir (Rise of the Evening Star, 2007), 2010, Le Fléau de l’ombre (Grip of the Shadow Plague, 2008), 2010, Le Temple des dragons (Secrets of the Dragon Sanctuary, 2009), 2011, La Prison des démons (Keys to the Demon Prison, 2010), 2011.

2 J’utilise le terme de « juvénisation », employé par les sociologues, pour désigner l’expansion de modes de consommation et de postures mentales (ludiques, escapistes, déresponsabilisées) associés à la culture « jeune » et désormais partagés par des classes d’âge plus larges. Jean-Claude Chamboredon l’a identifié dès 1985 dans son article « Adolescence et post-adolescence : la juvénisation. Remarques sur les transformations récentes des limites et de la définition sociale de la jeunesse », dans Adolescence terminée, adolescence interminable, Anne-Marie Alléon, Odile Morvan et Serge Lebovici (dir.), Paris, PUF, 1985, p. 13-28.

3 La fantasy pour adultes évolue d’ailleurs parallèlement, se détachant des productions pour la jeunesse, vers des niveaux de noirceur, de violence et d’érotisme très marqués : c’est le nouveau courant dominant, marqué par l’influence prototypique du Trône de Fer de George Martin, de la gritty fantasy.

4 Beauty and the Beast, États-Unis, CBS, série créée par Ron Koslow, 1987-1990 ; The CW, série créée par Jennifer Levin et Sherri Cooper, 2012- en cours.

5 Les MMORPG, Massively Multiplayers Online Role Playing Games (dont World of Warcraft est l’exemple le plus fameux) représentent comme leur nom l’indique une nouvelle génération de « RPG » (jeu de rôle). Une de leurs particularités les plus notables est de mettre à disposition de très nombreux joueurs, sur abonnement, un même « univers » (ici de type médiéval-fantastique), qui n’est pas lié à l’activation d’un logiciel par chaque joueur mais « persiste », sur le serveur qui l’héberge, même une fois l’utilisateur individuel déconnecté. Le monde numérique continue ainsi de tourner, et le joueur est dès lors incité à y retourner sans tarder.

6 Version « Réalité augmentée » de la fameuse Drake’s Comprehensive Compendium of Dragonology d’Edmund Drake, Templar Publishing, 2009 ; Fairyland Magic de Patricia Moffet, Carlton books, 2009.

7 Les différents vendeurs de « Box » (terminaux multimédia, triple ou quadruple play) ont investi ce même créneau de la « machine à fictions », des jouets et merveilles : dans un spot SFR de 2008, la Neufbox est dépannée en deux temps trois mouvements par une équipe de figurines en combinaison rouge et blanche, sortant de la boîte et se déplaçant en camion de pompiers ; voir aussi la campagne de lancement de l’offre Idéo de Bouygues mettant en scène l’affrontement avorté, à l’orée d’une forêt, entre les « contacts », sous bannière Mobile, et les créatures sorties de la Box, dragon et robots en tête, ou encore d’une nouvelle console portable Sony, en 2012, avec pour slogan « le monde est sur Play ».

8 On sait que le cyberespace ou la réalité virtuelle ont été rêvés par la fiction et la prospective avant d’être en partie concrétisés – pas exactement de la même façon, mais comme résultats d’une dynamique à laquelle les créations imaginaires ont profondément contribué.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Anne Besson, « Le nouveau pays des merveilles »Strenæ [En ligne], 8 | 2015, mis en ligne le 01 mars 2015, consulté le 16 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/strenae/1410 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/strenae.1410

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