D’aventures en expériences : lectures des albums de Béatrice Poncelet. À propos de Lire et relire Béatrice Poncelet. Une entrée en littérature, de Sylvie Dardaillon
Sylvie Dardaillon, Lire et relire Béatrice Poncelet. Une entrée en littérature, Ellug, collection Didaskein, Université Stendhal, Grenoble, 2013, 397p. ISBN : 978-2843102318
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1Le titre du livre de Sylvie Dardaillon affiche d’emblée la manière dont l’auteure envisage l’œuvre si riche de Béatrice Poncelet : il s’agit bien de la lire et de la relire, de se plonger dans cette œuvre en « mouvement », de s’engager de manières diverses dans cet univers si singulier traversé par des voix multiples et souvent « sans visage », dans un espace constitué d’images et de mots mêlés qui donnent à faire l’expérience du temps, dans son épaisseur et sa stratification.
2Lire et relire, c’est aussi, comme l’explique Sylvie Dardaillon dans la première partie, interroger l’œuvre de B. Poncelet selon plusieurs perspectives qui organisent le livre et qui, chacune à sa façon, affirment la nécessité d’une approche « impliquée ». En effet, il s’agit d’étudier en quoi les albums de B. Poncelet invitent à des expériences de lecture : expérience d’une lectrice, Sylvie Dardaillon, très fine analyste de cette œuvre dont elle détaille avec élégance la richesse iconotextuelle, expériences de jeunes lecteurs dans le cadre scolaire, expériences d’adultes médiateurs, les enseignants et elle-même en tant que formatrice auprès de ces enseignants. Autant d’expériences motivées, chacune à sa manière, par la volonté de la transmission, non d’un savoir sur le monde ou la littérature, mais d’un rapport au monde et à la littérature ou plus largement encore aux univers artistiques : un rapport qui appelle l’investissement et l’implication.
3La démarche de Sylvie Dardaillon en effet se déploie en référence à de nombreuses approches critiques qui ont pour point commun de revendiquer ces formes d’implications : sont convoqués tour à tour Meschonnic pour définir un rapport au langage et envisager les œuvres de Poncelet comme des « albums-poèmes », Gadamer ou Jauss pour réinterroger l’approche herméneutique dans l’acte de lecture. La question du sujet-lecteur traverse aussi tout ce travail en référence non seulement aux travaux de Picard et de Jouve mais aussi, du côté didactique, à ceux de G. Langlade et de C. Tauveron.
4Après avoir posé son cadre de recherche, Sylvie Dardaillon propose une belle analyse des albums de Béatrice Poncelet envisagés comme « terrain de l’aventure littéraire », en étudiant finement dans un premier temps, les caractéristiques de cette œuvre iconotextuelle « en mouvement » : si elle apparaît comme un « musée en herbe » selon l’expression de Jocelyne Beguery, rien n’est figé. Bien au contraire la poétique du fragment, combinée à celle de la superposition et de la prolifération, crée non seulement une « impression de relief », une « épaisseur du réel » mais aussi des effets de mouvements, une expérience de la circularité et de la temporalité très singulière. Les choix graphiques, typographiques, les brouillages énonciatifs, la multiplicité des voix qui traversent les albums, loin de fixer la représentation d’un monde, au contraire, cherchent à rendre compte de ce que ce monde a de fluctuant, de complexe et d’insaisissable. Pour autant, il ne s’agit pas d’une expérience d’une radicale altérité. Le monde de Béatrice Poncelet est bien ancré dans le quotidien, le familier : c’est ce que Sylvie Dardaillon montre dans le deuxième temps consacré à l’étude de l’œuvre, en insistant sur la volonté de transmission ou peut-être plus exactement de médiation. L’album cherche alors à « ouvrir à une forme d’intimité collective », multidimensionnelle et polyphonique. Aussi l’auteure laisse-t-elle souvent la parole aux propos de Béatrice Poncelet elle-même, tout en s’interrogeant sans cesse sur la place du lecteur : lecteur modèle dans cette partie, mais aussi lecteur empirique dans les autres.
5La partie suivante intitulée « L’école comme lieu d’expériences de lectures croisées » rend compte des premières réceptions d’enseignants et d’élèves de trois classes, deux CM2 et une classe de SEGPA. Sylvie Dardaillon expose très clairement les protocoles d’enquêtes : question après lecture-feuilletage des albums, échanges au sein du groupe. Mais la chercheuse ne se contente pas de recueillir et de commenter les impressions souvent rétives dans un premier temps à l’œuvre de Poncelet. Sa démarche est à la fois une démarche d’investigation et une expérience qu’elle donne à faire aux enseignants et aux élèves. En effet, si la première étape (questionnaire) met en avant quelques postures de sujet-lecteur, le deuxième temps de rencontre avec l’œuvre de B. Poncelet s’inscrit dans l’échange qui permet ce qu’elle appelle une « intercompréhension » au sein d’une communauté interprétative : ce deuxième temps donne à voir et à entendre la manière dont la parole apprend à se déployer autrement, dans l’interaction, à propos d’une œuvre littéraire. Les réticences qui relèvent finalement plus des adultes que des élèves montrent aussi parfois combien certaines représentations discutables concernant la littérature ou la lecture littéraire peuvent bloquer : la peur de ne pas tout comprendre fait assurément partie de ces représentations. Peu à peu, un déplacement s’effectue donc vers la possibilité d’une lecture plus « buissonnière ». Cette partie s’achève sur une réflexion concernant à la fois l’œuvre et sa lecture autour de la question de la transmission qui n’est pas seulement legs unilatéral mais bien une forme de « re-création ». Cette affirmation, me semble-t-il, vient réinterroger la position de Walter Benjamin affirmant la fin de l’expérience transmise par la voix du conteur. Il y a bien, dans ce qui nous est donné à lire dans les nombreuses transcriptions des échanges, à la fois la mise en évidence d’une forme d’Erfahrung (transmission) et d’une Erlebnis (une expérience vécue), à travers un cheminement – ou un déplacement - qui se fait dans l’échange et l’intersubjectivité.
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6Le dernier grand temps de l’ouvrage concerne deux démarches de création/appropriation, « au service de l’interprétation ». Sylvie Dardardaillon présente et analyse deux séquences mises en œuvre dans les classes. La première est axée autour de deux formes d’écriture : un écrit « réactif » à la lecture de Chez eux, Chez Elle ou chez elle (album inscrit dans les listes de référence du ministère de l’Éducation nationale) et la réalisation d’une production/imitation sollicitant l’écriture proprement dite, mais aussi des réalisations plastiques et typographiques. Dans ce dispositif, l’oral occupe une place essentielle et intervient sans cesse lors des retours collectifs notamment. Très évidemment l’écriture ou plus exactement la réécriture apparaît comme une « modalité d’investissement de l’œuvre » et l’analyse précise des réalisations des élèves ainsi que des échanges qui se mettent en place montre comment les élèves, grâce à cette activité d’écriture, parviennent à construire un discours et un métadiscours d’une grande pertinence : une posture en somme de lecteurs littéraires, attentifs aux nombreuses formes-sens, textuelles et iconiques, de l’album, voire d’autres albums de B. Poncelet, lecteurs impliqués et désireux de faire dialoguer leur réalisation avec celles de la créatrice. L’étude consacrée aux créations des élèves de SEGPA amène S.Dardaillon à reposer la question de la correction des productions de manière très juste : certaines formules a-syntaxiques pouvant apparaître comme une réponse pertinente à l’album de B. Poncelet et révélant parfois une implication forte et intime des élèves. Elle conclut cette première séance sur une distinction entre « parler sur » et « parler avec » l’œuvre1, qui me paraît importante d’un point de vue didactique.
7La deuxième séquence, quant à elle, est plus nettement axée sur l’oralisation comme principe d’appropriation de l’œuvre, qui consiste à « opérer un détour par la voix pour donner à entendre la matière du texte, dans une visée exploratoire de ses rythmes, de ses couleurs pour mieux en réinterroger et rencontrer le(s) sens ». Si Sylvie Dardaillon garde sa position de chercheuse, elle affirme aussi une conviction forte en faveur de la lecture à voix haute de l’élève, contre tout un courant qui a évincé ce type de lecture des pratiques scolaires. Mais les expériences qu’elle met en place dans la formation d’enseignants et dans les classes vont plus loin puisqu’elles engagent les lecteurs dans une mise en « image sonore, spatiale et visuelle » de l’œuvre de Poncelet. Il serait trop long de décrire les dispositifs mis en œuvre sur un temps assez conséquent et qui aboutissent à un parcours théâtralisé à travers des extraits des albums. Ce que l’on peut en retenir, ce sont les implications multiples qui amènent adultes comme enfants à revenir aux œuvres, à échanger sur leurs perceptions et leurs interprétations, à déployer une parole qui atteste d’un progressif déplacement par rapport à ces albums exigeants mais aussi par rapport à eux-mêmes en tant que sujets lecteurs, ou que sujets tout court.
8C’est ce que Sylvie Dardaillon souligne dans sa conclusion où elle fait un bilan de ces expériences, assumant clairement sa démarche engagée et affirmant la possibilité d’expériences de lecture qui dépassent les oppositions traditionnelles entre pratiques individuelles et pratiques sociales de la lecture, entre gestes professionnels et approches esthétiques. Ces expériences de lecture réinterrogent de manière vive les modalités d’une transmission envisagée non comme un acte unilatéral, mais bien comme un échange qui est aussi une prise de risque et grâce auquel le « je » et le « nous » se co-construisent dans les temps des lectures.
Notes
1 C’est une distinction qu’elle établit pour caractériser de manière synthétique les postures des élèves de CM et les élèves de SEGPA, sans hiérarchisation. Distinction dont le numéro 40 de la revue Repères avait d’ailleurs fait un titre, Écrire avec/sur/de la littérature, C. Doquet-Lacoste, O.Lumbroso,C. Tauveron (dir.), décembre 2009.
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Référence électronique
Florence Gaiotti, « D’aventures en expériences : lectures des albums de Béatrice Poncelet. À propos de Lire et relire Béatrice Poncelet. Une entrée en littérature, de Sylvie Dardaillon », Strenæ [En ligne], 8 | 2015, mis en ligne le 01 mars 2015, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/strenae/1398 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/strenae.1398
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