Navigation – Plan du site

AccueilNuméros24Comptes rendusBounthavy Suvilay, Dragon Ball, u...

Comptes rendus

Bounthavy Suvilay, Dragon Ball, une histoire française

Ivanne Rialland
Référence(s) :

Bounthavy Suvilay, Dragon Ball, une histoire française, Liège, Presses universitaires de Liège, coll. « ACME », 2021.

Texte intégral

  • 1 Marie-Laure Ryan, « Mondialité, médialité », dans : Anne Besson, Nathalie Prince, Laurent Bazin (di (...)
  • 2 Anne Besson, Constellations. Des mondes fictionnels dans l’imaginaire contemporain, Paris, Éditions (...)

1Bounthavy Suvilay commence sa monographie consacrée à Dragon Ball en soulignant l’étonnante transformation de la réception française du manga entre 1997, date à laquelle il est accusé d’incitation à la pédophilie, et 2016, où il est recommandé parmi les compléments de lecture proposés par l’Éducation nationale pour l’enseignement du français au cycle 3 (CM1, CM2, 6e). À partir de la théorie de la réception d’Hans Robert Jauss, c’est donc cette évolution de la réception que la chercheuse s’attache à expliquer. Son objet, toutefois, n’est pas seulement le manga Dragon Ball, ce qui d’ailleurs, comme elle le montre dès l’introduction, n’aurait pas de sens : non seulement Dragon Ball est connu d’abord en France en tant qu’anime (dessin animé), mais, dès son contexte originel japonais, Dragon Ball correspond à un ensemble de productions médiatiques diverses qui relèvent d’une « esthétique de la prolifération1 », pour reprendre, à la suite de l’autrice, l’expression de Marie-Laure Ryan. La bande dessinée d’Akira Toriyama créée en 1984 pour le magazine hebdomadaire Shōnen Jump est republiée au Japon en 42 volumes, rééditée en différents formats, adaptée en plusieurs séries animées, films d’animation, jeux vidéo (plus d’une centaine), figurines de collection, jeux de cartes et autres produits dérivés. Ces produits médiatiques, créés parfois par des amateurs, peuvent reprendre les épisodes du manga ou inventer d’autres fils narratifs : Dragon Ball est ainsi le nom d’un écosystème transmédiatique qui renvoie aux analyses des mondes fictionnels telles que menées notamment par Anne Besson2.

  • 3 Marie-Ève Thérenty, « Pour un poétique historique du support », Romantisme, vol. 1, n° 143, 2009, p (...)
  • 4 Les quatre temps sont l’introduction, le développement, le point de vue différent et la conclusion (...)

2La particularité de l’ouvrage de Bounthavy Suvilay est de mener l’étude de la circulation et de la réception de Dragon Ball à partir d’une « poétique du support3 » : elle met l’accent sur la force configurante et transformatrice des médiums – pour employer un terme qui, selon nous, la met mieux en évidence que celui de support – et ce, en premier lieu, dans le contexte japonais initial auquel elle consacre sa première partie. Elle expose de manière fort utile la structuration en quatre temps prégnante au Japon, le Kishōtenketsu4, qui sous-tend la composition des mangas, mais aussi des jeux vidéo (p. 26), l’ancrage des mangas dans la tradition artistique japonaise et, à propos plus spécifiquement de Dragon Ball, la manière dont il reprend et détourne les supokon, mangas sportifs qui eux-mêmes réactualisent des récits de formation populaires destinés aux garçons, valorisant la discipline corporelle et le sacrifice. L’auteur du manga, Akira Toriyama, propose une version parodique de ce type de manga, ainsi que du roman classique chinois La pérégrination vers l’Ouest. Le héros du manga reprend le nom de celui du roman, Son Goku, la dimension humoristique étant notamment affichée par l’onomastique ridicule des personnages, dont les noms renvoient à des légumes ou des sous-vêtements.

3Bounthavy Suvilay montre ensuite de façon précise la dynamique du media mix japonais en dépliant la chronologie complexe du dispositif, les contraintes médiatiques et temporelles qui pèsent sur lui et affectent profondément les œuvres produites. Elle en distingue trois phases d’exploitation en fonction de la position qu’y occupe le manga : de point de départ, il devient au milieu des années 1990 un point d’arrivée, tandis que le rôle moteur est occupé par le jeu vidéo – médium dont Bounthavy Suvilay est une spécialiste reconnue. La troisième et dernière phase, à partir du milieu des années 2010, est marquée, sur fond de crise des industries de contenu au Japon, par la plasticité d’un univers de fiction trentenaire, rebrassé par des réceptions partielles et créatives.

  • 5 Voir, sur ce point particulier, ici p. 330 et suivantes, et Bounthavy Suvilay, « Novellisation des (...)

4L’importation en France complexifie encore cette constellation de fictions par de nouvelles variations médiatiques, dont certaines autochtones et tout à fait inconnues au Japon, comme les novellisations5. Bounthavy Suvilay élargit son champ d’étude au-delà de Dragon Ball pour évoquer plus largement la circulation européenne des fictions transmédiatiques japonaises. Elle met ainsi en lumière des bédéisations à succès de différents animes (Heidi, Goldorak) qui circulent en Europe du sud entre la fin des années 1970 et les années 1980, de façon tout à fait indépendante du contexte médiatique japonais. Elle consacre également de nombreuses pages à la diffusion française de Goldorak en 1978 et au scandale qu’elle a suscité.

  • 6 La chercheuse reprend le concept à Lawrence Venuti en étendant le concept développé à partir de la (...)

5La première phase de la réception française, étudiée sous le titre « La domestication opportuniste et le scandale médiatique (1978-1997) », porte ainsi autant sur Goldorak que sur Dragon Ball, qui n’est diffusé en France qu’à partir de 1988 : si la fiction Dragon Ball est analysée avec précision dans les diverses facettes de sa réception, elle est aussi traitée comme un cas, certes exemplaire, de logiques transmédiatiques et transculturelles plus globales. De façon intéressante quoique brève, Bounthavy Suvilay revient sur les raisons économiques et culturelles sous-tendant à la fin des années 1970 et au début des années 1980 les attaques virulentes contre l’anime Goldorak, symptôme d’une concurrence entre les industries japonaise et française, d’une crise des anciens médias menacés par les médias audiovisuels et, au sein de ceux-ci, du développement du secteur privé dans une perspective de divertissement – tout cela réactivant alors des stéréotypes xénophobes et le fantasme du « péril jaune ». La « domestication6 » qui régit les adaptations de Dragon Ball durant la période, sur les plans de la traduction et des médiums, en effaçant la dimension humoristique de l’œuvre, renforce par ailleurs la perception de la brutalité et de la cruauté des combats, d’autant que ni la tradition narrative du récit de formation, ni la conception japonaise de la maîtrise du corps ne sont perçues. Au regard du manga, la série télévisée puis les jeux vidéo par lesquels les Français découvrent Dragon Ball augmentent en outre la part des combats et intensifient la tonalité dramatique, ce qui renforce la réception négative de la part des instances éducatives et des médias, et ce d’autant plus que Dragon Ball est très largement apprécié du jeune public.

  • 7 Troisième partie, chapitre premier : « Affordances technologiques et “culture de chambre” », p. 211 (...)

6La deuxième phase de la réception française de Dragon Ball correspond à un changement de génération – qu’incarne l’autrice elle-même, ancienne journaliste pour la revue Animeland, consacrée aux mangas et aux animes, et qui a constitué un objet décrié de la culture populaire comme sujet de sa thèse de doctorat. Les jeunes fans des années 1980 et 1990 ont peu à peu développé une expertise, à partir d’un « marché gris » du manga et de l’anime dont la description informée constitue une section particulièrement intéressante de l’ouvrage7. Sont bien montrés, dans leurs intrications, les rôles des objets technologiques (magnétoscope, photocopieur), des supports de diffusion (fanzines, VHS), des communautés informelles de partage, des lieux de distribution (les librairies japonaises, les boutiques de location de vidéos) détournés de leur vocation originelle, dans une topographie parisienne circonscrite à quelques quartiers – si la chercheuse prend également en compte la place jouée par la vente à distance auprès des publics provinciaux, elle indique bien que cette diffusion ne touche qu’un public restreint. Les originaux japonais y ont un prestige particulier, mais les traductions anglophones vendues dans les boutiques de comics constituent également un réseau de diffusion de ces fictions japonaises dont la chercheuse met en avant l’importance, y compris comme point de comparaison des versions françaises de ces mangas et animes, à mesure que s’établit une « expertise fanique » (p. 227). Elle ajoute également la place tenue par des circulations européennes à la faveur d’échanges avec les pays frontaliers, notamment l’Italie et l’Espagne.

  • 8 Le terme est cité dans un article d’Animeland, afin de critiquer cette attitude condescendante enve (...)

7Certaines communautés de fans mettent ainsi en place une stratégie de distinction appuyée sur une connaissance des fictions originales japonaises et une approche esthétique de celles-ci. Cette stratégie se construit à la fois contre la critique des médias grand public et contre d’autres fans, et notamment ceux de Dragon Ball : l’expression « Gagaballiens » stigmatise ces fans plus jeunes qui, selon leurs aînés, n’apprécient dans les animes que le sexe et la violence (p. 2388).

8Quelques-uns de ces amateurs-experts deviennent des professionnels contribuant à la diffusion des mangas et animes, en suivant non plus une logique de « domestication » mais de « foreignization » qui met en scène l’authenticité culturelle des produits proposés. Les mangas comportent des lexiques, des notes, des dossiers ; des termes japonais sont conservés, tels que les particules honorifiques ou les interjections. Le manga traduit forme un « simulacre du livre japonais » (p. 257), par l’ordre de lecture, la qualité du papier, le format, la jaquette, tandis que la segmentation du public s’affine. Les éditeurs français s’efforcent de créer un valorisation artistique du manga et de ses créateur.rice.s par des collections patrimoniales, dont Bounthavy Suvilay souligne l’échec commercial à ce jour. Elle montre par ailleurs que les réceptions de ces fictions restent multiples, et les représentations du Japon largement fantasmées, l’érudition apparente tendant à enrober des clichés exotiques (p. 276-277).

  • 9 Voir Nathalie Heinich, L’élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Paris, Ga (...)

9La dernière étape de cette « histoire française » de Dragon Ball met en avant de façon plus rapide une tentative de reprise en main de la circulation des fictions par les grands groupes de médias. Les ayants-droit japonais cherchent à uniformiser les versions transmédiatiques qui circulent à l’étranger, dans une recherche de contrôle adoptée plus largement par les grandes franchises. Des tensions sont ainsi créées autour des différentes traductions qui circulent, notamment en ligne. L’autrice finit son parcours en s’interrogeant sur l’intégration du manga dans les listes de recommandations de l’Éducation nationale et la manière dont celui-ci est abordé dans le cadre scolaire. La valorisation de ces œuvres sérielles à partir du « régime de la singularité » mis en évidence par Nathalie Heinich9 produit un malentendu qui réduit la diversité du manga – comme d’autres productions culturelles populaires, à partir du moment où elles sont abordées selon des catégories issues de la conception romantique du génie individuel de l’artiste.

10Si Bounthavy Suvilay promet par son titre une « histoire française » de Dragon Ball, c’est plus largement une histoire de la réception française du manga et de l’anime qu’elle propose, dans laquelle Dragon Ball joue le rôle d’exemple privilégié, mais non exclusif. Elle établit dans cette histoire des jalons clairs, tout en mettant bien en évidence la complexité de ces circulations médiatiques et territoriales. Elle montre l’entrelacement entre des stratégies économiques, des enjeux politiques et culturels, des logiques et des matérialités médiatiques, des filiations artistiques, des usages des technologies, des sociabilités informelles. Elle montre également le feuilletage historique et géographique de ces réceptions multiples : elles ne suivent pas un flux linéaire du Japon vers la France. Elles sont prises, d’une manière largement imprévue par les producteurs et diffuseurs initiaux, dans un réseau de circulation européen et atlantique, et varient en fonction des communautés d’interprétation, et des œuvres – ainsi que de leurs versions – qui constituent à leurs yeux des modèles-types du manga et de l’anime. L’ouvrage, au-delà de l’intérêt propre à son sujet, constitue ainsi une approche très stimulante des dynamiques de transferts culturels et médiatiques.

Haut de page

Notes

1 Marie-Laure Ryan, « Mondialité, médialité », dans : Anne Besson, Nathalie Prince, Laurent Bazin (dir.), Mondes fictionnels, mondes numériques, mondes possibles. Adolescence et culture médiatique, Rennes, PUR, 2016, p. 21-39.

2 Anne Besson, Constellations. Des mondes fictionnels dans l’imaginaire contemporain, Paris, Éditions du CNRS, 2014.

3 Marie-Ève Thérenty, « Pour un poétique historique du support », Romantisme, vol. 1, n° 143, 2009, p. 109-115, DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3917/rom.143.0109.

4 Les quatre temps sont l’introduction, le développement, le point de vue différent et la conclusion (p. 25).

5 Voir, sur ce point particulier, ici p. 330 et suivantes, et Bounthavy Suvilay, « Novellisation des mangas Dragon Ball, One Piece et Naruto : recréation d’un objet transculturel », dans : Benoît Glaude et Laurent Déom (dir.), Les novellisations pour la jeunesse : nouvelles perspectives transmédiatiques sur le roman pour la jeunesse, Louvain-la-Neuve, Éditions Académia, coll. « Texte-image », 2020, p. 85-101.

6 La chercheuse reprend le concept à Lawrence Venuti en étendant le concept développé à partir de la traduction aux transformations médiatiques de l’œuvre importée. Voir Lawrence Venuti, The Translator’s Invisibility: A History of Translation, 2e éd., Londres, Routledge, 2008 [première édition : 1995]. Elle reprend également au même auteur le concept de foreignization.

7 Troisième partie, chapitre premier : « Affordances technologiques et “culture de chambre” », p. 211 et suivantes.

8 Le terme est cité dans un article d’Animeland, afin de critiquer cette attitude condescendante envers les plus jeunes fans : Briaeros « long live Dunan » Capitalistus, « Du péril jaune au renouveau exotique », Animeland, n° 14, 1994, p. 42.

9 Voir Nathalie Heinich, L’élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Paris, Gallimard, 2005.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Ivanne Rialland, « Bounthavy Suvilay, Dragon Ball, une histoire française »Strenæ [En ligne], 24 | 2024, mis en ligne le 01 septembre 2024, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/strenae/11124 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12evo

Haut de page

Auteur

Ivanne Rialland

CHCSC, UVSQ-Université Paris-Saclay

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search