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Comptes rendus

Delia Guijarro Arribas, Du classement au reclassement : sociologie historique de l’édition jeunesse en France et en Espagne

Cécile Boulaire
Référence(s) :

Delia Guijarro Arribas, Du classement au reclassement : sociologie historique de l’édition jeunesse en France et en Espagne, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Le sens social », 294 p., EAN : 9782753583719.

Texte intégral

  • 1 Jean-Claude Chamboredon et Jean-Louis Fabiani, « Les albums pour enfants. Le champ de l’édition et (...)
  • 2 Michèle Piquard, L’édition pour la jeunesse en France de 1945 à 1980, Villeurbanne, ENSSIB, 2004.

1L’ouvrage publié par Delia Guijarro Arribas, tiré d’une thèse de sociologie réalisée sous la direction de Gisèle Sapiro à l’EHESS et à la Casa de Velázquez, ambitionne d’étudier le sous-champ de l’édition jeunesse dans une perspective à la fois nationale et transnationale, en utilisant les concepts de « champs de force » et « champ de lutte » issus de Bourdieu, ainsi que les apports de la sociologie des classifications. Plus précisément, elle souhaite repartir des acquis (jugés fondamentaux par un grand nombre de chercheurs) issus de l’étude de Chamboredon et Fabiani en 19771 afin d’étudier l’autonomisation progressive du sous-champ « édition pour la jeunesse » à l’intérieur du champ éditorial, aussi bien en Espagne qu’en France. Autre jalon fondamental que ce livre espère contribuer à prolonger : l’ouvrage de Michèle Piquard, L’édition pour la jeunesse en France de 1945 à 19802, dont les analyses fines en termes de politique et de discours éditoriaux sont ici prolongées jusqu’aux premières décennies du xxie siècle. Le défi est relevé avec beaucoup de brio. La culture transnationale de l’autrice lui autorise un regard comparatiste qui évite toute essentialisation des phénomènes observés. La maîtrise des concepts, employés avec méthode, lui permet d’offrir au lecteur un panorama extrêmement clair des domaines éditoriaux observés, l’édition pour la jeunesse contemporaine en France et en Espagne, avec des gros plans sur quelques domaines particuliers, comme les albums pour bébés, ou les livres vendus dans le cadre d’abonnements. Loin des visions irénistes de l’édition perceptibles lors des « événements » médiatiques comme les Assises de l’édition pour la jeunesse, le livre de Delia Guijarro Arribas met en évidence la conflictualité du monde éditorial et ses enjeux de pouvoir symbolique, lisibles notamment dans les hiérarchies et les classifications. Elle montre aussi, exemples très concrets à l’appui, que « la diversité des catégories mobilisées par les agents et dans les catalogues reflète la diversité des définitions du livre jeunesse » (p. 24), renvoyant donc à une sociologie de la jeunesse qui, là encore, refuse toute essentialisation.

2La première partie de l’ouvrage propose de penser l’édition pour la jeunesse comme un « sous-champ de forces ». Son premier chapitre, « l’édition jeunesse en Espagne. Genèse d’un sous-champ national plurilingue » a l’immense mérite de nous mettre sous les yeux l’émergence de l’édition pour la jeunesse dans l’Espagne au xxe siècle, avec un accent particulier sur la période de la dictature franquiste, puis celle de la démocratisation à partir des années 1980. Fait très intéressant, l’intérêt du pouvoir franquiste à « promouvoir une certaine idée du livre jeunesse espagnol et de ses vertus morales et éducatives » (p. 41) mène à l’émergence de figures nationales, telle José Miguel Azaola, figure majeure du catholicisme basque, au sein d’un réseau qui lui permet de devenir membre des réunions fondatrices de IBBY en 1953. Il en sera le premier vice-président (1953-1962), avant de présider le jury du prix Hans-Christian Andersen (1962-1970) : grâce à lui, l’Espagne est très visible au sein d’IBBY dès ses commencements. Quant à Carmen Bravo Villasante, écrivaine jeunesse et aussi première historienne de la littérature pour la jeunesse espagnole, elle est élue vice-présidente d’IBBY en 1966 (après avoir incité son réseau de contacts ibéro-américains à créer leurs sections nationales). Cette forte présence espagnole dans les premiers temps de l’organisme international IBBY contraste avec l’attentisme de la France, qui ne crée sa section nationale qu’en 1963.

3Néanmoins, la créativité espagnole en matière d’édition pour la jeunesse doit attendre la période de la libéralisation politique, qui aboutit à la mise en place d’un État fondé sur les communautés autonomes et la reconnaissance de langues co-officielles. Cela va contribuer au développement d’un réseau de maisons d’édition au sein des communautés culturelles et linguistiques – certaines étant parfois, sous un autre nom, la filiale d’une maison historique basée soit à Madrid, soit à Barcelone (exemple : l’éditeur Santillana devient « Grup Promotor » en Catalogne, « Obradorio » en Galice, « Zubia » au pays basque, « Voramar » à Valence, « Grazalema » en Andalousie). Un symposium national de littérature jeunesse tente d’impulser, dès 1977, le déploiement de politiques de lecture publique. Des groupes de recherche consacrés à la littérature jeunesse se créent : GRETEL en 1999 à Barcelone, CEPLI à l’Université de Castille-La Manche, et l’ANILIJ à Vigo en 2002, avec une particularité très espagnole :

Il faut remarquer que ces trois groupes de recherche dessinent une géographie qui reproduit les luttes propres au sous-champ éditorial jeunesse espagnol : la Castille, la Catalogne et la Galice, ambassadrices de leurs langues respectives, tentent chacune de positionner leur territoire et leur culture au centre d’une histoire nationale de la littérature jeunesse espagnole. (p. 50)

4Mais les éditeurs jeunesse ont aussi investi le secteur de la recherche sur le livre et la littérature jeunesse : en 1981, le fondateur du groupe Anaya, German Sanchez Ruipérez, crée une fondation portant son nom. Elle réalise les grandes enquêtes sur les pratiques de lecture des jeunes, et a créé deux centres culturels (la Casa del lector à Madrid, et le plus grand, le Centro Internacional del Libro Infantil y Juvenil à Salamanque en 1985). Autre particularité nationale : les groupes d’édition appartiennent souvent à des congrégations religieuses.

5Mais la caractéristique majeure du sous-champ de l’édition jeunesse espagnole est son plurilinguisme. Le pourcentage de titres en langues régionales est plus élevé en jeunesse qu’en édition générale, sans doute parce que le livre est un instrument d’acculturation linguistique dans des familles où la langue d’usage est le castillan, mais où les enfants sont scolarisés en école bilingue. Le taux important de traductions en Espagne relève souvent en réalité d’« intraductions » : des traductions vers les langues co-officielles. Mais les marchés en langue régionale sont très dépendants du marché éditorial dominant (il existe un seul espace national de critique littéraire).

  • 3 Voir notamment Isabelle Nières-Chevrel, Au pays de Babar : Les albums de Jean de Brunhoff, Rennes, (...)

6Ce panorama historique de l’édition pour la jeunesse espagnole est complété par le deuxième chapitre intitulé « Moralisation, illustration et concentration. L’autonomisation de l’édition jeunesse française ». Le cas français est évidemment bien différent, avec une apparition d’une édition spécifique pour la jeunesse dans la seconde partie du xviiie siècle, au point que Paris est considéré comme un haut lieu de production de livres pour la jeunesse en Europe au tournant du xxe siècle. La crise consécutive à la Première Guerre mondiale, tout en faisant baisser les publications, favorise les grands éditeurs comme Hachette. La presse se déploie particulièrement à partir du début du xxe siècle, avec deux pôles opposés : distraction (Ollendorf, Tallandier, Fayard...) et éducation (Montsouris, Gautier-Languereau, Bonne presse, etc.). On n’observe pas de grand changement structurel dans l’édition de l’entre-deux-guerres – alors même que c’est une période d’intense créativité esthétique, notamment dans le domaine de l’image3.

7L’après-guerre est le lieu d’une bataille pour la moralisation, avec la très étudiée loi de 1949, qui vise prioritairement la presse. Le consensus réunit les intérêts corporatistes des dessinateurs, le souci idéologique des ligues de moralisation catholique (pour préserver les petits êtres fragiles), et enfin les éducateurs, qui ne sont pas unanimes puisqu’on retrouve dans ce groupe des éducateurs catholiques proches des idées de l’abbé Bethléem aussi bien que des militants communistes comme Raoul Dubois. Le texte initial de la loi criminalise la « démoralisation de la jeunesse », mais seul un éditeur jeunesse sera condamné au nom de cette loi, qui va surtout fonctionner comme autocensure moralisatrice – à l’image d’autres instances, par exemple la revue Littérature jeunesse de Jeanne Cappe.

Les discours de l’après-guerre opposent systématiquement deux types de littérature pour la jeunesse, avec d’un côté les « bonnes lectures » pédagogiques et moralisatrices, et de l’autre les « mauvaises lectures » divertissantes, voire violentes ou indécentes. Celles-ci sont associées par ses détracteurs à un circuit de grande distribution, à des logiques sérielles et bon marché, et à une origine états-unienne. (p. 73)

8Mais cette opposition ne reflète pas la réalité des milieux éditoriaux, qui n’opposent justement pas divertissant et éducatif. Au contraire, les éditeurs divisent leur production par tranches d’âge afin de conjoindre chaque fois ces deux ambitions.

  • 4 Sylvain Lesage, L’effet livre : Métamorphoses de la bande dessinée, Tours, Presses universitaire Fr (...)

9À la fin de la décennie 1950, bande dessinée et littérature pour la jeunesse s’autonomisent comme deux sous-champs distincts4. Le sous-champ de l’édition jeunesse le fait de manière très progressive :

Depuis les années 1960 jusqu’aux années 1980, certaines institutions et les personnalités qui leur sont liées vont développer un vaste travail de reconnaissance, critique et promotion du livre jeunesse, tant dans les milieux universitaires, artistiques, éditoriaux que dans les bibliothèques, instaurant peu à peu des règles propres et différentes de celles qui régissent les éditions adultes, scolaires ou de la bande dessinée. Ce sont ces collectifs, souvent d’initiative privée, qui sont à la base de ce processus, et dans la plupart des cas c’est seulement à posteriori qu’ils reçoivent le soutien des autorités publiques. (p. 74)

10Dans ce contexte de moralisation et de professionnalisation du sous-champ, trois associations, étroitement liées les unes aux autres, jouent un rôle déterminant : il s’agit de la Joie par les livres, devenue aujourd’hui Centre national de littérature pour la jeunesse au sein de la BnF ; de la section française d’IBBY, créée seulement en 1963 ; et du CRILJ, créé en 1965, puis refondé sur des bases un peu différentes en 1973. Le mérite de l’ouvrage de Delia Guijarro Arribas est de poser clairement les éléments de ces influences croisées. En effet, on retrouve souvent les mêmes noms d’une institution à l’autre, même si, avec du recul, il est évident que les motivations des uns et des autres ne se recoupent pas absolument.

11La Joie par les livres est impulsée par des crédits privés, ceux d’Anne Gruner Schlumberger (la famille Schlumberger, française, s’est illustrée aux États-Unis dans l’exploitation pétrolière), mais évolue très rapidement vers l’institutionnalisation. La direction en est confiée à Geneviève Patte, qui reste en place de la création à sa retraite en 2001. Le comité de lecture, avec le soutien de l’ABF, donne naissance au Bulletin d’analyse de livres pour enfants (1965), qui devient en 1976 la Revue des livres pour enfants. Elle est rattachée en 1972 au ministère de l’Éducation nationale via l’École nationale supérieure des bibliothèques (Enssib), qui lui confie l’option « jeunesse » du CAFB (Certificat d’aptitude aux fonctions de bibliothécaire). En 1997, passage sous la tutelle du ministère de la Culture, ce qui conduit la Joie par les livres, en 2008, à devenir le Centre national de la littérature pour la jeunesse, intégré à la BnF.

  • 5 Voir Francis Marcoin, « Aux origines d’Ibby-France », Strenæ [en ligne], n° 3, 2012, DOI : https:// (...)

12IBBY a été créé en 1953, et on a vu que l’Espagne y tient sa place dès le début. La France est en revanche l’un des derniers pays à la rejoindre, car des luttes internes ont retardé son entrée5. En 1963, un an avant le congrès d’IBBY à Madrid, Lise Lebel réunit des personnalités de la littérature française (Geneviève Patte, Raoul Dubois, Marc Soriano, Janine Despinette, etc.) pour leur proposer la création d’une section française de l’IBBY, qui s’appuierait sur l’Association nationale du livre français à l’étranger (financée par le ministère des Affaires étrangères), dont elle est responsable. Elle prend donc la direction de cette section française, et siège au comité exécutif d’IBBY international. En 1970, elle ne peut pas s’y représenter et espère que Raoul Dubois, dont elle est proche, lui succèdera, mais c’est Geneviève Patte qui est élue au comité exécutif : elle est proche d’IBBY, elle a fait des séjours à la Bibliothèque internationale de Munich, et a même organisé une exposition venue de Munich à la bibliothèque de la Joie par les livres à Clamart en 1967. Cette élection crée des tensions car Lise Lebel reste directrice de la section française, avec le soutien de l’ANLFE.

13Enfin, le Centre de recherche et d’information sur la littérature pour la Jeunesse (CRILJ), d’abord réseau informel, est une association créée en 1965 (par Marc Soriano, Raoul Dubois, Janine Despinette, Natha Caputo, Isabelle Jan, Mathilde Leriche), et dont le rayon et les modalités d’action vont considérablement évoluer lors d’une sorte de « refondation » en 1973, dans le cadre d’une réflexion sur la création d’un Institut de littérature pour la jeunesse, qui aurait notamment une branche « recherche » (ce qui n’aboutira pas vraiment).

14Pendant un temps, les actions de ces trois groupes se superposent et se mêlent, avant de se distinguer. La section française d’IBBY s’institutionnalise : après la disparition de l’ANLFE et la création du ministère de la Culture, elle devient, au sein de ce ministère, un élément de la Direction du livre et de la lecture. C’est Jean Gattégno, directeur du livre et de la lecture, qui préside officiellement la section, mais Geneviève Patte assure les fonctions opérationnelles de « liaison officer », ce qui en est le poste-clé – or elle dirige aussi la Joie par les Livres, ce qui conduit à une quasi identification des deux instances. Quant au CRILJ, il sera agréé en 1978 par le ministère de la Jeunesse, des sports et des loisirs, et pilotera à ce titre le Prix de la jeunesse et des sports ou Prix du roman jeunesse de 1981 à 2004, avant de se régionaliser et, faute de moyens, de se rapprocher de la revue Griffon qui publiera ses notices critiques. Comme l’écrit l’autrice,

Bien qu’animées par des intérêts parfois différents et marquées par un rapport ambigu entre privé et public, les actions de ces organismes et de ces personnes furent fondamentales pour la promotion et la reconnaissance de la littérature jeunesse en France. (p. 78)

15Elle évoque brièvement la manière dont l’université, à son tour, s’ouvre très lentement aux études sur la littérature jeunesse ; puis plus longuement la structuration dont se dote le milieu des éditeurs pour la jeunesse, qui constitue un « groupe » au sein du Syndicat national de l’édition dès 1958. Un festival du livre jeunesse, qui se tient à Montreuil en 1983 et 1984, va devenir le Salon du livre jeunesse en 1985, puis de nombreux salons et festivals, conçus sur le même modèle, se multiplient. Ils se fédèreront en 2000. Systématisant la pratique des « Prix littéraires », ils contribuent à la mise en valeur de l’édition pour la jeunesse. La multiplication des maisons d’édition spécialisées à partir des années 1970 et les réformes scolaires, le phénomène d’internationalisation et de concentration éditoriale caractéristique des années 1990-2000, la multiplication des petites maisons indépendantes : voilà quelques-uns des phénomènes abordés en fin de chapitre, et qui vont mener au chapitre suivant, intitulé « L’internationalisation de l’édition jeunesse ».

16Ce troisième chapitre examine ce que l’autrice appelle le champ « transnational » de l’édition pour la jeunesse, et qu’elle définit comme « un espace relationnel de positions et un espace de possibles, qui s’est construit au moyen de réseaux, qui possède un capital et des instances de consécration spécifiques, et qui fonctionne de manière relativement autonome par rapport aux États-nations et aux marchés » (p. 93). Cela la conduit dans un premier temps à se focaliser sur chacun des sous-champs nationaux (France et Espagne) sous l’angle de leur déploiement à l’international, en soulignant une nouvelle fois les différences. La France en effet peut mal parier sur l’espace économique de la francophonie pour écouler sa production car au-delà de la Belgique, pensée comme une simple extension du domaine français, cet espace francophone est réduit. Tout déploiement à l’international passe donc, pour un éditeur français, par des ventes de droits et des co-éditions, qui sont bien exposées ici dans leur complexité économico-stratégique. Le cas de l’Espagne est bien différent : dès la fin de la dictature, une « mission des éditeurs » se déploie en Amérique hispanophone (et bientôt lusophone), et très vite se structure un réseau de filiales ibéroaméricaines des maisons d’édition espagnoles, avec une efficacité qui laisse pantois, SM Espagne ayant même acquis les droits de Lygia Bojunga Nunes, la plus célèbre écrivaine jeunesse du Brésil, lauréate du prix Andersen.

  • 6 Mathilde Lévêque a consacré un compte-rendu au livre de souvenirs de Jella Lepman, Die Kinderbuchbr (...)

17Quelle que soit la configuration nationale, s’inscrire dans un champ transnational suppose que celui-ci ait une certaine consistance : c’est l’élaboration de ce champ qui constitue la partie la plus stimulante du chapitre. Delia Guijarro Arribas y expose en effet en détail les étapes de cette construction, en démarrant en 1949, date de la fondation de la Bibliothèque internationale de Munich6. Jella Lepman, journaliste allemande de confession juive, exilée à Londres, revient en Allemagne après-guerre dans le cadre d’un programme américain soutenu par la fondation Rockefeller, consacré à une exposition itinérante de livres jeunesse allemands dans la zone d’occupation américaine, avec en vue la fondation d’une bibliothèque internationale qui aurait deux missions : la valorisation et la prescription des « bonnes lectures », et la conservation patrimoniale.

18En 1951, très intégrée aux élites intellectuelles et économiques occidentales, elle invite une soixantaine de personnes à un congrès visant à « comprendre l’international par les livres jeunesse », ouvert par le philosophe espagnol José Ortega y Gasset, qui réside alors à Munich, invité par l’université. Jella Lepman y propose la création d’IBBY. La première tâche est de constituer un comité qui organisera une nouvelle rencontre en 1952, ce comité est présidé par l’éditeur suisse Sauerländer, soutenu par la fondation Pro Juventute ; la seconde rencontre a lieu à Zurich en 1953. Elle réunit plus de 200 personnes, dont Enzo Petrini, professeur à l’Université de Florence, qui jouera un rôle majeur dans la création de la Foire de Bologne. On évoque surtout alors l’arrivée massive des comics américains en Europe, et le désir de créer un prix pour distinguer les productions de qualité. Il prendra forme sous le nom de prix H. C. Andersen en 1956. Le troisième congrès a lieu à Vienne (1955), on y parle surtout illustration. Au cours du congrès de Stockholm en 1956, une étape est franchie : IBBY était jusqu’alors dominée par Allemands, Suisses et Scandinaves ; les autres représentants protestant, on décide qu’il y aura un maximum de deux délégués par section nationale, qui sont alors au nombre de sept (Autriche, RFA, Norvège, Espagne, Suède, Suisse, Yougoslavie). Le cinquième congrès a lieu à Florence en 1958, et permet un contact privilégié avec des éditeurs. Petrini organise ce congrès et y est élu président d’IBBY. C’est la première fois qu’une rencontre IBBY débouche sur des accords commerciaux entre éditeurs, or les éditeurs italiens ont envie de renouveler l’opération : un groupe de travail naît donc autour de Petrini et des éditeurs italiens, sous le nom de « Progetto Fiera », à Bologne. En 1963, ce groupe organise un voyage à la Foire du livre de Francfort : ils y constatent que le secteur jeunesse est étroit au sein de cette foire, et que les éditeurs allemands y dominent de manière écrasante. Ils en déduisent qu’il y a place pour quelque chose de nouveau, en Italie. L’événement qu’ils souhaitent organiser devra idéalement réunir professionnels, spécialistes et grand public. En avril 1964 a lieu la première Exposition internationale d’illustrations de livres jeunesse, qui réunit à Bologne une trentaine d’éditeurs (italiens, suédois, autrichiens, suisses, avec des délégations française et britannique). Le succès commercial est immense, et dès 1965 cette exposition se métamorphose en Foire internationale du livre jeunesse de Bologne.

L’affirmation du caractère commercial de la Foire de Bologne n’affaiblit en rien ses liens avec l’IBBY. Au contraire, c’est précisément dans leur développement commun qu’elles acquièrent leur prestige et leur rôle de consécration. En effet, le congrès de l’IBBY de 1970 est célébré à Bologne, au mois d’avril, pendant la Foire, alors que les congrès précédents s’étaient déroulés en automne. Depuis, le prix Hans Christian Andersen est toujours décerné au moment de la Foire. D’autres pratiques témoignent de ces liens. Dès 1971 la Foire de Bologne publie un catalogue illustré des auteurs sélectionnés pour faire partie de leur exposition d’illustrateurs. La couverture de ce catalogue est illustrée un an sur deux par l’illustrateur lauréat du prix Hans Christian Andersen. (p. 116)

19En 1957, Jella Lepman cède la direction de la Bibliothèque internationale de Munich à Walter Scherf, qui décide alors d’avoir un stand à Bologne, en 1969, pour la bibliothèque elle-même, afin de profiter de la Foire pour acheter 200 nouveaux titres internationaux pour le fonds de la bibliothèque. À partir de 1986, cette liste de 200 titres donne lieu à un catalogue en anglais, White Ravens. Ces catalogues sont devenus un instrument de consécration des livres jeunesse à l’international. Le jury, constitué d’une vingtaine de professionnels internationaux, publie le catalogue pour la Foire chaque année.

La bibliothèque a eu un rôle particulièrement important dans la création d’un sous-champ transnational de littérature jeunesse. […] [Elle] maintient également de nombreux liens avec les milieux académiques. Dès la fin des années 1960, elle crée un système de bourses pour accueillir de six semaines à quatre mois des écrivains, des illustrateurs, des bibliothécaires ou des chercheurs. Elle encourage ainsi le développement d’un réseau de spécialistes à l’international, qui depuis 1970 est renforcé par l’International Research Society for Children’s Literature (IRSCL). Cette société fut fondée au sein de l’université de Francfort par sept spécialistes – tous membres de l’IBBY – issus de cinq pays différents (Autriche, Tchécoslovaquie, République Fédérale d’Allemagne, Suisse et Espagne). Cette organisation académique, qui réunit aujourd’hui des membres de quatorze pays, a pour objectif de promouvoir la recherche internationale dans le champ de la littérature jeunesse. (p. 117)

20C’est cet ensemble de créations, aussi bien la bibliothèque, l’organisme IBBY, son prix Andersen, la Foire de Bologne, la société savante IRSCL, qui contribue à conférer la valeur et à établir les hiérarchies culturelles au sein de ce champ transnational de l’édition pour la jeunesse.

La reconstitution de l’histoire de ces instances de consécration (IBBY, Bibliothèque internationale pour la jeunesse de Munich, Biennale de Bratislava, IRSCL et dans une certaine mesure Foire du livre de jeunesse de Bologne) – à travers des personnes qui en furent à l’origine – permet d’identifier la constitution, depuis la fin des années 1940, d’un réseau transnational et translinguistique mobilisé pour la valorisation de la littérature mondiale pour la jeunesse, en particulier autour de l’illustration. Ce réseau a rendu possible l’émergence d’un sous-champ transnational qui a précédé la formation de la plupart des sous-champs nationaux mais aussi d’un marché mondial de l’édition jeunesse. (p. 119)

21Dans la suite du chapitre, Delia Guilarro Arribas explique avec une remarquable clarté pour quelles raisons ce champ transnational est, historiquement, dominé par l’album et non par le roman. La lecture de ce chapitre me paraît indispensable à quiconque cherche à comprendre le jeu complexe des influences et des dominations qui s’exercent jusque et y compris dans le domaine universitaire. Il suffit pour s’en rendre compte de regarder la direction et la composition des comités scientifiques des quelques collections académiques consacrées aux livres pour enfants, ou la géographie des congrès « internationaux », à l’échelle soit mondiale soit européenne, pour comprendre que l’empreinte de la création de la Bibliothèque internationale de Munich et d’IBBY reste très forte.

  • 7 Jean-Claude Chamboredon et Jean Prévot, « Le “métier d’enfant”. Définition sociale de la prime enfa (...)

22La seconde partie de l’ouvrage étudie cette fois l’édition pour la jeunesse en tant que champ de luttes. À travers une série de gros plans sur des secteurs précis de l’édition jeunesse, c’est l’occasion de rappeler à quel point tout geste éditorial s’enracine dans une certaine vision de l’enfance – or aucune ne fait réellement consensus : ainsi, la concurrence éditoriale, interne à une aire linguistique et nationale, ou transnationale, met-elle toujours aux prises des représentations de l’enfance qui divergent, s’opposent ou... s’imposent. Le chapitre 4, intitulé « L’enjeu éducatif : une nouvelle définition éditoriale de la jeunesse », montre comment en France la contestation de l’école, au tournant des années 1970, s’ancre dans une modification profonde de l’image de l’enfant. À partir du plan Langevin-Wallon (1947), nous dit l’auteur, puis à mesure que se structure une approche universitaire des questions de psychologie et d’éducation, amenant à une institutionnalisation des sciences de l’éducation (licence créée en 1967), les valeurs de l’enfance définies par les mouvements d’Éducation nouvelle font une entrée progressive dans les discours. Pour être exact, il faudrait préciser que l’esprit de l’Éducation nouvelle se lisait dès les programmes scolaires de 1923, ce qui explique notamment l’adhésion forte des enseignants du primaire aux Albums du Père castor. Ces valeurs, poursuit Delia Guijarro Arribas, s’imposent aussi peu à peu dans les réflexions savantes (avec la création d’instituts comme le Service des études et recherches pédagogiques au sein de l’IPN, ou le CIEP) puis dans les pratiques, ainsi que le montrent Chamboredon et Prevost en 19737. Cet ensemble d’évolutions crée un contexte extrêmement favorable à une maison d’édition comme L’école des loisirs, qui, au fil de longues déclarations d’intention, reprend en partie le discours du Père Castor sur les étapes du développement de l’enfant mais s’en distingue aussi en mettant en avant la dimension artistique de ses albums, en profitant à cette occasion du transfert de capital symbolique dû à l’importation de succès d’albums anglo-saxons.

  • 8 Je me permets de renvoyer à mon article « Le rôle des mouvements de jeunesse catholiques dans la fo (...)
  • 9 La Revue des livres pour enfants, n° 119-120, printemps 1988, URL : https://cnlj.bnf.fr/fr/detail_r (...)

23Le cinquième chapitre examine la manière dont les éditeurs jeunesse ont cherché à investir le terrain scolaire et parascolaire, là encore à la faveur de nouveaux discours et de nouvelles représentations. Les deux secteurs qui permettent de développer cette argumentation sont d’une part les albums pour bébés, d’autre part les ouvrages para-scolaires. Pressenti par Chamboredon et Fabiani dans leur étude de 1977, le développement d’un secteur de livres destinés aux enfants de maternelle puis aux bébés s’est confirmé. La première brèche est ouverte par Bayard, avec les petits albums « Arthur » d’Helen Oxenbury parus au Centurion (1980) – vendus en Grande Bretagne pour des bébés à partir de 6 mois, ils sont conseillés au public français à partir de 18 mois – puis avec Petit Ours Brun (1982), un personnage d’abord apparu dans Pomme d’Api (19758). Plus courts que les livres alors publiés par L’école des loisirs, ces albums contribuent à imposer le tout-carton pour les albums destinés à ce jeune public. Mais c’est pourtant L’école des loisirs qui va investir le plus pour être présent dans les écoles maternelles : notamment à partir de la publication, en 1984, d’un catalogue spécial maternelle, et grâce à la présence directe de ses déléguées pédagogiques dans les écoles. Bientôt, tous les éditeurs font des livres pour tout-petits. La critique littéraire de l’époque, tout en déplorant la mauvaise qualité de la production (beaucoup de livres sont issus de licences), essaie de construire, dès les années 1980, la littérarité de cette catégorie (la Revue des livres pour enfants publie un numéro double sur les livres pour tout-petits9). On peut notamment s’appuyer alors sur la création, en 1982, de l’association ACCES. Un nouveau numéro de la même revue, en 1999, permet de constater que le caractère littéraire des livres pour bébés semble désormais acquis, et que la frontière avec le reste de l’édition pour la jeunesse s’estompe, à la faveur de l’expansion des idées scientifiques sur la réceptivité du jeune enfant.

24La suite du chapitre aborde un secteur aux frontières délibérément laissées floues, celui des publications éducatives qui ne doivent pas avoir une allure scolaire mais qui sont manifestement éditées – et consommées – pour compléter éducation et scolarisation. Ou, pour reprendre les formules de Bourdieu et Passeron dans Les héritiers, pour apporter « ce qui distingue à l’école mais que l’école n’enseigne pas ». C’est sous cet angle que Delia Guijarro a choisi d’aborder l’explosion de la production de documentaires mais aussi de revues hybrides et de séries vendues par abonnement par des éditeurs pour la jeunesse. L’occasion pour l’autrice d’aborder la délicate question des équipes de délégués pédagogiques envoyées par les éditeurs pour la jeunesse dans les écoles, afin de transformer les enseignants (la plupart du temps à leur insu) en prescripteurs de leurs produits auprès des familles.

  • 10 L’autrice a consacré un article à cette question au sein de la revue Strenæ : Delia Guijarro Arriba (...)

25Le 6e chapitre afin aborde « La reconfiguration des sous-champs nationaux face aux règles d’un marché internationalisé », et propose une analyse, extrêmement méticuleuse là encore, du phénomène du format poche dans l’édition pour la jeunesse10.

26On sort de cette lecture nourri par tant d’érudition, et en quelque sorte déniaisé par une analyse d’une grande acuité des rapports de force qui s’exercent au sein de l’édition pour la jeunesse. Ce livre est amené à faire date dans l’histoire des études de l’édition pour la jeunesse, au même titre que celui de Michèle Piquard, qui s’arrêtait à la fin des années 1970. Indispensable à tout professionnel du livre pour enfants, et notamment ceux qui, dans le cadre professionnel, sont amenés à opérer des choix, des sélections, voire à décerner des « prix », l’ouvrage, écrit dans une langue claire et sans jargon, permet de comprendre les rouages de la production de la valeur. Il ne nécessite ni connaissance en économie, ni initiation aux principes de la sociologie, mais permet bien au contraire à chacun de découvrir quel écheveau de causes finit par produire un consensus, à un moment précis, sur ce qu’est un « bon » livre pour enfants. Les chercheurs en littérature pour la jeunesse, les étudiants inscrits dans les formations aux métiers du livre, les bibliothécaires pour la jeunesse (qu’ils soient chevronnés ou encore en formation), les organisateurs de foires, salons et prix devraient penser à investir les 24 euros nécessaires à l’acquisition de ce livre, qui leur donnera des clés pour exercer leurs missions avec discernement, sans parti-pris ni aveuglement.

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Notes

1 Jean-Claude Chamboredon et Jean-Louis Fabiani, « Les albums pour enfants. Le champ de l’édition et les définitions sociales de l’enfance », Actes de la recherche en Sciences sociales, vol. 13-14, avril 1977 (rendu disponible en ligne : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/revss.5958).

2 Michèle Piquard, L’édition pour la jeunesse en France de 1945 à 1980, Villeurbanne, ENSSIB, 2004.

3 Voir notamment Isabelle Nières-Chevrel, Au pays de Babar : Les albums de Jean de Brunhoff, Rennes, PUR, 2017 ; Le Père Castor : Paul Faucher, 1898-1967. Un Nivernais inventeur de l’album moderne (actes du colloque de Pougues-les-Eaux, 20 et 21 novembre 1998), Varennes-Vauzelles, Conseil Général de la Nièvre, Service du Livre et de la Lecture, 1999, 1 vol.

4 Sylvain Lesage, L’effet livre : Métamorphoses de la bande dessinée, Tours, Presses universitaire François Rabelais, 2019.

5 Voir Francis Marcoin, « Aux origines d’Ibby-France », Strenæ [en ligne], n° 3, 2012, DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/strenae.501 [consulté le 30 mai 2024].

6 Mathilde Lévêque a consacré un compte-rendu au livre de souvenirs de Jella Lepman, Die Kinderbuchbrücke : Mathilde Lévêque, « Jella Lepman, Die Kinderbuchbrücke », Strenæ [en ligne], n° 20-21, 2022, DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/strenae.9153 [consulté le 31 mai 2024].

7 Jean-Claude Chamboredon et Jean Prévot, « Le “métier d’enfant”. Définition sociale de la prime enfance et fonctions différentielles de l’école maternelle », Revue française de sociologie, vol. 14, n° 3, 1973, p. 295-335. Voir aussi Cécile Boulaire, « Un sociologue et mille poussins (3/3) : danser pour aimer lire », Album '50' [en ligne], 9 janvier 2024, DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.58079/vk1b [consulté le 31 mai 2024].

8 Je me permets de renvoyer à mon article « Le rôle des mouvements de jeunesse catholiques dans la fondation de l’équipe “presse jeune” », dans : Delia Guijarro Arribas, Charles Mercier, Yann Raison du Cleuziou (dir.), De la Bonne presse à Bayard. 150 ans d’histoire, Paris, Bayard / LARHRA, 2024, p. 253-268.

9 La Revue des livres pour enfants, n° 119-120, printemps 1988, URL : https://cnlj.bnf.fr/fr/detail_revue/Les_tout-petits_et_les_livres_un_dossier_illustre_par_Michel_Gay._Livres_dimages_livres-surprises_cent_titres_pour_les_tout-petis_de_6_mois_a_3_ans/119-120.

10 L’autrice a consacré un article à cette question au sein de la revue Strenæ : Delia Guijarro Arribas, « La jeunesse se met en poche : genèse et mutations d’une catégorie éditoriale », Strenæ [en ligne], n° 16, 2020, DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/strenae.4413 [consulté le 31 mai 2024].

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Pour citer cet article

Référence électronique

Cécile Boulaire, « Delia Guijarro Arribas, Du classement au reclassement : sociologie historique de l’édition jeunesse en France et en Espagne »Strenæ [En ligne], 24 | 2024, mis en ligne le 01 septembre 2024, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/strenae/11117 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12evn

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