1Albertine Deletaille a traversé le xxe siècle. Personnage peu connu, occulté par son œuvre, elle dessine pourtant une histoire de la littérature de jeunesse francophone de la seconde partie du xxe siècle. Autrice et illustratrice prolifique, avec plus de 35 ouvrages dans les « Albums du Père Castor » de 1954 à 1987, Albertine Deletaille a illustré et écrit des « classiques » de la collection, notamment Chat lune et Blancheline. Son parcours humain nous permet d’observer l’importance du Père Castor dans le paysage littéraire et dans sa carrière, mais aussi la singularité de ses influences esthétiques, de ses conceptions éducatives et de sa vision de l’enfant. À travers l’étude biographique de cette autrice belge, se dévoile une histoire du Père Castor et de la littérature jeunesse de la seconde moitié du xxe siècle.
- 1 Albertine Deletaille, Images du passé [texte manuscrit], 1994, notice consultable à cette adresse : (...)
2Pour comprendre son apport au Père Castor et à la littérature jeunesse, nous utiliserons des archives inédites, en particulier ses mémoires manuscrits1. Intitulé « Images du passé », ce texte écrit à la main pour sa famille, de plus de 100 pages, relate avec moult détails ses 20 premières années. Dans ce texte-fleuve, Albertine Deletaille partage des anecdotes et des réflexions sur les événements marquants de son époque, offrant ainsi un témoignage précieux sur les bouleversements et les inflexions de sa vie au début du xxe siècle. Son texte nous plonge dans un univers où se mêlent souvenirs personnels et événements historiques. Cet écrit intime offre une vision concrète de ses influences et de son parcours. Il met en lumière son intérêt pour les petites choses de la vie quotidienne, son insatiable curiosité et son désir constant d’apprendre et de connaître, le tout teinté d’un humour, d’une empathie et d’une affection envers les enfants.
3Le terme « images du passé » s’avère particulièrement judicieux, car chaque phrase évoque avec précision une atmosphère. C’est d’ailleurs, nous y reviendrons, une caractéristique des narrations et des illustrations d’Albertine Deletaille au Père Castor. Chaque phrase de ses mémoires est une séquence visuelle, où l’on perçoit la scène, l’ambiance, les personnages et les sentiments. Il ne s’agit pas d’un texte nostalgique d’un passé révolu, mais plutôt d’un récit visant à faire connaître et comprendre une vie. C’est en cela qu’il nous semble intéressant pour comprendre la genèse des conceptions d’Albertine Deletaille.
4Ce manuscrit permet également d’éviter le discours communément relaté d’une vie professionnelle qui commence en 1954 avec le Père Castor. Il ne s’agit pas de relativiser le rôle majeur de Paul Faucher et du Père Castor dans la vie d’Albertine Deletaille mais de comprendre l’ambition artistique, esthétique, éthique et pédagogique de l’autrice-illustratrice déployée dans tous ses ouvrages.
- 2 Albertine Deletaille, « Ma conception des albums pour enfants de 2 à 7 ans », dans : Denise Escarpi (...)
5Albertine Deletaille n’est pas une théoricienne de la littérature jeunesse, elle est une praticienne. Elle intervient peu dans les débats. Néanmoins, une autre source de notre recherche est son intervention en 1974 au congrès de l’Institut de littérature et de techniques artistiques de masse à Bordeaux2. Cette période, de l’après-1968, est marquée par la volonté d’ouverture et de renouvellement du champ de la littérature pour la jeunesse. Albertine Deletaille apparaît comme un pilier de cette littérature d’avant 1968. Sans être directement contestée, ses ouvrages sont perçus comme les symboles d’une époque un peu surannée. Dans son intervention, Albertine Deletaille répond en filigrane aux possibles critiques mais, surtout, donne de façon claire ses conceptions esthétiques et pédagogiques de la littérature de jeunesse.
- 3 Michel Defourny, Hommage à Albertine Deletaille, Meuzac, Les amis du Père Castor, 2002.
- 4 Je remercie Michel Defourny et Anne-Catherine Kenis pour les échanges et pour m’avoir permis de tra (...)
6Une autre source importante est l’hommage à Albertine Deletaille écrit en 2002 par le chercheur et pédagogue belge Michel Defourny3, dont le texte précise les apports et les caractéristiques des ouvrages de l’autrice, non seulement au sein des « Albums du Père Castor » mais aussi au sein de la mouvance belge de la littérature jeunesse qui se structure autour de Jeanne Cappe après la Seconde Guerre mondiale. Enfin, les entretiens avec Anne-Catherine Kenis, petite-fille d’Albertine Deletaille, nous ont offert la possibilité d’analyser la mémoire familiale de l’illustratrice4.
7Née le 9 février 1902 à La Haye aux Pays-Bas, Albertine Deletaille est issue d’une famille d’artistes néerlandais. Son grand-père n’est autre que le célèbre peintre Willem Roelofs (1822-1897), artiste majeur du courant rénovateur de l’école de La Haye et de l’école de Barbizon. Elle est la fille du dessinateur aquarelliste Albert Roelofs (1877-1920) et d’Elisabeth Françoise Bleckmann (1877-1976), elle-même aquarelliste. Elle fut le modèle de plusieurs peintures majeures de son père notamment les huiles sur toile intitulées : Albertine et sa poupée5, Nourrir les cygnes, Tjieke et Albertine6 et Albertine dans le jardin arrosant les fleurs7.
- 8 A. Deletaille, Images du passé, op. cit., p. 3.
8Dans ses mémoires, elle précise: « c’est dans l’atelier de mon père, peintre, que se forment mes premières images conscientes […] j’ai deux ans. Je peux jouer avec les crayons et les peintures à l’aquarelle de papa8 ». Dans ce texte écrit en 1994, elle raconte aussi sa passion précoce pour les animaux qui seront les « héros » de ses ouvrages 50 ans plus tard :
Je découvre l’étable. J’ouvre la vieille porte en planches. Elle grince. J’entre. Il fait chaud et sombre, une odeur de foin et d’animaux règne. La chèvre blanche se retourne vers moi, des poules grattent le sol en gémissant doucement. Par une fente, un rayon de soleil éclaire les différentes couleurs d’une couverture de cheval posée sur une brouette. Des outils sont rangés contre les murs. J’avance un peu. Là, dans un coin, une chatte est couchée dans une caisse, avec quatre petits. Je m’assieds à côté et je regarde. Les petits tètent. Je touche timidement la fourrure chaude et douce qui sent bon. La chatte ne bouge pas, elle me regarde. Nous nous regardons9.
9C’est aussi à cette période de la petite enfance qu’Albertine Deletaille marque sa crainte maladive pour l’obscurité :
Parfois je m’ennuie toute seule et je vais à la cuisine. Les servantes me racontent des histoires épouvantables d’hommes enterrés vivants, dont une main sort toujours de terre et qui repousse malgré qu’on la coupe, et d’assassins qui se tiennent le soir devant la fenêtre avec un couteau qui brille dans le noir. J’en conçois une peur insurmontable de l’obscurité10.
10Dans ses ouvrages ultérieurs, on retrouve constamment cette inquiétude. Ainsi dans Nuit de mai (1969), Pierre-Yves lutte contre sa peur de l’obscurité en se déguisant en lion.
11Dans ses mémoires, elle évoque également une thématique importante de son œuvre : l’amour, et en particulier l’amour familial. Avec nostalgie, elle se remémore le souvenir de ses parents, couple aimant : « de cet amour profond et entier, si rare en tout temps, je suis issue, et c’est un très grand bonheur et une grande force11 ». Dans Toutes petites histoires (1961), son texte « La famille » est un écho direct à ses parents :
- 12 Albertine Deletaille, Toutes petites histoires, Paris, Flammarion, 1961, coll. « Albums du Père Cas (...)
Un garçon très très très gentil
rencontra une petite fille
très très très gentille,
quand ils furent grands,
ils se marièrent et devinrent
un très très très gentil papa
et une très très très gentille maman
avec de très très très gentils enfants12
- 13 A. Deletaille, Images du passé, op. cit., p. 56.
12Cet amour et cette admiration sont constamment rappelés dans ses mémoires. Elle en tire la conclusion, que l’on retrouve constamment dans ses ouvrages du Père Castor, que les parents ont une responsabilité, celle de sécuriser, protéger et aimer leurs enfants. Les parents ont aussi, pour elle, un rôle important dans la transmission de valeurs. Elle précise ainsi : « Papa est d’une nature joyeuse, aimant chanter et rire. Un jour, il me dit : Il ne faut jamais mentir car alors on perd sa joie13. » Toujours au sujet de son père, elle précise :
Ce dont on a le plus besoin dans la vie, c’est la volonté. Elle ne nous vient pas toute seule, il faut la cultiver, la faire grandir. Au début, tu choisis quelque chose de très facile à faire, par exemple ranger tes pantoufles, et tu t’obliges à le faire tous les jours sans jamais l’oublier. Au bout de quelque temps, tu choisis quelque chose d’à peine plus difficile et de nouveau tu t’obliges à le faire tous les jours sans jamais l’oublier. En continuant comme ça, tu deviendras assez forte pour faire toujours ce que tu as décidé de faire et aussi pour résister quand tu ne veux pas faire quelque chose qui te tente pourtant14.
13Son père lui donne aussi une vision de l’art et du dessin perçus comme une compréhension du « mystère de la vie ». La poésie et la douceur des illustrations d’Albertine Deletaille reflètent bien cette idée :
Exprimer ce mystère de la vie, voici ce que seules les œuvres d’art seront aptes à faire. Au sens le plus profond, c’est le but de l’art de faire pressentir, au moyen de l’ensemble de tous les facteurs, ce mystère-là [...] Nous ne peignons pas un arbre pour l’âme de cet arbre, ni une fleur pour elle-même, mais pour tout ce qui nous entoure. Nous exprimerons ce qui vibre en notre cœur, de vie, d’harmonie15.
14Cette admiration pour son père se retrouve aussi avec ses grands-parents. Des moments simples vécus ensemble, une évocation d’un moment passé avec son grand-père qui rappellent Chat lune (1954), l’un de ses premiers ouvrages au Père Castor :
Certains jours, grand-père vient nous voir vers le crépuscule. Il me prend sur ses genoux, et assis devant la fenêtre, nous regardons la rue silencieuse se foncer lentement dans les tons bleus. Personne n’y passe, mais sur le mur d’en face, qui cache peut-être un jardin, un chat blanc se promène. Grand-père me parle doucement et je suis heureuse. Je ne sais pas ce qu’il dit, mais cela n’a pas d’importance, n’est-ce pas16 ?
15Les moments passés avec sa grand-mère sont décrits de manière tout aussi cinématographique que ses récits ultérieurs de littérature jeunesse, procurant l’impression palpable de vivre ces instants :
Dès que la porte d’entrée est refermée, grand-mère allume les deux bougies du piano et se met à jouer un peu de Debussy, puis beaucoup de Chopin. J’écoute. De peur qu’elle ne s’arrête de jouer pour me mettre au lit, je me glisse sans bruit sous la table qu’un tapis couvre jusqu’au sol. Couchée sur le ventre dans l’obscurité, mon visage sur les bras, mon nez dans le tapis de laine, j’écoute Chopin pendant des heures. Toujours sa musique me rappellera un goût de laine poussiéreuse17.
16Elle n’est pas scolarisée jusqu’à l’âge de huit ans par choix de ses parents, qui la laissent libre au milieu de cet univers artistique de deux parents peintres : « comme à la maison je suis toujours assise à peindre, à découper, à coller18. » Une famille aisée et un train de vie luxueux d’un père peintre à succès, mais également prêt à se lancer de nouveaux défis pour ne pas perdre sa propre vision de la vie. Des choix qui seront ceux d’Albertine Deletaille, qui décide une nouvelle vie d’autrice de littérature de jeunesse à 50 ans.
17Albertine Deletaille décrit la raison même de tels choix : « Papa se sent entraîné de force dans une voie pas vraiment souhaitée […] “si je continue comme ceci,” dit-il à maman, “je suis le peintre à la mode, habile et charmant, et je risque de ne plus pouvoir développer et approfondir mon talent. Je refuse de me gâcher !” Maman l’approuve19. »
18C’est alors une nouvelle vie à Paris20, au cours de laquelle Albertine va devoir apprendre à l’âge de 10 ans le français et où ses parents renouvellent leur art en suivant la formation de l’académie Julian, s’ouvrant à des courants artistiques nouveaux, notamment le cubisme.
19Adolescente et de retour aux Pays-Bas, Albertine Deletaille commence à entrevoir la possibilité d’un avenir artistique :
Comment vais-je gagner ma vie ? J’aime le dessin, j’aime le piano, j’aime la danse rythmique, mais si j’ai sans doute le plus de facilité pour le dessin à cause de mon milieu, je sens fort bien que je n’ai pas le talent de maman, ni le grand talent de mon père ou de mes deux grands-pères. Vais-je pouvoir en vivre21 ?
- 22 Sylvain Wagnon, « Émile Jaques-Dalcroze, théosophe et pédagogue de l’éducation nouvelle », dans : R (...)
20La Première Guerre mondiale est une rupture mais, dès la fin du conflit, elle se retrouve dans cet univers artistique novateur où elle côtoie autour de ses parents un nombre impressionnant d’artistes, architectes, musiciens et danseurs. Ce, lors de journées organisées par ses parents mais aussi des cours et des représentations où se rencontrent plusieurs générations, comme la future paysagiste Sophia Helan Luyt (1891-1982), le pianiste Jan Chiapusso (1890-1969) et les peintres dessinateurs Willem van Konijnenburg (1868-1943), Auguste Oleffe (1867-1931), Jan Toorop (1858-1928), George Minne (1868-1941), Isidore Opsomer (1878-1967), James Ensor (1860-1949), Odilon Redon (1840-1916), Hildo Krop (1884-1970), Charles Bisschops (1894-1975), Dirk Roosenburg (1887-1962), Jeanne Bieruma Ossting (1898-1994). Des soirées et des conférences réunissent des personnalités du monde artistique, des danseurs tels que Raden Mas Jodjana (1893-1972) ou les sœurs Lily, Jeanne et Léonie Braun, qui présentent l’eurythmie développée par les danseuses du pédagogue Émile Jaques-Dalcroze22.
21Albertine Deletaille précise :
- 23 A. Deletaille, Images du passé, op. cit., p. 96.
Je vis donc des années de travail acharné et de folles distractions. Je suis entourée de tendresse, d’humour, d’amitiés, de beauté, d’intelligence et de contacts intéressants. Les élèves et moi formons un groupe d’entente parfaite. Je suis très heureuse, malgré le manque de charbon et de nourriture23.
22Elle souligne particulièrement l’influence de la démarche artistique du peintre Willem van Konijnenburg, qui sera la sienne pour ses illustrations futures :
Sur de grandes feuilles de papier brun à couvrir les cahiers, il dessine avec habileté à la craie noire la chose qu’il a étudiée ce jour-là : insecte, oiseau, fleur... qu’il découvre pendant sa promenade matinale et qu’il étudie à fond pour être capable de le dessiner en grand sous toutes ses faces. Il connaît aussi parfaitement l’anatomie humaine et celle des animaux, si bien qu’en quelques minutes, il en fait de très beaux dessins dans toutes les poses, tous les mouvements24.
23Elle entre à la fin de la guerre à l’académie des Beaux-arts de la Haye :
Je me décide à faire du dessin ma profession. J’entre à l’académie comme élève libre pour trois années simultanées et je passe mes examens avec succès. En plus, je travaille à l’atelier de mon père où je dessine d’après nature, et le soir, je suis les cours de croquis d’après nu, chaque pose durant 10 minutes seulement. J’apprends l’anatomie et la perspective artistique, cette dernière de manière approfondie car à 17 ans, j’enseignerai et gagnerai mon premier argent25.
- 26 Ruth M. Goldring, Les expériences d’Anne, traduit de l’anglais par M. Liausun, Paris, Desclée de Br (...)
24À la fin de la Première Guerre mondiale, son mariage avec le futur ingénieur et industriel Emile Deletaille (1898-1975), son déménagement dans la région liégeoise, ainsi que les naissances de ses cinq enfants (Edgard, Annette, Albert, Emile et Quentin) l’ont éloignée du dessin. Les débuts de la Seconde Guerre mondiale ont marqué son exode en France puis son retour à Bruxelles. Cette période reflète à la fois un couple qui commence à se séparer et l’émergence de la carrière d’illustratrice d’Albertine Deletaille. Dès 1937, son nom apparaît comme illustratrice de l’ouvrage de Ruth M. Goldring, L’expérience d’Anne26 et, en 1942, dans Ce temps si court d’Anne-Marie Tellier, pseudonyme d’Anna Crommelynck.
- 27 Thierry Leroy, « Marie Gevers, une intellectuelle de nature », Le Carnet et les Instants [en ligne] (...)
25Son travail prend une envergure nouvelle grâce à sa collaboration avec la romancière belge Marie Gevers (1883-1975)27. Pour la première fois, elle entreprend un travail d’illustration en lien étroit avec le scénario de l’écrivaine pour La Noël du petit Joseph (1940), La petite étoile (1941), La maison de Jan Klaas (1942), Le soleil (1943).
- 28 Albertine Deletaille, At the top of the house, New York, Harcourt, Brace and company, 1946.
- 29 Evening Star, 3 août 1947, p. 4.
26En 1946, elle signe en tant qu’illustratrice At the Top of the House28, publié aux États-Unis. L’ouvrage sera remarqué. Dans un article de l’Evening Star sur la célèbre illustratrice américaine Lois Lenski (1893-1974), Albertine Deletaille est citée pour ses « dessins aux crayons de couleurs légers et habiles29 ».
27Elle entame parallèlement une étroite collaboration avec l’écrivaine belge de littérature jeunesse Jeanne Cappe (1895-1956), aboutissant à la publication successive de La maison-qui-rit (1945) et Belle chance (1947). Encouragée par Jeanne Cappe, Albertine Deletaille se lance dans l’écriture, bien qu’hésitante en raison du français qui n’est pas sa langue maternelle.
- 30 Annick Ohayon, Dominique Ottavi et Antoine Savoye (dir.), L’éducation nouvelle, enjeux, histoire et (...)
28De par son éducation familiale et les choix éducatifs pour ses enfants, Albertine Deletaille s’inscrit dans le courant pédagogique de l’Éducation nouvelle. Les principes de ce courant pédagogique de rénovation éducative reposent sur le respect et la prise en compte des besoins et des intérêts des enfants30. Ils se caractérisent par la volonté de permettre aux enfants d’expérimenter par eux-mêmes, de favoriser l’observation et de vivre en harmonie avec la nature et les animaux, tout en développant leur autonomie.
- 31 Laurent Gutierrez, « Histoire du mouvement de l'éducation nouvelle », Carrefours de l'éducation, vo (...)
- 32 Sylvain Wagnon, « Amélie Hamaïde (1888-1970) l’illustre inconnue de la pédagogie Decroly », Cahiers (...)
- 33 Alain Michel, Decroly 39-45, la vie à l’école pendant la guerre, Bruxelles, Le Hêtre Pourpre, 2018.
29Les pédagogues qui la composent, notamment l’italienne Maria Montessori (1870-1952), le belge Ovide Decroly (1871-1932) ou le français Célestin Freinet (1896-1966), malgré leurs divergences, visent à fonder l’enseignement sur les besoins et les intérêts de l’enfant à travers une pédagogie active, rompant ainsi avec l’enseignement traditionnel31. À Bruxelles, Albertine Deletaille se lie d’amitié avec la pédagogue Amélie Hamaïde, ancienne directrice de l’école d’Ovide Decroly, ayant fondé sa propre école en 193432. Deux des fils d’Albertine Deletaille, Quentin et Emile, seront élèves de l’école Hamaïde puis de l’école Decroly pendant la Seconde Guerre mondiale33.
- 34 Simon Schama, L’embarras des richesses, Une interprétation de la culture hollandaise au siècle d’or(...)
- 35 Jonathan Gunning, Jan Ligthart, sa vie et son œuvre, Université de Lausanne, 1923.
30Albertine Deletaille est d’autant plus proche des principes et des pratiques de l’Éducation nouvelle par son éducation familiale au sein d’un milieu artistique, ce qui lui offre une liberté et un développement harmonieux. En effet, son éducation familiale s’inscrit également dans la continuité d’une éducation libérale hollandaise. Des personnalités telles que le médecin Jan Van Bawerwijk (1594-1647)34 puis le pédagogue Jan Ligthart (1859-1916)35 ont promu aux Pays-Bas une pédagogie active, fondée sur l’observation et l’expérimentation. Dans la lignée de cette éducation et des principes de l’Éducation nouvelle, Albertine Deletaille insiste dans ses ouvrages sur la reconnaissance de chaque enfant dans sa singularité et la compréhension de ses besoins spécifiques.
- 36 Marie-Françoise Payraud-Barat, Paul Faucher, « le Père Castor » : réflexion pédagogique et albums p (...)
- 37 Cécile Boulaire, « Des livres pour “entraîner dans la voie de l’éducation nouvelle” : la collection (...)
31Marie-Françoise Payraud-Barrat relate une lettre d’Albertine Deletaille où elle écrit : « J’ai passé des moments très enrichissants avec le génial Paul Faucher et sa femme Lida, l’éducatrice hors ligne, et écrivain des romans des bêtes36. » Il n’est pas ici nécessaire de rappeler le rôle et l’influence majeure de Paul Faucher, mais simplement qu’en entrant en contact avec lui, Albertine Deletaille marque son intérêt pour une collection, une vision de l’éducation et des enfants en phase avec l’Éducation nouvelle37.
32L’inflexion d’Albertine Deletaille en écrivaine commence par l’élaboration de six maquettes qu’elle propose aux éditions du Père Castor.
Je n’avais plus fait de dessins en couleurs depuis 32 ans, et jamais utilisé la gouache. Paul Faucher m’avait confié la clé de l’atelier du Père Castor et j’ai travaillé du matin jusqu’au soir. Il y avait là une bibliothèque de psychologie enfantine et j’ai retrouvé mes expériences personnelles : cela me passionnait. Après trois années de travail acharné, j’étais assez découragée et je m’apprêtais à changer de voie quand mes trois albums sont enfin sortis de presse : Chat lune, La boîte à soleil, La maison qui chante.
À mon grand étonnement, ce fut un succès. Les critiques élogieuses pleuvaient, alors j’ai continué et je continue...38
- 39 Voir la bibliographie d’Albertine Deletaille en annexe de cet article.
33Pendant trois décennies, une série ininterrompue d’ouvrages et d’illustrations d’Albertine Deletaille a enrichi la collection du père Castor, totalisant plus de 35 livres entre 1954 et 1987. Certains de ses ouvrages sont devenus des classiques, tels que Chat lune (1954) ou Blancheline (1968), régulièrement réédités et traduits en plusieurs langues, dont l’espagnol et l’anglais, mais également le corse, le basque ou le provençal39.
- 40 Patricia Richard-Principalli, Littérature enfantine et communisme. L’exemple de l’École et la Natio (...)
- 41 Cécile Boulaire, « La critique périodique de livres pour enfants depuis l’après-guerre », Strenæ [e (...)
34Dès les débuts d’Albertine Deletaille en tant qu’écrivaine, les critiques s’intéressent à son travail. Un exemple significatif est celui des chroniques de Natha Caputo (1904-1967) dans la revue L’école et la nation. Institutrice montessorienne et auteure dans la collection du Père Castor avec un ouvrage majeur, Roule-Galette (1950), elle souligne dès ses premières critiques en 1957 l’originalité des textes et des illustrations d’Albertine Deletaille40. Comme le note Cécile Boulaire, l’importance des articles de Natha Caputo réside particulièrement dans l’analyse des ouvrages mettant en avant le lien entre illustrations et narration, ainsi que dans l’étude de la créativité et de la psychologie de la sensibilité enfantine41.
35À cet égard, Albertine Deletaille est pour elle un modèle. Natha Caputo écrit à propos de Cachés dans la forêt :
- 42 Natha Caputo, L’école et la nation, n° 63, novembre 1957, p. 43.
Toutes les qualités requises pour un livre de première lecture s’y trouvent rassemblées : phrases courtes, rythmées, évocatrice disposition et grâce précise des images, intérêt du récit. Albertine Deletaille, dont le talent si personnel a déjà pu être apprécié dans ses précédents ouvrages, s’est surpassée42.
- 43 Natha Caputo, L’école et la nation, n° 77, mars 1959, p. 32.
- 44 Natha Caputo, L’école et la nation, n° 118, avril 1963, p. 44.
36En 1959 pour C’est moi le chien, Natha Caputo écrit : « Pour prendre toute sa valeur, ce texte gagne à être lu à voix haute car c’est un chien qui parle, observe, décrit. C’est une excellente leçon d’observation que soutiennent en arrière-plan, les charmantes illustrations de l’auteur43. » Pour Si si si, c’était un ami, elle souligne : « Les images, aux couleurs vives, [...] le texte qui, par endroit ressemble à un gazouillis, reflètent une poésie très personnelle et séductrice comme tous les albums créés jusqu’ici par Albertine Deletaille44. »
37Le philosophe et spécialiste des contes de Perrault Marc Soriano (1918-1994), signale de son côté l’ouvrage Moi et mon petit en 1958 :
Où l’on retrouve la grâce et la poésie d’Albertine Deletaille qui est probablement à l’heure actuelle le meilleur écrivain pour les tout-petits. C’est l’histoire de deux chiens, l’un grand et l’autre petit. L’un découvre le monde et l’autre la paternité ou, pour mieux dire, l’art d’être père. Thème subtil et pourtant essentiel, et qui est présenté ici sous une forme vivante et pleine d’attraits45.
Autrice et illustratrice, Albertine Deletaille apparait également comme une pédagogue de la petite enfance. Elle met en lumière sa profonde compréhension des besoins et des intérêts propres aux jeunes enfants. À travers sa création littéraire et artistique, son objectif est d’accompagner le développement cognitif, émotionnel et social des tout-petits.
- 46 Le Centenaire d'Albertine Deletaille, op. cit., mais aussi A. Deletaille, « Ma conception des album (...)
38Cette phrase d’Albertine Deletaille46 met en lumière sa volonté de laisser à l’enfant une liberté d’expression et de créativité :
Tout en utilisant une documentation étudiée quand il s’agit d’animaux, de plantes, de saisons ou de contrées, je ne traite pas des connaissances que les enfants apprennent à l’école. Je ne veux rien leur apprendre. En scrutant avec eux ce qui nous entoure, je m’efforce de ne pas leur imposer mon goût personnel pour ne pas briser leur spontanéité, mais j’aimerais leur faire entrevoir une certaine harmonie de la vie47.
39C’est une vision de l’enfant influencée par les principes de l’Éducation nouvelle qui se dessine. L’objectif est clairement d’accompagner et de guider plutôt que de dicter. Elle s’adresse ainsi également aux parents à partir de son propre itinéraire de mère :
J’ai eu l’avantage d’avoir vu grandir beaucoup de bébés jusqu’à l’âge adulte et d’avoir pu observer les résultats des différentes méthodes d’éducation employées par des parents et éducateurs. J’ai été étonnée de voir qu’élever les enfants « dans le coton » semble présenter moins de danger que de les « endurcir ». J’ai vu que les adultes élevés dans un foyer calme et baigné de tendresse, sans autres soucis que le manque d’argent, se sont mieux développés que ceux qui, très tôt, ont dû se défendre contre les erreurs, les tares, les tricheries, les violences, etc. Ceux-ci deviennent souvent plus insensibles, croient à la malchance, manquent de confiance en eux et se « résignent », alors que les premiers ont un caractère plus trempé, plus persévérant, sont capables de souffrir des injustices, par exemple, au point de les combattre toute leur vie car ils se révoltent de façon constructive vers l’âge adulte48.
- 49 M. Defourny, Hommage à Albertine Deletaille, op. cit., p. 17.
40Cette approche vise à présenter l’enfant tel qu’il est, sans idéalisation. En pédagogue de l’Éducation nouvelle, Albertine Deletaille propose une place importante à la curiosité naturelle des enfants, à l’expérimentation et au droit à l’erreur. Il n’y a pas de place pour les réprimandes ou les sanctions dans ses ouvrages49. Les erreurs des enfants ne sauraient être punissables. Dans La fête d’aujourd’hui (1964) et Le trésor d’Olivier (1966), elle met l’accent sur la volonté affirmée de mener une éducation qui guide et accompagne sans contraindre ni réprimander. Toujours dans Le trésor d’Olivier, l’héroïne, Sophie, fait, comme il se doit, des bêtises. Sa mère réagit en la grondant mais aussi en la consolant avec compréhension : « tu sais, les grands aussi font parfois des sottises ».
- 50 Albertine Deletaille, « Dessiner pour les enfants, c’est aussi les aimer », entretien avec Marie-Ma (...)
41À partir des années 1970, le style et les récits d’Albertine Deletaille apparaissent ouvertement contestés par une nouvelle génération d’auteurs de jeunesse. Elle dira : « ils reprochent à mes albums d’être dépassés peut-être parce que aimant les enfants, j’essaie de créer pour eux un monde d’images et de textes qui les aide à aller vers le beau, sous toutes ses formes50 ». Son style est devenu le symbole d’une époque. En effet, ses histoires et ses illustrations dépeignent des situations très stéréotypées où les petites filles, telles que celles dans La fête d’aujourd’hui (1964), sont cantonnées aux rôles traditionnels de la femme au foyer, s’adonnant à l’habillement, à la cuisine et aux tâches ménagères, à l’image de leur mère. Par ailleurs, les familles qu’elle représente sont dépeintes sans conflits apparents, les relations humaines y sont idéalisées.
42Sur ce dernier point, c’est un choix délibéré d’une autrice qui a elle-même vécu et subi les deux conflits mondiaux ainsi que les privations. Dans ses mémoires, elle relate sa visite, après la fin de la Première Guerre mondiale, de la ville de Dixmude, symbole de la bataille de l’Yser où son mari s’est battu pendant deux ans dans les tranchées. Elle écrit :
- 51 A. Deletaille, Images du passé, op. cit., p. 102.
Quelle honte de faire partie d’une race capable de faire des choses pareilles. Comment faire pour ne pas être dominés par ce mal qui sommeille quelque part au fond de nous, que nous ne voulons pas voir ni connaître ! Le remède, l’amour, manque sans doute, l’amour lucide, constructif, généreux et simple51.
43Ce refus de la violence et du deuil, Albertine Deletaille les précise encore dans ses mémoires avec l’impact du décès de sa jeune sœur Wilhelmine à l’âge de 2 ans :
Papa me conduit doucement auprès de maman, courbée en larmes sur ce berceau. Son chagrin intense, sans limite, se répercute en moi si violemment, si entièrement, si profondément, que je comprends à l’instant même l’horreur de perdre sa sœur. La mort, je la sens-là, pendant 10 ans, quinze ans, il m’est insupportable de penser à la perte de Wilhelmine. Jamais je n’en parlerai ni à papa ni à maman. Ils imaginent que, trop petite, je n’ai rien compris, rien vu. Pourtant j’en étais marquée si fort52.
- 53 A. Deletaille, « Ma conception des albums pour enfants de 2 à 7 ans », op. cit., p. 46.
44Pour Albertine Deletaille, les images doivent éviter de faire peur : « Je me rappelle ces petits visages mal à l’aise ou horrifiés d’enfants menés trop jeunes à certains spectacles de marionnettes ou de télévision. Ils sont vulnérables et un souvenir inquiétant peut les gêner longtemps sans que l’on s’en doute53. »
45En mai 1974, lors du colloque de l’Institut de littérature et de techniques artistiques de masse (ILTAM) à Bordeaux, elle prend la parole pour partager sa vision de la littérature jeunesse. Elle y expose son engagement en tant qu’éducatrice et pédagogue, cherchant à transmettre des valeurs à travers ses écrits :
Je le répète, pour créer des albums pour de jeunes enfants, il nous faudrait des écrivains de génie, capables de créer en peu de mots des textes qui confirment nos petits dans leur besoin d’amour, de justice, de beauté, de courage, de poésie et qui les aident à garder des forces vives jusqu’au moment où une nouvelle façon de voir remet en valeur ces conceptions un peu démodées en ce moment. En somme, un auteur qui créerait des albums donnant aux petits l’envie de grandir et de lutter pour ces idées-là54.
46Elle précise également ses thèmes de prédilection : connaissance des animaux, liens entre enfants, soin aux plantes, sport, danse, musique, activités ludiques et jeux55 et justifie ses choix de scénariste :
Il existe assez d’aventures de héros sans famille à qui tout réussit sans peine, de courses au trésor, de grottes, de voleurs pris par des enfants, d’orphelins, de luttes, d’explosions. Sans rien cacher aux enfants, il faudrait éviter d’accentuer leur confrontation avec les faiblesses, les violences, les déséquilibres de notre civilisation par des lectures ou des images. Sinon, il me semble que cela ne ferait que les exciter tout en les habituant, vu leur âge, à la passivité, au risque d’amenuiser leur sensibilité. Il me semble préférable d’orienter leur esprit vers des sujets où ils pourraient exercer leur activité, leur imagination56.
47Des valeurs sont aussi explicitement développées, comme l’accueil, l’amitié, le partage. C’est le cas avec Blancheline (1968), le lapin blanc qui ira avec un lapin brun, et plus précisément avec la notion d’amitié dans Joselito (1970), l’enfant immigré espagnol qui va se lier d’amitié avec Vincent. Albertine Deletaille précise aussi le rôle de l’adulte, sa responsabilité de protection de l’enfant et d’éducation. C’est par la lecture que l’adulte peut de façon privilégiée transmettre des valeurs. Elle décrit le fait qu’elle a elle-même écrit pour ses propres enfants et petits-enfants et pour participer à cette transmission :
- 57 Anne-Marie de Laval, « Nous avons rencontré Albertine Deletaille, artiste et éducatrice », Littérat (...)
Quand mes enfants étaient petits et que je voulais leur lire une histoire, je trouvais que le texte ne leur convenait souvent pas, et c’est ainsi que je me suis mise à essayer de le faire moi-même. Mon but n’est pas tant de les amuser que de leur dire quelque chose, quelque chose d’essentiel, quelque chose de gentil qu’on n’apprend peut-être pas à l’école, du moins, pas sous la même forme, la paix, la sérénité, la joie, la confiance, la bonté, toutes les vertus qui préparent à devenir un homme sain, équilibré. C’est à cela que je songe bien avant d’envisager le côté « dessin »57.
48Les ouvrages d’Albertine Deletaille sont marqués par une grande cohérence de son trait et de sa perception de l’éducation et de l’enfance. Sa propre éducation, celle de sa famille, nombreuse, de ses petits-enfants, sont autant de moments d’expériences et de vie en commun.
49Sa touche picturale est également reconnaissable avec une utilisation abondante de lumière, de jeu avec un fond unique blanc. Dès ses débuts chez le Père Castor avec Chat lune (1954) puis avec Blancheline (1968), elle approfondit ce procédé.
50Mais surtout, tous les ouvrages d’Albertine Deletaille sont marqués par un réalisme plastique, une lisibilité immédiate des dessins comme du texte : « Ce dont le profane ne se doute pas toujours, c’est que tous les éléments représentés, comme par exemple les animaux, les plantes, ont été préalablement l’objet d’une étude très serrée, de manière à concilier l’art et l’exactitude58 ». Ce réalisme est pour elle un besoin des enfants :
- 59 A. Deletaille, « Ma conception des albums pour enfants de 2 à 7 ans », op. cit., p. 47.
Bien sûr, je n’ai rien contre les fées, ogres, nains, sorcières, magiciens, s’ils sont bien conçus et amenés avec art, comme par exemple dans les très beaux livres pour plus grands enfants : Nils Holgersson de Selma Lagerlöf ou La nuit de la Saint-Sylvestre de Madeleine Ley, mais j’ai remarqué que les enfants sains de l’époque qui nous occupe n’ont pas fini du tout de se situer parmi les choses tangibles et demandent souvent : est-ce vraiment arrivé59 ?
51C’est aussi, en lien avec les pratiques de l’Éducation nouvelle, un besoin de connaître son environnement et en particulier la nature :
A six ans, ils demandent la réalité. Les thèmes simples créant un contact avec la nature conviennent [...]. Qui de nous ne se souvient pas d’avoir suivi les agissements d’un insecte entouré de la forêt vivante que les herbes représentent pour eux ? Maria Montessori a trouvé qu’un germe déposé dans une intelligence en pleine évolution de six ans peut très bien déterminer 10 ans plus tard le choix d’une profession. J’ai pu le constater également60.
52Ce réalisme est pour l’autrice une honnêteté à l’égard des enfants :
- 61 A.-M. de Laval, « Nous avons rencontré Albertine Deletaille », op. cit., p. 44.
On ne peut pas tricher avec les enfants. Il faut une honnêteté absolue, c’est sacré […]. Rester dans le réel, mettre suffisamment d’intérêt sans trop émouvoir, doser la grandeur du message à la capacité d’accueil des petits61.
- 62 A. Deletaille, « Ma conception des albums pour enfants de 2 à 7 ans », op. cit., p. 48.
53Le réalisme narratif et visuel d’Albertine Deletaille est profondément marqué par l’influence de deux auteurs suédois qu’elle évoque lors de son intervention au colloque de Bordeaux de 197462. D’une part la Suédoise Elsa Beskow (1874-1953), qui mêle dans ses histoires l’imaginaire et le monde réel, et d’autre part Carl Larsson (1853-1919), peintre et aquarelliste de l’intimité, du quotidien et des choses simples de la vie. Le goût d’Albertine Deletaille pour ces deux auteurs est d’autant plus intéressant que leurs approches artistiques et leurs styles sont distincts. Elsa Beskow mêle l’imaginaire et le quotidien. Ses histoires se déroulent souvent dans des mondes fantastiques où les enfants côtoient des créatures magiques et des personnages mythiques. Les illustrations d’Elsa Beskow sont empreintes de poésie, capturant la beauté des paysages nordiques et des scènes de la vie quotidienne avec un sens aigu du détail. Le style de Carl Larsson est plus réaliste dans ses peintures et ses illustrations qui reflétaient la vie domestique et la campagne suédoise avec des représentations chaleureuses et vivantes de la vie familiale. Albertine Deletaille s’inspire des deux auteurs suédois pour son esthétique simple. Ce souci du réalisme n’empêche nullement la poésie et l’imaginaire. Elle souligne ce réalisme dans ses ouvrages en utilisant par exemple constamment le rôle majeur du jeu chez les enfants, un jeu qui est aussi l’activité fondamentale de l’enfance. Dans Pouske, Minouske, Patapouske (1975) la présence du chaton est liée au fait qu’il est celui qui joue avec les enfants. Dans La poupée parlante, Malili dit : « moi, j’aime qu’on joue, qu’on joue vraiment et qu’on invente des choses ». L’intérêt pour le jeu amène également Albertine Deletaille à illustrer « le jeu de l’hermine » élaboré par Marie-Madeleine Martinie et l’association Breiz Santel, qui œuvre pour la protection et la restauration du patrimoine breton.
- 63 M. Defourny, Hommage à Albertine Deletaille, op. cit., p. 22.
54Le lien avec le réel n’empêche pas l’anthropomorphisme. Michel Defourny parle « d’animisme enfantin63 » : Chat lune (1954) en est un exemple comme Ombre mon amie (1977) ou La poupée parlante (1979). Albertine Deletaille précise à ce sujet :
- 64 A. Deletaille, « Ma conception des albums pour enfants de 2 à 7 ans », op. cit., p. 45.
Tout en appréciant le « réel », un enfant admet qu’un animal parle, car très facilement, il traduit en langage humain le regard ou l’attitude expressive d’une bête, et même d’une poupée ! Je pense aux albums de Marie Colmont, Michka par exemple. D’autre part, même les plus petits enfants ont un goût prononcé pour la poésie, s’ils se sentent en confiance et si ce don n’a pas été étouffé par le rythme accéléré de notre vie urbaine, ou par l’entourage64.
55La référence à Marie Colmont (1895-1938) n’est pas anodine. Albertine Deletaille, à travers ses œuvres, s’inscrit dans la lignée de l’autrice des ouvrages Perlette, goutte d’eau (1936) et Michka (1941) dans les collections du Père Castor. Les deux autrices accordent une place importante à l’imaginaire et à la poésie dans leurs histoires. Comme Marie Colmont, Albertine Deletaille crée un univers où les personnages vivent des aventures à la fois extraordinaires et ancrées dans le quotidien. Elle met en avant dans ses ouvrages le rôle de l’imagination dans la compréhension du monde et dans la construction de soi. Ses personnages apprennent, à travers des expériences imaginaires, à mieux comprendre les enjeux du monde réel. Elle relie l’imaginaire et le réel en montrant comment l’un et l’autre peuvent s’enrichir. Ses héros utilisent leur imagination pour trouver des solutions aux problèmes qu’ils rencontrent.
56Leurs récits accessibles et simples véhiculent des valeurs universelles telles que l’amitié ou la générosité. Enfin, les deux auteures partagent une sensibilité particulière à la beauté de la nature. Albertine Deletaille le précise, il doit s’agir d’une nature qui n’est pas idéalisée et toujours proche :
Maintenant, quant aux thèmes de mes albums, ils ont tous été inspirés par des moments vécus ou presque vécus en compagnie d’enfants. Parfois ils y ont contribué […]. Il me semble qu’en vivant intensément avec les enfants, le risque d’effrayer ou de devenir moralisateur est minime65.
57Ses deux premiers ouvrages de 1954 au Père Castor, La boîte à soleil et La maison qui chante, s’appuient sur cette nature simple, proche, concrète, des trèfles, des fruits de saison et des collines environnantes. Michel Defourny relève la présence de cet hymne à la promenade en nature, comme dans La poupée parlante :
- 66 Albertine Deletaille, La poupée parlante, Paris, Flammarion, 1979, coll. « Albums du Père Castor », (...)
Un jour brumeux d’automne, je vais chercher Bep pour aller ensemble à l’école. Mais en cours de route, nous faisons un petit détour par le bois et nous sommes prises toutes les deux par la magie des couleurs lumineuses des feuilles de cerisiers sauvages, ces roses pâles, ces jeunes éclatants, tout autour de nous. Nous avançons lentement toujours plus loin, sans parler, toujours dans ce brouillard clair où apparaissent ces feuilles de lumière, l’école est totalement oubliée ce jour-là, et jamais nous ne le regretterons. C’est comme un paysage de rêve dans un paysage ensorcelé, en dehors du monde. Il y a peu de jours de cette qualité dans une vie66.
58Sa maison à Chiny en Ardenne belge est le lieu privilégié d’observation de la forêt et des animaux. On la retrouve dessinée dans Cachés dans la forêt (1957). Dans Le trésor d’Olivier (1966), c’est Montauroux dans le Var, un autre lieu cher à Albertine Deletaille, qui est représenté. L’observation et le dessin d’espaces proches, familiers et réels sont au cœur de son travail. Elle s’attache à donner vie à des décors authentiques, où l’on peut identifier des lieux connus et appréciés, empreints de réalisme. De plus, elle insuffle une touche personnelle en attribuant à certains de ses personnages les noms des membres de sa propre famille, tels que Quentin ou Catherine. Cette pratique confère une dimension intime à ses histoires, les ancrant dans un univers familial et chaleureux.
- 67 Michel Defourny, « Le dynamisme de l'album en Belgique francophone », dans : Le livre et l’enfant, (...)
59Albertine Deletaille demeure une figure emblématique et pourtant méconnue de l’illustration et de la littérature de jeunesse des années 1950 à 197067. Sa rencontre avec Paul Faucher au début des années 1950 a marqué un tournant décisif dans sa carrière d’illustratrice et ses débuts en tant qu’autrice. Le travail d’Albertine Deletaille a été largement reconnu par ses pairs et le public, et son héritage perdure à travers les rééditions de ses ouvrages jusqu’à nos jours. Ses livres sont toujours utilisés en classe. Comment expliquer cette longévité ?
60Son succès dans la collection des « Albums du Père Castor » est attribuable à la qualité de sa narration et de ses illustrations, qui capturent de manière vivante les moments simples et concrets de la vie quotidienne des enfants. Le langage simple et direct qu’elle utilise permet aux jeunes lecteurs de s’immerger facilement dans ses récits, tandis que la profondeur des thèmes abordés les invite à réfléchir et à s’interroger sur le monde qui les entoure. En ce sens, ses livres agissent comme des passerelles entre l’univers des enfants et celui des adultes. Ce qui rend les histoires d’Albertine Deletaille « intemporelles », c’est leur capacité à toucher des aspects universels de l’expérience humaine comme l’amitié, l’amour pour ses proches mais aussi la lutte contre les discriminations. Que ce soit à travers les défis rencontrés par ses personnages, les expériences qu’ils vivent ou les émotions qu’ils éprouvent, ces récits « parlent » à la fois aux enfants d’aujourd’hui et à ceux d’hier.