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Dossier thématique

Le « Roman des bêtes » : petit traité de mésologie et d’anthropologie ?

The « Roman des bêtes » : A little Treaty of mesology and anthropology ?
Sylvie Dardaillon et Christophe Meunier

Résumés

Le discours éducatif des albums de la collection le « Roman des bêtes » est ontologique, biologique, anthropologique autant qu’éthologique. Si les images de Rojankovsky, de May Angeli, de Christian Broutin et Robert Turc cherchent la précision naturaliste, les textes de Lida, Hélène Fatou et Marie Tenaille anthropomorphisent l’animal. Ce dernier, personnage à part entière, ressent des émotions, vit des relations interpersonnelles avec les membres de sa famille. On le voit, au fil des pages, grandir, devenir adulte et parfois mourir. C’est ce rapprochement entre le règne animal et les sociétés humaines qui sera interrogé dans cet article.
Dans les années 1910-1920, une géographie humaine s’affirme en France. Elle propose une méthodologie qui s’intéresse successivement à l’homme, à son habitation et à son habitat. C’est ce même emboîtement d’échelles que nous retrouvons dans la structuration du récit des « Albums du Père Castor ». Les travaux du biologiste allemand von Uexküll, dans les années 1920, mettent en avant les rapports étroits que les animaux peuvent entretenir avec leur milieu (habitat). Il s’agit de rapports de dons/contre-dons. Là encore l’interdépendance de l’animal est récurrente dans les albums et interroge, par effet miroir, l’habiter humain.

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Texte intégral

  • 1 Paul Faucher, « La mission éducative des albums du Père Castor », communication lors de la Conféren (...)

Donner à une histoire de 36 pages le relief d’un petit roman, faire aimer les personnages, montrer comment ils mènent leur lutte pour la vie, évoquer le milieu naturel dans lequel ils évoluent, sans ralentir le mouvement dramatique, sans recourir à la description, et ce qui est le plus ardu : donner la sensation de l’écoulement du temps, voilà ce qui a été tenté avec le Roman des bêtes1.

1Lorsqu’en 1957, à la conférence de Girenbad, Paul Faucher revient sur le projet du « Roman des bêtes », il insiste sur la sympathie créée avec les personnages animaliers ainsi que sur le sens de la vie, cette lutte de tous les instants dans un milieu naturel. Le discours éducatif des albums de la collection s’avère ontologique tout autant que biologique, anthropologique autant qu’éthologique. Si les images de Rojankovsky, de May Angeli, d’Hélène Fatou et Marie Tenaille cherchent la précision naturaliste, les textes de Lida, Christian Boutin et Roger Turc anthropomorphisent l’animal. Ce dernier, personnage à part entière, ressent des émotions, vit des relations interpersonnelles avec les membres de sa famille. On le voit, au fil des pages, grandir, devenir adulte et parfois mourir, à l’image de Dag, le vieux phoque, en 1936, « entouré de l’affection de tous les siens » et à qui succèdera Scaf. Ce rapprochement entre le règne animal et les sociétés humaines est à interroger : comment fonctionne cette proximité entre l’homme, l’animal et le jeune lecteur ? Quel est le projet éducatif sur les sociétés humaines ?

2Dans les années 1910-1920, une géographie humaine s’affirme en France. Elle est principalement manifeste à travers les travaux de Jean Brunhes. À contre-courant de la pensée vidalienne, elle propose une méthodologie qui s’intéresse successivement à l’homme, à son habitation et à son habitat. C’est ce même emboîtement d’échelles que nous retrouvons dans la structuration du récit des « Albums du Père Castor ». Les travaux du biologiste allemand von Uexküll, dans les années 1920, mettent en avant les rapports étroits que les animaux peuvent entretenir avec leur milieu (habitat). Ces rapports sont des rapports de dons/contre-dons. Là encore l’interdépendance de l’animal est récurrente dans les albums et interroge, par effet miroir, l’habiter humain.

3La collection comporte 15 albums réalisés entre 1934 et 1983. Très clairement, elle est scindée en deux parties chronologiques : huit albums avant 1939 sont le fruit de Lida et Rojankovsky sous la direction de Paul Faucher, sept albums sont réalisés après 1968 par différents auteurs et illustrateurs sous la direction de François Faucher. Comment expliquer cette césure ? Comment et dans quelle mesure le discours de « l’agent-recruteur de l’École nouvelle » est-il porté par son fils ? Comment la double narration permet-elle de donner corps aux personnages animaliers et de toucher la sensibilité de l’enfant pour lui faire comprendre le monde ? La collection naît également dans un contexte où la géographie humaine parvient à s’imposer progressivement face à la géographie physique. Comment la collection de Paul Faucher constitue-t-elle une véritable leçon de géographie humaine ? Ce sont à toutes ces questions que nous nous proposons de répondre dans la suite de cet article.

La mission éducative du « Roman des bêtes »

  • 2 Paul Faucher, Journal, année 1930. Cité par Michèle Piquard, « Paul Faucher, concepteur des albums (...)

Je perds la foi dans l’efficacité du travail en groupe pour la propagation des idées. Le voyage de Bakule confirme à mes yeux la supériorité de l’action individuelle2.

  • 3 Marc Soriano, « Sur la piste du Père Castor », Enfance, t. 20, n° 3-4, 1967, p. 233, DOI : https:// (...)
  • 4 Claude-Anne Parmegiani, Les petits Français illustrés (1860-1940), Paris, éditions du Cercle de la (...)
  • 5 Claire Delbard, « Grandir dans l’enthousiasme avec “le Roman des bêtes” », Strenae [en ligne], n° 6 (...)

4Lorsque Paul Faucher écrit ces lignes dans les pages de son journal intime, il s’est déjà engagé depuis dix ans dans la voie de la Nouvelle Éducation. Il en est devenu le « sergent recruteur3 ». Dans cette première partie, nous montrerons que la collection a été conçue par Paul Faucher comme un « instrument pédagogique4 » au service de la découverte du monde. En cela, nous nous inscrivons dans la continuité de l’article de Claire Delbard consacré à au « Roman des bêtes » et dans lequel l’autrice en faisait une collection éducative, adaptée au développement de l’enfant5.

  • 6 Annick Raymond, « L'éducation naturelle : une idée centrale mais controversée dans les congrès de l (...)

5En 1927, au sein de la maison d’édition Flammarion, il a créé une collection « Éducation », ayant pour objectif principal de promouvoir les idées de cette éducation nouvelle qui place l’enfant au centre du processus pédagogique et qui lui propose de faire pour apprendre, d’observer pour connaître et de se former à son rythme propre. « Rendre par l’éducation les enfants à leur propre nature, tel est l’idéal fédérateur qui fonde les principes de l’éducation nouvelle6 ». La collection le « Roman des bêtes », dont le premier volume paraît en 1934, se nourrit de cette fibre éducative portée par l’Éducation nouvelle.

6C’est en 1927, alors à la tête du Bureau français d’éducation (BFE), que Paul Faucher participe au IVe congrès de la Ligue internationale pour l’Éducation nouvelle (LIEN) à Locarno. Il y croise quelques figures marquantes de la Ligue telles qu’Ovide Decroly, Adolphe Ferrière, Elisabeth Rotten. Surtout, il y fait la connaissance du pédagogue tchèque František Bakule, venu avec sa chorale d’enfants, qui participe à la cérémonie d’ouverture du congrès. En avril et juin 1929, le BFEN et le Syndicat national des instituteurs et institutrices de France organisent une série de 200 concerts de la chorale Bakule dans une quarantaine de villes françaises. Paul Faucher, principal ordonnateur de ce voyage de Bakule en France, déclare :

  • 7 P. Faucher, « La mission éducative des albums du Père Castor », op. cit.

Les expositions et les 200 concerts qui eurent lieu dans nos grandes villes firent plus pour l’Éducation nouvelle que les dix années de congrès et de conférences. Ce que Bakule apportait, ce n’étaient pas des principes, des théories, des idées abstraites, mais la preuve vivante, bouleversante, miraculeuse, du pouvoir de l’Éducation7.

  • 8 Ibid.

7Cette rencontre est déterminante pour Paul Faucher. Il renonce à l’action de propagande entreprise auprès des éducateurs par le biais de sa collection « Éducation » pour chercher à atteindre les enfants eux-mêmes. Il utilise son expérience de libraire, d’éditeur et de pédagogue pour se consacrer à une collection d’ouvrages d’un nouveau genre pensés totalement pour les enfants. La collection « Père Castor » naît, chez Flammarion, en 1931, en créant des albums « d’un format maniable, de peu de pages, répondant à des exigences artistiques scrupuleuses et cependant d’un prix bas, afin de toucher le plus d’enfants possibles8 ».

8L’année suivante, Paul Faucher est mandaté par le ministère de l’Instruction publique pour étudier les méthodes et les écoles nouvelles en Autriche, Allemagne, Hongrie, Pologne et Tchécoslovaquie. À Prague, il retrouve Bakule et prend plaisir à observer l’institut qu’il a créé dans le quartier de Smitchov pour les enfants des rues ou lourdement handicapés. Chez Bakule, il n’y a aucun emploi du temps mis au point, son système d’éducation est fondé sur la liberté de l’écolier, sa sensibilité, son intérêt et son affection. Bakule fait découvrir à Faucher le travail d’un autre pédagogue, Ladislav Havránek. Cet instituteur exerce dans la même école de campagne depuis 1902 et construit son enseignement autour de méthodes actives et de séances d’observation de la nature. Paul Faucher revient en France avec l’idée de faire connaître le travail de Havránek ainsi que les petites histoires « pédagogiques » que ce dernier a écrites pour ses élèves.

  • 9 M. Soriano, « Sur la piste du Père Castor », op. cit.
  • 10 Lida, Rojan, Froux le lièvre (1935) ; Plouf le canard sauvage (1935) ; Bourru l’ours brun (1936) ; (...)
  • 11 C.-A. Parmegiani, Les petits Français illustrés, op. cit., p. 248.
  • 12 P. Faucher, « La mission éducative des albums du Père Castor », op. cit.

9La collection le « Roman des bêtes » paraît dans ce contexte, de retour de Tchécoslovaquie. La « formule9 » des albums de cette nouvelle collection est toute entière contenue dans le premier volume, Panache l’écureuil (1934). Il s’agit de présenter un animal bien connu des enfants dans son milieu naturel et de raconter sa vie en la romançant quelque peu afin que le jeune lecteur puisse être au plus près du héros. Sept autres portraits d’animaux familiers suivront entre 1935 et 193910. Tous les textes, qui anthropomorphisent les animaux, sont écrits par Lida, alias Ludovica Durdiková, l’épouse de Paul Faucher, ancienne collaboratrice de František Bakule. Toutes les images sont confiées à Fedor Rojankovsky avec la mission de représenter les animaux dans la plus pure tradition naturaliste. Le dessinateur n’hésite pas, pour accomplir sa tâche, à élever un canard dans sa baignoire, un hérisson dans son jardin, et un écureuil dans une cage11. Paul Faucher affirme que Rojan s’était même fait livrer une marmotte endormie de Savoie pour un titre dont la réalisation a été interrompue par la guerre12.

Illustration 1 : Couvertures des huit premiers albums de la collection (1934-1939). Lida [Ludmila Durdiková, texte], Rojan [Feodor Rojankovsky, images], Panache, 1934 ; Froux le lièvre, 1935 ; Plouf canard sauvage, 1935 ; Bourru l’ours brun, 1936 ; Scaf le phoque, 1936 ; Quipic le hérisson, 1937 ; Martin Pêcheur, 1938 ; Coucou, 1939, Paris, Éditions Flammarion, coll. « Albums du Père Castor ». © Reproduction avec l’aimable accord de l’Association des amis du Père Castor, Meuzac.

10Tous les albums de la collection présentent la naissance de l’animal choisi, sa croissance et surtout son éducation. Cette dernière répond aux grands principes de l’Éducation nouvelle. L’animal apprend au contact de ses aînés, avec qui il entretient une relation bienveillante. Son apprentissage se fait dans l’action, sur le terrain, en observant la nature, et dans un contact omniprésent avec elle. Dans Bourru l’ours brun (1936), ces préceptes sont rappelés de manière explicites :

  • 13 Lida, Rojan, Bourru, l’ours brun, op. cit., p. 10-11.

Au cours de la première année, les oursons doivent apprendre à flairer – écouter – jouer – lutter – se faire les ongles – creuser – courir – manger proprement – nager.
L’école c’est la forêt.
Horaire. Pas d’horaire. Ce sont les circonstances et les hasards de la promenade qui provoquent les exercices.
Enseignement. Maman montre les exercices. Pestoun les fait répéter.
Discipline. Si les enfants commettent une imprudence, ou font un exercice de travers, Pestoun leur donne une taloche. Pour une faute grave, c’est maman qui corrige13.

  • 14 Ferdinand Buisson, « Leçon de choses », dans : Nouveau dictionnaire de pédagogie et d’instruction p (...)

11Dans cette première partie de la collection, chaque album apparaît comme une véritable « leçon de choses », telle que définie par Marie Pape-Carpantier en 186714. Il s’agit pour le maître de commencer son enseignement par l’observation « d’objets sensibles », disent les programmes de 1911 : « [le maître] [...] met les enfants en présence de réalités concrètes, puis, peu à peu, il les exerce à en dégager l’idée abstraite, à comparer, à généraliser, à raisonner sans le recours d’exemples matériels ». Cette méthode est également encouragée par les pédagogues de l’École nouvelle. Ainsi, dans Plouf le canard sauvage, les pages 12-13 présentent un « calendrier des canards » qui vient synthétiser les observations que le jeune lecteur aura pu faire à partir des pages précédentes et préfigurer la suite du récit. Il en va de même pour les pages 10-11 de Bourru l’ours brun ou les pages 14-15 de Froux le lièvre, dans lesquelles sont exposées, par une carte et un schéma, les capacités d’orientation de l’animal. Ces outils pédagogiques typiques de la « leçon de choses » disparaîtront lors de la reprise de la collection.

Illustration 2  : Lida [Ludmila Durdiková, texte], Rojan [Feodor Rojankovsky, images], Plouf canard sauvage, p. 13, Paris, Éditions Flammarion, coll. « Albums du Père Castor », 1935. © Reproduction avec l’aimable accord de l’Association des amis du Père Castor, Meuzac.

  • 15 Hélène Fatou, Lida et May Angeli, Vigie la marmotte, Paris, Flammarion/Père Castor, 1969.
  • 16 Voir Christophe Meunier, « Et si le Père Castor avait voulu sauver le monde. Du discours sur la div (...)
  • 17 H. Fatou, Lida et M. Angeli, Vigie la marmotte, op. cit. ; Hélène Fatou, Christian Boutin, Tapoum l (...)

12En effet, celle-ci est interrompue par la guerre. En 1939, Paul Faucher et Lida quittent Paris devant l’avancée allemande pour se réfugier à Meuzac, dans le Limousin. Rojan part de Paris pour rejoindre les États-Unis. La collection ne sera pas reprise à la Libération par son créateur. C’est après la mort de Paul Faucher, en 1967, que François Faucher, placé à la tête de la collection par Henri Flammarion, reprendra le flambeau. Il souhaite relancer le « Roman des bêtes ». Le premier volume paraît en 1969, il s’agit de Vigie la marmotte15. François Faucher reprend la collection là où son père l’avait laissée 30 ans plus tôt. Pour les textes, Hélène Fatou s’inspire des notes laissées par Lida, disparue en 1955. Les illustrations sont confiées à May Angeli. La « formule » des albums reste globalement la même. Les animaux choisis pour les autres titres ne sont plus des animaux de l’environnement proche des enfants. Dans la même perspective que cette autre collection lancée en 1948 par Paul Faucher et continuée par son fils, « Les enfants de la Terre16 », les nouveaux titres font voyager les jeunes lecteurs à travers le monde : en Europe, en Afrique, en Antarctique17.

Illustration 3 : Couvertures des sept albums publiés entre 1969 et 1983. Lida et Hélène Fatou, May Angéli, Vigie la marmotte, 1969 ; Hélène Fatou, Christian Broutin, Tapoum éléphant d’Afrique, 1971 ; Marie Tenaille, Roger Turc, Yap le fennec, 1973 ; Andrée-Paule Fournier, Romain Simon, Skir le renard, 1976 ; A. Telier, Roger Turc, Cig la cigogne, 1978 ; Vassalissa, Romain Simon, Kiou la chouette, 1980 ; Laurence Delaby, Romain Simon, Toum Toum le manchot empereur, 1983 ; Paris, Éditions Flammarion, coll. « Albums du Père Castor ». © Reproduction avec l’aimable accord des Éditions Flammarion, Paris.

Le « Roman des bêtes »

  • 18 Claude-Anne Parmegiani, « Le roman de la vie », La Revue des livres pour enfants, n° 175-176, juin (...)

L’audace du Roman des bêtes réside donc essentiellement dans le déplacement des fonctions ; à savoir l’emploi par le texte d’une fiction anthropomorphe accompagnée d’une image où le souci d’exactitude naturaliste ne doit en rien faire renoncer à une qualité esthétique18.

  • 19 Rappelons que le sens premier d’αισθάνομαι, dont découle esthétique, est depuis l’Antiquité, et enc (...)

13En effet, comme le note Claude-Anne Parmegiani dans la Revue des livres pour enfants en 1995, la préoccupation esthétique19, au sens étymologique, est centrale dans les albums du « Roman des bêtes ». Il s’agit en effet de « toucher » l’enfant, de parler à sa sensibilité pour mieux l’instruire, et c’est le propre de la littérature. Pour ce faire, Lida utilise deux leviers à portée anthropologique : le récit et la création de personnages.

14D’un album à l’autre, Lida utilise toutes les ressources du récit qui, sous sa plume, oscille entre le quotidien familier et le conte ou encore l’épopée. Les premières pages de Quipic le hérisson nous plongent dans l’univers à la fois quotidien et magique du jardin à la tombée de la nuit.

L’Angélus a fini de sonner. Du côté où le soleil a disparu, les nuages sont roses et dorés. Dans le jardin glissent doucement les ombres, les ombres qui animent les arbres chargés de fruits, les grosses têtes des choux et des salades, les feuilles frisées des carottes et du persil. Les fleurs ont fermé leurs calices. La fauvette s’endort dans le buis, le bec sous l’aile. Une chenille verte s’est arrêtée sur la branche d’un pommier. La rosée tombe.

Images à la fois simples et précises, rythme des phrases, efficacité de l’envoi, jeu des allitérations et assonances... Lida propose à l’enfant une plongée poétique dans le potager assoupi et, plus loin, se faisant témoin, narratrice intradiégétique, elle interpelle son jeune lecteur : « Mais ça, regardez-moi ça ! Avez-vous jamais vu quelque chose de plus charmant : cinq petits hérissons trottinent derrière leur maman, les piquants bien lissés, le museau en l’air, les yeux pleins de malice. » L’adresse au lecteur est alors une invitation à se pencher sur les promenades nocturnes de la famille en quête de nourriture, ses habitudes, son quotidien.

Illustration 4 : Lida [Ludmila Durdiková, texte], Rojan [Feodor Rojankovsky, images], Quipic le hérisson, Paris, Éditions Flammarion, coll. « Albums du Père Castor », 1937, p. 2-3. © Reproduction avec l’aimable accord de l’Association des amis du Père Castor, Meuzac.

15Mais le récit de vie dérive souvent vers l’univers du conte. Ainsi, dans Plouf le canard sauvage et Quipic le hérisson, les deux héros éponymes affrontent des épreuves (la rencontre du faucon et du chien pour l’un, celle de la vipère et des Bohémiens pour l’autre), se livrent à des combats qui, comme dans les contes, vont leur permettre de s’affirmer, de grandir. Ces épreuves résultent généralement de la transgression d’un interdit parental et prennent alors une dimension initiatique. Cette dimension initiatique, propre aux contes européens, est d’ailleurs renforcée par la mise en scène de rituels plus ou moins anthropomorphiques. « Plumette va baptiser ses enfants ! Ter, ter, ter ! », crie Poule d’Eau. Cette annonce amorce une scène digne d’un conte, qui n’est pas sans rappeler le baptême de la Belle au bois dormant. Le peuple de l’étang est en émoi, les grenouilles pleurent d’appréhension, les poissons battent en retraite mais « tout ce qui, sur l’étang, possède bec et plumes, se réjouit de la nouvelle » et vient, à sa manière, reconnaître les canetons. Colvert fait une apparition éclatante qui laisse sa progéniture « figé[e] d’étonnement et d’émotion », la Foulque Noire menace à mi-voix les petits de représailles s’ils s’avisent « de nager dans ses eaux » mais la Poule d’Eau « couvre la voix de sa méchante cousine : Ter, ter, ter, la mare est à eux ». Nous voyons là l’art que déploie Lida pour dramatiser, théâtraliser l’insertion des petits dans leur « société ». Autre rituel, proprement animal celui-là, la première mue – dont Colvert précise qu’elle est « l’événement le plus important » de la vie de ses petits – est traitée de manière beaucoup plus sobre mais en insistant sur la douleur de cette métamorphose. Lida s’appuie donc sur les codes du conte pour captiver ses jeunes lecteurs.

16Avec Scaf le phoque, comme le fait observer Michel Defourny dans sa post-face à la réédition de 2007, « c’est un vrai récit épique que livre Lida Durdiková ». La troupe des phoques livre des combats homériques contre requins, espadons et morses. Les victimes crient vengeance. Symbolique, spiritualité, transcendance sous-tendent le récit : après le massacre d’un phoque, les voix des esquimaux « altern[ent] dans une étrange mélopée » en hommage au sacrifice de l’animal, le vieux Dag encourage sa famille à chercher refuge dans un Eden mythique « au cercle des Tempêtes ». Les vents en ont parlé à Kara, les étoiles l’ont dit à Négli, Slim connaît les courants qui y mènent. « Que Scaf prenne le commandement et que ceux qui veulent tenter leur chance le suivent », profère le vieux Dag après avoir appelé la protection des éléments sur son peuple. Il s’agit donc bien là d’une épopée. La tempête dans laquelle sont pris les phoques rappelle celles que Poséidon déchaîna contre Ulysse, la description de la banquise « morcelée, bouleversée, hérissée de glaçons fantastiques » qui « semblait au soleil couchant, la ruine d’un immense palais d’émeraude et de rubis » a des accents épiques, l’île promise qu’abordent Scaf et les siens a des allures d’île de Calypso, des Phéaciens, d’Ithaque.

17Penchons-nous à présent sur la galerie de personnages mis en scène dans le « Roman des bêtes ». Comment Lida parvient-elle à faire exister les animaux non seulement comme des êtres vivants biologiquement déterminés mais comme des êtres de fiction susceptibles de nouer une relation avec le lecteur ?

18Un premier élément de réponse serait à chercher du côté de l’onomastique. En effet, tout personnage, qu’il soit héros éponyme, second rôle ou figurant est nommé. Il s’agit parfois d’un « simple » choix typographique. L’usage symbolique de la majuscule élève l’animal du rang de membre d’une espèce à celui d’être unique, doté d’un nom « propre », ainsi l’Oie Cendrée, le Souchet, le Héron... Héros et membres de leur famille reçoivent quant à eux un nom circonstancié. Ce choix conduit Lida à opérer des variations jubilatoires sur une caractéristique phare de l’animal : le simple cri pour Coucou, le bruit de la fuite pour Froux le lièvre mais aussi Panache, Rouquette, Quick chez les écureuils. C’est peut-être chez les hérissons que la gamme est la plus complète. Chardon – pour le père –, Écharde – pour la mère –, Clougris, Pingle, Quipic, Baguette et Dard – pour les petits – proposent à l’enfant autant de jeux de mots sur les piquants de l’animal. On notera au passage que les termes du vocabulaire sous-jacents à ces jeux respectent les répartitions entre féminin et masculin. Enfin, le nom peut devenir un marqueur de l’appartenance au monde de l’épopée. Ainsi, Slim-l’Aventureux, Pesca-le-Pêcheur, Kara-la-Tempête et Négli-les-Étoiles sont-ils dotés d’épithètes homériques et élevés par là même au rang de personnages mythiques.

19Comme tous les héros fictifs depuis l’Antiquité, les animaux de nos albums sont par ailleurs inscrits dans une filiation. Filiation heureuse, rassurante chez les hérissons ou les écureuils qui grandissent dans une famille unie, filiation quasi « monoparentale » chez les canetons dont Colvert ne peut prendre en charge l’éducation, filiation tragique pour Froux dont le renard a mangé le père, dont la sœur a été enlevée par un hibou et dont la mère ne s’occupe pas, filiation hasardeuse pour Coucou et ses ascendants absents.

20Les animaux de Lida et Rojan deviennent également des personnages du fait de leurs attitudes anthropomorphiques. Les enfants sont joueurs, comme les jeunes phoques qui « s’ébatt(ent) gaiement sur la neige » et pratiquent le « hareng-ball », le « saute-phoque », le « fisching » ou encore le jeu de « plume-plonge ». Renvoyant en cela aux stéréotypes de l’enfance, ils sont également gourmands, curieux et désobéissants. Comme les héros enfantins des contes, ils sont avides d’expériences, explorateurs. Prenons-en pour exemple Quipic, qui « aime les promenades et les exploits solitaires » et se glisse dans le trou du mur ou encore Panache qui, pour mieux voir les chasseurs, « tend sa petite tête sous la branche », devenant cible. Ainsi, nos héros animaliers franchissent les limites, transgressent les interdits pour partir à l’aventure. En cela, ils fonctionnent à la manière des héros de contes comme doubles fantasmatiques du lecteur. Des doubles qui leur permettent de ressentir la peur par procuration mais des doubles rassurants et constructifs puisqu’ils savent faire preuve de courage, de ruse, d’inventivité pour surmonter les obstacles. Les mères, quant à elles, tentent de protéger leur progéniture avec tendresse. « Surtout couvrez-vous bien. Vous ne savez pas combien l’hiver est froid. Et n’oubliez pas de faire un trou dans votre nid pour avoir de l’air », recommande Épingle à ses enfants devenus indépendants.

21Épingle s’exprime là comme la plupart des mères dans les histoires enfantines... parce que dans notre « Roman des bêtes », les animaux sont doués de sentiment mais également de parole. « Et moi je comprends leur langage » nous révèle la narratrice au début de Quipic le hérisson. Lida leur donne donc une voix qui va contribuer à la vivacité du récit et à l’effet de proximité. Dans Plouf le canard sauvage, elle nous donne à entendre les cris des habitants de la mare. Les « wek, wek, wek » des canards, les « Tattattattattâât » de l’Oie Cendrée, les « Woa, woa, tok, tok » de l’Oncle Souchet qui « parle du nez » sont parfois accompagnés d’éléments de commentaire qui permettent de leur attribuer un sens dans le dialogue mais, à eux seuls, ces cris créent un univers sonore, donnent vie au cérémonial de baptême, le rendent sensible (d’autant plus si la lecture se fait à voix haute).

  • 20 Vincent Jouve, « Pour une analyse de l’effet-personnage », Littérature, n° 85, 1992, p. 111, DOI : (...)

22Il semblerait donc que fonctionne efficacement dans nos albums une mise en relation du jeune lecteur avec les personnages animaliers mis en scène, ce que Jouve nomme « l’effet personnage ». En effet, chacun des animaux de papier peut être étudié comme « élément du sens » avec sa fonction narrative, comme « illusion de personne (objet de la sympathie ou de l’antipathie du lecteur) et alibi fantasmatique (support d’investissements inconscients)20 ».

Leçons de géographie humaine

  • 21 P. Faucher, « La mission éducative des albums du Père Castor », op. cit.

Chacun des ouvrages de cette collection fait vivre par le texte et les illustrations, tout un milieu naturel : Panache, c’est la vie des bois ; Froux, la vie des plaines ; Plouf, la vie de l’étang21.

  • 22 Rojan, Rose Celli, Les petits et les grands, Paris, Père Castor/Flammarion, 1933 ; Hélène Guertik, (...)

23À travers ces quelques mots, Paul Faucher définit les grandes lignes de ce qu’est le projet du « Roman des bêtes » : faire découvrir aux enfants les milieux naturels dans lesquels vivent leurs animaux préférés. Les albums de cette collection ne sont pas les premiers albums animaliers du Père Castor, cependant les trois albums22 parus dans un format plus grand que ceux de la collection du « Roman des bêtes », en 1933-1934, avant la sortie de Quipic, sont plus à considérer comme des imagiers dans lesquels les auteurs présentent les petits d’une sélection d’animaux variés, voire un inventaire d’animaux divers. Le projet du « Roman des bêtes » s’inscrit, quant à lui, dans une dynamique environnementale à un moment où, dans l’histoire de France, le nombre de citadins, en pleine expansion, est équivalent au nombre de ruraux, en très net recul. Paul Faucher sent très probablement qu’un grand nombre d’enfants va perdre le contact avec une « nature » qui doit, selon lui, rester leur « milieu naturel ».

  • 23 Jean Brunhes, La géographie humaine, Paris, Félix Alcan, 1925.
  • 24 Jakob von Uexküll, Mondes animaux et monde humain, Paris, Denoël, 1934.

24Par ailleurs, la collection apparaît de manière concomitante avec la sortie de deux ouvrages majeurs. D’une part, Jean Brunhes, géographe reconnu, titulaire d’une chaire de géographie humaine au Collège de France depuis 1912, met la main à la dernière édition de La géographie humaine23 (première édition en 1910, troisième et dernière édition en 1925). Dans cet ouvrage, le géographe défend une analyse structurelle des phénomènes spatiaux sur plusieurs niveaux. Pour Brunhes, les phénomènes spatiaux sont des traces de l’occupation humaine et des interrelations que l’être humain a avec le milieu dans lequel il vit. D’autre part, 1934 est l’année de parution de la traduction de Mondes animaux et monde humain24, succès mondial, du biologiste allemand Jakob von Uexküll. La thèse essentielle défendue par le biologiste est que chaque espèce vivante a son monde propre (umwelt) à quoi elle donne sens et qui lui impose ses déterminations. Dans cette dernière partie, nous montrerons que la collection de Paul Faucher porte en elle les influences de ces deux chercheurs.

25Les albums de la collection, que ce soit la première série (1934-1939) comme la seconde (1969-1983), constituent 15 leçons de géographie construites sur le même modèle. La structure s’appuie sur les principes méthodologiques et la définition même de la géographie humaine proposés par Jean Brunhes. Ce dernier écrit dans le chapitre II de sa Géographie humaine :

  • 25 J. Brunhes, La géographie humaine, op. cit., p. 35-36.

L’ancienne géographie se définissait comme la description de la terre ; la nouvelle géographie est vraiment la science de la terre. Elle ne se contente pas de décrire les phénomènes, elle les explique. Elle étudie les diverses forces qui agissent actuellement sur la terre, dans leur développement, dans leurs manifestations, dans leurs conséquences ; en second lieu, elle étudie ces diverses forces dans les rapports qui les unissent aux autres, et dans les conséquences de ces rapports. [...] la géographie moderne est dominée par deux idées capitales, l’idée d’activité d’une part, et l’idée de connexité de l’autre. Elle n’est plus un inventaire, elle est une histoire. Elle n’est plus une énumération, elle est un système. Elle a pour double fin d’observer, de classer, d’expliquer les effets directs des forces agissantes, et les effets complexes de ces forces associées25.

  • 26 Ibid., p. 47.
  • 27 Ibid., p. 51.
  • 28 Ibid., p. 53.
  • 29 Ibid., p. 54.
  • 30 Ibid., p. 57.

26La géographie moderne explique et met en relation différents acteurs spatiaux. Dans ce même chapitre, Brunhes énumère « les faits de géographie humaine classés par ordre de complexité croissante26 ». Il distingue ainsi la « géographie des premières nécessités vitales27 » (se nourrir, se loger, se vêtir), c’est-à-dire ce qu’il nomme également la géographie économique ; la « géographie de l’exploitation de la terre28 » ; la « géographie sociale29 », qui étudie les relations entretenues par les êtres humains entre eux pour la continuité de leur espèce et la « géographie politique et historique30 », qui étudie la coexistence des êtres humains en groupe.

27Que nous est-il donné à lire dans les albums de la collection ? Après quelques pages de présentation, l’autrice met en récit des habitants, avec leurs habitudes, dans leur habitat, leur habitation. La première moitié de l’ouvrage est d’abord consacrée à la géographie « économique » de l’animal, c’est–à-dire, si l’on prend le terme économique dans son sens étymologique, aux liens que l’animal entretient avec son habitat/milieu pour se nourrir et se loger. L’autre moitié aborde la question « sociale », qui s’intéresse à la procréation et à l’éducation puis à la question « politique », qui présente le plus souvent les prédateurs qui guettent dès lors que l’animal se risque hors de son habitat.

28Dans Quipic le hérisson, par exemple, les dix premières pages présentent le potager et les différents « habitants » du lieu (enfants, jardinier, animaux). Les huit pages suivantes sont plus spécifiquement consacrées à l’habitat de la famille de Quipic, c’est-à-dire au potager, aux relations que la famille entretient avec ce milieu aménagé par l’homme. Lida présente la co-habitation entre l’homme et le hérisson dans un milieu qui a, pour les deux, la fonction de garde-manger. Cette co-habitation apparaît ici non pas simplement comme une co-présence mais bien davantage comme une interdépendance, le hérisson étant le prédateur des nuisibles qui s’en prennent aux cultures de l’être humain. Les six pages suivantes, comme une incise dans le récit, relatent l’expérience que Quipic va tenter en dehors du potager et qui va le confronter au danger d’être mangé par une famille de « Bohémiens ». Son retour à son habitat, dans lequel il est protégé, met fin à cette incise. Les dix dernières pages présentent l’habitation de Quipic, lieu où il va pouvoir procréer, éduquer sa progéniture et hiberner.

Illustration 5 : Lida [Ludmila Durdiková, texte], Rojan [Feodor Rojankovsky, images], Quipic le hérisson, Paris, Éditions Flammarion, coll. « Albums du Père Castor », 1937, p. 13. © Reproduction avec l’aimable accord de l’Association des amis du Père Castor, Meuzac.

29Dans cet album, comme dans tous ceux de la première série de la collection, la présentation de l’habitat est accompagnée d’une carte ou d’une vue zénithale. Cette dernière vient en appui de la « leçon de géographie » qui est donnée à l’enfant-lecteur. Selon Brunhes, la carte participe de l’explication géographique. En cela, il suit la méthode préconisée par son maître, Paul Vidal de La Blache, dans l’Atlas général :

  • 31 Paul Vidal de La Blache, « Préface », dans : Atlas général, Paris, Armand Colin, 1918, cité dans Je (...)

La carte politique du pays à étudier est accompagnée d’une carte physique ; elles s’éclairent l’une par l’autre et trouvent un complément dans des cartes ou des figures schématiques [...]. C’est, en effet, dans cette liaison que consiste l’explication géographique d’une contrée. Envisagés isolément, les traits dont se compose la physionomie d’un pays, ont la valeur d’un fait : mais ils n’acquièrent la valeur de notion scientifique que si on les replace dans l’enchaînement dont ils font partie31.

  • 32 C. Meunier, « Et si le Père Castor avait voulu sauver le monde ? », op. cit.
  • 33 Michèle Piquard, La carte géographique dans les albums du Père Castor, Meuzac, Les amis du Père Cas (...)
  • 34 Paul Faucher, « Comment adapter la littérature enfantine aux besoins des enfants à partir des premi (...)

30La vue oblique présentée dans Quipic le hérisson à la page 13 tient lieu de carte. Elle montre l’organisation du potager et son appropriation par la famille hérisson : ses limites, ses objets spatiaux (serre, carrés de culture) et ses éléments structurants (haies vives, clôture, allées). Il en est de même pour la carte de l’étang dans Plouf le canard sauvage, ou de celle du torrent dans Bourru ou encore le terrain de chasse de Froux. La carte sera un élément repris dans la collection « Les enfants de la terre » comme traces de territorialisation32. Le travail de Michèle Piquard33 a montré que l’image-carte participait de l’illustration, à la fois pour « éclairer » et rendre intelligible le territoire de l’animal mais aussi, en tant qu’image, pour « rendre sensible une réalité en l’isolant, en concentrant sur elle l’attention et l’émotion34 ».

Illustration 6 : Lida [Ludmila Durdiková, texte], Rojan [Feodor Rojankovsky, images], Froux le lièvre, Paris, Éditions Flammarion, coll. « Albums du Père Castor », 1935, p. 26. © Reproduction avec l’aimable accord de l’Association des amis du Père Castor, Meuzac.

  • 35 Louis-Adolphe Bertillon, « De l’influence des milieux sur nos idées et sur nos mœurs », La philosop (...)
  • 36 Pour Augustin Berque, Écoumène, Paris, Belin, 2009, la « trajection » est la manifestation visible (...)

31Le territoire de Quipic, de Plouf ou de Panache constitue ce que von Uexküll nomme « l’espace d’action », « l’espace visuel » de chaque animal. Il est interdépendant du sujet. L’animal le pratique, en maîtrise les limites autant que ce dernier impose ses règles à son habitant. Von Uexküll en faisait alors le sujet central de la mésologie, terme qu’il empruntait au Français Louis-Adolphe Bertillon (1821-1883). Ce dernier le définissait « comme l’étude des rapports entre l’organisme (y compris humain) et son environnement (y compris social : mœurs, institutions etc.)35 ». Le géographe Augustin Berque reprend ce terme à la fin des années 1980 pour parler de l’étude des milieux humains mais lui préfère très vite ceux de « médiance » ou de « rapport écouménal », qui expriment davantage le tissage serré et l’interdépendance entre l’habitat et l’habitant. Les cartes des albums de la première série montrent comment l’animal s’est approprié son espace d’action, ses lieux de chasse, ses lieux de reproduction. La carte est une « trajection36 » de ce rapport entre l’animal et son milieu. Tout comme les « leçons de choses » évoquées en première partie, les cartes de territoire disparaissent dans les albums d’après-guerre. La seule carte que nous pouvons trouver est à chercher dans Cig la cigogne mais elle ne représente que l’itinéraire migratoire de l’animal et en aucune manière l’appropriation d’un territoire.

Illustration 7 : A. Telier, Roger Turc, Cig la cigogne, Paris, Éditions Flammarion, coll. « Albums du Père Castor », 1978, p. 15. © Reproduction avec l’aimable accord des Éditions Flammarion, Paris.

Pour conclure...

  • 37 P. Faucher, « La mission éducative des albums du Père Castor », op. cit.

Je n’ai pas voulu de livres entonnoirs, j’ai rêvé de livres étincelles37.

  • 38 Plutarque, « Comment il faut écouter », dans : Œuvres morales, Tome 1, 2e partie, Traités 3-9, Pari (...)

32Ainsi, conformément à l’idéal humaniste hérité de Plutarque38, Paul Faucher se propose d’éveiller les enfants ; non d’emplir des vases mais d’allumer et d’entretenir des feux, d’échauffer les esprits « afin de leur inspirer une ardeur d’investigation qui les pousse à la recherche de la vérité ». Pour ce faire, « l’agent recruteur de l’École nouvelle » a recours à l’image et au récit dans leurs dimensions esthétique et cognitive. Il multiplie les paysages, les cartes, les taxinomies animalières, les récits prenants, les dialogues vivants... Ses « livres étincelles » sont ancrés dans une observation rigoureuse de la nature pour mieux séduire et instruire les jeunes lecteurs. Comme les leçons de choses et de géographie, les albums enseignent comment chaque animal s’inscrit à sa manière dans son territoire, permettant à l’enfant de trouver sa propre place dans le sien.

33Les « Enfants de la Terre », dans leur approche anthropologique et géographique, semblent prendre le relais du « Roman des bêtes ». Après la Seconde Guerre mondiale et ses atrocités, Paul Faucher donne priorité à la concorde entre humains et à la nécessité de se connaître pour se comprendre et s’accepter. Il s’agit pour lui de rétablir des ponts entre les êtres pour franchir les gouffres éthiques ouverts par les génocides. Il en avait fini avec le « Roman des bêtes ».

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Notes

1 Paul Faucher, « La mission éducative des albums du Père Castor », communication lors de la Conférence de Girenbad organisée par la Commission Cantonale pour les bibliothèques populaires de jeunesse, 18-19 mai 1957, Meuzac, Les amis du Père Castor, 2005.

2 Paul Faucher, Journal, année 1930. Cité par Michèle Piquard, « Paul Faucher, concepteur des albums du Père Castor, sergent recruteur de la Nouvelle Éducation dans l’entre-deux-guerres », Recherches & Éducation [en ligne], n° 4, 2011, p. 53-64, DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rechercheseducations.782.

3 Marc Soriano, « Sur la piste du Père Castor », Enfance, t. 20, n° 3-4, 1967, p. 233, DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3406/enfan.1967.2426.

4 Claude-Anne Parmegiani, Les petits Français illustrés (1860-1940), Paris, éditions du Cercle de la librairie, 1989, p. 247.

5 Claire Delbard, « Grandir dans l’enthousiasme avec “le Roman des bêtes” », Strenae [en ligne], n° 6, 2013, DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/strenae.1312 [consulté le 9 avril 2024].

6 Annick Raymond, « L'éducation naturelle : une idée centrale mais controversée dans les congrès de la Ligue internationale pour l'éducation nouvelle (1921-1936) », Carrefours de l’éducation, n° 31, 2011, p. 41, DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3917/cdle.031.0041.

7 P. Faucher, « La mission éducative des albums du Père Castor », op. cit.

8 Ibid.

9 M. Soriano, « Sur la piste du Père Castor », op. cit.

10 Lida, Rojan, Froux le lièvre (1935) ; Plouf le canard sauvage (1935) ; Bourru l’ours brun (1936) ; Scaf le phoque (1936) ; Quipic le hérisson (1937) ; Martin le martin pêcheur (1938) ; Coucou (1939).

11 C.-A. Parmegiani, Les petits Français illustrés, op. cit., p. 248.

12 P. Faucher, « La mission éducative des albums du Père Castor », op. cit.

13 Lida, Rojan, Bourru, l’ours brun, op. cit., p. 10-11.

14 Ferdinand Buisson, « Leçon de choses », dans : Nouveau dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, Paris, Librairie Hachette et Cie, 1911.

15 Hélène Fatou, Lida et May Angeli, Vigie la marmotte, Paris, Flammarion/Père Castor, 1969.

16 Voir Christophe Meunier, « Et si le Père Castor avait voulu sauver le monde. Du discours sur la diversité dans la collection “Les enfants de la Terre” », Strenae [en ligne], n° 14, 2019, DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/strenae.2706.

17 H. Fatou, Lida et M. Angeli, Vigie la marmotte, op. cit. ; Hélène Fatou, Christian Boutin, Tapoum l’éléphant d’Afrique, Paris, Flammarion/Père Castor, 1971 ; Marie Tenaille, Roger Turc, Yap le fennec, Paris, Flammarion/Père Castor, 1973 ; Romain Simon, Andrée Paule Fournier, Skir le renard, Paris, Flammarion/Père Castor, 1976 ; Roger Turc, A. Telier, Cig la cigogne, Paris, Flammarion/Père Castor, 1978 ; Romain Simon, Vassilissa, Kiou la chouette hulotte, Paris, Flammarion/Père Castor, 1980 ; Romain Simon, Laurence Delaby, Toum Toum le manchot empereur, Paris, Flammarion/Père Castor, 1983.

18 Claude-Anne Parmegiani, « Le roman de la vie », La Revue des livres pour enfants, n° 175-176, juin 1997, p. 98.

19 Rappelons que le sens premier d’αισθάνομαι, dont découle esthétique, est depuis l’Antiquité, et encore aujourd’hui, sentir, ressentir.

20 Vincent Jouve, « Pour une analyse de l’effet-personnage », Littérature, n° 85, 1992, p. 111, DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3406/litt.1992.2607.

21 P. Faucher, « La mission éducative des albums du Père Castor », op. cit.

22 Rojan, Rose Celli, Les petits et les grands, Paris, Père Castor/Flammarion, 1933 ; Hélène Guertik, Louv’a, Les bêtes que j’aime, Paris, Père Castor/Flammarion, 1934 ; Rojan, Marguerite Reynier, En famille, Paris, Père Castor/Flammarion, 1934.

23 Jean Brunhes, La géographie humaine, Paris, Félix Alcan, 1925.

24 Jakob von Uexküll, Mondes animaux et monde humain, Paris, Denoël, 1934.

25 J. Brunhes, La géographie humaine, op. cit., p. 35-36.

26 Ibid., p. 47.

27 Ibid., p. 51.

28 Ibid., p. 53.

29 Ibid., p. 54.

30 Ibid., p. 57.

31 Paul Vidal de La Blache, « Préface », dans : Atlas général, Paris, Armand Colin, 1918, cité dans Jean Brunhes, La géographie humaine, op. cit., p. 28.

32 C. Meunier, « Et si le Père Castor avait voulu sauver le monde ? », op. cit.

33 Michèle Piquard, La carte géographique dans les albums du Père Castor, Meuzac, Les amis du Père Castor, 2011.

34 Paul Faucher, « Comment adapter la littérature enfantine aux besoins des enfants à partir des premières lectures », conférence prononcée à la séance inaugurale du Ve congrès de l’Union internationale pour la littérature de Jeunesse, 7 au 11 mai 1958, Florence, publiée dans le n° 179, 1964, de la revue Vers l’Éducation nouvelle des Centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active (CEMEA).

35 Louis-Adolphe Bertillon, « De l’influence des milieux sur nos idées et sur nos mœurs », La philosophie positive, vol. XI, n° 3, nov.-déc. 1873, p. 468-473. Cité par Augustin Berque, Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 1987, p. 172.

36 Pour Augustin Berque, Écoumène, Paris, Belin, 2009, la « trajection » est la manifestation visible et lisible du rapport entre l’homme et son milieu (exemple : paysage, carte...).

37 P. Faucher, « La mission éducative des albums du Père Castor », op. cit.

38 Plutarque, « Comment il faut écouter », dans : Œuvres morales, Tome 1, 2e partie, Traités 3-9, Paris, Les Belles Lettres, 1989.

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Table des illustrations

Légende Illustration 1 : Couvertures des huit premiers albums de la collection (1934-1939). Lida [Ludmila Durdiková, texte], Rojan [Feodor Rojankovsky, images], Panache, 1934 ; Froux le lièvre, 1935 ; Plouf canard sauvage, 1935 ; Bourru l’ours brun, 1936 ; Scaf le phoque, 1936 ; Quipic le hérisson, 1937 ; Martin Pêcheur, 1938 ; Coucou, 1939, Paris, Éditions Flammarion, coll. « Albums du Père Castor ». © Reproduction avec l’aimable accord de l’Association des amis du Père Castor, Meuzac.
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Légende Illustration 2  : Lida [Ludmila Durdiková, texte], Rojan [Feodor Rojankovsky, images], Plouf canard sauvage, p. 13, Paris, Éditions Flammarion, coll. « Albums du Père Castor », 1935. © Reproduction avec l’aimable accord de l’Association des amis du Père Castor, Meuzac.
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Légende Illustration 3 : Couvertures des sept albums publiés entre 1969 et 1983. Lida et Hélène Fatou, May Angéli, Vigie la marmotte, 1969 ; Hélène Fatou, Christian Broutin, Tapoum éléphant d’Afrique, 1971 ; Marie Tenaille, Roger Turc, Yap le fennec, 1973 ; Andrée-Paule Fournier, Romain Simon, Skir le renard, 1976 ; A. Telier, Roger Turc, Cig la cigogne, 1978 ; Vassalissa, Romain Simon, Kiou la chouette, 1980 ; Laurence Delaby, Romain Simon, Toum Toum le manchot empereur, 1983 ; Paris, Éditions Flammarion, coll. « Albums du Père Castor ». © Reproduction avec l’aimable accord des Éditions Flammarion, Paris.
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Légende Illustration 4 : Lida [Ludmila Durdiková, texte], Rojan [Feodor Rojankovsky, images], Quipic le hérisson, Paris, Éditions Flammarion, coll. « Albums du Père Castor », 1937, p. 2-3. © Reproduction avec l’aimable accord de l’Association des amis du Père Castor, Meuzac.
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Légende Illustration 5 : Lida [Ludmila Durdiková, texte], Rojan [Feodor Rojankovsky, images], Quipic le hérisson, Paris, Éditions Flammarion, coll. « Albums du Père Castor », 1937, p. 13. © Reproduction avec l’aimable accord de l’Association des amis du Père Castor, Meuzac.
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Légende Illustration 6 : Lida [Ludmila Durdiková, texte], Rojan [Feodor Rojankovsky, images], Froux le lièvre, Paris, Éditions Flammarion, coll. « Albums du Père Castor », 1935, p. 26. © Reproduction avec l’aimable accord de l’Association des amis du Père Castor, Meuzac.
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Légende Illustration 7 : A. Telier, Roger Turc, Cig la cigogne, Paris, Éditions Flammarion, coll. « Albums du Père Castor », 1978, p. 15. © Reproduction avec l’aimable accord des Éditions Flammarion, Paris.
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Pour citer cet article

Référence électronique

Sylvie Dardaillon et Christophe Meunier, « Le « Roman des bêtes » : petit traité de mésologie et d’anthropologie ? »Strenæ [En ligne], 24 | 2024, mis en ligne le 01 septembre 2024, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/strenae/11009 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12evf

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Auteurs

Sylvie Dardaillon

Université d’Orléans

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