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Comptes rendus

Christian Bruel, L’aventure politique du livre jeunesse

Jean-Baptiste Bourgois
Référence(s) :

Christian Bruel, L’aventure politique du livre jeunesse, Paris, La Fabrique, 2022.

Texte intégral

  • 1 Confluences, « Christian Bruel », Confluences, rencontres littéraires, 19 septembre 2016, URL : htt (...)

1Christian Bruel est un auteur et un acteur de la littérature jeunesse depuis 1976. Il est administrateur de l’Agence quand les livres relient, un regroupement d’associations de promotion de la lecture à destination de la jeunesse. Il a occupé le poste de secrétaire adjoint de l’Agence quand les livres relient et celui de vice-président du Centre de promotion du livre de jeunesse1. Il a également été éditeur, d’abord au Sourire qui mord entre 1976 et 1996, puis aux éditions Être entre 1997 et 2012.

2L’aventure politique du livre jeunesse se présente comme un ouvrage critique sur les enjeux et la parole politique contenus dans l’offre de lecture adressée aux enfants. L’auteur distingue deux types de production : une production « restreinte » (p. 11) qui ne serait pas en phase avec les grands enjeux égalitaires et ne porterait pas le projet d’une « aspiration à l’émancipation juvénile » (p. 11) ; et une production alternative, « un creuset d’albums, de romans, de livres documentaires et de magazines indispensables » (p. 11). Ces objets culturels dont s’emparent les parents, les libraires, les bibliothécaires, les instances culturelles et une bonne part du personnel enseignant, contribueraient à créer ce que l’auteur appelle des « microclimats de lecture ».

3Selon Christian Bruel, c’est dans ces conditions que pourrait se développer une « compétence juvénile fondée sur des habitudes acquises d’interprétation, de discussion, de comparaison et d’actualisation des lectures d’une part, et sur un recours permanent à l’acte d’écrire sur papier ou pour l’écran d’autre part, afin de repenser les existences personnelles et collectives, d’exprimer sans mimétisme et de communiquer ». Projet louable auquel il serait difficile de ne pas souscrire.

4Dans son paragraphe « Vulnérabilités, Concentration » (p. 27), l’auteur rappelle le découpage actuel du marché de l’édition et la concentration des maisons au sein des mêmes groupes. Il est agréable de constater que l’auteur réalise un petit tour de force dans son livre : celui de proposer une diversité de titres en provenance d’éditeurs variés. Sur 283 livres de la bibliographie jeunesse présentée, environ 59 % des titres viennent de maisons d’édition dites « indépendantes ».

  • 2 Barbro Lindgren, Eva Eriksson, Juju, le bébé terrible, traduit par Nelle Hainaut-Baertsoen, Paris, (...)

5Le point de vue adopté par Christian Bruel, sa connaissance des catalogues éditoriaux et la richesse de sa bibliothèque lui permettent de mettre en lumière des albums que le temps ou le manque de succès auprès du grand public auraient pu condamner à l’oubli. Certains livres de son corpus, sous ce nouvel éclairage, résonnent avec des pistes contemporaines de recherche en littérature jeunesse. C’est le cas par exemple lorsque l’auteur met en cause l’influence de la traduction sur le sens du récit dans Juju, le bébé terrible2 (p. 192). De la même manière, dans la courte partie « En forme documentaire » (p. 175), Christian Bruel présente le documentaire comme un format désirable qui sait mettre en scène « l’écart entre le supposé connu et le dévoilement ».

6Son chapitre intitulé « Petite chronologie de la presse rebelle destinée aux enfants » semble le plus abouti et le plus structuré du livre. L’auteur poursuit une progression linéaire qui ne l’empêche pas de rendre compte de la richesse de l’offre militante et partisane qui a existé, et d’émettre un certain nombre de perspectives éditoriales intéressantes.

7Malheureusement, l’importante bibliographie qui va s’écrire au fil des 380 pages, 11 chapitres et 53 parties du livre révélera un manque.

La grande absence

8Si l’absence matérielle de l’image dans une telle publication peut s’expliquer par le besoin de limiter les coûts d’impression et les achats de droits de reproduction, elle est renforcée par le traitement que réserve l’auteur à l’image et à sa fabrication. Dans le troisième chapitre intitulé « Le Grand Méchant Mot », seules 78 lignes sur les 457 consacrées aux 20 livres du chapitre traitent de près ou de loin de l’image, soit environ 17 %.

9Cette absence quantifiable est parfois contrastée par une poignée d’analyses particulièrement pertinentes, comme celle du journal Jean-Pierre :

Ainsi, la une du numéro 3, en février 1902, représente en pleine page une scène de rue épurée dont seule une ligne horizontale indique l’angle de la façade et du tiroir. Passent, de profil, venus de la gauche, un très jeune bourgeois élégant, de noir vêtu, suivi par sa bonne en robe épaisse et long tablier blanc, dont le dos est partiellement coupé par le cadre dessiné. Le garçon ignore ostensiblement un enfant misérable et décharné, debout, engoncé dans un manteau trop grand. La distance de classe est appuyée par un graphisme clivant. Clair et précis pour le petit-bourgeois au fin profil hautain, le trait devient incertain et amolli quand il représente l’enfant pauvre. Et l’utilisation d’une même trame grise pour matérialiser tant le tissu du pauvre manteau que la longue robe de l’employée présumée crée une nuance sociale et pointe subrepticement qu’il y a aussi, dirions-nous aujourd’hui, des dominés chez les dominants. L’image n’est signée que d’un monogramme, celui d’Auguste Jean-Baptiste Roubille qui dessinait, entre autres, pour L’assiette au beurre dont il coordonnera plusieurs numéros entre 1901 et 1905. (p. 93-94)

  • 3 Edy Legrand, Macao & Cosmage ou l’expérience du bonheur, Paris, Circonflexe, coll. « Aux couleurs d (...)

10Une autre analyse, cette fois de Macao et Cosmage ou l’expérience du bonheur3 (p. 323), rappelle combien l’auteur dispose des outils et des compétences pour l’analyse graphique et littéraire du livre jeunesse.

  • 4 Dolf Verroen, Wolf Erlbruch, Un paradis pour Petit Ours, traduit par Étienne Schelstraete, Toulouse (...)
  • 5 Umberto Eco, Eugenio Carmi, La bombe du général, traduit par Isabelle Frèze, Paris, Grasset, 1989.
  • 6 Timothy Lim, Mark Pellegrini, Brett R. Smith, Thump: The First Bundred Days, New York, Nashville, P (...)

11Il est alors regrettable qu’il puisse restreindre d’autres analyses graphiques à de brefs commentaires élogieux qui se succèdent : « images puissantes » (p. 153) à propos de Un paradis pour Petit Ours4, « quarante-huit pages puissamment illustrées » (p. 156) à propos de La bombe du Général5. Ou encore « superbement illustré » (p. 259), « la mise en page et les images sont superbes » (p. 276), « superbement illustrées » (p. 285). C’est d’autant plus étonnant lorsque l’auteur qualifie un album américain réactionnaire comme Thump: The First Bundred Days6 de « très bien illustré » (p. 141). Cet album qui propose une parabole animalière du mandat de Donald Trump était l’occasion rêvée d’analyser comment les outils et les codes graphiques de la littérature américaine peuvent être instrumentalisés au profit d’une figure politique.

  • 7 Garth Williams, The rabbits’ wedding, New York, Harper & Row, 1986.

12Cette attitude mène parfois à des erreurs historiques, comme sur le livre Le mariage des lapins7 de Garth Williams, qu’il brandit en exemple. Christian Bruel raconte la controverse entourant ce livre, accusé de promouvoir l’intégration raciale aux États-Unis lors de sa sortie : « Les censeurs du livre, obnubilés par l’inadmissible mélange des couleurs (un lapin noir et un lapin blanc se marient) n’ont sans doute pas remarqué que rien dans le texte ni dans les images n’indiquant une différence, les lapins étaient sensiblement du même sexe. » (p. 197). Ce qu’il ne dit pas, c’est que Garth Williams lui-même a expliqué que son choix s’était fait par et pour l’image :

  • 8 Bruce Handy, Wild things: the joy of reading children’s literature as an adult, New York, Simon & S (...)

« Je n'étais pas du tout pas au courant que l'on considérait que les animaux à fourrure blanche comme les ours blancs, les chiens blancs ou les lapins blancs avaient un lien de parenté avec les humains à la peau blanche », dit-il. « Je savais simplement qu'un cheval blanc et un cheval noir côte à côte étaient très pittoresques – et mes lapins étaient inspirés par d'anciennes peintures chinoises représentant des chevaux noirs et blancs dans des paysages brumeux8. »

13Je n'étais pas du tout au courant que l'on considérait les animaux à fourrure blanche, comme les ours blancs, les chiens blancs et les lapins blancs, comme entretenant des relations de parenté avec les humains à la peau blanche, dit-il. Je savais simplement qu'un cheval blanc et un cheval noir sont très pittoresques côte à côte, et mes lapins étaient inspirés des anciennes peintures chinoises représentant des chevaux noirs et blancs dans des paysages brumeux.

14Si ce détail n’altère pas l’histoire de la réception, il est, me semble-t-il, indispensable à l’inscription de cet objet culturel dans une histoire politique du livre jeunesse.

15Cette attention trop rapide portée à l’image empêche l’établissement d’un travail comparatif et par la même occasion celui d’une analyse politique de l’image dans le livre jeunesse. Autrement dit, si l’image n’accompagne pas le propos du texte, ou si elle ne le contredit pas, Christian Bruel s’en désintéresse. D’autant que le découpage thématique de l’ouvrage renforce cette idée d’une littérature d’à propos, une littérature jeunesse qui se constituerait des sujets, des thèmes et des idéologies qu’elle véhicule. Pourtant, on touche ici à l’une des caractéristiques de l’album et du livre illustré : une forme hybride qui permet l’expression de nuances complexes. Un iconotexte qui permet parfois d’échapper au discours apparent du livre, ou aux « ficelles » de la parole éditoriale.

L’iconotexte mécompris

16Christian Bruel n’est pas étranger au concept d’iconotexte ou au rapport texte-image :

Au cours des années 1980, outre les ouvertures thématiques, la marge de la production d’albums a connu un bouleversement discret et durable concernant le type d’articulation du texte et des images. Le plus souvent, jusque-là, l’image illustrait, c’est à dire qu’elle « mettait en lumière » un texte éventuellement autonome. […] Ce type d’articulation [texte-image] sera nommé iconotexte par Michael Nerlich en 1985. (p. 166)

17Cette nouveauté se serait alors répandue, selon lui, depuis l’album vers d’autres supports :

La surpuissance expressive de l’iconotexte s’est imposée à la marge des albums et a essaimé dans une partie de la production courante et dans des genres connexes qui en ont importé le système. Comme en témoigne, par exemple, le texte intégral de John Steinbeck Des souris et des hommes mis en images et revisité selon plusieurs registres concomitants par l’une des grandes créatrices du secteur jeunesse, Rebecca Dautremer, sur quatre cent vingt pages, en 2020.(p. 168)

18Ces dispositifs auraient trouvé leur public au milieu des années 1990 : « Dans le même temps, du côté de la réception, la lecture active et participative se développant, le jeune lectorat, plus accoutumé au non-dit, aux ellipses et à la nécessité d’être partie prenante du livre lu, avait moins besoin de la redondance et prenait l’habitude d’attendre plus des images, de la mise en page, des changements de typographie, des matières et du support, etc. » (p. 167). Cet argument vient renforcer l’idée d’une production « d’exception mondialement reconnue, portée par des structures éditoriales qui “savent parfois oublier qu’elles savent compter” » (p. 11).

  • 9 Randolph Caldecott, Hey Diddle Diddle, George Routledge & Sons, 1882.

19Mais si la conceptualisation de l’iconotexte est bien attribuée à Michael Nerlich en 1985, l’objet qu’elle définit existe depuis que texte et image se confrontent. Et si le terme n’existait pas encore, des artistes comme Maurice Sendak avait su observer les effets produits par ces hybdridations du texte et de l’image, ici dans Hey Diddle Diddle9 de Randolph Caldecott, publié en 1882 :

  • 10 Maurice Sendak, Notes on Books and Pictures, Reinhardt Books, 1989, p. 23. « And now Caldecott does (...)

Et c’est alors que Caldecott commet l’inattendu. Le vers se termine (« To wrap the Baby Bunting in »), mais alors que vous tournez la page vous voyez le bébé et la mère en promenade – le bébé habillé dans ce costume idiot avec les oreilles qui se dressent au-dessus de sa tête – et au sommet de la petite colline se trouve un groupe de lapins en train de jouer. Et le bébé – je donnerais n’importe quoi pour avoir le dessin original de ce bébé ! – le bébé fixe les lapins avec le plus perplexe des regards, comme si sa prise de conscience venait du costume doux, chaud et réconfortant dans lequel il est enveloppé. Tout est dans ce regard du bébé – juste deux lignes, deux simples traits de crayon, mais c’est fait avec tellement de talent que ces yeux expriment... en fait, tout ce que vous voulez lire. Je lis de l’étonnement, de la désillusion. Est-ce d’ici que proviennent les peaux de lapins ? Est-ce que quelque chose doit mourir pour que je puisse m’habiller ? (traduit par l'auteur)10.

  • 11 Quentin Blake, La vie de la page, traduit par Henri Robillot, Paris, Gallimard jeunesse, 1995.
  • 12 R. O. Blechman, Dear James: Letters to a young illustrator, New York, Simon & Schuster, 2009.
  • 13 Art Spiegelman, MetaMaus, New York, Pantheon Books, 2011.

20Par ailleurs, la recherche est active sur l’iconotexte depuis plusieurs décennie, contrairement à ce que prétend Christian Bruel (p. 172) : « Négligée par la recherche, la petite révolution iconotextuelle […] ». Elle est faite par des artistes : Quentin Blake (La vie de la page11), R. O. Blechman (Dear James: Letters to a Young Illustrator12), Art Spiegelman (Metamaus13)... ou par des universitaires et des laboratoires de recherche. Dans Hybridations, les rencontres du texte et de l’image, Laurent Gerbier propose même une nouvelle attitude à adopter lorsque l’on aborde ces objets culturels qui mettent en scène du rapport texte-image :

  • 14 Laurent Gerbier, Hybridations : les rencontres du texte et de l’image, Tours, Presses universitaire (...)

Cette question rejoint une autre piste de réflexion qu’ouvre la conception postmoderne de l’hybridation : il s’agit en effet de pointer une crise des savoirs et des arts qui est contemporaine de l’avènement des cultures de masse. L’enjeu de la remise en cause des hiérarchies et des légitimités, c’est donc aussi l’ensemble de ces propositions culturelles « bâtardes » que la culture élitaire condamne depuis le xixe siècle et qu’un certain nombre d’efforts théoriques s’emploient au contraire à réhabiliter et à légitimer au cours des années 1960-197014.

21Ces points de vue complémentaires permettent une compréhension plus subtile du fonctionnement de l’iconotexte. Ils montrent comment les créateurs de livre s’emparent de cet outil pour altérer le propos attendu du livre, et bouleversent parfois les attentes du lecteur.

Les créateurs du livre

22Christian Bruel connaît bien le « monde » du livre jeunesse. Son expérience d’auteur et d’éditeur se manifeste notamment quand il exprime son inquiétude face à la rémunération insuffisante des artistes du livre, et leur dépendance aux revenus accessoires :

Il est une autre forme de menace pesant sur la création dont on parle peu, celle qui touche aux revenus « accessoires » ou « connexes » des autrices et des auteurs. […] Revenus aléatoires, saisonniers, inégaux, liés à la réputation spectaculaire des artistes, ils ne devraient en aucun cas entraîner un étiage des droits d’auteur. (p. 33)

  • 15 DAAC (Délégation académique arts et culture), « CLEA », Site de la Délégation régionale académique (...)
  • 16 Centre national du livre, « Résidences-Missions – Communauté d’agglomération de Valenciennes Métrop (...)
  • 17 La Charte, « Recommandations tarifaires », La charte des auteurs et illustrateurs jeunesse, actuali (...)

23Ces revenus accessoires sont obtenus principalement en participant à des rencontres scolaires ou périscolaires. Rencontres qui ont lieu en marge de salons du livre, ou lorsque prennent place des dispositifs publics en faveur du livre et de la lecture : un festival, l’invitation d’une bibliothèque ou d’un centre de documentation et d’information. Les auteurs sont souvent invités par l’intermédiaire de leurs maisons d’édition, mais des appels à projet départementaux (les Contrats locaux d’éducation artistique15 par exemple) ou régionaux (les Résidences missions16, autre exemple) leur permettent aussi de se porter directement candidat pour prendre part à des rencontres. La rémunération est presque toujours conforme aux recommandations de la Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse17.

24Mais contrairement à ce qu’affirme Christian Bruel, les artistes à la « réputation spectaculaire » sont justement les moins enclins à candidater pour ce genre de dispositif, puisqu’ils disposent de droits d’auteurs suffisants pour subvenir à leurs besoins. Ou alors, ils peuvent aussi se permettre de refuser des conditions parfois mauvaises ou discutables, comme l’explique Vincent Cuvellier dans Je ne suis pas un auteur jeunesse :

  • 18 Vincent Cuvellier, Robin, Je ne suis pas un auteur jeunesse, Paris, Gallimard jeunesse-Giboulées, 2 (...)

Alors j’ai commencé à me barrer ! Quand j’arrivais dans une classe et qu’aucun de mes livres n’avait été lu, je me barrais ! Et comme explication, je disais qu’on avait dépensé de l’argent public pour me faire venir (moi ou un autre, d’ailleurs, c’est pas la question), que c’était les sous des impôts, et que c’était de l’argent foutu par la fenêtre18.

25En vérité, il n’existe aucune étude d’ampleur sur les attributions de rencontres scolaires ou leur impact sur l’économie du secteur. Ce qui est certain en revanche, c’est que cette économie est fragile, et que nombre d’auteurs ont besoin de ces revenus accessoires pour s’autoriser à poursuivre leur activité principale, celle de faire des livres donc. Ce paradoxe soulève plusieurs questions : est-ce que l’activité d’auteur ou d’illustrateur pour la jeunesse doit être une activité principale ? Ou peut-elle l’être, simplement ? En a-t-il déjà été autrement ?

  • 19 Chusita, Ceci n’est pas un livre de sexe, Paris, Nathan, 2018.
  • 20 Kay Thompson, Eloïse, traduit par Jean-François Ménard, Paris, Gallimard Jeunesse, 2016.
  • 21 Cour des comptes, « L’enseignement supérieur en arts plastiques | Cour des comptes », Site de la Co (...)
  • 22 Ministère de la Culture, « L’auteur et l’acte de création », Site du ministère de la Culture, 22 ja (...)

26Christian Bruel fournit peut-être, de manière involontaire, quelques éléments de réponse dans son inventaire, en citant par exemple Ceci n’est pas un livre de sexe19, « publié en 2018 par les éditions Nathan, [qui] a été conçu et écrit par Chusita, une YouTubeuse » (p. 260) ou, à propos de Eloïse20 : « C’est pendant le tournage de Funny Face, le film de Stanley Donen, où elle joue aux côtés d’Audrey Hepburn et Fred Astaire que l’acrice, chanteuse et danseuse Kay Thompson (1908-1998) a écrit Eloïse […] » (p. 286). Mais malheureusement, la question « qui fait les livres pour les enfants aujourd’hui ? » est balayée d’une phrase quand Christian Bruel déplore : « les études portant sur l’origine sociale de celles et ceux qui créent l’offre de lecture dédiée ne sont pas légion » (p. 30). Pourtant, il existe un certain nombre d’indicateurs et de rapports qui pourraient amorcer une analyse des origines socioculturelles et professionnelles des créateurs du livre jeunesse : le compte rendu de la cour des comptes sur l’enseignement supérieur en arts plastiques21 (les écoles d’arts étant pourvoyeuses de nombreux artistes du livre jeunesse), ainsi que le rapport Racine22, pour n’en citer que deux.

27Un tel travail, s’il était accompli, permettrait sans doute d’éclairer des questions éminemment politiques : comment les auteurs et dessinateurs se représentent-ils dans leurs livres ? Est-ce qu’ils représentent leur « classe » ? Cette représentation est-elle altérée par le processus éditorial ? Christian Bruel rappelle lui-même les enjeux d’une telle recherche, lorsqu’il précise dans son chapitre « Le Grand Méchant Mot » :

Chaque offre de lecture configure du réel. Elle propose des représentations et des points de vue qui, à des niveaux divers d’intention, de conscience et d’intensité, sont empreints des substrats affectifs, idéologiques et esthétiques de celles et ceux qui les créent, de leurs univers matriciels, de leur degré d’adhésion à l’ordre des choses. Chaque offre de lecture est un objet culturel éminemment politique rarement considéré comme tel. (p. 69).

L’aventure politique du livre jeunesse de Christian Bruel

28Les deux absences évoquées précédemment (celle de l’image et celle des créateurs du livre jeunesse) contrastent avec la place offerte aux associations, aux institutions et aux dispositifs publics de promotion du livre jeunesse au sein de l’ouvrage. Le livre présente les structures contribuant à la mise en place des politiques publiques du livre et de la lecture d’hier (p. 77) et d’aujourd’hui (p. 48).

29Il en profite pour saluer l’audace du Salon du livre et de la presse jeunesse : « La pépite d’or […] a été décernée, courageusement, à un roman de la collection “L’ardeur”, Queen Kong, en décembre 2021. » (p. 263). Un peu plus loin, il évoque le titre du SLPJ de 2018, « Nos futurs », qu’il considère comme « sensiblement plus offensif et performatif que “No future” » (sic) et qui aurait « déconcerté une partie du tissu professionnel » (p. 334).

30Si le SLPJ est l’un des rendez-vous majeurs du monde de la littérature jeunesse, il n’est sûrement pas connu comme une organisation qui viendrait bouleverser les lignes politiques du champ – ce n’est d’ailleurs pas ce que l’on attend de lui. Christian Bruel ne précise pas que, si l’on y décerne des prix et que l’on y propose un thème lors de chaque édition, l’évènement est avant tout un salon d’éditeurs qui mettent en avant leur production actuelle et leurs auteurs. Il ne précise pas non plus qu’il a été vice-président du Centre de promotion du livre jeunesse, qui organise le SLPJ.

31En revanche, il se réserve une place de choix au sein de son inventaire puisqu’il y inclut six de ses livres, se faisant l’auteur le plus cité de son ouvrage – à égalité avec Anthony Browne et Olivier Douzou. Cette présence démesurée de l’auteur se manifeste également au travers des nombreux thèmes abordés : Christian Bruel est sur tous les fronts. Mais cette place centrale de l’auteur ne serait pas un problème s’il ne refusait pas de remettre en cause les entreprises dans lesquelles il s’est investi : le monde de l’édition, ses livres, les institutions dont il a fait partie. C’est peut-être ce refus de mettre en perspective que Christian Bruel annonce :

En invitant ici à observer des publications jeunesse et leurs contextes à l’aune du politique et des idéologies, il va sans dire que ma contribution n’en sera pas exempte, ni exhaustive, ni frappée au coin de l’indiscutable. Et pour le cas où cette ligne de crête m’aurait semblé trop confortable, je n’ai pas cru devoir dire du mal de quelques-uns des livres que j’ai pu éditer. (p. 15)

32L’aventure politique du livre jeunesse peut être lu comme un assemblage thématique d’ouvrages annoncés comme politiques, encadrés par un contenu conceptuel qui s’éparpille – parfois sur des réflexions pertinentes. L’ouvrage est donc un premier pas qui donne envie qu’un travail scientifique soit entrepris. Il faudrait tenir compte des singularités des formats du livre jeunesse, de l’origine et de la formation des artistes du livre, de l’histoire des pratiques éditoriales et des études sur la réception ; enfin, il me semble important que les études sur la littérature jeunesse s’empare du médium de l’image, y compris de l’image politique.

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Notes

1 Confluences, « Christian Bruel », Confluences, rencontres littéraires, 19 septembre 2016, URL : https://www.confluences.org/artiste/christian-bruel/ [consulté le 20 juin 2024].

2 Barbro Lindgren, Eva Eriksson, Juju, le bébé terrible, traduit par Nelle Hainaut-Baertsoen, Paris, la Farandole [diff. Messidor], 1983 (republié sous le titre La maman et le bébé terrible chez Mijade en 1999).

3 Edy Legrand, Macao & Cosmage ou l’expérience du bonheur, Paris, Circonflexe, coll. « Aux couleurs du temps », 2000.

4 Dolf Verroen, Wolf Erlbruch, Un paradis pour Petit Ours, traduit par Étienne Schelstraete, Toulouse, Milan jeunesse, 2003.

5 Umberto Eco, Eugenio Carmi, La bombe du général, traduit par Isabelle Frèze, Paris, Grasset, 1989.

6 Timothy Lim, Mark Pellegrini, Brett R. Smith, Thump: The First Bundred Days, New York, Nashville, Post Hill Press, coll. « A Post Hill Press Book », 2017.

7 Garth Williams, The rabbits’ wedding, New York, Harper & Row, 1986.

8 Bruce Handy, Wild things: the joy of reading children’s literature as an adult, New York, Simon & Schuster, 2017, p. 95  : « I was completely unaware that animals with white fur, such as white polar bears and white dogs and white rabbits, were considered blood relations of white human beings, » he said. « I was only aware that a white horse next to a black horse looks very picturesque – and my rabbits were inspired by early Chinese paintings of black and white horses in mist landscapes. »

9 Randolph Caldecott, Hey Diddle Diddle, George Routledge & Sons, 1882.

10 Maurice Sendak, Notes on Books and Pictures, Reinhardt Books, 1989, p. 23. « And now Caldecott does the unexpected. The rhyme ends (“To wrap the Baby Bunting in”), but as you turn the page you see Baby and Mother strolling – Baby dressed in that idiotic costume with the ears poking out of her head – and up on the little hillside a group of rabbits playing. And the baby – I’d give anything to have the original drawing of that baby! – Baby is staring with the most perplexed look at those rabbits, as though with the dawning knowledge that the lovely, cuddly, warm costume she’s wrapped up in has come from those creatures. It’s all in that baby’s eye – just two lines, two mere dashes of the pen, but it’s done so expertly that they absolutely express… well, anything you want to read into them. I read: astonishment, dismay at life. Is this where rabbit skins come from? Does something have to die to dress me? »

11 Quentin Blake, La vie de la page, traduit par Henri Robillot, Paris, Gallimard jeunesse, 1995.

12 R. O. Blechman, Dear James: Letters to a young illustrator, New York, Simon & Schuster, 2009.

13 Art Spiegelman, MetaMaus, New York, Pantheon Books, 2011.

14 Laurent Gerbier, Hybridations : les rencontres du texte et de l’image, Tours, Presses universitaires François Rabelais, coll. « Iconotextes », 2014.

15 DAAC (Délégation académique arts et culture), « CLEA », Site de la Délégation régionale académique pour l’éducation artistique et culturelle , 14 août 2022, URL : https://draeac.site.ac-lille.fr/clea/ [consulté le 20 juin 2024].

16 Centre national du livre, « Résidences-Missions – Communauté d’agglomération de Valenciennes Métropole (59) / Candidature avant le 8.05.23 », Plateforme des résidences d'auteurs du livre, https://centrenationaldulivre.fr/les-residences-d-auteurs/residences-missions-communaute-d-agglomeration-de-valenciennes-metropole [consulté le 20 juin 2024].

17 La Charte, « Recommandations tarifaires », La charte des auteurs et illustrateurs jeunesse, actualisé en juin 2024, URL : https://www.la-charte.fr/inviter-chartiste/recommandations-tarifaires/ [consulté le 27 juin 2024].

18 Vincent Cuvellier, Robin, Je ne suis pas un auteur jeunesse, Paris, Gallimard jeunesse-Giboulées, 2017.

19 Chusita, Ceci n’est pas un livre de sexe, Paris, Nathan, 2018.

20 Kay Thompson, Eloïse, traduit par Jean-François Ménard, Paris, Gallimard Jeunesse, 2016.

21 Cour des comptes, « L’enseignement supérieur en arts plastiques | Cour des comptes », Site de la Cour des comptes, 20 janvier 2021, URL : https://www.ccomptes.fr/fr/publications/lenseignement-superieur-en-arts-plastiques [consulté le 20 juin 2024].

22 Ministère de la Culture, « L’auteur et l’acte de création », Site du ministère de la Culture, 22 janvier 2020, URL : https://www.culture.gouv.fr/Espace-documentation/Rapports/L-auteur-et-l-acte-de-creation [consulté le 20 juin 2024].

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jean-Baptiste Bourgois, « Christian Bruel, L’aventure politique du livre jeunesse »Strenæ [En ligne], 24 | 2024, mis en ligne le 01 septembre 2024, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/strenae/10995 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12evk

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Auteur

Jean-Baptiste Bourgois

Université de Tours, équipe InTRu

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Droits d’auteur

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