L’enfant et la ville : deux exemples de bandes dessinées tout public (1992-2020)
Résumés
Cette étude, limitée à deux séries de bande dessinée contemporaines pour les jeunes de 9 ans et plus, Titeuf (1992-2021), de Zep et Lou ! (2004-2020), de Julien Neel, se propose d’analyser la complexité de la représentation de l’enfant dans la ville. Même s’ils sont dessinés de manière typique et générique pour le genre en question, l’espace de la rue et de la ville, les magasins et les immeubles entrent clairement en jeu dans la case de bande dessinée comme support de la narration. Il s’agit en cela d’un « décor-actant ». Les balcons et le toit « à l’américaine » chez Neel représentent en outre un lieu de l’entre-deux, entre l’intérieur et l’extérieur, et ouvrent ainsi le champ de l’action. De plus, ces bandes dessinées contemporaines tout public semblent refléter ce qui est, après tout, un genre foncièrement urbain car tous ces héros habitent la ville et se placent résolument dans ce contexte. Néanmoins, les séries de Lou ! et Titeuf finissent par indiquer, au bout de plusieurs albums, la valeur de ce qui se trouve en dehors de la ville : la nature, vue comme formation initiatique, processus d’éducation et d’évolution pour les pré-adolescents.
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- 1 Marceau Lauras, « La représentation de la ville dans la bande dessinée », Le blog d’histoire de l’a (...)
1Tenter d’élucider la représentation de l’enfant dans la ville dans la bande dessinée française relève de la gageure. En effet, historiquement, la représentation de l’enfant, si l’on isole cette seule catégorie, est complexe dans le panthéon de la bande dessinée franco-belge du milieu du xxe siècle. De Tintin, un jeune garçon mi-adolescent mi-adulte, à Obélix, qui agit à la façon d’un enfant ou d’un jeune adolescent, en passant par Boule, de la série Boule et Bill de Roba, qui, quoiqu’enfant, se promène librement dans les rues avec son chien, le statut d’enfant a toujours revêtu des aspects disparates et ambigus qui, entre autres, forment leur spécificité fictionnelle. Quant à la ville, si elle est présente, ce qui est assez rare, l’âge d’or de la bande dessinée franco-belge la dessine en contours, sans ombres ni hachures, avec ce que l’on nommera, en 1977, « la ligne claire1 », faite de lignes précises marquées par un trait d’encre noire d’épaisseur assez constante. Toutefois, dès la fin du xxe siècle, on peut voir apparaître un peu plus de bandes dessinées pour jeunes ou pour tout public, où les personnages sont clairement représentés comme des citadins, qui s’inscrivent en tant que tels et traversent évidemment leur ville dans leur vie quotidienne. Cette étude, certes limitée à deux séries de bandes dessinées contemporaines pour les jeunes de neuf ans et plus, soit Titeuf de Zep (1992-2021) et Lou ! de Julien Neel (2022), se proposera d’analyser comment la représentation de l’enfant dans la ville y est complexe. Paradoxalement, la représentation graphique de la ville, quant à elle, revêt, à première vue, des aspects génériques, peu complexes et identiques à d’autres bandes dessinées visant le même public. Il n’en reste pas moins que chacune de ces bandes dessinées a connu un énorme succès de publication, ce qui importe ici dans le sens où elles sont toutes deux entrées, de par la réception qu’elles ont reçue, dans un système d’acceptation et de reconnaissance populaire pour leur narration et leur graphisme. Il faudra donc regarder de plus près certaines des situations urbaines et non-urbaines des héros de ces bandes dessinées pour voir où se démarquent Zep et Neel, chacun différemment, de la tradition narrative et picturale qui sous-tend l’image du personnage pré-adolescent, ancré dans une ville non-identifiée et donc générique, jusqu’au tournant du xxie siècle.
- 2 Voir, par exemple, Jean Roba, « Affaire de flair », dans : Boule et Bill. Tome 2 : Boule et Bill dé (...)
2Titeuf, petit garçon âgé de huit, puis dix ans au fil des tomes de la série, est précisément un de ces jeunes citadins dont la vie se passe entre l’appartement de sa famille, l’école avec sa cour de récréation et les rues où ses camarades de classe et lui déambulent. Publiés entre les années 1992 et 2021, du moins jusqu’à présent, les 17 albums de la série de Zep sont illustrés par un dessin conceptuel et schématique dans son apparence architecturale, rappelant parfois le dessin des bandes dessinées pour plus jeunes. L’urbanisme vu par Zep est un urbanisme contemporain, qui semble s’apparenter à une représentation typique et générique d’une ville française au tournant du xxie siècle. L’image de la ville ne semble en aucun cas redéfinir les normes du quotidien telles qu’elles sont dépeintes traditionnellement dans la bande dessinée franco-belge de la seconde moitié du xxe siècle. En effet, si l’on considère Boule et Bill, série créée en 1959 (reprise en 2003 par Laurent Verron, puis en 2016 par Christophe Cazeneuve et Jean Bastide), comme point de référence probable pour ce qui est des histoires de Titeuf, il est assez facile d’établir des comparaisons entre ces dernières et les aventures de Boule, un petit garçon de sept ans au début de la série, mais qui, comme Titeuf, vieillit de plusieurs années au fil des albums, et de son chien Bill. Les aventures de Boule et Bill se passent essentiellement dans ou autour du petit pavillon familial, si l’on exclut les quelques albums dédiés aux vacances à la plage ou à la montagne ou encore à un voyage autour du monde. Le logement, aux allures de pavillon de banlieue avec jardin, apparaît, à l’arrière-plan, avec des maisons qui forment une masse unifiée en gris ou gris-mauve selon les planches, aux contours esquissés sans jeu de relief, ombres ou hachures, telle une véritable toile de fond dont l’identification ne semble ajouter qu’un simple message de contexte urbain ou péri-urbain2. Il est important de noter que Roba présente arbres, buissons et bosquets de manière similaire, soit comme masse verdâtre peu différenciée dans Boule et Bill. Il est par conséquent impossible d’attacher un but précis à la présentation graphique de la ville dans la série. À l’évidence, le dessin générique et schématique évite de distraire le lectorat. Il fait effet de décor quasi-invisible. Une telle économie graphique semble faire part d’une esthétique de la ville et d’une position somme toute peu intéressée dans sa représentation.
- 3 Christian Darasse et Zidrou, Tamara. Tome 3 : Tout est bon dans le garçon !, Marcinelle, Dupuis, 20 (...)
- 4 Dubuc et Delaf, Les vacheries des Nombrils. Tome 1 : Vachement copines, Marcinelle, Dupuis, 2017, p (...)
3Cette esthétique ne s’arrête pas à Roba et Zep. En effet, au moment où Zep commence à publier Titeuf, d’autres dessinateurs ayant tous publié auparavant dans Spirou, tout comme Roba et Zep, facteur qui ne peut être négligeable du point de vue de courants d’inspiration et d’influences potentiels, optent eux aussi pour ce que j’apparenterais à une représentation de la ville en forme d’esquisse. Il en est ainsi de séries comme celle de Tamara de Christian Darasse et Zidrou (2003-2018) , qui s’adresse à un public du même âge que celui de Titeuf et s’inscrit dans le même registre narratif humoristique, soit celui d’une jeune adolescente à la recherche du grand amour. Dans Tamara, les magasins, le cinéma et même le magasin de tatouages n’ont rien de novateur au niveau du dessin. De façon similaire, le mobilier urbain, tel l’arrêt de bus, apparaît dessiné purement comme point de localisation pour le personnage3. Tout comme pour Titeuf, la logique de la réalité journalière des personnages principaux veut que les cases montrent, en arrière-fond, la cour de récréation ou les abords immédiats de l’établissement scolaire. Le mur, l’arbre, sont des outils basiques de scène. Le cadre laisse la place aux personnages, à leurs sentiments, dans une logique qui soutient leur intensité dramatique et l’illusion de profondeur concernant la perspective. Le fond, ici, semble s’opposer de manière traditionnelle à la figure, comme le donne à voir une autre série proche des mêmes préoccupations, soit d’illustrer des situations comiques impliquant des héros adolescents, Les Nombrils, série québécoise dont certaines planches et aventures sont parues d’abord dans Spirou. Là encore, le paysage urbain rentre peu en scène, avec quelques exceptions notables, comme le bus qui manque d’écraser Jenny et Vicky4.
- 5 Zep, Titeuf. Tome 4 : C’est pô juste, Grenoble, Glénat, 1995, p. 30.
- 6 Zep, Titeuf. Tome 10 : Nadia se marie, Grenoble, Glénat, 2004, p. 13.
- 7 Ibid., p. 21.
- 8 Ibid.
- 9 Ibid.
- 10 Ibid., p. 47.
- 11 Zep, Titeuf. Tome 13 : À la folie, Grenoble, Glénat, 2012, p. 36.
- 12 Zep, Titeuf. Tome 7 : Le miracle de la vie, Grenoble, Glénat, 1998, p. 32.
- 13 Voir, par exemple, Zep, Titeuf, t. 4, op. cit., p. 21.
- 14 Pierre Nora, Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1997, p. 22. Cité dans Anna Giaufret, Wim Remy (...)
4Si la ville est présente comme marqueur de non-ruralité, les planches se concentrent quasi-totalement sur les personnalités du trio d’adolescentes qui forme le nœud de l’action et le moteur d’intrigues portant le plus souvent sur leurs jeux de séduction, qui se soldent toujours par des échecs, ainsi que sur des sujets de société contemporains, sans pour autant placer la ville au centre du dessin et de l’action. Il n’est donc pas surprenant de voir que, chez Zep, chaque album inclut un ou plusieurs magasins qui s’imposent comme autant d’éléments de contextualisation de l’intrigue dans son cadre urbain. On y trouve souvent des boutiques qui n’ont pas été représentées dans les albums précédents ; néanmoins, tous proposent des magasins traditionnels : nous n’y voyons jamais de chaînes. Parmi ces commerces de proximité, on voit des magasins de : sous-vêtements5, guitares6, jouets7, matériels pour arts graphiques8, vêtements pour hommes9, bandes dessinées10, une pharmacie11 et une Maison de La Presse12 qui, elle, revient dans plusieurs albums, pour n’en donner que quelques exemples. L’auteur fait clairement un clin d’œil auto-référentiel aux lecteurs et lectrices avec deux de ces boutiques, le magasin de bandes dessinés et le magasin pour dessinateurs. Plus généralement, l’espace, dans lequel évoluent Titeuf, sa bande et les passants, paraît quasiment stéréotypé, si ce n’est la présence, ici et là, dans le lointain, de barres d’immeubles modernes, dessinées avec peu de détails et qui se présentent comme jeux de cadres au fond des cases afin de signaler la ville moderne, froide et stérile, comme un lieu décalé, où semble régner l’incommunication entre habitants13. Cependant, dans leur article sur l’utilisation de l’espace dans un corpus bédéique autre que celui étudié ici, Anna Giaufret, Wim Remysen et Philippe Rioux nous rappellent que l’aspect quasiment stéréotypé d’un espace ne doit pas être disqualifié. Au contraire, ainsi que Pierre Nora l’a indiqué dans Les lieux de mémoire, « un lieu de mémoire [peut aller] dans tous les sens du mot, de l’objet le plus matériel et concret, éventuellement géographiquement situé, à l’objet le plus abstrait et intellectuellement construit14 ». Nous pourrions ainsi considérer que ces devantures rentrent dans une fonction testimoniale, la bande dessinée préservant de la sorte et maintenant comme « vivants » ces lieux traditionnels et cette ville horizontale qui semblent résister aux conséquences de la mondialisation et au développement effréné des centres commerciaux des grandes banlieues.
- 15 Pascal Robert, La bande dessinée, une intelligence subversive, Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2 (...)
- 16 Zep, Titeuf, t. 4, op cit., p. 30.
5En fait, cette représentation bédéique de la ville de Titeuf n’est pas un simple décor aux accents nostalgiques. Ces magasins servent souvent dans la dynamique narrative et rentrent dans la mise en scène des rebondissements de leurs aventures de pré-adolescents. Pascal Robert parle de « décor-actant » et de « personnage-actant » lorsque nous nous trouvons impliqués dans ce dispositif de communication graphique15. En effet, Titeuf, le plus souvent accompagné de ses copains Manu, Hugo, Jean-Claude et Vomito, cherche constamment à percer, de tome en tome, les mystères des adultes, des filles et à se faire aimer de Nadia, une de ses camarades de classe, puis de Ramatou. Ces magasins ne servent pas juste de décors pour apporter de la couleur locale à l’histoire. Quelques-uns de ces magasins seront donc des participants dans leurs histoires. Ainsi, fascinés à leur âge par les sous-vêtements féminins, en particulier les soutiens-gorge, Titeuf et ses amis se cotisent pour aller en acheter un dans un magasin de lingerie. Le ressort comique de la planche se trouve dans la dernière case : toute la monnaie récoltée avec peine ne suffit pas pour acheter une parure entière. Titeuf ressort du magasin furieux et bredouille, criant « à l’arnaque » car le prix était « juste pour la culotte16 ». Le magasin forme ici un cadre typique de support de la narration et du comique de la situation, avec le poster d’une femme, à moitié nue et à l’air surpris par la caméra, en réclame sur la devanture de la boutique. De même, l’apparition du dessin peu détaillé de la pharmacie dans un autre tome sert à faire ressortir le comique de la situation. Dans cette planche intitulée « Les règles du jeu », Titeuf et ses amis sortent de leur cours d’éducation sexuelle, puis de l’école, choqués par l’explication, par ailleurs quelque peu fantaisiste, de ce qu’est la menstruation. C’est à ce moment qu’il décide, de nouveau dans la dernière case de la page, de s’asseoir avec Ramatou sur un banc, juste devant la pharmacie, en cas de perte de sang trop catastrophique. En somme, la ville s’identifie chez Zep dans ses conventions figuratives en jouant son rôle vis-à-vis du héros ou anti-héros qu’est l’enfant alors qu’il grandit, fait l’apprentissage du monde et, en particulier, alors qu’il aborde ses premières amours.
- 17 Michel de Certeau, L’invention du quotidien. Tome 1 : Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990, p. 149
- 18 Michel de Certeau, L’invention du quotidien. Tome 2 : Habiter, cuisiner, Paris, Gallimard, 1994, p. (...)
- 19 Henri Garric, « Marches, marcheurs et marcheuses dans la bande dessinée contemporaine française », (...)
- 20 Ibid., p. 55.
6Toutefois, cette image de la ville n’inclut pas ce que j’appellerais « le vécu urbain » dans le sens où, encore une fois, la ville joue le rôle de support de la narration et de l’action. Il s’agit, ni plus ni moins, d’une mise en scène qui aide à croquer des scènes d’incompréhension de l’enfant en tant que pré-adolescent. L’humour réside, à chaque fois, dans la chute qui montre une logique associative problématique. D’une certaine manière, la ville représente le monde adulte que les enfants ne comprennent pas complètement. Certes, on pourrait rapprocher la complexité de l’appropriation et réappropriation de l’espace urbain par ses habitants, jeunes ou moins jeunes, à ce que Michel de Certeau souligne dans L’invention du quotidien. En effet, dans la société de consommation qui est la nôtre, il voit la déambulation dans les rues comme permettant des tactiques, conscientes ou inconscientes, de résistance à un ordre qui « organise un ensemble de possibilités et d’interdictions17 » dans cet ordre spatial « engorgé de codes18 » et de produits imposés. Si l’on poursuit la pensée de Certeau pour l’appliquer à une bande dessinée comme Titeuf, où nous voyons Titeuf et ses amis se promener de gag en gag, soit de planche en planche et de rue en rue, il est possible que cette « perception fragmentée » ne soit autre qu’une réappropriation « subjective de la ville19 », qu’Henri Garric associe au procédé rhétorique de l’asyndète car chaque page revient à un moment vécu sans liaison avec le précédent ou le suivant. Garric voit, dans ce genre de textes, non pas un mouvement de résistance à l’enfermement urbain mais plutôt « la banalité autobiographique du vécu urbain20 », portée par des lieux où le détail urbain est en lien avec la dérive imaginaire de pré-adolescents.
- 21 Julien Neel, « Lou ! Tome 1 : Journal infime », dans : Lou ! L’intégrale de la saison 1, Grenoble, (...)
- 22 Ibid., p. 12.
- 23 Ibid., p. 20.
7À côté de cette ville horizontale au dessin traditionnel qui, telle une toile de fond, vient renforcer cette banalité du vécu de jeunes personnages, un vécu sinon mouvementé et régulièrement pris dans des situations rocambolesques de pré-adolescents, se dresse une ville hybride, présentée dans la série Lou ! de Julien Neel. Tout comme Titeuf, Lou, personnage principal, âgée de douze ans au début de la série, donc un peu plus vieille que Titeuf, évolue dans des rues aux magasins d’apparence traditionnelle et aux noms bien français, chacun ayant pignon sur rue. C’est le cas du magasin de jouets21 et du kiosque Presse22, décidément des leitmotivs dans la bande dessinée tout public. Le marché bio et la poissonnerie23, dépeints de manière succincte au début du premier tome et qui ne réapparaissent plus dans les tomes suivants, apparaissent comme la marque d’un souci de réalisme et de mise en contexte générale. À l’instar de Zep, Neel ne semble pas vouloir présenter un espace urbain complet ou détaillé. Si l’épisode de la poissonnerie a un intérêt autre que celui d’être une toile de fond, c’est que la boutique entre dans l’action car la mère de Lou est jalouse du regard que porte son copain, Richard, sur la poissonnière, ce qui permet aux lecteurs de comprendre que les sentiments de ce personnage, mère célibataire, ont évolué depuis sa rencontre avec Richard, cinq pages auparavant. Le décor sert bien à la mise en scène du script.
- 24 Ibid,, p. 12.
- 25 Ibid,, p. 16.
- 26 Julien Neel, « Lou ! Tome 3 : Le cimetière des autobus », dans : Lou ! L’intégrale de la saison 1, (...)
8Toutefois, la représentation de la ville dans Lou ! ne s’arrête pas là : dès les premières pages du premier tome, nous nous apercevons que Lou évolue dans une ville quelque peu américanisée. En effet, on y voit des magasins avec des devantures aux noms étrangers : la pizzeria s’appelle « Gino’s24 » ; le magasin de tissus a le mot « WOOL » écrit en toutes lettres sur sa vitrine25 ; Lou et sa copine Marie-Émilie passent devant le « Black Darkness Gotik Bar26 ». La référence à l’anglais ne s’arrête pas là. Ainsi, Lou, petite fille d’à peu près douze ans, évolue-t-elle dans un appartement dont le balcon est en fait le palier de l’escalier extérieur couvrant la façade de la maison, qui prend immédiatement des allures d’immeuble new-yorkais. Des poteaux électriques sont également visibles tout au long de la rue ; l’immeuble est entouré de gratte-ciels. En plus de l’escalier, Lou, sa mère et ses amis peuvent profiter du toit plat « à l’américaine » comme espace extérieur. Dans un entretien récent, Julien Neel, auteur et dessinateur de la BD, affirme d’ailleurs que, pour lui, la ville :
- 27 Ultia Replay, Julien Neel, « Entretien exclusif avec Julien Neel », 28 janvier 2023, disponible à l (...)
C’est un décor. J’aime beaucoup travailler sur les décors. Et d’ailleurs, quand on regarde bien, assez souvent, les histoires de Lou ! sont écrites autour d’un décor. [...] Dans le Journal infime, il y a l’immeuble de Lou et sa mère et leur appartement, qui est assez scénographié. Je pense que, par rapport à d’autres bandes dessinées jeunesse, j’ai vraiment situé l’espace. Ce ne sont pas des vrais lieux. Ce sont des lieux de scénographie, c’est-à-dire que je les conçois, par exemple, en fonction du sens de lecture. [...] La ville de Lou, au tout début, était inspirée du Val d’Oise, de ma banlieue parisienne natale et où j’ai grandi et d’Aix-en-Provence, où j’habite maintenant, et des couleurs d’Aix, avec l’orange de l’immeuble de Lou. C’était un emprunt où je rêvais un peu des escaliers extérieurs à New York, où je suis allé, et surtout à Montréal, où je suis allé aussi27.
- 28 J. Neel, « Lou ! t. 1 », op. cit., p. 54.
9La série Lou !, dont la publication commence en 2004, fait bien partie d’une hybridité transnationale, dans l’univers graphique où la génération de dessinateurs et scénaristes qui émerge au début du xxie siècle connaît parfaitement les structures traditionnelles de la bande dessinée franco-belge du milieu du xxe siècle, mais a aussi grandi en lisant les comics américains. Baigné dans cette culture populaire imprimée et audio-visuelle, un auteur de bande dessinée comme Neel ne voit pas de tabou ou de déséquilibre dans la construction d’une ville imaginaire hybride, dessinée de manière réaliste. Les plans d’ensemble de cette grande ville à l’allure américaine se trouvent en particulier au début et à la fin des albums, soit pour lancer l’histoire et les nouvelles péripéties de Lou soit clôturer le tome, sur un ton ironique, tel le « Ouais » prononcé par Lou, lorsque le soleil pointe par-dessus les gratte-ciels et que la mère de Lou annonce l’évidence : « C’est l’été28. »
- 29 Julien Neel, « Lou ! Tome 5 : Laser Ninja », dans : Lou ! L’intégrale de la saison 1, op. cit., p. (...)
- 30 J. Neel, « Lou ! t. 3 », op. cit., p. 147-148.
- 31 Ibid., p. 149.
10Quoique Julien Neel ne donne pas de détails dans son entretien, il semble évident que ce qui est important n’est pas simplement l’influence de la bande dessinée américaine et de cet horizon imaginaire et esthétique lié aux grandes villes d’Amérique du Nord, phénomène d’influence probablement partagé aussi par son lectorat. De fait, ce transfert culturel ne semble pas avoir choqué ou gêné ses lectrices ou les critiques du neuvième art. De manière peut-être plus importante, le choix d’une ville hybride pour Lou permet à Neel une plus grande versatilité vis-à-vis des espaces de narration qui lui sont disponibles, surtout lorsqu’il s’agit d’une pré-adolescente. Le balcon-escalier extérieur ainsi que le toit permettent une plus grande versatilité dans ce que l’auteur appelle la « scénographie » car les copines d’école ou la mère de Lou et son partenaire peuvent ainsi tous évoluer dans des espaces différenciés par la couleur, la forme des objets qui s’y trouvent et aussi par le jeu entre horizontalité (l’intérieur de l’appartement) et verticalité (la ville vue du balcon ou du toit). En outre, le dessinateur en profite pour se servir de nouvelles couleurs, comme les lumières à certaines fenêtres des buildings de la ville la nuit29. Lorsque Lou est enfin retrouvée tout en bas de l’immeuble, couchée par terre, sous la pluie, et que c’est un policier, au badge et au képi d’aspect américain, qui l’aperçoit du haut du toit de l’immeuble, ce sont ces escaliers extérieurs, cette vue en plongée, tout au bas de la page de l’album, qui ajoutent un intérêt dramatique à la planche, surtout qu’elle est suivie, de façon assez classique en bande dessinée, par une planche faite d’une seule case où l’on voit Lou par terre au milieu du cimetière des autobus, en bas de chez elle30. La scène est ambigüe : est-elle tombée de l’étage ? S’est-elle jetée dans le vide ou s’est-elle simplement couchée par terre entre les épaves d’autobus ? On apprend simplement du médecin qu’elle a la grippe et une « très grosse crise d’adolescence31 ». La tension dramatique se trouve parfaitement construite dans cette ville à inspiration partiellement américaine.
- 32 Je m’inspire ici de l’analyse de la miniaturisation du monde dans la littérature pour les plus jeun (...)
- 33 Alain Montandon (dir.), Iconotextes, Paris, Ophrys, 1990, p. 6.
11L’investissement des espaces collectifs, en opposition aux espaces intérieurs et intimes, nous éclaire donc sous forme de configuration architecturale de l’espace mental de Lou et des quelques personnes qui gravitent autour d’elle (sa mère, ses meilleurs amis comme Tristan ou encore le partenaire de sa mère). De la même façon que dans la littérature pour les très jeunes, le logement et ses pièces rapportées (balcon, escalier) installent un espace social varié, non étanche, qui est aussi et surtout une narration à construire32, un « iconotexte » qu’Alain Montandon définit ainsi : « La spécificité de l’iconotexte comme tel est de préserver la distance entre le plastique et le verbal pour, dans une confrontation coruscante, faire jaillir des tensions, une dynamique qui opposent et juxtaposent deux systèmes de signes sans les confondre33. » Il semblerait en effet que certaines planches nous mettent devant des vues d’ensemble en plongée, sans verbalisation, pour mieux dramatiser la situation difficile dans laquelle se trouve Lou, couchée tout en bas de l’immeuble, entourée d’un cimetière d’autobus. La ville en tant qu’espace extérieur se désolidarise dès lors de l’espace mi-intérieur mi-extérieur du balcon, des escaliers extérieurs ou du toit à l’américaine. La synthèse graphique de l’espace et de la verbalisation se traduit de la sorte en trois strates : l’appartement ou l’intérieur, le monde extérieur avec ses dangers, même passagers, pour les adolescents et pré-adolescents, et un espace dynamique et potentiellement ludique, celui des balcons, celui de l’entre-deux, des discussions, des rêves, de la réflexion.
12Dans son étude des balcons dans la bande dessinée québécoise, Thara Charland examine l’importance des communautés de balcons, qui représentent de véritables lieux iconiques dans la culture québécoise. Vu l’engouement de Neel pour la ville de Montréal, il est aussi intéressant d’étudier les choix graphiques et narratifs de Lou ! vis-à-vis de la présence importante de ces balcons. Charland inclut dans son analyse les observations sociologiques de Jimmy Beaulieu sur la représentation du personnage lorsque le balcon se fait présent :
- 34 Jimmy Beaulieu, Non-Aventures, Montréal, Mécanique Générale, 2013, p. 197, cité dans: Thara Charlan (...)
Un balcon, c’est une excroissance troublante du lieu d’intimité en suspension entre ciel et terre. Sur les balcons, les codes de comportements sociaux n’ont plus cours : les inconnus y sont sans fard. Quand on aperçoit quelqu’un sur son balcon et qu’on le croise dans la rue dix minutes plus tard, il y a toute une différence. Dans la rue, c’est du spectacle. Sur le balcon, c’est la personne34.
- 35 J. Neel, « Lou ! t. 1 », op. cit., p. 9.
- 36 Julien Neel, « Lou ! Tome 2 : Mortebouse », dans : Lou ! L’intégrale de la saison 1, Grenoble, Glén (...)
- 37 Julien Neel, « Lou ! Tome 3 : Idylles », dans : Lou ! L’intégrale de la saison 1, Grenoble, Glénat, (...)
- 38 T. Charland, « Communautés de balcons », op. cit., p. 48.
13Rappelons en outre que Lou comme Titeuf sont justement des personnages en construction, des enfants entrant dans l’adolescence et eux-mêmes en transition dans leur identité. Mais le balcon ainsi que le toit dans Lou ! ouvrent un champ d’action qui inclut aussi les adultes présents dans sa vie, soit sa mère et son compagnon, bref, une famille recomposée, offrant ainsi une profondeur à la série différente de celle offerte par les parents de Titeuf, famille nucléaire. Si Lou profère, du haut du toit et de ses douze ans, en fin de première planche du premier tome : « Ne me parlez plus jamais des HOMMES35 ! », sa mère et Richard, voisin devenu compagnon, y confirment, eux, leur amour (« - Et toi, tu veux bien m’en dire des gentils mots d’amour ? /- Toute la nuit36 »). Cette histoire d’amour aboutira, trois tomes plus loin, à la naissance du petit frère de Lou, Fulgor et, peu après, au départ de Richard vers son village natal, stressé par cette paternité et l’incendie de leur immeuble. C’est aussi là que la mère de Lou confie à son compagnon que sa fille lui manque terriblement : « C’est le premier été que je passe sans elle. [...] Tu crois qu’elle pense à moi quand même37 ? » Finalement, le toit, comme le balcon selon l’analyse de Charland, apparaît « comme un espace privilégié de confidences dans le corpus de la bande dessinée38 ».
- 39 J’entends ici le mot « extimité » tel que Serge Tisseron le définit : « le processus par lequel des (...)
- 40 Zep, Titeuf. Tome 17 : la grande aventure, Grenoble, Glénat, 2021, p. 21.
14Il n’en reste pas moins que la ville américaine ou française, même si elle a des immeubles avec balcons et toit comme espace intermédiaire entre intimité et extimité39, se situe en opposition à la campagne et à tout ce qui est rural. Tout ce qui n’est pas urbain est d’abord décrit négativement, avec une approche stéréotypée à outrance, effets comiques à l’appui. Pour Titeuf comme pour Lou, partir en vacances à la campagne est d’abord source d’angoisse. Lorsque les parents de Titeuf l’envoient au camp « du Bois des Ours » et non au camp de jeux vidéo, où il avait espéré passer l’été, lui et ses camarades sont loin d’être heureux. Vivre sous une tente, en communauté, dans la nature bien verte, ne l’enchante pas au début, jusqu’à ce qu’il apprenne à apprécier cette dernière, sa beauté et la beauté des animaux qui y habitent, comme une biche qui traverse un ruisseau dans les bois, case avec un cartouche dont le texte rime, à la façon d’un poème, en clin d’œil : « Des fois, la nature, c’est tellement beau... qu’il n’y a pas de mots40. » C’est d’ailleurs dans cette colonie de vacances « vertes » que Titeuf va tomber amoureux de Louanne, l’une des monitrices. Certes, il comprend rapidement qu’éplucher les pommes de terre et en faire du compost, c’est du travail, mais le citadin qu’il est finit par apprécier la campagne.
- 41 J. Neel, « Lou ! t. 2 », op. cit., p. 79.
- 42 Ibid., p. 108.
15La bande dessinée de Zep montre la difficulté qu’ont les enfants aujourd’hui à habiter les espaces naturels auxquels les jeunes citadins sont clairement peu habitués, surtout s’ils craignent de perdre l’accès à leurs jeux vidéo. On observe la même réaction de Lou lorsqu’elle part avec sa mère en vacances chez sa grand-mère, dans un petit village doté d’un nom qui n’a besoin d’aucune explication : Mortebouse, titre du deuxième tome de la série. Une grand-mère acariâtre qui se couche tôt le soir et ne sert à manger que des choux de Bruxelles ; pas de wifi ; rien à faire quand il y a des orages sauf jouer au Scrabble où une lettre « n » du mot « ennui », posé verticalement, sert à décliner le mot « nul » et où « triste » peut s’accrocher au mot « ennui » grâce à la lettre « i » : la campagne en résumé ! Voilà comment se décline la France profonde pour Lou, qui soupire en fin de page et partage cette pensée avec les lecteurs : « Courage : dans 34 jours, c’est la rentrée41 ... » Tout comme Titeuf, ce n’est que plus tard que Lou dépasse sa première impression lorsqu’elle rencontre Paul, un garçon du village pas comme les autres, artiste, musicien au style hawaïen, avec une grange aménagée en chambre et atelier. Le tome 2 se referme sur le retour de Lou sur le toit au-dessus de son immeuble en ville, pensant à Paul, ce qui fait dire à son ami Tristan : « Tu as l’air ailleurs... Qu’est-ce qu’il se passe42 ? »
- 43 Georges Simmel, Les grandes villes et la vie de l’esprit, Paris, Payot, 2013.
16Le tome 7 de la même série renchérit sur le thème de l’enfant citadin dans la nature, en identifiant cet espace non-urbain en tant que matérialité spatiale positive. En effet, dans cette aventure, Lou, un peu plus âgée, part à nouveau en vacances à Mortebouse avec sa mère, son petit frère et ses deux meilleures amies d’école. Peu après leur arrivée, les trois amies décident de construire une grande cabane dans la forêt, près de la maison de la grand-mère de Lou et avec l’aide de Paul, l’ami des vacances passées à Mortebouse, et d’un homme âgé, Balthazar, le nouveau partenaire de sa grand-mère, ancien tonnelier qui met à disposition ses tonneaux et son établi plein d’outils utiles pour leur projet. Finalement, se joignent à eux d’autres amis qui arrivent à Mortebouse, ainsi que les adultes qui aident à construire une cabane fabuleuse, faite d’appartements en forme de tonneaux ouverts, agrippée sur plusieurs étages à un arbre centenaire, au bord d’un ruisseau. S’en suit une fête tout aussi fabuleuse avec bain de minuit. L’histoire aux allures de conte féérique est intéressante dans le sens où elle soulève indirectement la question de la représentation spatiale qui, ici, s’oppose totalement à la perception de la représentation de Lou dans son appartement en ville. L’espace idéal et fantastique créé par les personnages de la bande dessinée se tient en opposition à ce que le sociologue Georg Simmel43 définissait comme les principes fondamentaux de l’expérience du territoire dans une grande ville qui, selon lui, et comme le résume Bruno Raoul,
- 44 Bruno Raoul, Le territoire à l’épreuve de la communication : mutations, imaginaires, discours, Vill (...)
est porteuse, inévitablement, d’une forme de socialisation reposant sur une « posture de réserve » (comme modalité du maintien de la distance dans les relations) de la part de l’habitant et sur un « droit à la méfiance » par lesquels sont maintenus « distances » et « écarts » entre les individus, des phénomènes « sans lesquels, somme toute, nous ne pourrions pas mener ce genre de vie »44.
17La cabane estivale de Lou !, qu’elle soit réaliste ou non, établit, au contraire de cela, un voisinage festif et inclusif sous la forme d’une petite communauté impromptue, un espace d’intimité pour enfants et adultes. Seule la nature semble avoir permis aux personnages, pré-adolescents comme adultes, cette sorte de proximité et de bonheur.
18Qu’il s’agisse de la vue plongeante sur les gratte-ciels de la ville à l’américaine ou de la cabane magique et éphémère des vacances d’été de Julien Neel, l’une et l’autre ont droit à une case par planche ou à de grands plans d’ensemble, au minimum. Pour Titeuf de Zep, la ville est un espace important de déambulation des personnages principaux ; la ville et la rue marquent leur itinéraire, donc leur histoire, ainsi que le temps de la narration. Il ne s’agit donc aucunement d’un arrière-fond insignifiant.
- 45 Zep, Titeuf, t. 10, op. cit., p. 43.
19Les deux séries étudiées ici ont ce point commun qu’elles ont connu, tout à la fin du xxe siècle et pendant les deux premières décennies du xxie siècle, un énorme succès dans la catégorie tout public, avec, au centre de l’intrigue, un personnage anti-héroïque et touchant. Que l’enfant, entre huit et douze ans, soit ce personnage, n’est pas nouveau dans la bande dessinée francophone ; nous sommes là, en fait, devant un archétype du genre. L’analyse de ces deux séries ne prétend en aucun cas à l’exhaustivité et n’entend pas apporter de généralisations que l’on pourrait nécessairement étendre à d’autres bandes dessinées. Dans les deux séries, le récit graphique, qui se place toujours du côté du clin d’œil et de l’humour, rend compte d’un paysage urbain reconnaissable et présent. Il s’agit effectivement, là encore, de décors-actants, pour reprendre l’expression de Pascal Robert. La ville est aussi un espace potentiellement difficile pour Lou et Titeuf ainsi que leurs camarades – elle est toujours le point de départ pour ces deux enfants, comme si l’enfant rural n’avait pas de place au centre du récit comme personnage principal. Que ce soit dans Lou ! ou Titeuf, l’espace urbain qui est le leur ne montre quasiment aucun espace collectif consacré aux enfants et pré-adolescents. On ne voit Titeuf et ses copains jouer dans un skate-park qu’une fois dans la série de 17 albums45. Lou et ses copines se « fabriquent » elles-mêmes un espace collectif, juste en face de son immeuble, un endroit peu chaleureux : le cimetière des autobus. Si l’on met de côté le fait que les bandes dessinées en question ne se rangent pas du tout du côté du documentaire, il semblerait que ces récits fassent apparaître l’absence d’infrastructures propres à l’enfant.
20Cela dit, Titeuf comme Lou voient la ville comme norme, en opposition avec la campagne. Ils la voient aussi comme espace d’initiation et d’aventure. Le moteur du récit, la case départ, en quelque sorte, reste toujours la ville. Mais cette primauté urbaine finit par être subvertie, au départ par la force ou la nécessité des choses, grâce à la découverte de l’Autre rural et de la nature. Lou réalise d’ailleurs, tout à la fin de la série,
- 46 Julien Neel, « Lou ! Tome 8 : En route vers de nouvelles aventures », dans : Lou ! L’intégrale de l (...)
que si je montais sur le toit de mon immeuble quand j’étais petite, ce n’était pas pour espionner le garçon d’en face... Au début je montais là-haut pour pouvoir regarder le plus loin possible... Je jouais à imaginer ce qu’il pouvait bien y avoir au-delà de la ville... Et puis... J’aimais bien : ça donnait un peu le vertige46.
- 47 Zep, Titeuf, t. 17, op. cit., p. 21.
Bref, la ville correspond à un espace de narration complexe, doué d’un dessin aux apparences paradoxalement simples dans ce type de séries. Ces deux séries de bandes dessinées contemporaines pour jeunes de neuf ans et plus soulignent l’aspect foncièrement urbain du genre ; l’enfant évolue résolument dans la ville. Un message pointe pourtant qui suggère que l’exploration imaginaire serait peut-être aussi du côté de ce qui est au-delà de la ville, à l’image du message de Titeuf : « Des fois, la nature, c’est tellement beau... qu’il n’y a pas de mots47». La bande dessinée tout public, ou du moins les séries analysées ici, proposeraient alors une forme moderne et quelque peu humoristique du Bildungsroman : la nature, vue comme formation initiatique, processus d’éducation et d’évolution pour les personnages-enfants et pré-adolescents.
Notes
1 Marceau Lauras, « La représentation de la ville dans la bande dessinée », Le blog d’histoire de l’art des AI2, 3 décembre 2016, URL : https://histoiredelartai2.wordpress.com/2016/12/03/la-representation-de-la-ville-dans-la-bande-dessinee/.
2 Voir, par exemple, Jean Roba, « Affaire de flair », dans : Boule et Bill. Tome 2 : Boule et Bill déboulent, Marcinelle, Dupuis, 1964, p. 18, ou encore Jean Roba, « Goûter d’anniversaire », dans : Boule et Bill. Tome 1 : Tel Boule, tel Bill, Marcinelle, Dupuis, 2019 (1e édition : 1962), p. 49.
3 Christian Darasse et Zidrou, Tamara. Tome 3 : Tout est bon dans le garçon !, Marcinelle, Dupuis, 2005, page de couverture.
4 Dubuc et Delaf, Les vacheries des Nombrils. Tome 1 : Vachement copines, Marcinelle, Dupuis, 2017, p. 7.
5 Zep, Titeuf. Tome 4 : C’est pô juste, Grenoble, Glénat, 1995, p. 30.
6 Zep, Titeuf. Tome 10 : Nadia se marie, Grenoble, Glénat, 2004, p. 13.
7 Ibid., p. 21.
8 Ibid.
9 Ibid.
10 Ibid., p. 47.
11 Zep, Titeuf. Tome 13 : À la folie, Grenoble, Glénat, 2012, p. 36.
12 Zep, Titeuf. Tome 7 : Le miracle de la vie, Grenoble, Glénat, 1998, p. 32.
13 Voir, par exemple, Zep, Titeuf, t. 4, op. cit., p. 21.
14 Pierre Nora, Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1997, p. 22. Cité dans Anna Giaufret, Wim Remysen et Philippe Rioux, « Le corpus Ébullition : un outil pour l’analyse de la représentation de l’espace et du paysage linguistique dans la BD québécoise », Publifarum, n° 38, 2023, p. 82.
15 Pascal Robert, La bande dessinée, une intelligence subversive, Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2018, p. 231-232.
16 Zep, Titeuf, t. 4, op cit., p. 30.
17 Michel de Certeau, L’invention du quotidien. Tome 1 : Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990, p. 149.
18 Michel de Certeau, L’invention du quotidien. Tome 2 : Habiter, cuisiner, Paris, Gallimard, 1994, p. 20.
19 Henri Garric, « Marches, marcheurs et marcheuses dans la bande dessinée contemporaine française », Publifarum, n° 38, 2023, p. 54.
20 Ibid., p. 55.
21 Julien Neel, « Lou ! Tome 1 : Journal infime », dans : Lou ! L’intégrale de la saison 1, Grenoble, Glénat, 2022, p. 31.
22 Ibid., p. 12.
23 Ibid., p. 20.
24 Ibid,, p. 12.
25 Ibid,, p. 16.
26 Julien Neel, « Lou ! Tome 3 : Le cimetière des autobus », dans : Lou ! L’intégrale de la saison 1, Grenoble, Glénat, 2022, p. 141.
27 Ultia Replay, Julien Neel, « Entretien exclusif avec Julien Neel », 28 janvier 2023, disponible à l’adresse suivante : https://www.youtube.com/watch?v=umEElIDF-QM.
28 J. Neel, « Lou ! t. 1 », op. cit., p. 54.
29 Julien Neel, « Lou ! Tome 5 : Laser Ninja », dans : Lou ! L’intégrale de la saison 1, op. cit., p. 243.
30 J. Neel, « Lou ! t. 3 », op. cit., p. 147-148.
31 Ibid., p. 149.
32 Je m’inspire ici de l’analyse de la miniaturisation du monde dans la littérature pour les plus jeunes d’Éléonore Hamaide-Jager, « Entrer par effraction dans les maisons », Les cahiers du CRILJ, n° 11, 2022, p. 39-50.
33 Alain Montandon (dir.), Iconotextes, Paris, Ophrys, 1990, p. 6.
34 Jimmy Beaulieu, Non-Aventures, Montréal, Mécanique Générale, 2013, p. 197, cité dans: Thara Charland, « Communautés de balcons : intimité et rencontres dans la BD québécoise contemporaine », Publifarum, n° 38, 2023, p. 37.
35 J. Neel, « Lou ! t. 1 », op. cit., p. 9.
36 Julien Neel, « Lou ! Tome 2 : Mortebouse », dans : Lou ! L’intégrale de la saison 1, Grenoble, Glénat, 2022, p. 108.
37 Julien Neel, « Lou ! Tome 3 : Idylles », dans : Lou ! L’intégrale de la saison 1, Grenoble, Glénat, 2022, p. 171.
38 T. Charland, « Communautés de balcons », op. cit., p. 48.
39 J’entends ici le mot « extimité » tel que Serge Tisseron le définit : « le processus par lequel des fragments du soi intime sont proposés au regard d’autrui afin d’être validés », dans : « Intimité et extimité », Communications [en ligne], n° 88, 2011, p. 84, DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3917/commu.088.0083.
40 Zep, Titeuf. Tome 17 : la grande aventure, Grenoble, Glénat, 2021, p. 21.
41 J. Neel, « Lou ! t. 2 », op. cit., p. 79.
42 Ibid., p. 108.
43 Georges Simmel, Les grandes villes et la vie de l’esprit, Paris, Payot, 2013.
44 Bruno Raoul, Le territoire à l’épreuve de la communication : mutations, imaginaires, discours, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2020, p. 221. Les citations font référence à Georg Simmel, « Métropoles et mentalités », dans : Isaac Joseph et Yves Grafmeyer (trad. et présentation), L’école de Chicago. Naissance de l’écologie urbaine, 2004, Paris, Flammarion, p. 61-77.
45 Zep, Titeuf, t. 10, op. cit., p. 43.
46 Julien Neel, « Lou ! Tome 8 : En route vers de nouvelles aventures », dans : Lou ! L’intégrale de la saison 1, Grenoble, Glénat, 2022, p. 413.
47 Zep, Titeuf, t. 17, op. cit., p. 21.
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Référence électronique
Martine Motard-Noar, « L’enfant et la ville : deux exemples de bandes dessinées tout public (1992-2020) », Strenæ [En ligne], 23 | 2023, mis en ligne le 02 février 2024, consulté le 12 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/strenae/10411 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/strenae.10411
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