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Comptes rendus

Hiroki Azuma, Génération Otaku : les enfants de la post-modernité

Paris, Hachette Littératures, Haute Tension, 2001, 189 p., 18 euros
Overview of *The Otaku Generation: The Children of Post-Modernity*
Matthieu Letourneux
Référence(s) :

Hiroki Azuma, Génération Otaku : les enfants de la post-modernité, Paris, Hachette Littératures, Haute Tension, 2001, 189 p., 18 euros

Entrées d’index

Keywords:

overview, pop culture

Géographique :

Japon, Japan
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Texte intégral

  • 1 Le mot otaku signifie « domicile » ou « chez vous ».

1Dirigée par Charles Pépin, la collection « Haute Tension » s’est spécialisée dans la publication d’essais philosophiques en prise avec l’actualité. C’est un de ces sujets de société qu’évoque l’ouvrage d’Hiroki Azuma, Génération Otaku1, renvoyant à cet ensemble d’adolescents et d’adultes japonais, consommant massivement des productions de la culture de masse – jeux vidéo, séries animées, bandes dessinées, figurines et produits dérivés. Si son travail ne porte pas directement sur la culture de jeunesse – il s’en défend dès les premières pages, soulignant qu’il existe aussi des otakus de quarante ou de cinquante ans – et s’il privilégie volontiers les objets de la culture otaku à destination des publics les plus âgés (tels que les jeux vidéo érotiques ou les collections de figurines manga dévêtues), son discours sur la culture de masse peut se révéler très éclairant pour interpréter certaines des pratiques de consommation des plus jeunes, mais aussi les mécanismes de production des œuvres ; enfin, il évoque de façon très convaincante la logique qui commande à la séduction de certaines formes les plus contemporaines de la culture. C’est dans la perspective avant tout de la culture de jeunesse contemporaine que nous souhaitons l’aborder.

  • 2 G. Genette, Introduction à l’architexte, Paris, Seuil, Poétique, 1979.
  • 3 Pour Richard Saint-Gelais, ce terme désigne des personnages et des intrigues qui se prolongent dans (...)
  • 4 Northrop Frye, L’Ecriture profane, Paris, Circé, 1996.

2L’une des spécificités de l’approche d’Hiroki Azuma est de laisser très largement de côté les questions, habituellement centrales pour ce type de sujets, de légitimité (c’est-à-dire également d’illégitimité et de légitimation), d’industrie culturelle et d’aliénation. Il délaisse également les lectures socio-pathologiques de la figure de l’otaku – celles-là mêmes selon lesquelles la presse les aborde de façon obsessionnelle – pour tenter de mettre en évidence les spécificités de la relation esthétique, de son évolution, tracée sur une cinquantaine d’années, avec un accent tout particulier sur ces trente dernières années, les rattachant à l’évolution de la société japonaise d’après-guerre et, plus largement, à la postmodernité. L’idée d’Azuma est que la spécificité de la culture japonaise contemporaine (dont il montre fort bien qu’elle est paradoxalement une culture d’importation américaine, née de l’effondrement du modèle japonais avec la guerre) est de s’être détournée progressivement d’un modèle fondé sur une structure « en arbre », pour lui préférer des pratiques reposant sur un système de « bases de données ». Dans le modèle « en arbre », les objets culturels renvoient en creux à un discours implicite mais masqué, reposant sur de « grands récits » (religieux, politiques, idéologiques). Dans les pratiques culturelles postérieures, la référence implicite à ces grands récits s’est progressivement délitée (on reconnaît un des traits de la postmodernité). D’abord, c’est la relation de ces grands récits avec le monde et les discours de vérité qui se serait perdue : les œuvres de la culture de masse auraient continué à renvoyer à un grand récit d’arrière-plan, mais purement fictif. On reconnaît là la tendance de plus en plus poussée de la culture de masse « postmoderne » à fonctionner de façon sérielle : stéréotypes « de genre », univers de fiction déclinés dans des séries de récits, personnages récurrents, imaginaires trans-médiatiques sont quelques-uns de ces traits d’une culture qui tend à se constituer en systèmes, se référant à des dimensions architextuelles (pour reprendre une notion développée par Gérard Genette2) et transfictionnelles (pour emprunter cette fois la notion à Richard Saint-Gelais3) : tous ces traits paraissent renvoyer à une cohérence implicite et masquée, à un grand récit, sans que ce dernier n’implique plus désormais de vérité. Le propos n’est pas nouveau et on pourrait le rapprocher de celui que formulait déjà Northrop Frye à propose du romance, ce roman populaire d’imagination qu’il qualifiait d’« écriture profane » parce qu’il avait perdu cette fonction d’explication du monde dont étaient chargés les mythes4.

  • 5 Plusieurs de ces personnages en costume ont été étudiés dans D. P. Martinez (dir.), The Worlds of J (...)
  • 6 Et autres figures de l’imaginaire kawaii, étudiées par exemple dans Alessandro Gomarasca (dir.), Po (...)
  • 7 Nous empruntons le terme à Umberto Eco, dans Apostille au nom de la rose (Paris, Le livre de poche, (...)
  • 8 Il tisse cependant des liens entre ces pratiques et celles des kogyaru, jeunes adolescentes se pros (...)

3Cette culture sérielle qui s’est imposée progressivement a fini par se traduire par une logique de composition des récits à partir de sources s’apparentant à une « base de données », série d’éléments circonscrits qui ne s’organisent pas nécessairement en système mais qui font la séduction de l’œuvre (Azuma parle d’« éléments d’attraction », se gardant bien d’employer le terme de stéréotypes). Certes, la culture de masse a toujours renvoyé à une logique sérielle recourant aux intertextes et esquissant une logique architextuelle, mais la culture populaire japonaise donne à cette tendance à la référence une place bien plus importante, au point de fétichiser certains traits qui se retrouveront partout. Mèche d’une certaine forme et d’une certaine couleur, costume d’infirmière ou de girl scout5, personnages à queue ou à oreilles de chat6, petits animaux (tout comme certains thèmes récurrents – poupées robots, exosquelettes, etc. – et certains scénarios intertextuels7), servent de points d’ancrage dans l’image ou le récit et se repèrent, d’une œuvre à l’autre, avec d’infinies variations, comme si les « éléments d’attraction » devaient s’articuler de façon toujours renouvelée pour former autant de récits dans lesquels ils sont fétichisés. Et c’est un autre apport méritoire de l’analyse d’Azuma que de substituer au concept quelque peu péjoratif de stéréotype celui d’« éléments d’attraction » qui nous paraît rendre bien mieux compte de la relation du consommateur à l’œuvre. Par définition, l’amateur de productions sérielles recherche des traits récurrents : ceux du genre, de personnages familiers, et plus généralement des topiques qui sont ce qui l’a conduit à privilégier l’œuvre. Azuma montre combien ces éléments de séduction peuvent se limiter à des détails : un costume, une attitude, un trait physique, des attributs kawaii… et l’on est surpris que l’auteur n’ait pas cherché à expliciter les relations entre ce rapport fétichiste aux objets culturels et l’importance des productions érotiques dans la consommation des otakus8.

4Reste que, virtualité érotique mise à part, cette logique des « éléments d’attraction », frappante dans la culture populaire japonaise pourrait probablement être déduite de toute une part de la culture de jeunesse et de la culture populaire, dans lesquelles l’analyse par le biais du stéréotype est, on le sait, appauvrissante, parce qu’elle implique une carence, un manque d’originalité là où le charme de l’œuvre réside bien plutôt dans la variation.

  • 9 Geoff King, Spectacular Narratives: Hollywood in the Age of the Blockbuster, Londres, Tauris, 2000.

5C’est dans sa description des derniers états de la culture otaku qu’Azuma est le plus convaincant et le plus original. Il montre en effet que les pratiques de consommation des otakus tendent à donner une place de plus en plus importante à ces éléments d’attraction au détriment des récits eux-mêmes : C’est d’abord l’unité de grands récits fictifs (logique architextuelle, univers transfictionnels, sérialité générique…) auxquels renverraient les œuvres qui tend à disparaître ; elle laisse alors place à des récits se contentant d’articuler des éléments d’attraction dont ils ne sont que les supports, sans renvoyer à d’autres cohérences que celle de l’accumulation des détails séducteurs(mouvement qui n’est pas très éloigné de celui décrit par Geoff King à propos du cinéma hollywoodien dans son ouvrage consacré aux Spectacular narratives9).

6Azuma repère enfin une dernière tendance, caractéristique des décennies les plus récentes, et qui correspondrait à la disparition des récits eux-mêmes (y compris des « petits récits » de surface) au profit des seuls objets (figurines, images, jouets, cartes à jouer, etc.) qui seraient pour l’essentiel des composés de ces éléments d’attraction que l’amateur collectionnerait et déclinerait, repérant inlassablement les variations opérées à partir de cette « banque de données » implicite. Ce qui serait abandonné, c’est l’idée même de mise en intrigue ou de narration. On reconnaît là en effet les derniers moments de la culture contemporaine dans laquelle l’objet et l’image tendent à l’emporter sur le récit, et où la collection (mais aussi l’échange, la comparaison, la déclinaison) devient le centre des pratiques culturelles, et où le simulacre l’emporte sur la dichotomie entre copie et original (idée que l’on retrouve par exemple chez Baudrillard). Cette dernière étape entre en résonance avec certaines productions spécifiques aux nouveaux médias informatiques et plus particulièrement à internet, vaste banque de données permettant l’errance et la variation : Azuma montre que dans les médias informatiques, la réception peut aisément se convertir en production, du fait de la relative facilité à manipuler les images, les codes, les programmes. Cela déterminerait un ensemble de pratiques dans lesquelles le consommateur devient producteur d’œuvres : collection d’images, fanfiction, fan art, dolls virtuelles, et regroupements d’amateurs autour de forums produisant des objets culturels dérivés de près ou de loin d’œuvres existantes. Et c’est un autre trait de cette culture postmoderne (relevé par Michel Maffesoli dans sa préface) que de fonctionner suivant une logique de « tribu ».

7On voit combien ces analyses, si elles ne portent pas de façon centrale sur des formes de la culture de jeunesse, permettent de décrire bien des spécificités des pratiques les plus récentes. Comment ne pas reconnaître dans les propriétés décrites par Azuma certains des mécanismes prévalant, par exemple, dans le principe des cartes à collectionner et à échanger, dans les manuels invitant les enfants à apprendre à dessiner leurs super-héros ou leurs personnages de mangas (à partir de véritables catalogues de ces éléments d’attraction), dans les boutiques de figurines à collectionner, encyclopédies décrivant des univers de fiction dans les moindres détails, les « livres-coffrets » et livres-collages et autres pseudo-« scrap books » désignant ces modèles d’appropriation de traits culturels, et mettant en scène l’interaction du consommateur avec l’œuvre. Ils permettraient aussi d’expliquer l’évolution de certaines formes de récits pour la jeunesse, dans lesquels l’intrigue tend à refluer au profit de rencontres simples (les dessins animés inspirés de jeux de cartes en sont un exemple frappant, mais bien des pratiques du jeu vidéo en seraient d’autres), ils éclairent enfin le succès toujours plus grands de formes se situant entre le jeu, le récit et la collection : jeux de guerre fondés sur des figurines porteuses de récits latents, jeux de rôle dans lesquels les catalogues de personnages juxtaposent objets, costumes et fonctions comme autant d’invitations à composer ses propres récits, sans même évoquer les pratiques ludiques des plus âgés (cosplay, jeu de rôle grandeur nature) qui reposent très largement sur ce type de mécanismes.

8C’est du côté de Kojève et de ses réflexions sur la « fin de l’Histoire » qu’Azuma va rechercher certaines explications d’une telle évolution, empruntant en particulier à l’opposition, formulée par le philosophe, entre l’animalité, caractéristique de l’american way of life (consommation hédoniste mettant l’accent sur le plaisir instantané de l’objet) et le snobisme, propre à la culture japonaise d’après-guerre (commandé par une logique formelle, pratiques ritualisées sans légitimité externe). Pour Azuma, les pratiques de consommation des otakus ont basculé de cette logique formelle à une logique de plus en plus dominée par les pulsions de l’instant (correspondant au modèle « animal »).

9Certes, comme tous les travaux touchant à l’actualité et à la mode, l’ouvrage d’Azuma n’est pas exempt de reproches. Il témoigne parfois d’une certaine forme de fascination pour son objet d’étude, et paraît parfois se laisser aller à une désinvolture aussi bien conceptuelle que formelle ou stylistique tout à fait surprenante pour un ouvrage de cet intérêt. Reste qu’il s’agit d’une réflexion extrêmement féconde sur les pratiques de consommation contemporaine, qui forge des outils dont les recherches sur les derniers états de la culture de jeunesse seront certainement bénéficiaires. Car s’il est un regret qui dit l’intérêt de l’œuvre, c’est celui qu’Azuma n’explore pas d’autres terrains que ceux de la culture japonaise, tant on devine les applications possibles sur d’autres domaines.

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Notes

1 Le mot otaku signifie « domicile » ou « chez vous ».

2 G. Genette, Introduction à l’architexte, Paris, Seuil, Poétique, 1979.

3 Pour Richard Saint-Gelais, ce terme désigne des personnages et des intrigues qui se prolongent dans des œuvres et sur des supports différents. R. Saint-Gelais, « Contours de la transfictionnalité », dans R. Audet et R. Saint-Gelais (dir.), La Fiction, suites et variations, Québec, Nota bene, 2007.

4 Northrop Frye, L’Ecriture profane, Paris, Circé, 1996.

5 Plusieurs de ces personnages en costume ont été étudiés dans D. P. Martinez (dir.), The Worlds of Japanese Popular Culture, Gender, Shifting Boundaries and Global Cultures, Cambridge, Cambridge University Press, 1998.

6 Et autres figures de l’imaginaire kawaii, étudiées par exemple dans Alessandro Gomarasca (dir.), Poupées, robots, La Culture pop japonaise, Paris, Autrement, Mutations, 2002.

7 Nous empruntons le terme à Umberto Eco, dans Apostille au nom de la rose (Paris, Le livre de poche, biblio essais, 1985) qui décrit par ce terme des événements-types que l’on rencontre de façon privilégiée dans certains genres, voire certaines intrigues elles-mêmes stéréotypées.

8 Il tisse cependant des liens entre ces pratiques et celles des kogyaru, jeunes adolescentes se prostituant dans leurs costumes de collégiennes (sur cette pratique, voir Alessandro Gomarasca, op. cit.).

9 Geoff King, Spectacular Narratives: Hollywood in the Age of the Blockbuster, Londres, Tauris, 2000.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Matthieu Letourneux, « Hiroki Azuma, Génération Otaku : les enfants de la post-modernité »Strenæ [En ligne], 1 | 2010, mis en ligne le 14 juin 2010, consulté le 15 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/strenae/103 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/strenae.103

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Auteur

Matthieu Letourneux

Université Paris Ouest

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