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Animer la poésie : la série animée En sortant de l’école (Tant mieux Prod/France Télévision)

Animate poetry: the animated series En sortant de l’école (Tant mieux Prod/France Télévision)
Ivanne Rialland

Résumés

En sortant de l’école est une série de courts-métrages d’animation consacrée à la poésie française, produite par Tant Mieux Prod en partenariat avec France Télévisions. Elle compte dix saisons de 13 épisodes, chacun confié à un.e tout.e jeune réalisateur.ice « sortant de l’école ». S’inscrivant dans la tradition des anthologies de poésie illustrées pour la jeunesse, ces dessins animés constituent un médium complexe combinant de la musique, des bruitages, une mise en images animées dont les techniques sont extrêmement variées, et une diction du poème. À partir de la saison consacrée à Apollinaire et en s’appuyant sur des entretiens et des documents de production, l’article interroge la sélection des poèmes et explore la manière dont les réalisateur.rices se les approprient pour mettre en évidence les effets d’interprétation que ces adaptations suscitent, en particulier du fait de leur tropisme narratif.

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Texte intégral

  • 1 Je ne connais qu’un autre exemple de séries animées adaptées de poèmes : Les poèmes à voir et Les p (...)
  • 2 La productrice, Delphine Maury, indique viser un spectre « très large d’enfants », et organise des (...)
  • 3 Il est toutefois bien présent dans les corpus anthologiques destinés aux enfants. Voir les antholog (...)

1L’adaptation est un phénomène massif, qui concerne tous les médias, la circulation des œuvres entre eux empruntant des chemins très variés, et souvent complexes. Le transfert le plus fréquent, et de ce fait le plus étudié, est toutefois celui d’une œuvre littéraire narrative – fréquemment d’un roman – vers le film : je me propose donc ici d’étudier un cas plus rare, celui de l’adaptation à l’écran d’œuvres poétiques, à partir de la série animée En sortant de l’école, produite par Tant Mieux Prod en partenariat avec France Télévisions, et diffusée au printemps sur France 3 depuis 20141. La série compte dix saisons de 13 épisodes, consacrées, dans l’ordre chronologique, à Jacques Prévert, Robert Desnos, Guillaume Apollinaire, Paul Éluard, Claude Roy, Jean Tardieu, Paul Verlaine, Andrée Chedid, les deux dernières (2022 et 2023) portant sur les thèmes de la liberté et de l’amitié. Animation de poèmes par de tout.es jeunes réalisateur.rice.s, qui « sortent de l’école », la série actualise les deux sens que prend le terme d’adaptation dans le cas du secteur jeunesse : elle effectue un changement de médium – de l’écrit à l’écran – et vise à mettre à la portée des enfants de six à dix ans de grands textes du patrimoine poétique2. Après une présentation de la série animée, je me propose d’analyser de manière plus approfondie la saison 3 consacrée à Apollinaire, qui a l’intérêt, d’une part, de n’avoir jamais écrit pour les enfants3, et de l’autre d’avoir exploité ce qu’on pourrait appeler la polymorphie médiatique du poème.

  • 4 Les poèmes de Paroles, comme le rappelle Céline Pardo, circulaient, pour une partie d’entre eux, ex (...)

2En effet, alors que le roman est lié d’une manière structurelle intime à l’imprimé – le journal du roman-feuilleton, le codex – la poésie échappe largement à l’univers du livre : née du chant, elle est tout au long de son histoire l’objet de pratiques orales et scéniques qu’affiche par exemple le premier et le plus connu des recueils de Prévert : Paroles4. Sous l’influence notamment de Mallarmé, à la fin du xixe siècle, elle s’empare de l’espace du livre et de la page pour faire du blanc du papier, de la typographie, de la disposition des vers, une source de sens dont les exemples les plus connus sont justement les calligrammes d’Apollinaire.

3Dans le corpus de poésie que nous propose En sortant de l’école, les réalisateur.ice.s sont ainsi confronté.e.s à des poétiques médiatiques multiples, qu’ils/elles s’approprient dans un médium lui-même complexe, combinant de la musique, des bruitages, une mise en images animées dont les techniques sont extrêmement variées, et une diction du poème. C’est le deuxième aspect qu’il faut souligner à l’orée de cette étude : à la différence de l’adaptation d’un roman, les mots du poème sont présents, intégralement et sans changement, dans l’espace médiatique du court-métrage. L’adaptation – dans les deux sens du terme – s’effectue donc dans une co-présence qui relève plutôt de la logique de la mosaïque que du palimpseste : l’adaptation du texte au/à la jeune spectateur.ice se joue dans le tissage des différents médiums réalisé par le passage à l’écran, notamment par un tropisme narratif sur lequel je me concentrerai.

En sortant de l’école : présentation5

  • 5 Les éléments qui suivent sont tirés entre autres d’un entretien avec Delphine Maury le 12 octobre 2 (...)

4La série En sortant de l’école naît d’une rencontre, celle de Delphine Maury avec Eugénie Bachelot-Prévert, petite fille de Prévert. Elle naît aussi, plus largement, d’une insatisfaction face à l’animation diffusée à la télévision, qui va pousser Delphine Maury et Pierre Siracusa, directeur délégué à l’animation pour France Télévisions, à se tourner d’une part vers l’adaptation de textes poétiques, d’autre part à solliciter pour cela de jeunes réalisateur.rice.s, tout juste sorti.e.s de l’école, à l’univers graphique encore singulier.

5En 2011, Delphine Maury dirige l’écriture du dessin animé Maya l’abeille et rêve de projets plus singuliers : elle pense à une série diffusée sur le web, qui confronterait des dessinateurs à des textes philosophiques et les montrerait en train de dessiner. Elle est de plus en train d’écrire pour France Télévisions la série animée Les grandes Grandes Vacances (diffusée en 2015), en relation donc avec Pierre Siracusa, ainsi qu’avec Joseph Jacquet, chargé de recherche et développement chez France Télévisions. La rencontre d’Eugénie Bachelot-Prévert et leurs discussions à propos de l’animation aboutissent à une proposition faite par la petite-fille de Prévert de « jouer avec les poèmes de son grand-père » : le projet est aussitôt soutenu par Pierre Siracusa qui invite Delphine Maury à le produire. Tant Mieux Prod est fondé à cette fin en décembre 2012, et le projet est lancé dès janvier 2013.

  • 6 Les quatre saisons d’En sortant de l’école. Prévert, Desnos, Apollinaire, Éluard, Paris, Éditions T (...)

6Cette rapidité reste une caractéristique de la production d’En sortant de l’école. L’appel à projet, réservé à des candidat.e.s diplômé.e.s depuis moins de quatre ans d’une école d’animation, est diffusé en janvier. Les dossiers sont reçus en avril : le jury composé de l’équipe de Tant Mieux Prod, de représentants de France Télévisions et de l’ayant-droit éventuel, sélectionne 30 dossiers et auditionne en mai leurs auteur.ice.s pour établir la sélection finale de 13 dossiers. En août, les réalisateur.ice.s sont réuni.e.s à l’abbaye de Fontevraud pour un mois de résidence d’écriture : Delphine Maury insiste sur l’importance de cette étape, au vu de leur faible expérience. Et de fait, la comparaison des dossiers initiaux et des réalisations finales rend évident, par leur écart, le travail d’écriture très conséquent réalisé lors de la résidence. Les courts-métrages sont produits de septembre à février. La série est diffusée pour la première fois en mars sur France 3 dans la case jeunesse Ludo, à l’occasion du Printemps des poètes, avec une projection en format cinéma à la Maison de la poésie. Les huit premières saisons sont sorties également en DVD, rassemblés dans deux livres publiés chez Thierry Magnier en 2017 et 2021, qui effectuent une nouvelle translation médiatique6.

Une anthologie animée de la poésie française

  • 7 Le refus, de la part de France Télévisions, de la proposition de Delphine Maury de consacrer une sa (...)

7Cette anthologie animée de la poésie française frappe par son resserrement chronologique et esthétique – les deux dernière saisons, thématiques, manifestant une volonté d’ouverture du corpus, notamment vers le contemporain. Les choix sont pourtant essentiellement de hasard, comme le souligne Delphine Maury en 2018 : celui de Desnos est dû à Pierre Siracusa, hanté depuis l’enfance par un fragment du « Zèbre », celui d’Apollinaire à Joseph Jacquet – qui aurait, lui, souligné l’importance patrimoniale du poète et l’invention par celui-ci du terme surréaliste, ce qui créait une cohérence avec les poètes précédents – et le thème de l’amour traité par Apollinaire amène l’équipe à Éluard. Le nombre important de poèmes que proposent les appels à projet – une quarantaine – influe également sur la sélection : l’œuvre choisie doit comporter des dizaines de poèmes susceptibles de convenir au public enfantin, ce qui, de fait, n’est pas évident dans l’œuvre de Baudelaire ou de Rimbaud – même si Tant Mieux Prod et France Télévisions n’hésitent pas à sélectionner des poèmes difficiles d’accès. Le choix est donc guidé implicitement par une vision du public, mais aussi un goût poétique et une conception de l’animation comme médium narratif : évoquant le côté « moralo » de Victor Hugo, Delphine Maury laisse sentir un refus de l’édification du jeune public comme un éloignement vis-à-vis de la tradition rhétorique qui innerve tout un pan de la poésie française – dont la poésie d’Hugo – pour préférer des poèmes plus ludiques, centrées sur un univers concret, plutôt familier. Sans que cela soit évoqué par aucun des partenaires, on peut remarquer enfin que le choix s’est arrêté sur de grands poètes français – en dehors des deux dernières saisons thématiques, une seule poète.sses contemporain.e.s, en l’occurence Andrée Chedid, pas de poètes écrivant exclusivement ou presque pour les enfants, pas de chansonniers7 – ce qui montre que la série s’attache à transmettre un patrimoine poétique.

  • 8 L’ordre adopté est celui de la version cinéma, qui diffère de l’ordre du DVD et de celui des différ (...)

8Le choix des poèmes dans l’œuvre retenue permet d’interroger les biais agissant dans les sélections poétiques à destination du public jeunesse, et ce de façon d’autant plus intéressante lorsqu’il s’agit de poèmes ne leur étant pas a priori destinés. Apollinaire, ainsi, n’a jamais écrit pour les enfants. Les treize poèmes retenus dans son œuvre sont les suivants8 :

  1. « Automne » (1905) - Alcools (1913)

  2. « La souris, l’éléphant la méduse, l’écrevisse, la chenille » - Le Bestiaire (1911)

  3. « Le repas » (1915) - hors recueil

  4. « À toutes les dingotes et à tous les dingos » (1918) - hors recueil

  5. « Saltimbanques » (1909) - Alcools (1913)

  6. « Je me souviens de mon enfance » (date inconnue) – hors recueil

  7. « Le coin » (1902-1903) – hors recueil

  8. « Le pont Mirabeau » (1912) – Alcools (1913)

  9. « Un oiseau chante » (1915) - Calligrammes (1918)

  10. « Mutation » (1915) - Calligrammes (1918)

  11. « Fusée-signal » (1917) - Il y a (recueil posthume)

  12. « Carte postale » (1915) - Calligrammes (1918)

  13. « Ville et cœur » (1901) - Il y a (recueil posthume)

9Une première sélection est opérée par l’équipe d’En sortant de l’école en parcourant des volumes d’œuvres complètes, ici les Œuvres poétiques publiées dans la collection « Bibliothèque de la Pléiade » en 1965 : de ce fait, le choix est assez indifférent aux recueils. Cela contribue à la présence de poèmes parus seulement en revues, voire inédits avant l’édition Pléiade, et à la sous-représentation relative du recueil Alcools, qui se taille souvent la part du lion dans les anthologies poétiques.

  • 9 Le bestiaire est un stéréotype de la poésie pour la jeunesse, voir Christine Boutevin, Livres de po (...)

10Si Delphine Maury affirme la libre subjectivité de l’équipe de production dans le choix des poèmes, celle-ci a tenu à faire figurer Le Bestiaire dans la saison Apollinaire, ce qui correspond à un biais qu’on retrouve dans les anthologies jeunesse consacrées à Apollinaire9 : bien que ces poèmes, autobiographiques et symboliques, soient difficiles d’accès, leur thème animalier font d’eux les textes les plus fréquemment retenus, en particulier pour les tout-petits. Le recueil a été imposé à Florent Grattery, qui avait originellement choisi « Le vent nocturne », poème d’Alcools dont les allusions mythologiques ont finalement été jugées trop opaques. « Le pont Mirabeau » a également été imposé à Marjorie Caup, qui avait d’abord choisi « Fusée-signal ».

  • 10 Voir Guillaume Apollinaire, Œuvres poétiques, préface par André Billy, texte établi et annoté par M (...)
  • 11 Jacques Charpentreau souligne le plaisir de l’enfant à jouer avec les mots (Enfance et poésie, Pari (...)

11À l’exception de ces deux cas, la sélection d’En sortant de l’école ne vise pas à proposer un condensé représentatif de l’œuvre d’Apollinaire. Y figure par exemple « À toutes les dingotes et à tous les dingos », poème de circonstance, argotique, écrit par Apollinaire en 1918 sur une carte-lettre, afin d’excuser son absence à une réunion du Club des dingos, fondé par Jeanne Landre et André de Lordes, publié dans les appendices du volume de la Pléiade10. Le partage du même éditeur peut expliquer qu’il soit reproduit par Camille Weill dans le volume de poèmes d’Apollinaire paru chez Folio junior, mais la coïncidence, révélatrice au vu du petit nombre d’anthologies Apollinaire destinées au jeune public, est l’indice d’un autre biais sous-tendant les sélections de poèmes pour le jeune public : outre des biais thématiques (les animaux, l’enfance, l’école…), ces sélections privilégient un usage ludique du langage11, que certains poètes, comme Desnos ou Tardieu, ont volontairement exploité dans leur œuvre jeunesse : l’argot employé par Apollinaire n’est certes pas destiné aux enfants, toutefois les sonorités amusantes créées par les rimes en ot/ote correspondent à cette veine.

  • 12 Philippe Soupault affirme avoir eu la révélation de la poésie par ces vers. André Breton les cite d (...)
  • 13 Ceux-ci, en effet, Claude Debon le souligne, ont souvent pâti d’une lecture négative, soit qu’ils m (...)
  • 14 L’adaptation de ces quatre poèmes est étudiée par Christine Boutevin et Gersende Plissonneau dans « (...)
  • 15 Mon interprétation repose sur l’hypothèse que « Océan de terre » (Calligrammes), choisi à neuf repr (...)

12Ce qui paraît plus spécifique à En sortant de l’école est la présence de poèmes complexes, comme « Fusée-signal », texte important pour l’esthétique moderniste, dont l’image de la langue « poisson rouge12 » marque les surréalistes, mais que sa juxtaposition d’images hétérogènes rend hermétique. Dans le cas d’Apollinaire, on peut aussi être frappé par la proportion des poèmes sur la guerre13, phénomène d’époque, sans aucun doute. Ils sont au nombre de trois : « Mutation », « Carte postale », « Un oiseau chante » – trois poèmes écrits au front, et repris dans Calligrammes – à quoi j’ajoute « Fusée-signal », paru en revue en 191714. L’identification de ce dernier comme un poème de guerre est plus que contestable : la guerre y survient comme une réminiscence, et sur les trois propositions portant sur ce poème, une seule le lisait comme un poème de guerre – proposition qui n’a pas été retenue. C’est pourtant dans ce sens que, lors de la résidence d’écriture, la productrice a réorienté le film de Caroline Cherrier. La place, volontaire ou non, confiée à cet aspect de l’œuvre relève ainsi plutôt du choix de Tant mieux prod et de France Télévisions que des réalisateur.ice.s : la proportion des poèmes de guerre, déjà importante dans l’anthologie incluse dans l’appel à projet, s’accroît lors de la sélection des dossiers et de l’écriture. En effet, entre les poèmes proposés et les poèmes choisis, les proportions restent à peu près égales si l’on compare les poèmes tirés d’Alcools, évoquant l’amour ou le passage des saisons, et les poèmes liés à la guerre. Sur les 43 poèmes proposés (en comptant pour un seul poème les extraits du Bestiaire), 12 étaient issus d’Alcools (à peu près 28 %), sept étaient en relation avec la guerre (16,3 %) – tirés de Calligrammes ou de recueils posthumes (en ne comptant ni « Océan de terre » ni « Fusée-signal » où la guerre est présente de manière allusive). Parmi les 92 propositions reçues, 24 portaient sur neuf poèmes d’Alcools (26 %), et 15 étaient répartis entre cinq poèmes sur la guerre (16,3 %). C’est ainsi la sélection finale qui modifie le ratio15, en portant à près du tiers (30,8 %) la part des poèmes de guerre (en incluant « Fusée-signal »), tandis que celle occupée par les poèmes d’Alcools est à peu près inchangée (23 %).

Métamorphoses médiatiques

  • 16 « La contrainte de texte est celle-ci : seul le poème sera dit par une voix off, qui peut être in (...)
  • 17 « To deal with adaptations as adaptations is to think of them as, to use Scottish poet and scholar (...)
  • 18 Sylvain Despretz, dans : Sérine Lortat-Jacob, Making off de la saison Robert Desnos, Paris, Tant Mi (...)

13Les éléments demandés aux candidat.e.s pour leur note d’intention indiquent d’emblée la reconfiguration médiatique qu’opère l’adaptation du poème en série animée : trame narrative de l’histoire, pistes graphiques, note d’intention sonore et musicale, note d’intention technique. Par rapport aux textes poétiques figurant dans l’appel à projets, on a un maintien, celui des mots, la productrice Delphine Maury précisant qu’aucun autre élément verbal ne doit être rajouté16, et des adjonctions : des images, des sons (diction, bruitage, musique), un récit, dont le principe d’organisation va entrer en interaction avec celui du poème. La présence du texte fait de l’adaptation non pas un palimpseste, métaphore utilisée par Linda Hutcheon17 pour décrire le recouvrement du texte originel produit par l’adaptation, mais une mosaïque, dans la mesure où le poème est enchâssé dans un assemblage médiatique nouveau : les courts métrages peuvent ainsi être rapprochés du clip par le réalisateur Sylvain Despretz dans le making-off de la saison Desnos18.

14L’analogie avec le clip a l’intérêt de pointer la contrainte particulière que constituent pour les adaptateurs l’impératif respect de la lettre du texte – et ce dans une durée fixe : 2 min 40. La pré-sélection des poèmes tient visiblement compte de ce format en ne proposant pas aux candidat.e.s de textes très longs. En revanche, les poèmes très courts abondent. La brièveté est le plus souvent traitée par deux moyens : un retardement de la diction du poème, ou une pause dans celle-ci. Dans la saison Apollinaire, la diction d’« Automne » par Yolande Moreau commence à 1 min 53 : elle est précédée par une présentation de l’été dramatisant la survenue de l’automne. Les deux quatrains de « Ville et cœur », dans le court-métrage d’Anne-Sophie Raimond, sont séparés par une manière de ballet urbain qui, durant 1 min 57, déploie sur le plan visuel et sonore l’image des « tournoiements stridents des déraisons », en soulignant à l’écran la remotivation de l’usage figuré du terme « girouette » à laquelle procède Apollinaire dans le premier quatrain :

  • 19 Guillaume Apollinaire, « Ville et cœur » (1901), Œuvres poétiques, op. cit., p. 335.

La ville sérieuse avec ses girouettes
Sur le chaos figé du toit de ses maisons
Ressemble au cœur figé, mais divers, du poète
Avec les tournoiements stridents des déraisons19

  • 20 Voir aussi, dans Sérine Lortat-Jacob, Making off de la saison Robert Desnos (Tant Mieux Prod, 2015) (...)

15L’image du clip est toutefois imparfaite, puisqu’elle néglige un aspect essentiel de la translation médiatique opérée : le texte vu et lu silencieusement sur la page n’est pas identique au texte dit, accompagné de musique et de bruitage, dont la profération se coule dans la durée du court-métrage, et varie en fonction de l’interprétation du texte par le/la réalisateur.ice. Par exemple, les interjections « Eh ! Oh ! Ah ! », qui forment dans le poème d’Apollinaire « Mutation » une manière de refrain, font l’objet d’une diction très variée et expressive de la part du comédien Thibault Vinçon, qui leur fait porter les émotions changeantes du personnage20.

  • 21 Jacques Roubaud, à partir notamment de la pratique du vers libre par Apollinaire, souligne qu’il ne (...)

16L’audiovisuel vient ainsi se confronter à la double dimension visuelle et sonore des poèmes, que tend à minorer, en ce xxe siècle auquel appartiennent la plupart des poètes adaptés, une conception spatiale de la poésie, portée par exemple par le vers-librisme : en l’absence de mètre régulier, le vers se définit de façon typographique, par le passage à la ligne21. Il n’est pas possible ici d’entrer dans le détail de la poétique de chacun des poètes adaptés : je me concentrerai donc sur Apollinaire, charnière entre le symbolisme dont il hérite et le modernisme qu’il incarne, féru des nouveaux médiums, notamment du cinéma, dont la poésie s’allie avec les arts visuels (par exemple dans la plaquette illustrée qu’est Le Bestiaire), se construit dans l’espace typographique de la page tout en s’inscrivant dans la tradition lyrique, en empruntant même, parfois, ses formes à la chanson.

  • 22 Lors d’un entretien téléphonique mené le 08/11/2018, la réalisatrice indique qu’un autre poème d’Ap (...)

17Ce travail de spatialisation de la poésie est sans doute, à travers les calligrammes, l’aspect le plus connu de la poésie d’Apollinaire. Or, il disparaît de l’adaptation – d’ailleurs, l’appel à projet ne propose aucun calligramme – et la série, à une exception près, ne montre pas le poème comme une chose écrite. L’exception est intéressante : il s’agit de l’adaptation par Fabienne Wagenaar de « Carte postale », poème extrait de Calligrammes. Le poème a été originellement écrit sur une carte postale envoyée le 20 août 1915 à André Rouveyre, support disparu du recueil imprimé. Or, par un phénomène de remédiatisation, la réalisatrice fait apparaître à l’écran le poème sur une carte postale, dont la matérialité est au cœur du court-métrage : pliée, la carte manuscrite devient ainsi la tente du soldat écrivant qu’évoque le premier vers : « Je t’écris de dessous la tente ». Si elle effectue là un déplacement involontaire – la carte à un ami devenant une correspondance avec Madeleine Pagès dont l’inquiétude, mise en scène, leste d’émotion les notations descriptives du poème – elle rejoint le jeu avec le support auquel se livre Apollinaire dans la mise en page d’un autre poème de Calligrammes, lui aussi intitulé « Carte postale », adressé à un autre ami, Jean Royère : dans l’édition originale, Apollinaire a collé le poème manuscrit sur une carte postale vierge. L’écriture manuscrite n’est pas celle d’Apollinaire dans le court-métrage, mais la réalisatrice effectue le même type de collage réaliste : en demandant à son grand-père, né en 1918, de tracer sur la carte postale le poème et l’adresse – imaginée – de Madeleine Pagès, il s’agit là aussi d’inscrire dans l’œuvre le ductus d’une main, qui s’offre comme une trace vivante de la guerre22.

  • 23 Les appels à projet exigent clairement des candidat.e.s une « trame narrative », précisant toutefoi (...)
  • 24 Ce qui ne veut pas dire impossible : le travail de repliement spatial du temps que j’évoque ci-aprè (...)

18Comme le montre cette mise à l’image du poème manuscrit, on aurait pu imaginer une adaptation audiovisuelle des « idéogrammes lyriques » d’Apollinaire. Toutefois, le film d’animation est avant tout appréhendé par l’équipe de production et par les réalisateur.rice.s comme un médium narratif23. De ce fait, l’esthétique simultanéiste d’Apollinaire devient difficile à rendre24 : hanté par la fuite du temps, il tâche de la conjurer en jouant notamment de la double dimension temporelle et spatiale de l’écriture, dans les calligrammes qui s’offrent dans une immédiateté visuelle, ou dans des poèmes simultanés comme « Le musicien de Saint-Merry » qui juxtapose dans le présent de l’énonciation des moments et des lieux multiples. L’espace de la page permet, à la relecture, de ressaisir les fragments du réel en une unité synthétique nouvelle. Si « Fusée-signal », publié le 15 avril 1917 dans la revue Nord-Sud, est postérieur aux poèmes simultanés de Calligrammes, la succession de ses images hétérogènes peut se comprendre dans la même perspective :

Illustration 1 : « Fusée-signal » dans Les quatre saisons d’En sortant de l’école. Prévert, Desnos, Apollinaire, Éluard, Paris, Éditions Thierry Magnier ; Tant Mieux Prod, 2017, p. 56 (D. R.).

  • 25 Galveston, cité dans le poème « Annie » (Alcools), fait de la fermière « une incarnation onirique d (...)

19Les connecteurs logiques et temporels (néanmoins, et puis, mais) ne font que souligner les ruptures thématiques et spatio-temporelles : si les villages qui flambent peuvent être une évocation de la guerre, la ville texane de Galveston fait surgir l’image d’Annie Playden25, l’Anglaise émigrée au Texas aimée du jeune Apollinaire, inspiratrice de « La chanson du mal-aimé ». Le poème assemble ainsi des souvenirs, dont celui d’Annie émergeant comme une « fusée-signal ». L’image de la langue « poisson rouge », en lien avec ce fantôme féminin, a une dimension érotique. Toutefois, le possessif de la deuxième personne (« Ta langue ») tend à attribuer cette langue à celui qui éprouve la « terreur des fantômes », et donc au poète : la langue « tournant dans le bocal » désignerait le travail du langage assemblant en une unité poétique les images de la « nuit intérieure » ; la fermière, objet du « regret », engendre phoniquement « l’infirmière », métaphore de ce même regret et dont l’uniforme blanc renvoie plus haut aux fantômes. Le tissage des images superpose les amours de jeunesse et l’époque de la guerre, et abolit le pouvoir destructeur du temps qui fait des souvenirs d’effrayants « fantômes » pour les fondre dans l’intensité d’une « fusée-signal ». Le retour de l’auto, à la fin du poème, est non seulement un élément de bouclage de ce « bocal » poétique, mais, par la sensorialité de la notation et le changement de position de l’énonciateur qu’elle suppose (l’auto n’est plus vue de l’extérieur, mais éprouvée de l’intérieur), elle marque aussi la réussite de cette abolition des fantômes au profit de l’actualisation d’un présent éternel.

20Les trois candidat.e.s ayant choisi ce poème tâchent de concilier une organisation temporelle narrative avec l’hétérogénéité de ses images. La trame narrative la plus abstraite est proposée par Marjorie Caup : elle est structurée par une succession d’ambiance de jour et de nuit, en accompagnant la diction du poème d’éléments symboliques articulés par des transitions animées – ce qui pourrait correspondre à ce travail de tissage des images – dans une étonnante tonalité humoristique. Les propositions de Thibaud Gayral et de Caroline Cherrier adoptent comme trame narrative générale un voyage en voiture durant lequel s’associent choses vues et rêveries. Ce choix, qui naît de l’évocation de « l’auto », est une solution habile et simple pour couler la succession des images apparemment disparates dans le flux temporel du court-métrage, en provoquant deux modifications qui effacent les relations analogiques entre les images. D’une part, le voyage en voiture pose les images comme se succédant dans le temps : la fusée est vue après la voiture de la fermière – alors que le poème suggère que le souvenir de la fermière est une « fusée-signal ». D’autre part, l’incarnation du point de vue par un petit garçon transporté à l’arrière d’une auto, dans les deux cas, crée deux catégories d’images séparées : des images vues et des rêveries. Cet éclatement de l’unité analogique pose aux réalisateur.rice.s la question de la cohésion de ces images. Elle reste assez lâche dans la note d’intention de Caroline Cherrier ; elle est au contraire résolue par une unification thématique chez Thibaud Gayral, qui lit « Fusée-signal » comme un poème de guerre en proposant une adaptation assez effrayante où un enfant blessé, dans une voiture, traverse des zones de combat. Si c’est la proposition de Caroline Cherrier qui est retenue, l’adoption de cette interprétation guerrière de « Fusée-signal » y intègre une ligne narrative qui simplifie le poème – et que j’étudierai donc en abordant la question de la médiation.

  • 26 Document « Mots des réalisateurs », fourni par Delphine Maury.

21Marjorie Caup, pour sa part, est réorientée vers « Le pont Mirabeau », dont l’adaptation permet d’aborder la dimension lyrique, musicale, de la poésie d’Apollinaire, tout en soulignant que la narrativisation est un tropisme du médium audiovisuel sans être une de ses propriétés. « Le pont Mirabeau » place en son cœur, là encore, la hantise de la fuite du temps, dans une esthétique de chanson que rend très évidente le retour du refrain : « Vienne la nuit sonne l’heure/Les jours s’en vont je demeure ». La musicalité du poème est rendue très sensible à l’oreille contemporaine par ses multiples mises en musique, dont la plus connue est celle de Léo Ferré : c’est d’ailleurs en l’écoutant que Marjorie Caup, selon son témoignage26, a conçu son court-métrage. Mais l’adaptation ne s’inscrit pas dans l’esthétique de la chanson, pas plus qu’elle ne met l’accent sur le lyrisme amoureux : comme le souligne la réalisatrice dans sa note d’intention, elle recherche une adaptation « en contre-point ».

  • 27 Interrogée à ce sujet, Marjorie Caup, dans un courriel daté du 06/11/2018, a expliqué le recours à (...)

22Les choix graphiques et sonores font contraste avec le sens du poème : succession animée de pictogrammes aux couleurs vives, musique plutôt entraînante. La diction de Thibault Vinçon laisse percer l’émotion, mais celle-ci est contenue, et détache de façon significative le vers « Et comme l’Espérance est violente », qui s’accorde avec l’élan que transmettent les pictogrammes. L’idée de la fuite du temps que pose le début du poème (« Sous le pont Mirabeau coule la Seine/ Et nos amours/ Faut-il qu’il m’en souvienne/ La joie venait toujours après la peine ») est transmise dans les premières images par l’apparition puis la disparition d’une maison. L’élément liquide a une présence discrète : l’image de la maison est constituée par des gouttes d’eau, qui font contraste avec le feu qui la détruit. Contre-point en effet, où la part narrative du poème est escamotée, mais où la réalisatrice retrouve en même temps des composantes de la poétique apollinarienne : l’importance des éléments, l’eau, mais aussi le feu – incarnation apollinarienne de la poésie, que pourtant rien n’appelle à priori dans le poème27 –, le goût du calembour qui fait ici illustrer d’une maison « je demeure », la récurrence des images aussi, qui, à la manière des pictogrammes de Marjorie Caup, migrent et se transforment d’un texte à l’autre. La simplicité de ligne des pictogrammes, qui décomposent en une sorte de rébus le refrain du poème, évoque les calligrammes et plus globalement cette recherche évoquée plus haut d’une saisie synthétique du réel. La musique me paraît trop présente : la ritournelle créée tend à masquer les mots d’Apollinaire. Il faut toutefois indiquer le goût de celui-ci pour les chansons populaires, dont il introduit des refrains dans ses poèmes, parfois d’ailleurs dans un contraste similaire entre leur légèreté et l’émotion transmise par le texte.

Médiations narratives

23La dimension temporelle du médium audiovisuel, l’actualisation à l’écran d’images poétiques parfois elliptiques, l’incarnation éventuelle par un personnage de la voix lyrique, tout cela pousse à renforcer la part narrative des poèmes – sans que cela soit systématique. Cette narrativisation contribue à l’opération de médiation, par l’articulation sémantique cohérente qu’elle construit et l’ancrage émotionnel qu’elle suscite. J’en donnerai pour exemple deux courts-métrages que je juge esthétiquement tous deux très réussis, mais dont le premier, « Fusée-signal », procède à un détournement du poème original, tandis que le second, « Le bestiaire », vient au contraire, par le récit, redonner aux quatrains d’Apollinaire un sens généralement occulté.

24Dans le poème d’Apollinaire « Fusée-signal », le seul toponyme est une ville texane, Galveston, et les images qu’on peut lier à la guerre sont imprécises, survenant pour une part d’entre elles comme métaphores (l’infirmière comme image du regret, le régiment de jours bleus). Pourtant, on l’a vu, la production et Caroline Cherrier décident d’ancrer le récit dans un contexte narratif, autobiographique et guerrier : l’enfant à l’arrière de la voiture parentale imaginé dans la note d’intention devient un soldat blessé à la tête, qui incarne clairement Apollinaire. Avant le début de la diction du poème, le cadre de la guerre est très nettement posé, et le court-métrage déroule une ligne narrative produite par la fusion de l’infirmière et de la fermière : un blessé est évacué en voiture. La diction du poème dure le temps du trajet : les images prennent toutes le même statut de choses vues, la progression de la voiture expliquant à l’écran leur hétérogénéité. Les « villages qui flambaient dans la nuit intérieure » deviennent des villages incendiés par un bombardement, la voiture qui croise l’ambulance celle de la fermière, et Galveston, de ce fait, est intégré dans la topographie du nord-est de la France. Un décrochage de ce cadre réaliste est opéré sur le mot « fantômes » : les vers « Ta langue/ Le poisson rouge/ Dans le bocal de ta voix » accompagnent un moment fantastique ou fantasmatique, qui développe autour du mot « langue » un imaginaire érotique, euphémisé et suggéré par la fraise mise dans la bouche du soldat blessé. Le « regret » vient dire alors la fin du fantasme, que rappelle à la fin du film le sourire du soldat au moment où l’infirmière lui boutonne son manteau. Le retour au cadre réaliste de « l’auto » accompagne les derniers vers du poème, avec une nouvelle distorsion : difficile de comprendre, alors que les collines où se déroulent les combats s’éloignent, que les jours que le soldat y a passés aient pu être « plus doux que les coussins de l’auto ». La narrativisation, bien que ne modifiant pas la lettre du texte, est une véritable réécriture qui apparie « Fusée-signal » aux poèmes de guerre de Calligrammes, et réduit son étrangeté en effaçant la construction simultanéiste du poème – altération dont la marque nette est la relocalisation de la texane Galveston. Cette réappropriation libre préserve la force de l’image de la langue poisson rouge dans une pertinente lecture érotique, et rend accessible et émouvant un poème très difficile – en suggérant aussi la valorisation nouvelle de la représentation de la guerre dans l’œuvre d’Apollinaire.

  • 28 Michel Décaudin, Apollinaire, Paris, Le livre de poche, coll. « Références. Littérature », 2002, p. (...)
  • 29 Didier Alexandre, « Notice », dans : Guillaume Apollinaire, Le Bestiaire, édition de Didier Alexand (...)
  • 30 Apollinaire, qui a dessiné les animaux au regard des poèmes, pense d’abord à son ami Picasso qui en (...)
  • 31 L’appel à projet en proposait vingt, à quoi était ajouté « L’araignée », en excluant les quatrains (...)
  • 32 C’est ce qu’il affirme dans le making of ainsi que dans l’entretien téléphonique qu’il m’a accordé (...)

25Ce tropisme narratif, à l’inverse, vient donner à l’adaptation proposée par Florent Grattery du Bestiaire une justesse interprétative souvent absente des anthologies pour enfants. Celles-ci en extraient généralement des quatrains isolés, les illustrations proposées se contentant d’un dessin de l’animal, comme s’il s’agissait là, de fait, de poésie animalière. Pas plus que Les Fables de la Fontaine, Le Bestiaire d’Apollinaire n’a grand-chose à voir avec les animaux : conformément à la tradition du bestiaire médiéval, les animaux sont avant tout porteurs d’un sens symbolique et, dans le cas d’Apollinaire, autobiographique. Assemblés autour de la figure d’Orphée, auquel Apollinaire consacre quatre poèmes, ces quatrains érudits proposent ce que Michel Décaudin peut qualifier de « véritable autoportrait28 », combiné à une réflexion sur le travail du poète, à quoi s’ajoute une dimension « idéaliste et mystique29 » : Apollinaire reprend l’assimilation humaniste d’Orphée à un prophète du Christ pour affirmer la divinité de la création artistique. Le recueil, très élaboré, est pensé comme une unité à la fois poétique et plastique : il est d’emblée conçu dans un lien avec des gravures, réalisées par Raoul Dufy30. Le recueil, paru en 1911, est un ouvrage d’art au tirage confidentiel, plutôt mal aimé. Face à ce recueil, Florent Grattery se livre à une appropriation très personnelle : il choisit cinq des trente quatrains31 – « La souris », « L’éléphant », « La méduse », « L’écrevisse » et « La chenille » – qu’il assemble dans un ordre différent de celui du recueil, pour forger un récit portant, comme il l’affirme32, une signification autobiographique et une conception personnelle de la création comme labyrinthe. Il rejoint ainsi l’intention globale du recueil, et charge d’émotions ces quatrains symboliques et abstraits par l’incarnation à l’écran du poète et de son compagnon l’éléphant, suivis dans leur quête onirique, tantôt mélancolique, tantôt joyeuse, d’une inspiration représentée par des papillons de papier.

Conclusion

  • 33 Les personnages, situations, décors sont par exemple souvent puisés dans un répertoire jugé plus fa (...)
  • 34 Christine Boutevin et Gersende Plissonneau, « Films d’animation et poèmes de la guerre de Guillaume (...)
  • 35 Nathalie Brillant Rannou, Christine Boutevin, « Vers des réceptions créatives en poésie. Origines e (...)
  • 36 Mara Canobbio, professeure des écoles à Vincennes (témoignage recueilli le 17/10/2018), a ainsi réa (...)

26Sans pouvoir évoquer ici plus avant d’autres éléments participant de l’adaptation de ces poèmes au public jeunesse33, je soulignerai simplement pour finir un phénomène de réactualisation qui me semble lié à l’âge même des réalisateur.rice.s. Ces jeunes artistes osent des lectures très personnelles des poèmes où ils insufflent leur univers, sans se soucier avant tout d’une posture didactique. Ce faisant, ils.elles les prennent parfois à rebrousse-poil ou à contresens. Pour transmettre la poésie à des enfants d’âge scolaire, l’exactitude herméneutique n’est toutefois pas l’essentiel : l’émotion transmise par les images et la diction du texte, le geste même de s’approprier un poème pour en faire quelque chose à soi, sont sans doute plus fondamentaux. C’est ce que suggèrent les réflexions de Nathalie Brillant Rannou, Christine Boutevin et Gersende Plissonneau. Ces deux dernières chercheuses pointent d’une part les difficultés pour l’utilisation en classe de français que soulèvent la complexité médiatique des courts métrages et la narrativisation des poèmes qui y est opérée34. D’autre part, Nathalie Brillant Rannou et Christine Boutevin, déplorant la marginalité de la poésie dans le cursus scolaire, plaident pour des « réceptions créatives35 » dont l’enjeu est de former les enfants et les adolescent.es à une lecture personnelle de la poésie engageant leur subjectivité et leurs émotions. Dans cette perspective, ces beaux courts-métrages, arrachant le poème au manuel scolaire pour l’incarner dans un médium apprécié des enfants, montrent la poésie comme vivante et ouverte à chacun.e : si l’analyse de l’adaptation réalisée par la série semble didactiquement complexe, En sortant de l’école peut aider à laisser plus de place en classe à une expérience émotionnelle de la poésie, voire être le point de départ inspirant d’une appropriation créative par l’élève, au-delà des exercices convenus de la récitation et de l’illustration36.

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Notes

1 Je ne connais qu’un autre exemple de séries animées adaptées de poèmes : Les poèmes à voir et Les poèmes du monde (vol. 1 et 2), produits par la société lyonnaise Chromatiques, respectivement en 2004 et 2009, et diffusés sur la chaîne publique lyonnaise Cap Canal. Sur la question plus large des rapport entre cinéma d’animation et poésie, voir Marion Poirson-Dechonne, « Le cinéma d’animation : une essence poétique ? », Fabula-LhT, n° 18, avril 2017, DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.58282/lht.1856.

2 La productrice, Delphine Maury, indique viser un spectre « très large d’enfants », et organise des projections avec des enfants de « 4 à 10 ans », voir sur le site du CNC à la date du 29 mars 2021 : https://www.cnc.fr/series-tv/actualites/en-sortant-de-lecole-la-serie-animee-qui-fait-vivre-la-poesie_1429615. À la télévision, la série a été diffusée dans la case jeunesse « Ludo » de France TV et est associée sur Okoo à la catégorie 9-12 ans.

3 Il est toutefois bien présent dans les corpus anthologiques destinés aux enfants. Voir les anthologies citées note 9 et, par exemple, Christine Boutevin, « Adapter les calligrammes à un jeune public : un défi pour l’édition et la création contemporaines pour la jeunesse », Loxias Revue de littérature française et comparée [en ligne], n° 72, mars 2021, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=9681.

4 Les poèmes de Paroles, comme le rappelle Céline Pardo, circulaient, pour une partie d’entre eux, exclusivement oralement (entre amis, à la radio, sur des scènes de cabaret) avant que René Bertelé ne convainque Prévert de réunir en un recueil ses poèmes dispersés. Voir Céline Pardo, La Poésie hors du livre (1945-1965). Le Poème à l’ère de la radio et du disque, Paris, PUPS, 2015, p. 140.

5 Les éléments qui suivent sont tirés entre autres d’un entretien avec Delphine Maury le 12 octobre 2018, qui m’a communiqué de surcroît divers documents, dont les chiffres d’audience, le budget, l’appel à projet de la saison Apollinaire et les notes d’intention de l’ensemble des candidat.e.s. Voir aussi Marie Lallouet, « Ça bouge à la télé ! Entretien avec Delphine Maury », La Revue des livres pour enfants, n° 294, 2017, p. 140-149.

6 Les quatre saisons d’En sortant de l’école. Prévert, Desnos, Apollinaire, Éluard, Paris, Éditions Thierry Magnier, Tant Mieux Prod, 2017. Les quatre nouvelles saisons d’En sortant de l’école. Claude Roy, Paul Verlaine, Andrée Chedid, Jean Tardieu, Paris, Éditions Thierry Magnier, Tant Mieux Prod, 2021.

7 Le refus, de la part de France Télévisions, de la proposition de Delphine Maury de consacrer une saison à Brel, en raison de son statut de « chansonnier » plutôt que de « poète » me paraît révélateur de cet implicite patrimonial.

8 L’ordre adopté est celui de la version cinéma, qui diffère de l’ordre du DVD et de celui des différentes diffusions à la télévision.

9 Le bestiaire est un stéréotype de la poésie pour la jeunesse, voir Christine Boutevin, Livres de poème(s) et poème(s) en livres pour la jeunesse aujourd’hui, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 2018, p. 39. Concernant Apollinaire, sur un échantillon de 14 anthologies pour le public jeunesse publiées entre 1956 et 2016, onze présentent des poèmes d’Apollinaire dont huit reproduisent un ou plusieurs quatrains du Bestiaire, notamment celles qui visent les plus petits. Jacques Charpentreau, Poèmes d’aujourd’hui pour les enfants de maintenant, Paris, Les éditions ouvrières, coll. « Enfance heureuse », [1956] 1972 ; Premier livre de poésie, Gautier-Languereau, [1970] 1992, Mon premier livre de poèmes, choisi par Jacques Charpentreau, Paris, Éditions ouvrières, coll. « Petite enfance heureuse », 1983 ; Jacques Charpentreau, La Poésie des poètes. 160 poèmes de 80 poètes, Paris, Le livre de poche jeunesse, coll. « Fleurs d’encre », 1996 ; Benoit Marchon, Dupuy-Berberian (ill.), Poésies, Paris, Bayard jeunesse, 2003 ; Jean-Hugues Malineau, Premiers poèmes pour toute ma vie. Apollinaire, Éluard, Prévert… Les plus beaux poèmes du xxsiècle pour les enfants d’aujourd’hui, Toulouse, Milan jeunesse, [2003] 2004 ; Sophie Rossignol, Anthologie de la poésie française pour les petits et les grands, Paris, Mango jeunesse, coll. « Dada », 2004 ; Jacques Charpentreau, Trésor de la poésie française, Paris, Le livre de poche jeunesse, coll. « Fleurs d’encre », 2005 ; Collectif, Nouchca (ill.), Album de poésies, Paris, Magnard jeunesse, 2005 ; Collectif, Mes premières poésies, Toulouse, Milan jeunesse, 2005 ; Anne de Berranger, Philippe Bouchey, Poèmes et poèmes. Les plus belles poésies de la langue française, Paris, Flammarion, coll. « Castor poche », 2006 ; Marie Sellier, Poésie entrée libre, Paris, Nathan, 2007 ; Collectif, Initiation à la poésie. Poèmes du Moyen Âge à nos jours, Paris, Magnard collège, 2014 ; Virginie Aladjidi et Caroline Pellissier, Belles poésies pour grands tableaux, Paris, Palette, 2016 ; Collectif, Olivier Latyk (ill.), Joseph Kosma et Jean-Philippe Crespin (musique), Mon imagier de la poésie, Paris, Gallimard jeunesse, coll. « Éveil musical », 2016. J’ai écarté de la sélection les anthologies thématiques.

10 Voir Guillaume Apollinaire, Œuvres poétiques, préface par André Billy, texte établi et annoté par Marcel Adéma et Michel Décaudin, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », [1965] 1971, p. 1033 et note p. 1184.

11 Jacques Charpentreau souligne le plaisir de l’enfant à jouer avec les mots (Enfance et poésie, Paris, Les éditions ouvrières, coll. « Enfance heureuse », 1972, p. 45), et fait pour cela de l’enfance « l’âge d’une poésie verbale » (ibid., p. 57). C’est un stéréotype souligné par Pierre Ceysson (Étude d’une production littéraire : la poésie pour l’enfance et la jeunesse en France de 1970 à 1995, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 1997).

12 Philippe Soupault affirme avoir eu la révélation de la poésie par ces vers. André Breton les cite dans Signe ascendant, Éluard dans Donner à voir, comme exemple d’une image surréaliste. Voir Peter Read, Apollinaire. Lettres, calligrammes, manuscrits, Paris, Éditions Textuel ; Bibliothèque nationale de France, 2016, p. 241.

13 Ceux-ci, en effet, Claude Debon le souligne, ont souvent pâti d’une lecture négative, soit qu’ils manifestent, selon les uns, « un affaiblissement de l’inspiration » ou soit qu’ils prouvent, selon d’autres (les surréalistes, par exemple), « l’inconscience d’Apollinaire face aux horreurs réelles des combats », Claude Debon, Guillaume Apollinaire après Alcools. I. Calligrammes. Le poète et la guerre, Paris, Minard, coll. « Lettres modernes », 1981, p. 125 et 126.

14 L’adaptation de ces quatre poèmes est étudiée par Christine Boutevin et Gersende Plissonneau dans « Films d’animation et poèmes de la guerre de Guillaume Apollinaire » (Caroline Blanvillain et Christine Boutevin (dir.), Voir/Montrer la guerre aujourd’hui. 2. Visée(s), Paris, L’Harmattan, 2019, p. 67-86), qui traitent donc « Fusée-signal » comme un poème de guerre. Elles soulignent la narrativisation créée par l’adaptation pour pointer les difficultés dans la perspective de la didactique du français.

15 Mon interprétation repose sur l’hypothèse que « Océan de terre » (Calligrammes), choisi à neuf reprises (c’est le poème le plus choisi), n’est pas perçu comme un poème de guerre, ni par la production, ni par les candidat.e.s. Sinon on arrive à un ratio similaire entre les propositions et la sélection finale.

16 « La contrainte de texte est celle-ci : seul le poème sera dit par une voix off, qui peut être in si vous le jugez pertinent. Pas de dialogue ou de texte en plus. », Delphine Maury, Appel à projet Apollinaire, p. 4.

17 « To deal with adaptations as adaptations is to think of them as, to use Scottish poet and scholar Michael Alexander’s great term […], inherently “palimpsestuous” works, haunted at all times by their adapted texts. », Linda Hutcheon, A Theory of Adaptation, Routledge, 2006, p. 6.

18 Sylvain Despretz, dans : Sérine Lortat-Jacob, Making off de la saison Robert Desnos, Paris, Tant Mieux Prod, 2015 (11 min 58).

19 Guillaume Apollinaire, « Ville et cœur » (1901), Œuvres poétiques, op. cit., p. 335.

20 Voir aussi, dans Sérine Lortat-Jacob, Making off de la saison Robert Desnos (Tant Mieux Prod, 2015), l’enregistrement de « Demi-Rêve » par Romane Bohringer et Zoé Bue Dreano, selon les indications de la réalisatrice Gabrielle Sibieude (7 min 20-8 min 53).

21 Jacques Roubaud, à partir notamment de la pratique du vers libre par Apollinaire, souligne qu’il ne peut avoir d’existence purement orale : le vers libre a « une existence d’abord typographique » (Jacques Roubaud, La vieillesse d’Alexandre. Essai sur quelques états récents du vers français, Paris, Éditions Ivrea, [1978] 2000, p. 123. C’est Jacques Roubaud qui souligne.)

22 Lors d’un entretien téléphonique mené le 08/11/2018, la réalisatrice indique qu’un autre poème d’Apollinaire, « À Madeleine », dont on aperçoit un fragment manuscrit à l’écran sur une autre carte postale, a été écrit par sa mère, imitant à sa demande l’écriture de son grand-père dont la main tremblait trop pour écrire ce deuxième texte. Il s’agit dans tous les cas d’inscrire l’adaptation dans une histoire familiale : l’arrière-grand-père et l’arrière-grand-oncle de Fabienne Wagenaar ont participé à la Première Guerre mondiale, lors de laquelle le deuxième a perdu la vie.

23 Les appels à projet exigent clairement des candidat.e.s une « trame narrative », précisant toutefois qu’elle peut être « abstraite ».

24 Ce qui ne veut pas dire impossible : le travail de repliement spatial du temps que j’évoque ci-après est aussi à l’œuvre dans les récits du Poète assassiné, par exemple.

25 Galveston, cité dans le poème « Annie » (Alcools), fait de la fermière « une incarnation onirique d’Annie Playden », Peter Read, Apollinaire. Lettres, calligrammes, manuscrits, op. cit., p. 238.

26 Document « Mots des réalisateurs », fourni par Delphine Maury.

27 Interrogée à ce sujet, Marjorie Caup, dans un courriel daté du 06/11/2018, a expliqué le recours à ce motif par la recherche d’un antagonisme avec le motif de l’eau, exprimant visuellement l’ambivalence du sentiment mélancolique que porte le poème. Le feu symbolise également, de façon anticipée, l’expérience de la guerre. Il constitue enfin un liant visuel et un motif graphique que la réalisatrice aime à travailler.

28 Michel Décaudin, Apollinaire, Paris, Le livre de poche, coll. « Références. Littérature », 2002, p. 76-77.

29 Didier Alexandre, « Notice », dans : Guillaume Apollinaire, Le Bestiaire, édition de Didier Alexandre, Université Paris-Sorbonne, Labex OBVIL, 2014, https://obvil.sorbonne-universite.fr/corpus/apollinaire/apollinaire_bestiaire.

30 Apollinaire, qui a dessiné les animaux au regard des poèmes, pense d’abord à son ami Picasso qui en a réalisé des esquisses pour certains quatrains.

31 L’appel à projet en proposait vingt, à quoi était ajouté « L’araignée », en excluant les quatrains consacrés à « Orphée » – et en empêchant ainsi la compréhension d’ensemble du recueil.

32 C’est ce qu’il affirme dans le making of ainsi que dans l’entretien téléphonique qu’il m’a accordé le 27 septembre 2018.

33 Les personnages, situations, décors sont par exemple souvent puisés dans un répertoire jugé plus familier ou séduisant pour l’enfant que ceux suggérés par le poème. La saison Éluard est intéressante de ce point de vue : les nombreux poèmes d’amour tendent à être réinterprétés dans un autre contexte relationnel que le couple amoureux.

34 Christine Boutevin et Gersende Plissonneau, « Films d’animation et poèmes de la guerre de Guillaume Apollinaire », op. cit.

35 Nathalie Brillant Rannou, Christine Boutevin, « Vers des réceptions créatives en poésie. Origines et mesures de la question », dans : C. Boutevin, N. Brillant Rannou, G. Plissonneau (dir.), À l’écoute des poèmes. Enseigner des lectures créatives, Peter Lang, coll. « Théocrit », 2018, p. 11-20.

36 Mara Canobbio, professeure des écoles à Vincennes (témoignage recueilli le 17/10/2018), a ainsi réalisé des courts-métrages avec des classes de CP, à partir de poèmes de Claude Roy (2017-2018) et de Tardieu (2018-2019). Sur l’illustration, voir par exemple Nathalie Rannou, Le Lecteur et son poème. Lire en poésie, expérience littéraire et enjeux pour l’enseignement du français en lycée, thèse de doctorat en littérature française sous la direction d’Annie Rouxel, Université de Rennes 2, 2010, p. 123-124, URL : https://hal.science/tel-01200484v5. C’est globalement la pratique scolaire de récitation que met en question À l’écoute des poèmes. Enseigner des lectures créatives (op. cit.), en s’appuyant notamment sur les travaux de Serge Martin dont le volume inclut une contribution : « Le poème, relation de voix : une activité critique ».

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Table des illustrations

Légende Illustration 1 : « Fusée-signal » dans Les quatre saisons d’En sortant de l’école. Prévert, Desnos, Apollinaire, Éluard, Paris, Éditions Thierry Magnier ; Tant Mieux Prod, 2017, p. 56 (D. R.).
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/strenae/docannexe/image/10260/img-1.jpg
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Pour citer cet article

Référence électronique

Ivanne Rialland, « Animer la poésie : la série animée En sortant de l’école (Tant mieux Prod/France Télévision) »Strenæ [En ligne], 22 | 2023, mis en ligne le 11 mai 2023, consulté le 02 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/strenae/10260 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/strenae.10260

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Auteur

Ivanne Rialland

Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines (UVSQ, Université Paris-Saclay)CHCSC, UVSQ, Université Paris-Saclay

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