Navigation – Plan du site

AccueilNuméros22Comptes rendus« Ces petites filles qui lisent »...

Comptes rendus

« Ces petites filles qui lisent », Cahiers Robinson n° 51

Hélène Weis
Référence(s) :

Justine Breton (dir.), « Ces petites filles qui lisent », Cahiers Robinson, n° 51, 2022.

Texte intégral

  • 1 Franz Eybl (1806-1880), Lesendes Mädchen, 1850, huile sur toile, 53×41 cm, Österreichische Galerie (...)

1Le numéro 51 des Cahiers Robinson est consacré à « ces petites filles qui lisent », avec en couverture un tableau de 1850 où une jeune fille, très concentrée, tient son livre contre elle, avec la main sur une poitrine presque dénudée1.

  • 2 Classiques : utilisés fréquemment dans les classes, comme ces deux albums, dont l’un appartient enc (...)
  • 3 À ce propos, on oublie trop souvent la citation par Browne du tableau de Giorgione, La tempête, en (...)

2Cette représentation évoquant le bovarysme ne semble aucunement correspondre aux héroïnes de la littérature de jeunesse, selon une majorité des articles proposés sur ce thème. Pourtant, Christiane Connan-Pintado part de cette question pour évoquer le risque encouru par au moins deux petites lectrices d’albums classiques2, celle d’Anthony Browne dans Le Tunnel et celle de Nikolaus Heidelbach dans Un livre pour Eli, qui toutes deux s’opposent par leur enfermement dans les livres, l’une à son frère et l’autre à son ami, tous deux très actifs. Dans le dernier album évoqué, Noémie lit et crie de Julia Billet, la jeune lectrice lit d’abord pour oublier une vie difficile livrée à la violence mais, comme le dit le titre, rejoint Rose et Léa, auxquelles la lecture a apporté des solutions aux questions vitales posées par la nécessité de créer du lien avec l’autre sexe3. La problématique générale du numéro est ainsi posée, montrant comment la figure de la lectrice passe du stéréotype au motif littéraire.

  • 4 Canonique, ici au sens des listes diffusées par les prescripteurs, en France essentiellement désorm (...)

3Les auteurs d’une grande partie des articles vont évoquer la galerie canonique4 des lectrices de la littérature enfantine depuis le xixe siècle : Jo March, Sara dans A little Princess, Rebecca of Sunnybrook Farm et sa jumelle Anne of Green Gables et, à leur suite, Matilda, Hermione Granger, la Lyra de Pullman et l’Ophélie de Christelle Dabos.

4De la minutieuse analyse propre à chaque ouvrage, se dégagent de façon diverse mais récurrente des figures positives, énergiques, décidées à prendre leur destin en main et à s’inspirer des solutions trouvées dans les livres pour ce faire. Globalement, les portraits convergent vers cette héroïsation féminine du lire à laquelle conclut C. Connan-Pintado, ancrée dans l’action et dans la vie. Les jeunes héroïnes représentent magistralement leurs autrices, qui s’appuient sur elles pour démontrer ce que suppose un travail de fiction et ce qu’il promet aussi, dans la maîtrise du récit comme dans celle de sa vie personnelle. Il est difficile aux très sérieuses universitaires de ne pas manifester leur enthousiasme pour une cause qui s’avère souvent a posteriori si largement féministe, même si, bien évidemment, chaque ouvrage se situe différemment dans sa relation aux idéologies du temps et aux modes éducatifs.

  • 5 Paul Ricoeur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Paris, Seuil, 1986, p. 152, cité par (...)
  • 6 Joe Sutliff Sanders, Disciplining Girls: Understanding the Origins of the Classic Orphan Girl Story(...)

5Ainsi naturellement, Jo March, forcée par l’éditeur à un mariage non désiré par son auteur, est-elle le sosie de Louisa May Alcott, un modèle pour Simone de Beauvoir et pour Greta Gerwig qui fit le film le plus récent (2019) sur la très célèbre fratrie (chapitre de Priscille Croce). Pour Sara, dans A little princess, Tessa Ashlin Nunn montre la proximité du texte de Burnett avec ceux d’Elisabeth Barett Browning (Aurora Leigh) et de Germaine de Staël (Corinne), dans lesquels l’interprétation du texte devient l’interprétation de soi-même comme sujet5. Le lien se fait ainsi entre littérature et empathie, selon un modèle féminin dont l’auteur souligne le caractère à la fois révolutionnaire et conservateur. Marguerite Mouton rapproche les jumelles que sont Rébecca et Anne avec Sara et son ambition de princesse, en s’appuyant sur la thèse de Joe Sutliff Sanders6, c’est-à-dire en tenant compte – ce qui est très difficile en termes de littérature de jeunesse – des corpus très larges, souvent ignorés, des school stories et des orphan novels. Chacune des héroïnes présente une force personnelle qui la conduit à s’éduquer elle-même et à poser sur le monde un regard renouvelé par la lecture, en accord avec les joies affectives profondes.

6Au xxe siècle, Matilda reprend haut et fort les couleurs de la lecture, avec une bibliographie très étonnante de lectures littéraires dont le lien avec sa réussite personnelle n’est pas totalement précisé par Florence Casulli, qui met plutôt l’accent sur l’ensemble des caractéristiques de la lecture rencontrées dans les autres romans de Dahl, à savoir un apprentissage aisé, la croyance dans des univers magiques, la capacité de braconnage et celle de construire sa propre culture littéraire. Marie-France Burgain montre comment Hermione Granger, très présente dans les « potterfictions », fait avancer l’intrigue dans le cycle Harry Potter, en construisant les références du lecteur, en démontrant sa capacité à s’appuyer sur ses lectures pour résoudre les énigmes et en devenant ainsi l’alter ego de J. K. Rowling. Enfin, Amelha Timoner voit en Christelle Dabos une émule de Philip Pullman, offrant à son héroïne Ophélie le pouvoir de lire les objets, comme Lyra suit l’aléthiomètre intuitivement. Il est curieux de constater que les deux héroïnes vont perdre leur pouvoir, mais deviendront maîtresses de leur destin, c’est-à-dire capables de vivre leur propre histoire.

7La lecture, dans ces ouvrages dont il faut souligner encore le caractère modélisant, est en quelque sorte décortiquée dans tous ses aspects, de sorte que le lecteur (la lectrice, évidemment) soit enseigné doublement, autant par les indices du texte que par le modèle pédagogique construit par les héroïnes : c’est ce que démontre à nouveau Nadège Lambour à partir d’une dizaine de romans des vingt dernières années.

8On ne s’étonne pas ensuite de voir Pascale Hellégouarc’h reprendre un corpus de réécritures du Petit Chaperon Rouge, corpus très utilisé par les écoles depuis la fin du siècle dernier et sans doute composé du fait de cet appétit scolaire, pour montrer aux jeunes pré-lectrices l’intérêt d’une lecture avertie de ce conte qui, de fait, manifeste les dangers que courent ceux-celles qui manquent de culture.

  • 7 « Aussi, [dit-il], la physiologie pourrait-elle à la rigueur ranger dans une certaine mesure un tel (...)

9C’est ainsi que l’article de Vincent Baudart consacré à la figure de la lectrice dans les séries télévisées tranche au départ sur ces discours, certes savants, mais très rodés. La citation initiale de Schopenhauer définissant le monstre qu’est le surdoué est fortement réjouissante7, surtout lorsqu’ensuite on entend parler de « bookworms », classées en « cute » et en « badass », dans des entrées du site TV Tropes.

  • 8 Qu’en est-il par exemple de la lecture du Pilgrim Progress, première dans l’ouvrage, en regard des (...)

10Le propos de l’auteur est de classer les figures stéréotypées de l’intello mal fringuée et coincée, généralement redécouverte ensuite comme figure positive, voire séduisante, en passant par l’utilisation des uniformes scolaires en milieu anglo-saxon. Lisa Simpson est un premier modèle, auquel s’ajoutent Elle Woods, héroïne de Legally Blonde et Rory Gilmore, qui totalise, en 153 épisodes, 340 livres, dont L’Éthique de Spinoza. Le génie féminin, quoiqu’ici démesuré, reste subversif, conclusion qui a un peu de difficultés à s’imposer, de même que l’affirmation héroïque des précédentes lectrices entraînait quelques doutes émanant de cette surenchère concernant la lecture féminine8.

11À l’écart des classiques également, Eva Van de Wiele évoque l’ouvrage hybride de Kate DiCamillo et Keith G. Campbell, Flora et Ulysse, où se mêlent des vignettes de super-héros, de la poésie, des citations, des phrases de romans d’amour… La jeune héroïne s’appuie sur ses lectures de BD interdites par sa mère et la voix ancienne des hiérarchies culturelles, pour faire lien avec son animal fétiche, un écureuil magique, et choisir une position de vie active et personnelle.

12Mais qu’en est-il des petites filles empêchées de lire ? Victoria Pleuchot évoque le courant prolétarien qui tente de créer, au début du xxe siècle, une littérature qui serait au plus près de la vie des classes sociales défavorisées. Elle ne parvient à trouver que quelques héroïnes plongées dans la lecture, dont l’ouvrage de Marguerite Audoux, évoquant son enfance dans Marie-Claire (1910), Neel Doff qui, par l’intermédiaire de l’héroïne de Jours de famine et de détresse (1911), se permet de critiquer Zola pour son point de vue superficiel et arrogant concernant le peuple, et Agnès Smedley, espionne et militante communiste qui, dans Daughter of Earth (1911), retrouve la grande loi, très peu rappelée dans cette revue, de l’interdiction de la lecture pour une majorité d’enfants, garçons comme filles, insérés dans les obligations matérielles de leur vie familiale.

13Aussi n’est-il pas mauvais de terminer sur la question encore sensible de la science et de son partage aujourd’hui, loin des effusions imaginaires qui pourraient être aussi désignées comme des « lectures de fille ». Catherine Borot Alcantara, dans le cadre d’un projet concernant la valorisation des fonds anciens, propose une analyse du discours des vulgarisateurs au xixe siècle. Le corpus est important et ignoré. Cette production rapportait beaucoup aux éditeurs, le roman étant toujours regardé avec suspicion. Cependant, les précautions des auteurs pour construire un discours mâtiné de fiction, qui n’effraie pas les jeunes lectrices et qui s’adapte à leur destinée de mères de famille, les entraînent à une transmission édulcorée qui écarte leurs lectrices des vraies carrières scientifiques et continue de les soumettre à l’ordre patriarcal.

14La lecture féminine reste donc, malgré les modèles littéraires et éducatifs ambitieux de la littérature de jeunesse, une cause toujours empêtrée dans bien d’autres stéréotypes encore que le bovarysme, dont en particulier celui rappelé ici de l’autodidactisme, et dans les difficultés que sont les rôles sociaux et genrés à diverses époques, fortement inscrits dans l’histoire des mentalités.

Haut de page

Notes

1 Franz Eybl (1806-1880), Lesendes Mädchen, 1850, huile sur toile, 53×41 cm, Österreichische Galerie Belvedere.

2 Classiques : utilisés fréquemment dans les classes, comme ces deux albums, dont l’un appartient encore à la liste du cycle 3 actuelle : https://cache.media.eduscol.education.fr/file/Litterature/80/9/LISTE_DE_ReFeRENCE_CYCLE_3_2013_238809.pdf.

3 À ce propos, on oublie trop souvent la citation par Browne du tableau de Giorgione, La tempête, en tout début d’album, qui s’avère effectivement une allégorie complexe touchant cette question profonde.

4 Canonique, ici au sens des listes diffusées par les prescripteurs, en France essentiellement désormais le CNLJ et la Revue des livres pour enfants. Les ouvrages appartiennent aux sélections des bibliothèques françaises.

5 Paul Ricoeur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Paris, Seuil, 1986, p. 152, cité par l’auteur.

6 Joe Sutliff Sanders, Disciplining Girls: Understanding the Origins of the Classic Orphan Girl Story, Baltimore, John Hopkins University Press, 2011.

7 « Aussi, [dit-il], la physiologie pourrait-elle à la rigueur ranger dans une certaine mesure un tel excédent d’activité et en même temps de substance cérébrale parmi les monstres per excessum, qu’elle classe, comme on sait, à côté des monstres per defectum et des monstres per situm mutatum. » Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, Paris, Félix Alcan, 1912, p. 1267.

8 Qu’en est-il par exemple de la lecture du Pilgrim Progress, première dans l’ouvrage, en regard des principes éducatifs prônés par Louisa May Alcott ? Il semble bien que prévaut cette posture « modeste », « simple », en arrière-plan, posture soulignée d’ailleurs chez Sara, mais aussi, dans l’article de Marguerite Mouton, chez Fantômette et Nancy Drew, chez Rebecca et Anne, comme chez Hermione Granger.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Hélène Weis, « « Ces petites filles qui lisent », Cahiers Robinson n° 51 »Strenæ [En ligne], 22 | 2023, mis en ligne le 05 mai 2023, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/strenae/10130 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/strenae.10130

Haut de page

Auteur

Hélène Weis

Université de Cergy-Pontoise, INSPE académie de Versailles, retraitée.

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search