Anne-Marie Chartier, L’école et l’écriture obligatoire
Anne-Marie Chartier, L’école et l’écriture obligatoire, Paris, Retz, 2022
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Mots-clés :
apprentissage, littérature, alphabétisation, enseignant, élève, écriture manuscrite, compte-renduTexte intégral
- 1 Anne-Marie Chartier, L’école et la lecture obligatoire, Retz, 2007.
1Lecture et écriture font partie intégrante du pacte social et de l’inconscient collectif depuis la loi d’obligation scolaire de 1882, qui pourtant s’affirme tardivement en France en regard de l’histoire de nos voisins européens. Anne-Marie Chartier avait consacré en 2007 un ouvrage à la « lecture obligatoire1 », où l’on retrouvait les grandes dates de l’installation de l’école publique, après les efforts d’alphabétisation ecclésiaux, en particulier ceux des Frères des Écoles chrétiennes, les querelles récurrentes autour des méthodes d’apprentissage depuis le xviiie siècle, les débats contemporains et les enjeux actuels, dépassant désormais l’école élémentaire. Ce parcours interrogeait les conditions de possibilité de la culture scolaire, qui suppose des objectifs communs, pour un pacte social différent selon les périodes – de la connaissance des prières pour sauver son âme à une habitude de lecture suffisante pour trouver un emploi au xxie siècle – et concluait sur les moments de très profonds changements rencontrés depuis l’imprimerie, autant pour des raisons techniques – invention du papier, de la plume métallique, etc. – que pour des raisons politiques et culturelles – dont la laïcité, par exemple.
2Le second chantier entrepris, celui de l’écriture, se termine au moment où il est sérieusement envisagé d’abandonner l’apprentissage de l’écriture manuelle à l’école, avec pourtant, comme le dit le début du livre, certains résultats de la recherche montrant les effets positifs des gestes scripteurs pour les jeunes enfants, sur la mémoire et sur la compréhension de l’écrit. L’ouvrage revient autant sur le cadre historique que sur des éléments connus et listés de l’ouvrage précédent, en décalant le regard et en montrant des aspects peu connus de la scolarisation de l’écriture. Le regard s’en trouve modifié, à partir de recherches fondées sur les traces écrites des élèves, des « feuilles classiques » de la Renaissance aux cahiers du jour qui règnent à l’école pendant toute la première partie du xxe siècle. La question posée du « lire seulement », par exemple, qui fut une capacité réelle pendant deux siècles environ, est de fait permise par le texte imprimé en latin et la lecture épellative, mais ne donne pas accès aux textes manuscrits en français, plus nombreux alors dans le champ social que les livres imprimés : si un certain nombre de personnes savaient s’appuyer sur le texte latin pour participer aux offices, ou savaient déchiffrer un texte imprimé, elles devaient souvent s’adresser à la puissante confrérie des « Maîtres d’écriture » pour les écrits fondamentaux de la vie courante, en français depuis l’ordonnance de Villers-Cotterets (1532). L’alphabétisation progresse plutôt selon les besoins, par fragmentation des compétences, d’un Pantagruel modèle de l’éducation des élites et profitant d’un apprentissage en latin dans des livres imprimés, à ceux qui vont suivre temporairement un apprentissage en français, afin de mieux faire commerce, savoir compter, délimiter une propriété : certains savent un peu lire, d’autres (bien moins nombreux) un peu écrire. La nouvelle recherche modifie donc considérablement le point de vue sur les apports de l’école républicaine et offre un arrière-plan historique différent sur les apprentissages fondamentaux et ceux qui les mènent.
- 2 Anne-Marie Chartier, Jean Hébrard, Discours sur la lecture (1880-1980), Paris, BPI, 1989. Une secon (...)
3Ces ouvrages, comme d’ailleurs Discours sur la lecture2, devraient donc constituer des classiques de la formation, parce qu’ils offrent aux jeunes professionnels pris par le temps une vision élargie des impératifs de la littératie contemporaine et de ses origines ; le second en particulier permet une mise en perspective détaillée, précise, argumentée, des différentes définitions de l’écriture, touchant les outils, les supports, les savoirs procéduraux et méthodologiques, mais aussi, naturellement, et ce qui n’est pas toujours facile à distinguer, les intrications fortes avec les conceptions de la langue écrite, de son apprentissage, de ses normes et de sa subtile connivence avec la littérature. Il s’agit de sommes érudites qui devraient permettre de vraies avancées dans la conception des parcours de formation, leur lecture irriguant la réflexion sur les fondamentaux de l’éducation, revisités à l’occasion de la crise du COVID sur lequel le dernier ouvrage paru se termine, montrant le caractère indispensable d’une école aujourd’hui tout à fait décriée.
4Plutôt que de suivre le parcours des aspects proprement institutionnels – ce qui sera le but de compte-rendus publiés dans des revues de didactique – nous choisirons pour Strenae de nous appuyer sur l’apparition fugitive des enfants dans cet ouvrage, ainsi que celle de leurs maîtres : de fait, un ouvrage aussi savant ne serait de rien s’il n’était justement conduit par le regard aigu du formateur, dont toute la passion érudite repose sur l’espoir de toujours mieux comprendre cette mystérieuse relation maître-élève, à la source d’une possible entrée dans le savoir. Anne-Marie Chartier avait déjà affirmé dans ses précédents ouvrages ce qui devient ici un credo lisible à toute page, énoncé dès l’introduction : la somme de toutes les instructions officielles ne rend pas compte de l’expérience accumulée des maîtres.
51. Tout d’abord, voici donc les trois joyeux compères du second chapitre, qui partent chacun à l’école avec leur besace, récitent leur leçon dans un grand brouhaha, écrivent sur une tablette fragile, reprennent et rabâchent la nouvelle leçon, sans pour autant oublier le père qui surveille, le repas que l’on mérite, la sévérité crainte du maître… Évidemment, la surprise est de découvrir que le premier écolier est babylonien (an 2000 avant JC), le second romain (entre le iie et le iiie siècle) et le troisième malien et « contemporain », puisqu’il s’agit d’Amadou Hampâté Bâ racontant son entrée en 1910 à l’école coranique. Chacun apprend à écrire, sans livre, dans une langue qui n’est pas sa langue maternelle, pour être à la hauteur des ambitions de sa famille, pour laquelle l’entrée dans l’écrit constitue l’accès à de hautes fonctions. La langue scolaire des élites sera longtemps en France le latin, et les collégiens de l’Ancien Régime entrent en écriture dans une langue inconnue. Il faut que l’école républicaine affirme sa nécessité politique pour que les ministres la dotent de textes littéraires en français : ce faisant, les enfants qui la fréquentent de façon obligatoire à partir de 1882 s’instruisent à nouveau dans une langue qui n’est pas la leur, puisqu’ils sont encore très nombreux à être patoisants. À cet égard, on voit combien Mohand Lechani, instituteur à la casbah d’Alger en 1928, aurait mérité les palmes académiques pour avoir inventé une entrée en lecture-écriture à partir de la vie quotidienne de ses élèves, arabophones. Dans les supputations sur l’avenir en dernier chapitre, passant par les nouvelles technologies, il est peu dit de la suprématie de l’anglais, qui redevient, pour les élites, la langue de l’instruction : mais l’auteur souligne la nécessité pour les chercheurs, désormais, de publier – et trop – dans cette langue.
62. Tout l’Ancien Régime montre la longueur et la difficulté de l’entrée traditionnelle dans l’écriture, qu’il s’agisse des cahiers des collégiens recopiant les quatrains de Pibrac, donc des poésies aisées à mettre en mémoire, des longues et complexes indications pour enseigner aux élèves à tailler eux-mêmes leurs plumes dans les écoles lassaliennes, du recours systématique à la copie et à la récitation pour une entrée dans la langue et dans des textes qui sont essentiellement catéchétiques : pédagogie de la mémoire et du geste. Il y a cependant des bonheurs : le jeune Joseph, enfant de chœur, appartient à une famille où tous chantent, connaissant les offices, mais aussi les cantiques et chansons dites à la veillée, des traditions qui vont longuement perdurer et sont encore sensibles dans certaines provinces. Erckmann-Chatrian montre avec ironie dans Histoire d’un sous-maître qu’il n’est pas si grave pour un instituteur de la Restauration de ne point comprendre Le contrat social mais que sa méconnaissance du plain chant empêcherait son intégration dans la communauté. On ne saurait oublier ces expériences vivaces, lorsqu’on pense aujourd’hui aux acculturations adolescentes par la danse, le rap et la chanson, entrées dans la culture internationale comme dans les communautés locales.
- 3 Anne-Marie Chartier cite Valentin Jarneney Duval dans le premier tome et, naturellement, le Rémi de (...)
73. Cependant, lorsque le ministre Salvandy reçoit en 1838 une missive du Gers où un maître se plaint de l’école communale parce que son jeune berger n’a appris qu’à lire en français, sans comprendre (il ne peut redire de quoi parlent les histoires de La morale en action), on comprend qu’il faudra un effort considérable pour permettre l’accès à un écrit plus proche des enfants, qui ne devrait plus être Les devoirs d’un Chrétien, que le jeune Antoine Sylvère, six ans, se plaint d’avoir encore à rabâcher en 1894. Mais pendant toute cette période, jeunes gens et jeunes filles aussi, formés rapidement à des savoirs techniques, parviennent à entrer dans l’écriture des comptes, comme Thérèse Féraud, qui construit en quelques mois un magnifique livre manuscrit lui permettant de stocker un grand nombre d’exemples qui l’aideront dans ce qu’on peut appeler un métier. Son exemple nous rappelle, comme cela n’est dit que pour cette période, qu’écrire, c’est aussi entrer en mathématiques. Joseph, le jeune berger, Antoine, Thérèse – plus favorisée et plus âgée – ne font pas partie de l’élite : néanmoins, ils savent tous de longs textes par cœur, l’écrit est dans leur univers. D’autres récits émanant de la littérature de jeunesse du xixe siècle et des récits d’autodidaxie3 complètent cette approche, nous montrent la demande sociale, l’intérêt pour des parcours vers l’alphabétisation, la diversité et la limite des démarches individuelles dans cette période.
84. Les progrès techniques vont aider la scolarisation primaire à se mettre en place avant la loi d’obligation, avec le papier bon marché, la plume en fer, l’encre violette inscrite dans les mémoires, l’écriture à l’anglaise qui évite les fioritures excessives et complexes. Est rappelée ici une scène cocasse de La guerre des boutons, où l’exposé vibrant de l’instituteur sur les bienfaits du système métrique (adopté en 1837) « ne passe pas » dans les consciences juvéniles, ancrées encore fortement dans la vie locale en 1912. L’école devient un lieu normé : mobilier adéquat, ardoises et crayons, cahiers et brouillons en principe bien rangés dans des pupitres individuels, progressions qui ne limitent plus l’apprentissage de la langue écrite aux techniques de base : il s’agit de faire entrer les élèves dans la langue française, par sa grammaire scolaire, puis de faire écrire des textes, ce qui rapproche lecture et écriture dans des choix d’extraits qui vont imposer une lecture singulière de la littérature française, avec les classiques pour tous, répétés génération après génération : il est ainsi délicieux de retrouver sous la plume d’un élève de dix ans le général Hugo et son chapeau, de longue pratique : « s’était un spagnol qui se trainait sur le bord de la route et qui demanda a boir. » (1892 : le texte est parfaitement compris, même si l’orthographe reste fautive). Entre l’affirmation du petit St Just Pellerin, onze ans, « le vendredi 23 juin 1893, qui est le jour du certificat, j’ai été au certificat à onze ans et je l’ai reçu », et les programmes de 1923 intégrant les pédagogies nouvelles où s’inscrivent joie et plaisir d’apprendre, l’école termine sa mue, en installant le curriculum républicain dont les réussites des années 1930 sont le témoin.
9La voix des maîtres s’affirme d’abord dans la plainte : en 1867, un maître expose ironiquement à son inspecteur les diverses répartitions d’une classe unique de… 87 élèves dont 58, d’âges divers, sont encore analphabètes, montrant ainsi que les réalités de terrain se tenaient loin des doctes discours du Manuel Général. Plus tard, on lit les témoignages sur les constructions professionnelles, celles de routines efficaces qui expliquent en partie la pérennité de certains exercices, dont la copie et la dictée. Chaque exercice existe parce qu’il permet à la fois la gestion du groupe et des progrès individuels. De ce point de vue, d’ailleurs, l’extraordinaire histoire du CP montre comment l’obligation reste complexe à concevoir : établi en 1887, il a bien des difficultés à exister réellement entre l’école maternelle, la classe enfantine et l’école primaire – déjà, Pauline Kergomard, qui revendiquait ce « cours préparatoire » pour l’école maternelle, espérait une relation plus souple de l’enfance et de l’écrit. Pour autant, l’échec scolaire dans ce moment névralgique continue de hanter parents et enfants, alors que son taux massif semble devoir être presque résorbé au moment de la création de la classe elle-même. Déjà, est oubliée la très lente et difficile entrée dans l’écrit des périodes antérieures.
105. « On va commencer la dictée de mots. Tout le monde est prêt ? Arthur se tait, Loubna aussi. Le pâtissier, le boulanger, le charcutier. Karim, tiens-toi mieux pour écrire, l’horloger, le dattier, Sophie, tu tiens ta feuille pour écrire, pas ta tête… », voici une scène vécue par l’auteur en l’an 2000 : elle pourrait effectivement avoir lieu dans ces immenses classes uniques de la fin du xixe, qui subsistent, moins le nombre, aujourd’hui encore, et où la part d’attention à chacun se lit dans ces deux voix magistrales simultanées, qui ne gênent pas les élèves et qui ne disent d’ailleurs pas le geste accordé à d’autres, ceux qui copient plus loin, par exemple, ceux qui s’agitent au fond. C’est ainsi que remontent de ces pages un attachement aux « belles rédactions primaires » des années 1930, où Lucette Verdeau écrit : « Je connais un bébé charmant : Jean-Jacques, mon petit frère. », ce qui fait pendant au portrait de Mohamed Kaldi sur le sien, à Alger : « Ses yeux semblent deux miroirs qui montrent son intelligence. » La question n’est pas le sentimentalisme de textes d’ailleurs préconstruits, mais la modestie des réussites, cultivées précisément par les mémoires professionnelles. Elles savent le prix du pas-à-pas progressif, souvent décrié par les autorités tenantes des cultures élitistes, autant que par les spécialistes, psychologues, chercheurs, didacticiens, oublieux de ce qui se construit là de sécurité enfantine, au cœur de routines dont les secrets sont d’ailleurs difficiles à élucider. Pourtant, l’école change et ses maîtres vivent avec leur temps : vont enfin se faire entendre au sein de la classe les voix de ceux qui n’avaient qu’une existence de papier, les Gavroche et autres Poil de Carotte approchés avec prudence. Aussi l’opinion publique s’émeut-elle de ces « textes libres » (subversifs) de la pédagogie Freinet, lorsqu’un récit de rêve publié dans le journal de classe est placardé en 1932-33 sur les murs de Saint-Paul-de-Vence : l’élève a rêvé qu’il poignardait le maire et le militant Freinet est muté. Anne-Marie Chartier évoque les textes des adolescents en rupture de ban du centre de Savigny-sur-Orge et parle de « résistance populaire à la culture scolaire ». Doit-on pourtant attribuer à l’échec ce texte d’un adolescent en 1945 concernant
la plus belle de toutes les soirée passée dans mas petite vie, une soirée que je me rappellerai toujours : Un jour, mon père m’annonça que je quitterai l’école. Le soir, quand mon père m’annonça la nouvelle, ce fut pour moi une grande joie, une vraie fête. Pensez-donc : je n’irai plus à l’école, quelle veine. Plus de devoirs, plus de leçons à apprendre les soirs, plus de punitions, me voici enfin libre, une fois la journée passée.
Et il exulte à l’idée de devenir « mecanitient ». En dehors d’un toilettage de surface, le texte authentique montre la capacité à s’emparer de l’écriture pour affirmer sa voix personnelle. Si l’école est obligatoire, personne ne demande de l’aimer.
11Plus donc qu’un livre sur les écrits de la scolarisation, nous nous trouvons devant le témoignage passionné d’une observatrice des pratiques professionnelles de l’école. Or, accompagner l’enfant dans ses apprentissages premiers, signes de ce qu’une société considère comme une culture fondatrice, suppose un pacte, non pas d’abord, comme on le croit, entre les ministres, l’administration, les parents d’élèves, les savants, les chercheurs, mais un pacte implicite avec l’élève, l’enfant lui-même.
12Ainsi, dans l’un des derniers chapitres, Anne-Marie retrouve-t-elle Florence, maître formateur en GS, qui guide l’entrée dans le geste écrit de ses petits élèves et favorise leur patient commentaire oral. « Réunir la main du maître et celle de l’enfant, faire que la voix du maître devienne la voix intérieure de l’enfant, ce n’est qu’un temps bref de passage : dès qu’il sait le faire, l’enfant croit qu’il a appris tout seul. »
Notes
1 Anne-Marie Chartier, L’école et la lecture obligatoire, Retz, 2007.
2 Anne-Marie Chartier, Jean Hébrard, Discours sur la lecture (1880-1980), Paris, BPI, 1989. Une seconde édition, Discours sur la lecture (1880-2000), a été publiée chez Fayard en 2000.
3 Anne-Marie Chartier cite Valentin Jarneney Duval dans le premier tome et, naturellement, le Rémi de Sans Famille à de nombreuses reprises (Hector Malot, 1878).
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Référence électronique
Hélène Weis, « Anne-Marie Chartier, L’école et l’écriture obligatoire », Strenæ [En ligne], 22 | 2023, mis en ligne le 04 mai 2023, consulté le 18 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/strenae/10094 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/strenae.10094
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