Francis Claudon, Stendhal et la musique, Grenoble, UGA Éditions, 2019, 355 p.
Francis Claudon, Stendhal et la musique, Grenoble, UGA Éditions, « Bibliothèque stendhalienne et romantique », 2019, 355 p.
Texte intégral
1La question des rapports de Stendhal à la musique bénéficie de l’intérêt des chercheurs depuis plusieurs dizaines d’années. Outre de nombreux articles, la question avait déjà donné lieu, dans les années 1980, à un essai (Ottavio Matteini, Stendhal e la musica, 1981), un catalogue allemand (Helmut C. Jacobs, Stendhal und die Musik : Forschungsbericht und kritische Bibliographie, 1900-1980, 1983), puis, dans les années 1990, à une exposition au Musée Stendhal de Grenoble et à un colloque international à l’Université de Bari. Enfin, plus récemment, elle a donné lieu à plusieurs thèses, notamment celle de Suzel Esquier en 1995 et d’Anna Opiela en 2015. Il manquait une monographie qui fasse la synthèse de ces travaux, tout en prenant en compte les recherches récentes et les nouvelles éditions des textes, notamment des textes « musicaux ». Francis Claudon est un spécialiste reconnu de la question, et son approche mêle une analyse très détaillée du texte stendhalien, une contextualisation historique systématique, et une connaissance précise de l’opéra. Cette interdisciplinarité permet au livre d’éviter en grande partie l’écueil du vague et de la métaphore, tout en restant facilement accessible et en dégageant de grandes lignes de force. La tonalité spontanée, les chapitres courts, les paratextes légers en rendent la lecture fluide, au prix parfois d’un style quelque peu allusif, en particulier pour un lecteur non stendhalien.
2Francis Claudon entend démontrer, dans cette étude, que le « fait créateur » de Stendhal, dans son ensemble, dépend d’un « certain rapport à la musique » (p. 8) : il affirme d’emblée l’importance de la mélomanie de l’écrivain pour l’ensemble de sa production, et pas seulement pour les textes directement liés à la musique. La conception d’un Stendhal « musicographe » (p. 9) est ainsi envisagée dans son sens strict, puisque les textes sur la musique sont pris en considération dans l’étude, mais aussi dans un sens large ; cette double approche distingue le livre de la plupart des études sur la question. Celui-ci s’organise autour des « moments musicaux » de Stendhal, dans une progression fluide qui mêle la chronologie et l’argumentation thématique.
3La première partie retrace la formation musicale du « dilettante » Stendhal afin d’interroger justement la pertinence de ce lieu commun. Il est d’usage dans les études musico-littéraires d’instruire systématiquement le procès en compétence de l’écrivain qui ose parler de musique, alors qu’on n’aurait pas l’idée de le faire pour ceux qui parlent de peinture ou de danse. Dans le cas de Stendhal, la question du dilettantisme est pourtant centrale car elle conditionne, dans ces différentes acceptions, le rapport qu’il entretient avec la musique, notamment italienne. Si l’auteur admet que la formation musicale de l’écrivain fut quasiment nulle, en tant qu’instrumentiste ou en termes théoriques, il défend cependant son « expérience personnelle et pratique de la musique » (p. 18) quitte à jouer sur les mots : « Beyle ne savait pas la musique ? Stendhal a entendu beaucoup de musique, avec intelligence et finesse » (p. 20).
4Quelle musique a-t-il entendue, justement ? L’auteur retrace avec précision, dans un second chapitre, les pérégrinations musicales de Stendhal entre la France, l’Allemagne, l’Autriche et l’Italie, donnant à entendre et à voir non seulement les programmes, mais aussi les conditions matérielles, les modes, ou encore le public de chaque théâtre, au moment où Stendhal l’a fréquenté. En effet, si « sa préférence va, sans hésiter, aux genres légers » (p. 27), son jugement est fondé autant par « l’ambiance » – notamment « une sorte de confort acoustique et psychologique » – que par des critères purement musicaux (p. 29). Ses talents d’observateur feraient de lui « le premier écrivain à avoir pratiqué là une sociologie de l’opéra » (p. 39).
5Dans une deuxième partie, l’auteur entreprend de reformuler la « pensée musicale » de Stendhal (p. 49), souvent éparpillée dans ses œuvres, et d’en proposer une synthèse et une mise en perspective. Il distingue trois grandes lignes de force, trois valeurs qui s’interpénètrent et qui déterminent le goût de l’écrivain : le chant, la sensation et l’imagination. Stendhal aime le « beau chant » d’abord pour des raisons physiques (il préfère la mélodie à l’harmonie), ensuite parce qu’il « a besoin d’un texte, d’un support, qui donne à son imagination un commencement de sens » (p. 47). Le beau chant, c’est le langage du cœur et le meilleur médium pour exprimer les passions et les sensations humaines. Paradoxalement, Stendhal semble souvent ne conserver que des souvenirs flous des concerts qui ont provoqué chez lui des sensations violentes, « quelques images fortes et abruptes sans signification rationnelle » (p. 50), comme la vision d’une chanteuse édentée qui occulte tout souvenir musical d’un Matrimonio de Cimarosa. Cela rappelle un autre écrivain mélomane, Paul Claudel, qui ne notait dans son journal, après une représentation de Pelléas à l’Opéra-Comique en 1919, que l’image frappante d’un géant barbu armé d’un parapluie d’enfant, rencontré dans le foyer. Autour de la figure de Stendhal, qui assume contre les pédants sa position d’amateur, et l’imagination comme « forme subjective de connaissance » (p. 54), se cristallise d’ailleurs un débat qui n’aura de cesse de se rejouer jusqu’au temps de Claudel, et bien au-delà. Le dilettantisme stendhalien est ainsi fondé sur un « relativisme sensualiste » qui dote l’amour et la musique d’un « même stimulant : l’imagination » (p. 59). Francis Claudon remet ainsi en perspective le manque de précision des commentaires musicaux stendhaliens : « Le “vague” de la musique n’exist[e] que pour la raison des raisonneurs ; pour le cœur, la musique est comme un cristal qui exprime les sentiments avec force et clarté » (p. 61).
6Si Stendhal se révèle incapable de proposer une « physiologie » de la musique, ces concepts seront pourtant opérants dans sa production critique et journalistique. Suivant la règle d’or du sentir au lieu du savoir, Stendhal se démarque par son ton offensif, ironique, souvent agressif. Il fait du journalisme d’opinion, ne justifie pas ses jugements ; cependant, sa grande originalité tient à la place qu’il confère aux mœurs et aux modes : cela fait de lui un « sociologue de l’art et historien de la culture » (p. 71), convaincu de la relativité du Beau, en particulier dans le genre de l’opéra, qui est si sensible aux vicissitudes des modes et des conditions d’écoute. Il y a ainsi plusieurs voix en Stendhal : celle du sociologue, celle du « cœur », celle du conteur d’anecdotes, et celle du confident.
7La suite de l’ouvrage vise à entrer plus avant dans le détail de cette polyphonie, d’abord dans les essais, puis dans les romans. Ainsi, la partie 3 montre tout d’abord comment certaines figures obligées du monde musical stendhalien (Haydn, Mozart, Rossini et Cimarosa) contribuent à former l’esthétique mais aussi la carrière littéraire de Stendhal. Reconstruisant avec précision la genèse de l’essai sur Haydn, mais aussi le contexte historique dans lequel il s’inscrit, l’auteur montre la place qu’y occupent la réécriture, « [la] sociologie personnelle de la musique [et la] philosophie de l’art » (p. 79). Il remet également en perspective la question du plagiat, certes avéré, mais qui doit aussi se comprendre comme une pratique courante pour la musicographie de l’époque, dans laquelle les auteurs de « vies » se copient les uns les autres, l’hagiographie se construisant à travers des « tissus perpétuels d’anecdotes variées, reprises d’un auteur à l’autre » (p. 99). Quant à Mozart, il joue un grand rôle dans la construction progressive de l’identité auctoriale : « Grâce à Mozart, Beyle devient Bombet et grâce aux opéras de Mozart, […] Bombet devient Stendhal » (p. 117). Rossini, dont il « parle sans arrêt » (p. 119), constitue, avec Walter Scott, un modèle esthétique à imiter : celui de « l’effet soigneusement recherché » (p. 125). La Vie de Rossini et Racine et Shakespeare apparaissent ainsi comme deux œuvres jumelles, dont le but principal est de « commenter la modernité » dans les arts (p. 122). Enfin, Cimarosa occupe peut-être, suggère Francis Claudon, une place exagérée dans les études stendhaliennes, par rapport à d’autres compositeurs. Il rappelle que le goût pour Cimarosa est alors une mode : le compositeur a une place de choix dans les programmations des maisons d’opéra, et il fait l’unanimité dans la critique. Il n’en reste pas moins que sa musique représente, pour Stendhal, « l’énergie […] de la nature, […] la joie de vivre la plus spontanée » (p. 146), ce qui explique notamment que le Matrimonio segreto soit cité plusieurs fois dans Le Rouge et le Noir.
8L’auteur consacre ensuite un chapitre aux romans inachevés et aux Mémoires d’un touriste, trop peu souvent étudiées sous l’angle musical. Ce « reportage imaginaire », qui possède pourtant un « indéniable fond de vérité » (p. 163), manifeste surtout la bonne connaissance qu’avait Stendhal du grand opéra, notamment français (Meyerbeer, Halévy ou Auber), et montre un écrivain plus cultivé et plus attentif aux nouveautés qu’on ne le pense parfois. La musique y apparaît surtout comme un vague divertissement, parfois ennuyeux, mais elle « sert à tracer le paysage moral », et « dépeint, mais en creux, par sa rareté, sa médiocrité, la France louisphilipparde » (p. 166). Stendhal y dénonce en effet « cette France du profit et de la vanité, qui recherche les grondements de Weber et l’orchestre beethovénien » (p. 167). En réalité, « on pense trop vite que Stendhal ne connaît pas l’opéra français. En fait, il ne veut pas le connaître » (p. 168), et le chapitre entend mettre à bas le mythe d’un Stendhal qui ne connaîtrait que Mozart, Cimarosa et le premier Rossini. Les Mémoires d’un touriste permettent de mieux comprendre le système du goût musical stendhalien : le genre léger plutôt que sérieux, le style italien plutôt que français, la manière ancienne plutôt que les nouveautés.
9Les parties 4 et 5 se concentrent sur des questions de poétique, et montrent comment les formes musicales et la dramaturgie des opéras ont pu infuser dans les romans stendhaliens. Le récit stendhalien est tout d’abord analysé à travers son horizon théâtral : suivant le fil de du caractère primesautier de la narration stendhalienne, Francis Claudon considère « la porosité de ces récits avec l’écriture théâtrale » (p. 195). Il montre par exemple comment la faculté énumératrice de Stendhal, et son souci du détail, plus vériste que réaliste, se trouve être un trait qui a plus à voir avec la décoration d’opéra qu’avec la peinture. Moins convaincante, peut-être, cette autre analyse qui suggère de voir dans la musique d’opéra un commentaire de l’action, qui aurait une fonction similaire aux intrusions d’auteur chez Stendhal. Quoi qu’il en soit, l’auteur tente ici de montrer, sans esprit de système, mais au gré de rapprochements « dictés par le flair ou l’humeur » (p. 215), que « la rhétorique personnelle de Stendhal rejoint la rhétorique de l’art lyrique » (p. 216).
10Il analyse ensuite l’horizon ludique du roman, et la façon dont celui-ci « joue » ou se joue de l’opéra, à travers des gestes satiriques et parodiques. Le chapitre multiplie les questionnements et tente la gageure de prouver que « Stendhal a essayé d’écrire comme il entendait » (p. 218). Si les rapprochements directs ne sont pas toujours évidents, l’auteur parvient à montrer l’influence diffuse d’ambiances et d’idées des opéras aux romans. Mme de Rênal serait ainsi « l’incarnation même de l’esprit mozartien » (p. 222), et la Grotta di Trofonio de Salieri, qu’il n’avait pas appréciée, se trouve parodiée dans plusieurs œuvres.
11Le chapitre 11 s’interroge, de façon tout aussi ambitieuse, sur ce que Stendhal voyait, et sur la façon dont il voyait ce qu’il voyait, proposant de considérer l’âme « acoustique » de l’auteur (p. 235) comme la base d’une « connexion de l’œil et de l’oreille, de la description et de l’audition » (p. 236). L’idée d’une association intime entre paysage, musique et sentiment s’inscrit dans un phénomène ancien et plus large, qui dépasse la production stendhalienne. Mais l’auteur montre que chez lui tout particulièrement, les descriptions de paysages entraînent des analogies musicales, et inversement que la musique se transmue en paysage. Stendhal perpétue aussi la tradition rhétorique de l’églogue, par cette sélection et cet éloge de certains détails, « pseudo-réalisme qui a agacé Zola » (p. 246), mais qui répond à un autre principe stendhalien : la musique ne doit pas seulement être belle mais elle doit aussi être vraie, et consonner avec le monde.
12Enfin, le livre se clôt sur une analyse monographique plus détaillée de La Chartreuse de Parme et d’« un certain nombre de problèmes que la science historique, l’érudition musicale éclairent mieux » (p. 256). Ainsi, Stendhal utilise le motif de la prison d’une façon qui préfigure le leitmotiv wagnérien puisqu’il « revêt une valeur psychologique [et] traduit le non-dit, le subconscient » (p. 270) tandis qu’il fait retour, dans le roman, dans plusieurs tonalités (comique, pathétique, élargissement à une valeur générale). La « coulisse opératique » (p. 280) de la Chartreuse permet surtout d’éclairer la complexité de l’écriture romanesque, et d’identifier les modèles historiques de certains personnages.
13Le travail d’enquête historique et la connaissance opératique encyclopédique de Francis Claudon viennent éclairer très utilement les discours stendhaliens, étudiés dans le détail, et permettent de mettre au jour leur complexité, mais aussi proposent quelques éléments qui viennent infléchir les idées reçues, comme la thèse d’un classicisme – ou d’un néo-classicisme – musical de Stendhal, sa connaissance du théâtre lyrique et sa familiarité avec l’opéra-comique français. L’ouvrage n’est donc pas un recueil d’études, mais bien une synthèse large et problématisée des différentes questions que recouvre le rapport – divers et complexe – de Stendhal au fait musical, sans éluder les questions délicates, et sans esprit de système.
Pour citer cet article
Référence papier
Marie Gaboriaud, « Francis Claudon, Stendhal et la musique, Grenoble, UGA Éditions, 2019, 355 p. », Revue Stendhal, 2 | 2021, 501-507.
Référence électronique
Marie Gaboriaud, « Francis Claudon, Stendhal et la musique, Grenoble, UGA Éditions, 2019, 355 p. », Revue Stendhal [En ligne], 2 | 2021, mis en ligne le 01 janvier 2024, consulté le 31 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/stendhal/641 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/stendhal.641
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