- 1 La création du sentier de randonnée de Saint-Jacques-de-Compostelle au départ du Puy-en-Velay date (...)
1Les chemins vers Compostelle offrent une opportunité de développement territorial, dont certains territoires ont réussi à se saisir dans des temporalités propres, des objectifs variés et des finalités différentes. En France, plus qu’en Espagne, les sentiers aménagés vers Compostelle ne reflètent pas un niveau d’équipements et de services homogène. Ainsi, sur un itinéraire emblématique, tel que la voie du Puy, structuré à partir des années 1970 1, les villages-étapes qui jalonnent cette route témoignent des dynamiques locales impulsées grâce à ce « chemin ». Mais sur d’autres voies, les synergies et les partenariats ne sont pas aussi développés et restent parfois à construire. C’est le cas de la voie du Piémont pyrénéen qui, malgré ses potentialités, est marquée par des discontinuités dans les modes d’appropriation de cette ressource génératrice de développement territorial.
2Cet article propose d’évaluer les éléments de différenciation territoriale qui peuvent expliquer la captation ou non-captation de l’opportunité que représentent ces chemins, et plus spécifiquement dans le sud-ouest de la France. Une enquête de terrain réalisée sur les cinq grandes voies jacquaires a permis de constituer un matériau de recherche à partir d’une approche qualitative centrée sur quatre catégories d’acteurs qui participent à la vie des chemins et qui observent quotidiennement ces circulations. Ce travail de terrain a permis de révéler des éléments de différenciation au sein d’une grille d’analyse portant sur les dynamiques territoriales observables en espace rural autour des chemins vers Compostelle.
3Ainsi, la première partie de cette contribution s’attache à expliquer le cadre d’observation proposé autour de la revitalisation contemporaine des chemins ruraux vers Compostelle. Elle vise aussi à préciser la focale retenue dans cet article pour étudier les trajectoires différenciées autour des chemins ruraux vers Compostelle. La deuxième partie présente les cinq villages-étapes retenus pour cette analyse à travers des portraits de territoires visant à nourrir une réflexion croisée, proposant des éléments de différentiation territoriale. Car le chemin fait bel et bien l’objet de mobilisations différenciées par les acteurs territoriaux. La troisième partie s’attache à décrypter les dynamiques de développement à l’œuvre dans ces territoires ruraux.
- 2 Il est difficile de fournir des données de fréquentations, et surtout des données comparables. En e (...)
- 3 Le bien « Chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle en France » inscrit sur la liste du patrimoine mo (...)
- 4 Financé par la région Occitanie (AAP Readynov) de 2018 à 2021, le programme GeoCompostelle (respons (...)
4Les sentiers labellisés « chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle » n’ont cessé de se multiplier à travers l’Europe au cours des 30 dernières années (Santos et Lois González, 2011 ; Santos, 2017). Cette augmentation du nombre de chemins ruraux menant vers Compostelle reflète le renouveau de cet itinéraire de pèlerinage, dont la fréquentation 2 croissante donne lieu à de multiples motivations et pratiques. Par ailleurs, le souhait des collectivités et d’acteurs des territoires de favoriser la gestion et la valorisation du bien Unesco « Chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle en France 3 » (Cazes et Rayssac [dir.], 2022), tout comme la nécessité de faciliter la gouvernance du patrimoine, a permis l’émergence du programme GeoCompostelle 4.
5Dans le cadre cette opération de recherche, nous avons eu parmi nos objectifs celui de questionner le rôle du chemin dans le développement des territoires ruraux. Une première approche nous a permis d’élaborer un cadre théorique à partir d’une revue de littérature centrée sur les questions de développement en espace rural (Campagne et Pecqueur, 2014 ; Lacquement et Chevalier, 2018) ainsi que sur les domaines de l’action publique territoriale dans le champ du patrimoine (Di Méo, 1995 ; Gravari-Barbas, 2004 ; Di Méo, 2008) et du tourisme (Stock [dir.], 2013 ; Merlin, 2006). Une deuxième approche centrée sur l’analyse des documents d’experts concernant la croissance des mobilités touristiques, notamment autour des itinéraires de pèlerinage, du développement de la marche comme pratique sportive et de loisir, nous a amenés au constat d’un déficit de connaissances scientifiques françaises (à la différence de l’Espagne) sur la thématique jacquaire. Ce travail préliminaire nous a ensuite permis de préciser notre questionnement sur les singularités territoriales qui participent des dynamiques observables autour des chemins vers Compostelle : d’une part, les contextes territoriaux, sociospatiaux jouant un rôle facilitateur dans le développement de l’activité liée aux chemins (présence de marcheurs, proximité de métropoles…) et d’autre part, les formes d’action publique territoriale diversifiées autour des itinéraires jacquaires ainsi que les projets de territoires dans un contexte de recomposition territoriale (métropole/département/EPCI) et d’évolution des périmètres d’intervention.
- 5 Maires, élus communautaires, élus de conseils départementaux.
- 6 Directeurs d’offices de tourisme, chargés de mission culture/ patrimoine de communautés de communes (...)
- 7 Hébergeurs en gîtes, hôteliers, restaurateurs, commerçants.
- 8 Présidents ou animateurs d’associations jacquaires, patrimoine pour l’essentiel.
6Pour la phase exploratoire de notre recherche constituée d’une enquête auprès des acteurs territoriaux, nous avons privilégié deux contextes territoriaux différents, à savoir : une des voies jacquaires les plus anciennes et la plus fréquentée de France (la voie du Puy avec son passage dans le Nord-Aveyron) et une voie nouvelle, en cours de structuration, et proche d’une métropole (la Via Garona entre Toulouse et Saint-Bertrand-de-Comminges). À partir des premières données collectées, nous avons pu cibler quatre catégories d’acteurs qui interagissent dans la construction des itinéraires et leur valorisation par les territoires (Rayssac [dir.], 2017) : à la fois des élus locaux, des institutionnels du patrimoine et du tourisme, des socioprofessionnels (hébergeurs, restaurateurs, commerçants, artisans) et membres du tissu associatif (notamment associé au patrimoine et aux activités de pleine nature, associations jacquaires). Dans la phase opérationnelle de la recherche, la combinaison d’outils expérimentée dans la phase initiale fut déployée sur plusieurs terrains. Les enquêtes ont été réalisées sur sept périodes (s’étalant sur 34 mois) et dans six départements du Sud-Ouest français (Occitanie : Aude, Aveyron, Gers, Haute-Garonne, Hérault ; Nouvelle-Aquitaine : Pyrénées-Atlantiques) pour un total de 61 acteurs (dont 9 élus locaux 5, 15 institutionnels 6, 18 socioprofessionnels 7 et 8 associatifs 8). Le guide d’entretien comportait quant à lui trois volets portant sur la trajectoire de l’acteur (profil sociodémographique, fonctions et implications dans la vie du territoire, perception du territoire vécu), ses liens avec le phénomène jacquaire (ses modalités de connexion aux chemins, sa connaissance et les retombées du phénomène jacquaire en lien avec son activité ou sa fonction) et enfin ses représentations du phénomène jacquaire concernant le territoire et les cheminants. Dans la pratique, la participation observante in situ à l’occasion de rendez-vous pour des entretiens ou la mise en œuvre de questionnaires dans des emplacements présélectionnés nous a permis une imprégnation des lieux et des pratiques. Elle a également favorisé une observation de l’activité, de la fréquentation et des passages à des moments précis de la journée, des rencontres spontanées avec les acteurs ou des marcheurs, qui n’auraient peut-être pas été sollicités. Elle s’est parfois accompagnée d’une prise de note « à la volée » et a le plus souvent offert l’occasion de mémoriser ces instants par la photographie.
7Notre dispositif d’enquête déployé dans plusieurs communes rurales du Sud-Ouest français traversées par cet itinéraire culturel (Lagarde, Panegos et Rayssac, 2021) a permis de révéler des dynamiques territoriales inhérentes à la présence de ce chemin. Pour rendre compte de cette réalité observable et discuter de ces opportunités de développement territorial, notre recherche a mis en exergue sept thématiques sur lesquelles nous nous sommes attachés à collecter de l’information et des données dans chacun des contextes territoriaux à l’étude. Ainsi, une grille d’analyse fondée sur l’aménagement de l’espace public, l’économie, les services, la démographie, les projets de territoires, la dimension patrimoniale et culturelle a permis d’alimenter notre réflexion. En étudiant la statistique, les documents d’aménagement et en mobilisant les regards des acteurs interviewés, il s’est agi de mieux comprendre la place et le rôle que ce chemin joue aujourd’hui dans les dynamiques de développement de ces territoires ruraux.
8Un premier constat nous amène à affirmer que dans sa construction contemporaine, le chemin de Saint-Jacques est devenu une véritable ressource (Hirczak, Pecqueur et Mollard, 2004) pour de nombreux territoires traversés souvent confrontés à des risques de déprise. Au cœur des projets, il stimule les initiatives locales et constitue un véritable enjeu pour le devenir du territoire. « Le Saint-Jacques fait bouger le territoire… c’est un cercle vertueux pour le village » (maire d’une commune rurale, Aveyron, Occitanie).
9Certaines trajectoires territoriales ont d’ailleurs appuyé très tôt leurs dynamiques de développement sur le chemin. Ce deuxième constat nous invite à révéler ces portraits de territoires qui attestent de temporalités différenciées dans l’activation de cette ressource. « Il y a 30 ans, aucun habitant n’y croyait. Dans ces zones rurales, la sinistrose est très vite installée, alors que l’on a un potentiel énorme. Le modèle économique tient car il y a Saint-Jacques » (maire d’une commune rurale, Pyrénées-Atlantiques, Nouvelle-Aquitaine).
10Nos enquêtes font aussi apparaître des contextes où le chemin ne constitue pas forcément un enjeu de développement. Ce troisième constat illustre les trajectoires territoriales différenciées autour des chemins ruraux vers Compostelle et appelle un examen des motifs qui peuvent expliquer que les acteurs locaux ne se saisissent pas – pleinement – de cette opportunité. « Le chemin peut être une ressource pour les gens qui en ont envie. Il faut savoir saisir cette chance » (commerçante, Miradoux, Gers, Occitanie).
11Pour rendre compte de ces spécificités, il semble opportun de décrire les configurations territoriales de chaque village étape étudié.
- 9 Les cinq grandes voies jacquaires qui structurent l’itinérance vers Compostelle en France : la voie (...)
- 10 Ces villages-étapes issus des topoguides de la FFRP découpent chaque itinéraire en distances de 20 (...)
12Nos enquêtes ont été menées essentiellement dans des lieux de halte le long des cinq grandes voies 9 menant vers Compostelle en France (fig. 1). Ces villages-étapes 10, structurants pour les circulations, sont devenus incontournables pour les pèlerins-cheminants dont ils rythment le quotidien (lieux de départ et d’arrivée des étapes), participent de la convivialité du voyage et favorisent les rencontres (Lagarde et Rayssac, 2021).
Figure 1 – Cinq villages-étapes sur les sentiers aménagés vers Saint-Jacques
13Parmi les 13 communes faisant objet du terrain d’enquête, le choix de ne sélectionner que des villages-étapes pour cet article s’imposait dans la mesure où ceux-ci concentrent de fait des équipements et des services nécessaires à l’itinérance, qui a influé sur leur développement. Nous avons donc retenu cinq villages-étapes sur différents itinéraires, présentant un intérêt particulier soit par leurs caractéristiques propres, tant du point de vue géographique que patrimonial, soit parce que leur mise en regard permet d’identifier des éléments saillants.
14L’un des objectifs initiaux de notre programme de recherche était de questionner l’impact de ces chemins jacquaires sur les territoires ruraux (Perrier-Cornet, 2002 ; Bouba Olga, 2021). Notre sélection a donc pris le parti d’observer des configurations territoriales singulières (relevant de l’attractivité, de l’intercommunalité) ainsi que les dynamiques propres (fondées sur des personnes ressources, des systèmes d’acteurs spécifiques et des partenariats) à chaque territoire. Notre approche est loin d’être comparative du fait de l’hétérogénéité des contextes et des chronologies des voies. Ces villages ont donc été étudiés à travers les données propres à chaque site, c’est-à-dire, les données disponibles ou produites lors de nos enquêtes dans le but de dresser des portraits de territoires qui ont permis d’initier notre réflexion.
15Commune rurale de l’Aveyron présentant des caractéristiques de zones de montagne, le bourg de Saint-Chély-d’Aubrac est situé à 800 m d’altitude sur le versant sud-ouest du plateau de l’Aubrac et se prolonge par le village d’Aubrac à 8 km sur le plateau et situé à 1 300 m d’altitude, présentant un climat montagnard avec des hivers rudes et longs. Petit village (532 habitants, très peu dense, 6,6 hab./km2 ; Insee, 2018) marqué par le vieillissement (près de 50 % de la population a plus de 60 ans) et une variation annuelle négative, il accueille pourtant de la population (solde apparent des entrées/sorties positif sur 2013-2018 : 1,6 %). Cette commune est située dans la partie sud de la communauté de communes Aubrac, Carladez et Viadène (10 147 habitants en 2018, 12 hab./km2, 32 hab./ km2 pour l’Aveyron) regroupant 21 communes localisées les plus au nord du département de l’Aveyron sur un territoire vaste (860 km2).
- 11 Le chemin du Puy (GR®65) est l’itinéraire le plus connu et le plus fréquenté en France avec environ (...)
16Saint-Chély-d’Aubrac constitue un village-étape sur la voie du Puy, considérée comme « l’autoroute » des voies jacquaires en France. Elle est aujourd’hui la mieux équipée en hébergements et services 11. Par ailleurs, la commune dispose de plusieurs éléments architecturaux remarquables dont le pont des Pèlerins (composante du bien UNESCO, fig. 2) et la domerie d’Aubrac. Soulignons que la section de sentier allant de Nasbinals à Saint-Chély-d’Aubrac (17 km) est une composante du bien inscrit sur la liste du patrimoine mondial. Ce village-étape bénéficie également de la présence de plusieurs voies de randonnées traversant l’Aubrac. Enfin, la commune jouit de l’attrait touristique du village d’Aubrac qui dès la fin du xixe siècle a suscité la création d’une structure hôtelière toujours présente sur le site. Ce village d’Aubrac accueille aujourd’hui le siège du parc naturel régional de l’Aubrac et la Maison de l’Aubrac (lieu d’accueil et porteur de la mémoire de ce territoire rural).
Figure 2 – Vue du pont dit « des Pèlerins » sur la Boralde, composante du bien UNESCO
Source : Rayssac, 2019
17Commune rurale du nord de l’Aveyron, Saint-Côme-d’Olt compte 1 375 habitants (commune peu dense avec 45,5 hab./km2 ; Insee, 2018). Le bourg à 365 m d’altitude est situé dans la vallée du Lot. La commune est marquée par des zones de type montagneux intégrant des pentes du plateau de l’Aubrac à une altitude de 840 m. Membre de la communauté de communes Comtal, Lot et Truyère (19 355 habitants, 30 hab./km2, 644 km2, 21 communes, siège à Espalion), Saint-Côme-d’Olt se situe dans l’aire d’attraction d’Espalion (5 865 hab., à 4 km) et à 16 km de Saint-Chély-d’Aubrac.
18Le village conserve un noyau médiéval de forme quasi circulaire selon les tracés d’un ancien rempart dont subsistent des portes fortifiées. Il regroupe également des maisons bourgeoises de caractère et des édifices patrimoniaux civils et religieux inscrits au titre des monuments historiques. Saint-Côme-d’Olt adhère à l’association Plus beaux villages de France. La commune est traversée par la voie du Puy du chemin vers Compostelle. La section de sentier de Saint-Côme-d’Olt à Estaing (17 km) constitue une composante du bien inscrit sur la liste du patrimoine mondial. Cette étape s’ouvre sur la vallée du Lot après la rude traversée du plateau de l’Aubrac, en direction de Conques qui constitue un site majeur sur cette voie très fréquentée. La proximité de pôles d’intérêts dans la vallée du Lot, l’attrait touristique du bourg mais surtout le passage du chemin de Saint-Jacques assurent à la commune depuis de nombreuses années une dynamique d’entraînement favorable au maintien des commerces et des services, à la présence d’établissements de restauration et au développement d’un hébergement varié (hôtellerie, gîtes et un camping). « Le “Saint-Jacques”… facilite le développement des services et facilite l’installation, l’arrivée de population. Le Nord-Aveyron se dépeuple. La pyramide des âges se rétrécit, c’est catastrophique pour l’avenir de l’Aubrac. C’est lié à des problèmes d’agriculture… sur les petites communes. […] Ici, il y a le Saint-Jacques, c’est une sorte de cercle vertueux » (élu rural, Aveyron, Occitanie).
Figure 3 – Des clous au sol pour baliser le chemin et indiquer la composante du bien UNESCO
Source : Rayssac, 2019
19Situé sur un promontoire rocheux à 360 m d’altitude, sur les premiers contreforts des Pyrénées et face à la Montagne Noire, Fanjeaux marque la limite de trois régions : le Lauragais, la Piège et le Razès. Commune rurale du département de l’Aude (835 habitants, 32,8 hab./km2 ; Insee, 2018), hors attraction d’un pôle (Insee, 2021 ; 28 km à l’ouest de Carcassonne, 80 km au sud-est de Toulouse), Fanjeaux fait partie de la communauté de communes de Piège-Lauragais-Malepère (38 communes, 16 000 habitants, commune siège : Bram, située à 10 km, 3 200 habitants). Le village valorise son passé historique, ce qui lui permet de se qualifier de « cité médiévale » en étant identifié comme site-pôle du Pays cathare depuis la fin des années 1980. En réseau avec les autres sites phares de la politique départementale de l’Aude-Pays cathare, Fanjeaux a développé une politique active tournée vers le tourisme. En témoigne le siège de l’office de tourisme intercommunal présent sur la commune. Par ailleurs, Fanjeaux et sa petite région sont considérés comme le « berceau de l’ordre dominicain » car saint Dominique y fonda le monastère de Prouilhe. Autre marque de l’intérêt pour son passé, « les colloques de Fanjeaux » créés en 1965 se déroulent chaque année en juillet sous l’égide de l’association Centre d’études historiques de Fanjeaux.
- 12 Sur le Piémont pyrénéen, à Saint-Bertrand-de-Comminges, également point d’arrivée de la Via Garona, (...)
20À ce patrimoine historique s’ajoute une offre de sentiers de randonnées dans un paysage de collines entre mer et montagne (fig. 4) dont le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle. En effet, la voie du Piémont pyrénéen qui relie Montpellier à Saint-Jean-Pied-de-Port fut la dernière grande voie française à être balisée et homologuée par la FFRD (la section de sentier entre Montpellier et Carcassonne est actuellement en cours d’homologation). Considérée parfois comme un itinéraire secondaire de la voie d’Arles, elle est donc moins empruntée par les pèlerins-cheminants car moins connue 12. Toutefois, sa faible fréquentation lui permet d’attirer un type de marcheurs qui cherchent plutôt la tranquillité, le contact avec la nature et qui s’adonnent aux randonnées sportives.
Figure 4 – Représentation du passage du chemin en terre d’Aude
Source : les Amis des chemins de Saint-Jacques en terre d’Aude, 2020
21Le tissu associatif local a joué un rôle prépondérant dans l’ouverture de la portion manquante du chemin du Piémont pyrénéen. À titre d’exemple, retenons le travail effectué par l’association Les amis des chemins de Saint-Jacques en terre d’Aude basée à Fanjeaux qui a permis de donner l’impulsion matérielle de départ pour structurer les sentiers aménagés (aide au balisage, développement de l’hébergement). Ce collectif joue également un rôle essentiel dans l’animation du chemin (sorties, conférences) tout en assurant la production de connaissances par des recherches historiques. « Il ne faut pas que le chemin de Saint-Jacques soit simplement un chemin sans mémoire » (associatif, Aude, Occitanie).
22Commune rurale à caractère patrimonial très faiblement peuplée (249 habitants, densité 6,4 hab./km2 ; Insee, 2018), Saint-Guilhem-le-Désert présente un solde naturel de population négatif (2013-2018) qui n’est pas compensé par une arrivée de population (solde apparent entrées/sorties négatif) contrairement aux autres communes étudiées. À cela s’ajoute un taux de résidences secondaires élevé (39,5 % en 2018), confirmant la caractéristique d’un village dont la population ne se renouvelle pas. Située dans le département de l’Hérault, la commune fait partie de l’aire d’attraction de Montpellier (Insee, 2021) distant de 43 km environ (commune de la couronne éloignée). Saint-Guilhem-le-Désert fait partie de la communauté de communes Vallée de l’Hérault (regroupant les 28 communes du canton de Gignac, sa population totale s’élève aujourd’hui à plus de 39 000 habitants) qui connaît une forte expansion économique et démographique. Le territoire communal vaste présente une topographie de type « montagneux » traversée par les gorges de l’Hérault.
- 13 La voie d’Arles fait partie des voies qui montrent une augmentation de fréquentation en 2019. L’off (...)
23Classé Grand Site de France, ce village possède un patrimoine bien conservé marqué par ses ruelles, renforcé par la présence de l’abbaye de Gellone (fig. 5), composante du bien UNESCO inscrit sur la liste du patrimoine mondial. Plus beaux villages de France, Saint-Guilhem-le-Désert constitue avec la proximité de l’abbaye d’Aniane et du pont du Diable une offre touristique patrimoniale riche. La situation encaissée du village dans la moyenne vallée de l’Hérault renforce son attractivité touristique liée notamment aux activités de randonnée et de pleine nature. Sa proximité avec la côte méditerranéenne lui permet également de bénéficier de flux touristiques importants en saison estivale. Premier site touristique de l’Hérault, le village accueille près de 600 000 visiteurs par an, répartis sur toute l’année. Face à cette forte affluence, le village, que certains regrettent de voir se « muséifier », a entrepris de réguler les flux et les circulations avec la construction d’un parking commun aux sites de la vallée et un réseau de navettes qui ont permis de stabiliser à 3 500 le nombre de visiteurs par jour. Dans ce contexte, alors que Saint-Guilhem-le-Désert constitue une étape prisée sur la voie d’Arles, le chemin de Compostelle n’apparaît pas forcément pour les acteurs locaux comme une thématique structurante 13. « Ici, le chemin n’est pas une problématique majeure, il y a peu de retombées » (directeur d’office de tourisme, Hérault, Occitanie).
Figure 5 – Vue de l’abbaye Saint-Sauveur de Gellone, composante du bien UNESCO
Source : Rayssac, 2019
24Commune rurale des Pyrénées-Atlantiques située à 100 km de Pau et à 70 km de Biarritz, Ostabat-Asme fait partie de la communauté d’agglomération du Pays basque (créée le 1er janvier 2017 par la fusion des 10 intercommunalités du territoire devenues des pôles territoriaux, 312 218 habitants, soit le deuxième bassin de population de la Nouvelle-Aquitaine avec 158 communes). Malgré des caractéristiques de commune très peu dense (194 habitants, 12,7 hab./ km2 ; Insee, 2018), elle bénéficie des principaux commerces et services de proximité de Saint-Palais, distante de 15 km (1 840 habitants), faisant partie de son aire d’attraction regroupant 25 communes. Par ailleurs, Ostabat-Asme, à mi-chemin entre Saint-Palais, au nord, et Saint-Jean-Pied-de-Port, au sud, constitue une des étapes incontournables pour les marcheurs vers Compostelle, notamment par sa position stratégique, proche du point de convergence des voies du Puy, de Tours et de Vézelay, situé symboliquement à la stèle de Gibraltar (fig. 6). La section de sentier entre Aroue et Ostabat (22 km) constitue également une composante du bien UNESCO. Enfin, la chapelle Saint-Nicolas d’Harambeltz du xiie siècle constitue une halte jacquaire historique.
Figure 6 – Vue de la stèle de Gibraltar à Ostabat-Asme marquant la réunion symbolique de trois principales voies jacquaires
Source : Rayssac, 2019
25Dans cette commune rurale du Sud-Ouest français, où l’agriculture demeure prédominante et les services constituent un enjeu, le passage du chemin a permis le maintien des commerces de bouche et le développement d’hébergements sur la commune. « Les chemins de Saint-Jacques ont structuré considérablement la commune et permettent de conserver une dynamique » (élu local, Pyrénées-Atlantiques, Nouvelle-Aquitaine). Mais surtout, le passage du chemin appuie une partie de la dynamique de développement de la commune en termes de ressources et de synergies.
26Dans les cinq villages-étapes que nous avons choisi d’étudier, le chemin participe de façon différenciée aux dynamiques de développement des territoires ruraux. Trois entrées structurantes nous permettent de nourrir l’analyse : 1. les configurations géographiques ; 2. le système d’acteurs ; 3. les périmètres de projets.
- 14 Pour rappel, la voie du Puy comptabilise en moyenne 20 000 marcheurs par an (valeur confirmée par l (...)
27Les caractéristiques propres à chaque voie du chemin de Saint-Jacques influent indubitablement sur les territoires ruraux traversés. En fonction de l’ancienneté de la voie, les villages-étapes ont pu très tôt se saisir de cette opportunité pour capter des visiteurs et capitaliser sur ces circulations. À Saint-Chély-d’Aubrac, la volonté politique de miser sur le chemin et de réaliser les aménagements nécessaires remonte aux années 1980. L’impulsion locale y fut donnée très tôt pour répondre aux besoins et structurer progressivement la voie du Puy. « En 1982, les premiers marcheurs à Saint-Chély représentaient environ 20 marcheurs de Saint-Jacques par jour 14. À la pharmacie, ils les voyaient passer. Saint-Chély a été une des premières communes à construire un gite communal » (élue rurale, Saint-Chély-d’Aubrac, Aveyron). Sur d’autres itinéraires, comme que la voie du Piémont pyrénéen, les aménagements sont plus récents, parfois discontinus et nécessitent d’être consolidés pour atteindre un niveau de structuration plus abouti. En témoignent à Fanjeaux des aménagements (entretien, balisage, accessibilité) plus récents portés par des collectifs associatifs qui se mobilisent avec le soutien de la commune pour mener des actions visant à structurer cette voie et à faire reconnaître la plus-value de ce chemin. Ces initiatives semblent tout aussi tardives sur la voie d’Arles, même pour un haut lieu du tourisme tel que Saint-Guilhem-le-Désert. « Le public est identifié, mais cela reste marginal. Il y a peu de gîtes et le chemin d’Arles est moins fréquenté par rapport à la voie du Puy. Elle a été identifiée tardivement. Nous avons quelques trains de retard » (institutionnel du tourisme, Saint-Guilhem-le-Désert, Hérault). Le village-étape peut aussi tirer profit de son positionnement stratégique sur l’itinéraire. Ainsi, Saint-Chély-d’Aubrac et Fanjeaux, respectivement positionnés en début de voie aménagée et fréquentée, sont des lieux « repères » mis en lumière, dans lesquels les marcheurs s’attendent à retrouver une qualité de services et d’équipements. À l’extrémité du parcours français, au croisement de trois grandes voies, Ostabat-Asme est de fait un village-étape incontournable. « Un chemin de randonnée qui passe chez vous, c’est toujours un plus. Un chemin de Saint-Jacques, c’est un gros plus. Et si vous êtes une fin d’étape en plus, alors là… ! » (élu rural, Ostabat-Asme). Sa position sur le réseau d’itinéraires en fait un point cardinal, d’autant que ce village se situe à proximité de Saint-Jean-Pied-de-Port qui constitue la halte jacquaire tant attendue avant de franchir les Pyrénées pour rejoindre le réseau jacquaire espagnol. Ces configurations géographiques favorables peuvent expliquer en partie la mobilisation qui s’est faite autour du chemin dans cette commune.
28Dans un autre contexte, Saint-Côme-d’Olt jouit également d’une position avantageuse. Le village est situé sur le parcours de Compostelle vers un site patrimonial incontournable, considéré comme une étape dite majeure : Conques. Son positionnement dans la vallée du Lot, à proximité d’un site naturel recherché et de villages remarquables (à l’image d’Estaing), rend la commune attractive car elle bénéficie des fréquentations touristiques des communes voisines. Le chemin s’inscrit donc dans un ensemble patrimonial attractif où l’esprit de ce chemin si singulier s’incarne aussi dans des lieux culturels.
29Certains territoires se sont d’ailleurs forgés une reconnaissance internationale grâce au passage du chemin, sans pour autant préserver cet esprit si recherché par les marcheurs des temps modernes :
Ici, c’est surtout le tourisme de masse et les pèlerins, c’est un peu une image. Ce que les pèlerins trouvent ici, à Saint-Guilhem, les surprend alors qu’ils recherchent nature et philosophie […]. Ici, le chemin de Saint-Jacques se dilue dans le paysage. On peut venir à Saint-Guilhem-le-Désert sans réaliser qu’on est sur une étape du chemin de Saint-Jacques.
(Institutionnel du tourisme, Saint-Guilhem-le-Désert, Hérault)
30Ancré dans un paysage de collines porteur pour la randonnée, Fanjeaux enregistre des retombées économiques liées au passage des marcheurs, même si la fréquentation de la voie du Piémont pyrénéen est moindre en rapport aux autres voies. Par ailleurs, l’attractivité touristique du territoire est très liée à l’histoire cathare et à la proximité de la cité de Carcassonne. Fanjeaux joue donc sur la synergie de ces « histoires mêlées » pour développer le chemin.
Au niveau de l’intercommunalité, c’est Fanjeaux qui est le phare à cause de l’histoire des Cathares, de saint Dominique et de la qualité patrimoniale du village […]. Là, les touristes viennent, disons à 90 % pour l’histoire cathare et saint Dominique ; et le côté Saint-Jacques va représenter 5 %. Mais je suis persuadé que cela va prendre de l’importance car il y a de plus en plus de gens qui marchent. C’est le chemin le plus récent et le plus calme, et un des chemins les plus pittoresques, car c’est un chemin de campagne, le chemin des écoliers avec les Pyrénées à gauche, des petits villages traversés et aucune grosse agglomération […]. Il faut utiliser l’histoire, l’histoire de la cité, des croisades, du catharisme, ailleurs d’autres petites histoires pour développer un peu. Il faut apporter quelque chose de particulier sur le trajet. […] Un chemin, il faut qu’il soit animé par une expression historique, par un monument.
(Ancien élu rural, Fanjeaux, Aude)
31Cette complémentarité des attraits du village-étape se retrouve également dans les combinaisons possibles liées aux boucles de randonnées favorisant le retour des visiteurs.
Et la chance que l’on a, c’est qu’ici, il passe trois chemins et c’est pour cela que l’on a beaucoup de monde, et cette année on a eu beaucoup de monde. On a le chemin de Saint-Jacques, la tour d’Aubrac et le chemin de Saint-Guilhem. L’été, il y a tellement de monde que cela en fait fuir certains… Et alors, ce qui est intéressant, c’est que les gens qui viennent pour Saint-Jacques, ils reviennent après pour faire le tour de l’Aubrac et ils reviennent pour faire des boucles.
(Élue rurale, Saint-Chély-d’Aubrac, Aveyron)
- 15 Projet porté par la communauté d’agglomération du Pays basque, d’un centre de valorisation du patri (...)
32Être sur le chemin constitue une véritable opportunité mais c’est bien la capacité qu’ont eu les acteurs locaux à s’emparer de cette question et à agir qui permet de mieux comprendre ces trajectoires territoriales différenciées autour des chemins ruraux vers Compostelle. « Intéressé aux chemins de Saint-Jacques à partir de la mairie […], j’ai vu la valeur ajoutée. On voit bien que le chemin de Saint-Jacques façonne la commune » (élu rural, Saint-Côme-d’Olt, Aveyron). Pour certains élus ruraux, le chemin s’imposa comme une évidence en tant que levier à activer pour stimuler le développement territorial. À Ostabat-Asme, le maire a reconnu dans le chemin une opportunité de développement local : financement de projets portés par la commune (réaménagement du centre bourg), maintien des commerces (deux restaurants, une épicerie) et développement de l’hébergement (80 lits en gîtes). Cette impulsion a même permis de penser un projet porté au niveau de l’intercommunalité, intégrant agriculture, culture et tourisme 15.
33Certains maires ruraux ont été visionnaires de longue date et ont eu la capacité à construire des articulations avec des échelles complémentaires de partenariats.
Déjà dans les années 1980, Raymond Cayrel [ancien maire de Saint-Chély, 1959-1995], grand ami de Simone Anglade, avait senti le phénomène. Déjà, il était vice-président du conseil départemental de l’Aveyron mais il était en avance car on était une toute petite commune, chef-lieu de canton. Il a été précurseur, pour beaucoup de choses d’ailleurs.
(Élue rurale, Saint-Chély-d’Aubrac, Aveyron)
34Ces relais départementaux construits par des élus ruraux sont d’ailleurs à l’origine des politiques de coordination et de coopération proposées par certains départements autour des chemins de Saint-Jacques. C’est le cas notamment en Aveyron où le conseil départemental joue ce rôle de chef de file pour les chemins de Saint-Jacques, misant sur l’interterritorialité. Ailleurs, cette impulsion des élus ruraux donne naissance à des collectifs impliqués dans l’aménagement et l’animation des sentiers.
Nous avons créé l’association du chemin qui passe sur le GR. L’association les Amis des chemins de Saint-Jacques en terre d’Aude a 15 ans. Moi, j’ai toujours eu la fibre du tourisme, toute ma vie, d’abord il y avait ma formation commerciale et puis mon amour pour le patrimoine bâti, la ruralité, les paysages. Le département commençait à créer le Pays cathare, une aide du département qui n’a jamais faibli. On a créé l’association qui s’est donnée pour mission d’aider au balisage puis s’est donnée comme mission de développer l’hébergement, mais surtout l’animation du chemin.
(Ancien élu rural, Fanjeaux, Aude)
35L’exemple de Fanjeaux montre comment s’est opéré le développement d’une portion de chemin du Piémont pyrénéen suite à l’impulsion donnée par un ancien élu rural qui a favorisé l’action collective dans le cadre associatif. Il rappelle l’importance de personnes ressources, présentes sur toutes les voies, porteuses de motivations pour le développement des territoires, souvent animées par le patrimoine, l’histoire et/ou ici en particulier pour les chemins de Saint-Jacques. Marquées par un goût pour l’engagement associatif, politique, militant et un certain dynamisme favorable au projet, ces personnes-ressources ont aussi un sens de la mise en réseau nécessaire à sa réalisation. « Il y a 30 ans, il y avait un centre culturel à Ostabat qui disait que le chemin c’était du potentiel. Les gens ont commencé à faire de l’hébergement et le passage des marcheurs questionnait » (élu rural, Ostabat-Asme, Pyrénées-Atlantiques). Ces impulsions locales se sont parfois appuyées sur des initiatives révélant les potentialités du chemin. Ce fut le cas à Ostabat-Asme avec cette structure patrimoniale (centre d’interprétation) qui délivra un message positif d’ouverture, favorisant le changement de regard sur le village et son devenir. Parfois, la nécessité d’une amorce permet de raviver les énergies, d’entreprendre et constitue un cercle vertueux pour le territoire rural. « Le Saint-Jacques […], c’est encore un cercle vertueux, avec un paysage protégé. C’est mieux pour les agriculteurs, un paysage protégé, cela attire du monde et à partir de là, derrière, tout suit, il y a de la population et des services » (élu rural, Saint-Côme-d’Olt, Aveyron). Ailleurs, cette logique semble parfois s’inverser. À Saint-Guilhem-le-Désert, les pèlerins-cheminants peinent à trouver leur place dans un haut lieu qui doit gérer des problématiques de capacité de charge touristique, et ce qu’ils trouvent à Saint-Guilhem visiblement les surprend. Rappelons que la voie d’Arles est l’un des itinéraires les moins fréquentés et qui fut identifié plus tardivement. D’ailleurs, l’hébergement proposé par les sœurs qui accueillent des touristes de passage est une forme d’enclave de quiétude dans le village, proche des ruelles fréquentées. L’esprit du chemin est donc porté par ces multiples acteurs qui accueillent et écoutent les marcheurs. Certains acteurs privés sont incontournables et constituent la mémoire de ces lieux. Leurs connaissances très fines de ces circulations leur donnent les clés pour comprendre les attentes actuelles des marcheurs et capter les flux.
Randonner sur les chemins est un phénomène récent. Il y a 60 ans, c’était très rare. Sur les chemins, on ne voyait que des SDF et des religieux très fervents voire extrémistes, sac à dos, l’esprit « pèlerins ». Puis sont venus des randonneurs en sacs à dos. Puis le transport de bagages et de personnes a amené de nouveaux randonneurs : des milliers de gens sur le chemin, soit par tronçons pour une semaine, et surtout sur le tronçon depuis Conques […]. Cela fait vivre l’économie de la région, des bâtiments ont rouvert depuis 15 ans, deux par village et par année.
(Professionnelle hôtellerie-restauration, Saint-Chély-d’Aubrac, Aveyron)
36Ainsi, le plus ancien hôtel d’Aubrac a été créé en 1870, à une période où la tuberculose a favorisé le tourisme de cure, notamment de « grand air » sur ce plateau à 1 300 m d’altitude. Cet hôtel tenu depuis cinq générations a su s’adapter aux évolutions du tourisme et des fréquentations pour intégrer aujourd’hui la clientèle jacquaire et travailler avec les tour-operators internationaux qui ramènent des randonneurs. Saint-Chély-d’Aubrac possède également un écogîte tenu par un couple de privés qui répond à de nouvelles attentes et privilégie la rencontre des marcheurs autour d’un format de table d’hôte. Ces initiatives plus isolées portées par des acteurs privés ou le tissu associatif local sont essentielles pour faire évoluer certaines mentalités.
Il faut développer au niveau des gens de ce pays le sens de l’accueil, et ce n’est pas donné à tout le monde […]. Il faut montrer aux gens que quelqu’un, ça se reçoit. On ne peut pas laisser le monopole de l’accueil aux hébergeurs. On peut faire des conférences sur ce point […]. La retombée no 1 sur laquelle je voudrais insister, c’est l’ouverture que les chemins de Saint-Jacques peuvent donner à nos populations […]. Nos villages s’ouvrent petit à petit… c’est variable, il y en a qui accueillent avec plaisir et il y en a d’autres qui s’en vont, mais nos villages s’ouvrent petit à petit, ils s’ouvrent ! C’est une conséquence psychologique et culturelle qui est importante.
(Ancien élu rural, Fanjeaux, Aude)
37Le regard des visités sur cette réactivation des chemins ruraux vers Compostelle doit être pris en compte car les réticences sont parfois nourries de clichés ou d’incompréhensions. « Pour certains habitants, c’est un problème […]. Pour eux, c’est posé à côté, ils sont comme des singes dans un zoo, on est regardé, j’exagère, mais c’est parfois ce que ressentent certains » (élu rural, Aveyron). Pour dépasser les perceptions négatives et recevoir l’assentiment de la population pour mieux agir, il est parfois nécessaire d’expliquer et de faire de la pédagogie autour du chemin et de son rôle. Que peut apporter le chemin à la commune ? Y répondre par des exemples concrets lève bien souvent les freins à l’initiative et les appréhensions face à l’engagement dans des projets.
En zone rurale, la sinistrose est vite installée alors qu’on a un potentiel de folie […]. Des projets comme à Ostabat, le Jacquaire, ça permet de basculer sur le positif en se disant qu’il y a du potentiel. Quand il y a 12 000 pèlerins qui passent chez vous, on se dit « ça ne doit pas être si nul que ça chez moi ». Parce qu’il y a le Saint-Jacques, vous allez faire rapidement passer l’idée que vous devez faire du qualitatif et si on n’était pas sur le chemin de Saint-Jacques, si ce n’était que pour les habitants, je n’aurais pas forcément cette approbation pour faire du qualitatif. C’est une chance, ce type de patrimoine, car puisque vous êtes regardé, puisque vous partagez votre territoire, cela vous oblige à du qualitatif.
(Élu rural, Ostabat-Asme, Pyrénées-Atlantiques).
38Cette mobilisation différenciée du chemin dans les dynamiques de développement territorial s’explique également à travers l’agilité dont font preuve les acteurs locaux pour obtenir l’appui de certaines collectivités territoriales.
Le projet immédiat, pour l’année qui vient, c’est sur un chemin de l’autre côté du Lot : enlever du goudron car c’est la demande forte de l’Unesco même si c’est sur un petit kilomètre. C’est le résultat de discussions avec l’Agence des chemins de Compostelle surtout et le département qui est le gestionnaire du bien. Le département et le parc, mais ici, c’est surtout le département qui a conscience de la valeur du bien. La logique, pour moi, c’est le département car en terme de moyens, c’est le département qui a le plus de possibilités.
(Élu rural, Saint-Côme-d’Olt, Aveyron)
39Dans certains villages-étapes, certains acteurs ont pris l’habitude de combiner les échelles d’intervention pour soutenir les initiatives locales. Parfois l’efficience de l’action territoriale autour du chemin n’est plus à démontrer et le système territorial à la française est capable de répondre dans un format de multipartenariat. Encore faut-il avoir à l’échelle locale la capacité de mettre en synergie les possibles.
L’aide de la commune et de l’EPCI a été immédiate car nous sommes plusieurs ici à avoir un pied dans une mairie ou dans une communauté de communes et un pied dans le chemin. Tous les élus n’en ont pas conscience mais […] des gens sont là pour aider. On n’est jamais en peine pour avoir de l’aide, pour avoir une subvention. […] L’existence du chemin à partir de Carcassonne devrait être promue par le département, c’est à cette échelle qu’il faut voir les choses, pas sur les portions de chemins entre Fanjeaux et Montréal. Quand je dis le département, c’est aussi la région. L’Agence des chemins de Compostelle joue ce rôle au niveau de la région, peut-être qu’au plan départemental, il faut faire autre chose, je crois que c’est le niveau. Les collectivités et les institutions sont prêtes à jouer la carte du chemin, elles ne demandent pas mieux.
(Membre d’une association, Fanjeaux, Aude)
40L’échelle « locale » (commune et/ou intercommunalité) quant à elle demeure toujours un maillon essentiel pour déterminer les besoins et articuler des initiatives autour du chemin. Dans le domaine des services, les enjeux sont nombreux pour des communes à faible densité de population, et en premier lieu pour leur maintien. Le cas de Saint-Côme-d’Olt est en la matière un exemple éclairant.
Le distributeur de billet, je me bats pour le maintenir. Les communes doivent payer et on paye en fonction du nombre d’opérations. Il n’y aurait pas les opérations des marcheurs, on paierait encore plus cher. Là on paie environ 3 000 €, sans les marcheurs on paierait le double. C’est le Crédit agricole et il faut faire 12 000 opérations par an, on n’en fait que 8 000, donc il faut payer. Sinon, il tombe en panne.
(Élu rural, Saint-Côme-d’Olt, Aveyron).
41La gestion communale des services s’adapte également au rythme des saisons. L’écart de fréquentation entre la haute et la basse saison n’est pas réellement un problème en soi pour ces villages-étapes. Ils ont appris à vivre avec ces réalités qui in fine leur permettent de conserver des commerces et des services nécessaires à l’ensemble des habitants.
À Aubrac, 80 000 à 100 000 personnes qui passent dans un village qui a 7 habitants l’hiver, cela coûte beaucoup à la commune. Mais ça fait de la vie. Mais l’été, c’est 12 ou 13 affaires commerciales qui ferment l’hiver… Mais c’est vrai que pour Saint-Chély, cela nous permet d’avoir des commerces, des services. C’est essentiel.
(Élue rurale, Saint-Chély-d’Aubrac, Aveyron)
42Par sa présence et les potentialités qu’il représente, le chemin constitue un levier pour répondre aux problématiques locales. Pour certains villages-étapes, plus qu’un levier, le chemin est devenu structurant pour la commune. « Les chemins de Saint-Jacques ont structuré considérablement la commune et permettent de conserver une dynamique » (élu rural, Ostabat-Asme, Pyrénées-Atlantiques). L’intercommunalité de projets constitue également l’échelle d’intervention qui s’est renforcée ces dernières années autour du chemin. Outre l’entretien des sentiers aménagés, les EPCI possèdent depuis 2017 (loi NOTRe) la compétence tourisme avec la promotion du tourisme et la création d’offices de tourisme. Ces évolutions engendrent de facto des enjeux forts en matière de gouvernance territoriale du tourisme et il n’est pas rare de voir des maires issus des villages-étapes briguer ou occuper des sièges stratégiques dans les vice-présidences tourisme des EPCI. « En interne, c’est très compliqué avec les échelles de territoires qui se recomposent. Cela rejoint le Saint-Jacques : un certain nombre d’élus considérait que l’office du tourisme était au service de leur commune, or le client, ce n’est pas les élus des communes, c’est le touriste » (vice-président intercommunalité, Aveyron). Comment se faire entendre dans des intercommunalités élargies où toutes les communes ne sont pas traversées par le chemin ? Certains élus ruraux veulent peser sur les orientations de l’intercommunalité de projets. L’exemple le plus marquant est certainement celui d’Ostabat-Asme où le maire partage avec celui de Biarritz la vice-présidence tourisme de la communauté d’agglomération du Pays basque. Autre exemple d’initiative volontariste, Fanjeaux accueille le siège de l’office de tourisme intercommunal. En revanche, à Saint-Guilhem-le-Désert, l’office de tourisme intercommunal a, semble-t-il, rencontré des difficultés pour agir sur le site ces dernières années. Le contexte local passé a posé des freins à certains projets. Très concrètement, il n’y a pas eu de projet ou d’investissement prévu sur la portion de chemin traversant le territoire même si 3 km de goudron dans la commune posent problème aux marcheurs. Il n’y a visiblement pas d’étude ou peu de données sur les marcheurs. Pour certains acteurs locaux, ce potentiel concernant les marcheurs de Saint-Jacques n’est pas assez travaillé sur ce territoire. On peut remarquer aussi que les métropoles (Montpellier, mais cela vaut pour Toulouse), les zones très urbanisées créeraient comme une « discontinuité » sur le chemin. De telle sorte que l’intérêt des chemins (pour les pèlerins-cheminants) s’exprime d’abord en territoire rural parce que le goudron est un frein, parce que l’accueil ne semble pas identique dans les métropoles et parce que les marcheurs de Saint-Jacques recherchent avant tout des espaces naturels et d’intérêt paysager. Enfin, l’échelle intercommunale peut s’avérer obsolète lorsqu’il s’agit de créer de nouvelles solidarités entre communes ayant les mêmes intérêts autour du chemin. Cela pose notamment la question du décalage entre les territoires administratifs et les territoires de projets pour la prise en compte de certaines initiatives.
43Enfin, nos observations nous ont amenés à relever un type de relations public/privé qui constitue une véritable marque de fabrique de certains villages-étapes. Les communes ont souvent des budgets limités mais elles possèdent des locaux disponibles et des prérogatives. Les acteurs privés quant à eux peuvent avoir des projets sans pour autant disposer des moyens financiers pour les faire aboutir. Il se crée alors des sortes de partenariats plus ou moins informels sous forme de coopérations, d’actions conjointes pouvant aller jusqu’à la mise en gestion d’équipements municipaux. À titre d’exemple, Saint-Chély-d’Aubrac a mis en gestion le camping municipal et le gîte communal. « Sur une commune de 550 habitants, nous avons 1 009 lits en résidents secondaires et 475 lits marchands pour 550 habitants, cela vous donne une idée… si on n’avait pas ça ! » (élue rurale, Saint-Chély-d’Aubrac, Aveyron).
44Cette contribution se situe dans un contexte de revitalisation de l’itinérance jacquaire. Dans le cadre de cette recherche, nous avons exploré les trajectoires différenciées de territoires ruraux du Sud-Ouest français traversés par le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle. Les cinq villages étapes retenus dans cette analyse ont fait ressortir des éléments de différenciations. Pour quatre de ces villages-étapes, le chemin participe nettement aux dynamiques de développement de ces territoires ruraux. L’approche que nous avons mobilisée permet de comprendre les temporalités favorables dans lesquelles des mobilisations ont pu s’opérer pour faire du chemin une véritable ressource porteuse de développement. En s’appuyant sur les discours croisés des acteurs, cet article a tenté de rendre de compte des spécificités de chacun des contextes étudiés tout en révélant des conditions nécessaires pour asseoir les ressorts de la mobilisation, notamment la présence d’acteurs-ressources capables de s’emparer de ce levier pour fonder une action collective génératrice de projets.
45L’opportunité que constitue le passage de ce chemin dans les territoires ruraux traversés n’est pas toujours saisie à sa mesure. Dans certains contextes territoriaux, nous avons même pu observer des freins à l’initiative. Les échelles administratives peuvent constituer des périmètres favorables au déploiement des projets. Cependant, des synergies interterritoriales peuvent s’avérer parfois plus favorables pour dépasser certaines limites, faire naître des projets ou faciliter la gestion autour du chemin. Certaines institutions peuvent également jouer un rôle fédérateur en sensibilisant et en témoignant autour de réalisations. L’enjeu est ici de partager les expériences signifiantes. L’exemple de l’Agence des chemins de Compostelle témoigne à lui seul des impulsions qui ont été données ces dernières années en matière d’animation des chemins et de mise en réseaux des acteurs et des territoires traversés par ces itinéraires.
46Par ailleurs, l’inscription du bien des « Chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle en France » en 1998 sur la liste du patrimoine mondial a généré une visibilisation de cet objet patrimonial complexe structuré en 78 composantes, qui pour certaines ont su capitaliser sur cette reconnaissance. Aujourd’hui, la mise en œuvre du plan de gestion a posteriori constitue une opportunité de mise en réseau pour les territoires concernés. Pour répondre à cette nouvelle injonction de l’Unesco, l’élaboration des plans de gestion locaux peut être saisie comme un outil de coopération favorisant le transfert d’information et, pourquoi pas, une nouvelle opportunité de projets ?