- 1 Avec une capacité devenue rare pour des pouvoirs publics : celle de concrétiser une réponse politiq (...)
1Les parcs naturels régionaux ont 50 ans. Leurs créations se sont échelonnées dans le temps mais ils maillent dorénavant le territoire national d’une présence qui ne se dément pas : 20 parcs existaient en 1979, 32 vingt ans plus tard, 58 aujourd’hui dont 2 ultramarins sur plus de 15 % du territoire français. Ils ont su traverser les mutations sociales, politiques, économiques, démographiques, culturelles de notre pays. Pourtant, ils sont nés dans une France centralisée, innervée par le « progrès » et une pensée scientoplaniste ne laissant que peu de place à l’objet local. Mais en conjuguant un projet qui rassemble habitants et leurs représentants, un périmètre spatial politico-administratif en continuelle réinterrogation formalisé par un contrat non-prescriptif – une charte –, et un programme d’actions évaluables dans une durée déterminée, ils n’ont pas épousé les découpages politico-administratifs « à la serpe », chers à notre République. C’est leur singularité : leur création s’est appuyée sur les notions de territoire et de projet ; dès leur naissance, ils se sont inscrits dans les interstices 1 d’une pensée politique et d’une société ; dans le temps, ils ont « braconné » (De Certeau, 1980) des terres qui, pensait-on, seraient bientôt en jachère. Cette capacité d’adaptation a traversé l’accroissement de nos flux d’informations et de capitaux, intégré les nouvelles mobilités physiques comme virtuelles, s’est confrontée aux changements sociaux et représentationnels de la ruralité, a pris en compte l’individuation et les nouveaux agencements entre les individus dans leurs rapports multiples à l’espace et entre groupes sociaux. Les parcs naturels régionaux les ont parfois subis. Mais ils ont transcendé avec une grande résilience les évolutions et les contraintes législatives et normatives en se les appropriant et en se réinventant. Et cette agilité les a rendus endurants.
- 2 Le décret no 67-158 du 01/03/1967 instituant des parcs naturels régionaux ne compte pas plus d’une (...)
- 3 « L’esprit du temps » (« Zeitgeist ») est une notion empruntée à la philosophie allemande. Il désig (...)
2Avec un empirisme rationnel pris dans les contraintes des décentralisations, les parcs naturels régionaux peuvent être alors considérés comme des tiers espaces hybrides, certes « gazeux 2 » au regard du système politico-administratif français, mais agiles et dotés d’une capacité d’innovation qui ne se dément pas : leur nombre ne cesse de progresser, une trentaine sont aujourd’hui en préfiguration, lancés ou évoqués. On peut y voir une idéologie issue de pensées environnementales et territoriales et de valeurs originelles en avance sur son temps. On peut aussi considérer qu’ils ont su capter pragmatiquement un « esprit du temps 3 », sans être encombrés de modalités de gestion. 50 ans après, ils pourraient bien être en mesure d’alimenter de nouveaux modèles inspirants de développement territorial, plus transverses et globaux, plus métissés entre cultures de l’action publique et participation de la société civile, plus adéquats et ajustés à une société marquée par la constance du changement et le besoin de disposer d’organisations, de gouvernance et d’outils plus flexibles.
- 4 Entre 1999 et 2009, la Fédération des parcs naturels régionaux a organisé ou participé à neuf renco (...)
- 5 Loriane Gouaille sous la direction de Nicolas Sanaa, chargé de mission aménagement du territoire et (...)
3La recherche réalisée (Pouthier, 2020) dans le temps et dans l’espace des parcs naturels régionaux a demandé d’effectuer un recensement de leurs interventions culturelles. Avec la Fédération des parcs naturels régionaux et grâce à ses publications 4, une étroite association s’est formalisée autour de la publication interne « La culture dans les parcs naturels régionaux. Abandon ou renouveau ? » 5 puis au sein d’IPAMAC en participant à la recherche-action, « La culture, facteur de développement des territoires ruraux et de cohésion sociale ? » de 2011 à 2014. Cette recherche-action a donné lieu à des temps de mises en partage dans les Causses du Quercy, les Grands Causses et les Monts d’Ardèche. Cette phase d’état des lieux auprès des 45 puis 50 parcs métropolitains (taux de retour de 85 %) s’est achevée en octobre 2016 par une intervention au congrès des parcs dans les Landes de Gascogne et la note d’orientation stratégique « la culture dans les parcs naturels régionaux » en décembre 2016. Symboliquement, la collecte de données s’est conclue le 1er mars 2017, 50 ans après leur décret de création. Toutes les sources sont datées des années 2012 à 2014 ; certaines, parce qu’elles présentaient un intérêt spécifique, sont antérieures. Concomitamment, des entretiens semi-directifs et des récoltes de données chiffrées (budgets 2013) ont été effectués à partir d’un corpus représentant 20 % des parcs. Ce corpus a été établi sur la base de parcs naturels régionaux indiquant des interventions culturelles dans leurs chartes déclinées par fiches-actions et disposant d’au moins un poste de chargé de mission culture – parfois partagé – mais culturellement identifié. Les critères ont croisé leur datation (de 1970 à 2004), leurs tailles et superficies (de 70 000 à 315 000 ha) et leur degré d’urbanité ou de ruralité. Le quatrième critère a pris en compte l’épaisseur et la profondeur de leur dimension naturelle et culturelle. Ce critère était plus subjectif. Pour le formaliser, il a été pris en compte trois registres de données : leurs paysages, leurs patrimoines et le volume de leurs actions culturelles. Enfin, le cinquième et dernier s’est attaché à leur mode de gestion de la culture avec une représentativité de parcs en posture d’opérateurs et/ ou d’accompagnateurs.
IPAMAC est un réseau sous forme associative constitué de 12 parcs naturels régionaux (les Volcans d’Auvergne, le Livradois-Forez, le Pilat, les Monts d’Ardèche, l’Aubrac, les Grands Causses, les Causses du Quercy, Millevaches en Limousin, le Périgord-Limousin, le Morvan, le Haut-Languedoc) et le Parc national des Cévennes. Les actions de l’IPAMAC se concentrent sur la préservation de la biodiversité, l’attractivité du territoire et le tourisme durable et concernent quatre régions : Nouvelle-Aquitaine, Auvergne-Rhône-Alpes, Bourgogne-Franche-Comté et Occitanie. Ses actions sont financées par les membres et cofinancées par l’Union européenne, l’État et les régions au titre de la convention interrégionale du Massif central. L’expérimentation et le transfert sont au cœur de ses missions.
Source : site de l’IPAMAC, parcs-massif-central.com (consulté le 12/12/2019)
4En s’appuyant sur l’analyse de leurs interventions culturelles, la recherche a permis de déterminer des logiques communes d’aménagement culturel et leurs évolutions au regard des conditions politico-administratives nationales comme internationales qui ont impacté les parcs naturels régionaux : montée en puissance de la notion environnementale, lois de décentralisation et inversion des responsabilités culturelles, naissance de l’intercommunalité, apparition de la notion de développement durable. Elle a également mis en lumière le processus tiers qui les anime. En articulant leurs actions culturelles dans et entre les collectivités, dans et entre les personnes privées et publiques qui les habitent, les parcs jettent les bases d’une coproduction culturelle de l’action socioterritoriale. Cette construction innovante de l’aménagement culturel de leurs territoires au bénéfice d’une meilleure cohésion sociale, soit des politiques qui s’appuient sur des projets de territoire et non sur un territoire de projet reposant sur une simple rationalisation plus ou moins effective de l’action publique dans un espace géographique périmétré, repose sur des inters – intercollégialité, intersectorialité, interculturalité – qui, à la fois, approfondissent le dialogue et la diversité culturelle dans leurs territoires et, à la fois, ouvrent et œuvrent à d’autres formes de coopération publique et de partenariats publics-privés.
5Depuis une dizaine d’années, études, ouvrages et groupes de travail s’enchaînent pour essayer de clarifier et traduire ces nouvelles formes de coproductions publiques et privées au travers de la notion des communs. Tour à tour énoncés comme « enjeux » (Negri et Hardt, 2004), qualifiés de « renaissance » (Bollier, 2014) ou de « retour » (Corat, 2015), voire comme une « révolution du xxie siècle » (Dardot et Laval, 2014), un « modèle alternatif pour habiter les territoires du xxie siècle » (Michon [dir.], 2019) ou « essentiels » (Culture et Démocratie, 2017), les communs impriment dorénavant leur marque dans le paysage tout aussi bien du droit que des sciences économiques ou humaines. La notion n’est donc ni nouvelle, ni éthérée à défaut d’être stabilisée. Le droit romain distingue déjà les biens patrimoniaux de nature privée appartenant au chef de famille des biens extérieurs devant être partagés par la communauté. Dans cette catégorie juridique, Rome établit une distinction entre les biens relevant du domaine public (res publica) des biens relevant de ce qui appartient à toutes et tous, les res communis soit littéralement les « choses communes », telles l’air ou l’eau, que nul ne peut s’approprier au détriment de l’autre. Si ce terme juridique s’est estompé dans le droit français, ou plus exactement a fusionné avec le terme juridique latin communia pour donner naissance aux communes, le droit anglo-saxon l’a intégré sous le terme de « terre commune » (common lands) dont dérive le terme « communs » (commons). Ces commons anglo-saxons reconnaissent un mode d’organisation humaine qui, par son histoire et son esprit de groupe, gère des biens partagés qui ne lui appartiennent pas. Les êtres humains en ont en revanche l’usage et en définissent les modes de gestion afin de garantir à la communauté la ressource nécessaire à sa survie.
6Elinor Ostrom (2010), prix Nobel d’économie 2009, a approfondi la notion en la considérant comme une dynamique sociale entre des personnes qui exploitent en commun des biens. Dans son approche qualifiée de « nouvelle économie », elle dépasse le seul régime de propriété pour y adjoindre l’ensemble des règles qui le régisse et les mécanismes de coopération qui permettent aux personnes composant ce corps social de le faire mutuellement, contre la seule logique prédatrice fondée sur l’exploitation individuelle. Toutes ces entreprises ont en commun de favoriser le « capital social » en « constituant des liens qui facilitent la coordination et la coopération pour un bénéfice mutuel » (Delacote et Morel, 2012). Autrement dit, selon Ostrom, des communs, ce sont d’abord des ressources identifiées, la constitution d’une communauté de personnes qui se donnent valeurs et enjeux partagés et qui se dotent d’un ensemble de règles, de normes et de sanctions négociées, contextualisées et applicables collectivement. L’approche par les communs s’inscrit alors dans la continuité des approches par les « ressources territoriales » (Courlet et Pecqueur, 2013). Leur équation d’économie politique résonne alors avec celle du développement territorial. Les interventions culturelles des parcs pourraient ainsi être qualifiées de « communs culturels territoriaux » qui en croisant communs patrimoniaux, savoirs partagés, gouvernance mutuelle génèrent de l’intelligence collective territoriale et de nouvelles valeurs pour l’art et la culture.
- 6 Le développement culturel dans les parcs naturels régionaux, texte d’orientation adopté par l’assem (...)
- 7 Les journées nationales d’études sur les parcs naturels régionaux (1967), Lurs-en-Provence (septemb (...)
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- 9 Un « territoire […] peut être classé en parc naturel régional lorsqu’il présente un intérêt particu (...)
7Les parcs naturels régionaux sont des « territoires à l’équilibre fragile, au patrimoine naturel et culturel riche et menacé, faisant l’objet d’un projet de développement, fondé sur la préservation et la valorisation du patrimoine » 6. La culture est un des fondements de leur projet politique et a toujours été affirmée dans leurs projets de territoire avec plus ou moins de force ou de traduction concrète dans le temps. Dès les journées de Lurs-en-Provence, la culture est considérée comme une partie prenante fondatrice de ce que seront les parcs : « un quatrième critère, capital aussi à nos yeux, est celui de la culture […]. Le parc naturel nous est apparu comme un haut lieu de culture » 7. Ces journées ont été organisées à l’initiative de la DATAR qui vient de naître. Sur un mode artisanal et atypique (des rencontres champêtre), le colloque de Lurs-en-Provence croisent une grande diversité de participants (élus, muséologues, spécialistes de la faune et de la flore, ministres, aménageurs, artistes, architectes, journalistes, paysans, poètes, agronomes…). Il est considéré tout autant comme un élément fondateur pour les parcs naturels régionaux que comme première grande prise en compte du local pour et par une république « une et indivisible » gérée par un État centralisé. Voilà où se loge peut-être une de leur force. Là où les compétences culturelles de l’État n’ont été que peu transférées, là où la culture demeure une responsabilité partagée aux contours juridiques diffus, la compétence culturelle des parcs, levier essentiel ou « pilier 8 », est inscrite dans leur décret fondateur 9, rappelée dans leur manifeste pour un futur durable de 1997 et dans les lettres d’orientations de 1999 et 2017.
8Les données collectées ont montré que la protection et l’organisation de leurs patrimoines naturels et culturels n’ont été ni similaires ni linéaires. La notion de culture dans les parcs prend ses racines dans un terroir meurtri. Inspirés par les travaux de Georges-Henri Rivière et d’Isaac Chiva, les parcs recensent, collectent, analysent des traces matérielles (outils, mobiliers, bâtis…) et mémorielles (expressions orales, cultures populaires, musiques non-écrites, savoir-faire…) d’une ruralité en voie de disparition ; d’où la prise en compte dès les origines du patrimoine paysager et immatériel bien avant que l’année du patrimoine (1980) et différentes conventions internationales viennent les reconnaître. Les premiers établissements des parcs sont des écomusées (Ouessant pour le parc d’Armorique, Marquèze pour les Landes de Gascogne) ou des maisons à thèmes voire des villages comme Kerhinet, « village traditionnel breton » dans le parc de Brière. Les personnels dédiés à la culture sont des ethnologues. Ils œuvrent à la connaissance, la préservation et la valorisation des cultures rurales et populaires. C’est aussi le temps des inventaires et des recueils dont la dimension entrecroise trois enjeux. D’abord, celui de cultures populaires ; à rebours de la naissance du ministère de la Culture, le(s) patrimoine(s) dans les parcs ont été le creuset d’une culture empruntant plus à une démocratie culturelle, voire une éducation populaire, qu’à une démocratisation de la culture : « on peut ainsi voir dans l’opposition culture d’élite – culture populaire, tradition et modernité, modernité et post-modernité, un écho lointain et persistant de l’opposition entre ville et campagne » (Leenhardt, 2001, p. 13). Ensuite, un enjeu social et identitaire ; trace d’un passé révolu, les inventaires ethnologiques des parcs ont été les outils de mise en valeur d’un espace social déprécié et d’une société paysanne en voie de disparition. L’adhérence au territoire pour la culture prend alors la forme d’une « collecte » qui mobilise les habitants et qui façonne, symboliquement voire mythologiquement, un sentiment d’appartenance. Enfin, cette dimension patrimoniale de la culture dans les parcs a été nourrie d’une certaine forme d’idéalisation du monde rural. Très active dans les années 1970, passant au second plan dans les années 1980 et suivantes, elle se réactive dans la recherche du « vrai » et des « savoir-faire ancestraux » de ces dernières années. Cette idéalisation du monde rural, si elle a généré des « retours à la terre » a été et est aussi un vecteur touristique, qui notamment sous son abord excursionniste, résonne avec une des missions premières des parcs : équiper les grandes métropoles d’équilibre en aires de détente.
Le parc des Landes de Gascogne (1970) est de première génération. Aujourd’hui, il doit faire face à de nouveaux enjeux : conservation d’un environnement face à une démographie en progression et un métropolisation qui affecte sa partie girondine, industrialisation de ses terres (historiquement la forêt industrielle, dorénavant les cultures de carottes ou de maïs…), transition énergétique et gestion de la ressource en eau stockée en profondeur. Le territoire est caractérisé majoritairement par un massif forestier (pignada) à 90 %. La forêt des Landes, bien qu’elle soit d’origine naturelle en plusieurs endroits de la côte a été massivement plantée à partir de la seconde moitié du xixe siècle. Elle recouvre l’ancienne lande dont la végétation subsiste en son sous-bois et sur les coupes rases. Ce massif forestier suit les bassins versants de la Petite et Grande Leyre. Enfin, le parc recoupe les paysages maritimes du bassin d’Arcachon à l’embouchure de la Leyre. Les premières actions culturelles naissent dès 1970 avec la création de l’écomusée de la Grande Lande. Avec 100 000 visiteurs/an, il a été longtemps le premier écomusée français. La culture représente donc « un fort investissement du parc et ce depuis l’origine * ». La richesse patrimoniale du parc s’exprime en terme bâti avec les airiaux, traces du système agro-pastoral, et en terme naturel, avec plusieurs sites classés. Même si l’écomusée de Marquèze a connu dans le temps des difficultés économiques, il est demeuré un établissement reconnu. Les actions culturelles du parc ont donc été longtemps limitées, jusqu’au milieu des années 2000, à une aide aux communes et aux pratiques amateurs et associatives. Mais la charte articule dorénavant patrimoine naturel et patrimoine culturel comme « socle d’appartenance au territoire » (Le parc naturel et sa charte, mode d’emploi, 2014) avec une mission confiée à l’écomusée de fédérer les acteurs et de valoriser la culture gasconne, une éducation à l’environnement de « pleine nature » et un soutien à la création et à l’expérimentation artistique (résidences d’artistes et créations in situ à partir des commandes artistiques de la Forêt d’art contemporain…) et culturelle. Le Collectif local des artisans du spectacle (CLAS) a été ainsi créé en 2014. C’est une société coopérative d’intérêt collectif qui apporte un soutien technique aux acteurs du territoire du parc des Landes de Gascogne pour la réalisation de manifestations culturelles. Il regroupe des associations culturelles, des compagnies artistiques, des municipalités, EPCI et collectivités territoriales et des structures de droit privé non-associatives. Son objectif est de favoriser le développement des actions culturelles sur le territoire en mutualisant matériels techniques et compétences professionnelles. La synergie repose sur la complémentarité des différents membres du collectif. Il compte aujourd’hui 2,5 emplois à temps plein.
* Sébastien Carlier, chargé de mission éducation et culture, 08/03/2006 et nombreux autres entretiens.
9Mais les interventions culturelles des parcs ne se sont pas développées dans la seule patrimonialisation ethnologique de leurs territoires. Dès les années 1980 puis surtout dans les années 1990 avec une nouvelle génération de parcs et de chargés de mission, apparaît la notion de développement culturel local, croisement entre une terminologie empruntée aux aménageurs – le développement local – et au ministère de la Culture et de la Communication des années Lang – le développement culturel. La présidence de François Mitterrand impulse en effet deux élans nouveaux : une phase de décentralisation sans précédent avec la naissance de collectivités de pleins droits avec clause de compétence générale et donc la possibilité pour chaque collectivité de définir par elle-même ses interventions culturelles ; un doublement des crédits apportés par le ministère de la Culture et de la Communication qui, même s’il ne marque de rupture explicite par rapport à l’ambition de Malraux, tente d’établir une sémantique nouvelle – le développement culturel – chargée de faire la synthèse entre démocratisation et démocratie culturelle. Cette terminologie est utilisée dans l’article R244-I de la loi paysage de 1993 qui précise que le « parc naturel régional a pour objet […] de contribuer au développement économique, social et culturel », là où, jusque-là, aucun texte réglementaire (les décrets de 1967 et 1975 et pas encore celui de 1988) ne mentionnait explicitement cette contribution. Le terme conjugue l’idée d’une culture contributive à une meilleure qualité de vie, en faisant partie dorénavant des « services à la population » (Vicq-Thepot [dir.], 2002) – notamment pour de nouveaux arrivants – et une meilleure accessibilité à des ressources culturelles, présentes ou non dans le territoire des parcs. La notion de développement implique d’abord un état du territoire, un existant, puis une nécessaire mise en réseau des structures publiques comme associatives. Mais elle implique également qu’il y ait élargissement des services en fonction des carences au regard de modèles urbains. La valeur de la culture est appelée ainsi tout à la fois au titre de l’individu dans son épanouissement personnel, et au titre du territoire, dans sa globalité collective. Elle a eu pour conséquence de transformer bon nombre de parcs en opérateurs culturels. En recrutant des chargés de mission issus des formations culturelles naissantes, les parcs rompent avec leur histoire et conduisent ici des saisons (La Brenne ou les Causses du Quercy), là des mises en réseau de la lecture publique (Livradois-Forez), là encore des événementiels dits de territoire (Fêtes du parc). Dans cette fonction d’opérateurs, les parcs cherchent de nouvelles sources de financements et de nouveaux partenaires ; c’est l’heure des premières contractualisations avec les DRAC, les départements ou encore les régions et leurs organismes parapublics. Il s’agit alors de rendre accessible à leurs habitants des équipements culturels similaires à ceux d’autres territoires, notamment urbains et périurbains, pour répondre à une supposée attente d’arrivants s’installant ou que l’on souhaite voir s’installer.
10Mais leur adhésion quasi-intuitive au développement durable, dès le milieu des années 1990, les engagent dans une nouvelle voie. Il est vrai que d’une part, ils se sont constitués sur les modes de pensées qui ont contribué à faire émerger la notion, d’autre part, la prégnance de l’élément naturel les identifient comme les acteurs premiers d’un développement apaisé, respectueux et « soutenable ». Le développement durable dans les parcs promeut une approche culturelle plus transversale, notamment avec l’éducation, l’environnement, le tourisme au travers soit de projets (« Les marches à petit vitesse » de la Lorraine), soit de thématiques (« la biodiversité », « la faune et la flore »). Les circuits-courts se développent avec des propositions « hors les murs » (« Les cercles de Gascogne », « Les cafés Margot » du Morvan) ; les enjeux du développement durable sont valorisés (« Les cinés DD » de l’Avesnois) ; enfin, les personnes qui habitent le(s) territoire(s) sont convoquées dans une mixité des approches en contextualisant les projets artistiques avec, pour et parfois même par les habitants (Festival identi’Terres en Narbonnaise, « Parade » en Scarpe Escaut). S’affirment ainsi le souhait de passer d’une adhésion à la culture à la participation des habitants pour coconstruire culturellement le projet de territoire. Leur posture mute alors d’opérateurs à assembliers, en s’investissant tout autant dans l’éducation artistique et culturelle entrecroisée à l’éducation à l’environnement que dans une plus importante participation à la vie culturelle de leurs habitants. D’autant que dans le même temps, « la société holiste […] qui assignait à chacun son statut et rôle en dictant des comportements et des croyances, s’est affaiblie laissant la place à une société d’individuation manifestant une conscience élargie d’appartenance, une multi-appartenance qui amène l’individu à chercher dans des groupes et des lieux divers un sens à son existence » (Augustin, 1998. p. 9-24). Les fonctions culturelles dans l’environnement – par la mise en lecture des patrimoines –, dans l’économique – par la « tierce économie » culturelle qui fait une part belle à l’insertion et l’emploi – et dans le social – par l’inclusion, la participation, l’affirmation d’une appartenance à une communauté de personnes – cherchent à inventer un autre rapport entre nouveaux arrivants et « gens d’ici », ceux qui sont partis comme ceux qui sont restés.
Le parc des Causses du Quercy (1999) se situe au carrefour de trois des grands sites de la région Occitanie : Cahors et vallée du Lot, Rocamadour et vallée de la Dordogne, Figeac et vallée du Célé. La géologie a laissé son empreinte dans le territoire, façonnant le paysage visible (les vallées du Lot et du Célé) et invisible (les gouffres). Chaque évènement géologique a laissé son empreinte : fossiles, traces des vagues ou des marées, lapiaz, phosphatières, grottes et rivières souterraines. La mission culturelle du parc a donc débuté par un inventaire géo-archéologique. Elle s’est poursuivie par la restructuration des équipements muséographiques dont le musée de Pech-Merle. S’en est suivi le développement d’une action culturelle ayant pour vocation de « faire de l’action culturelle la base d’une vie commune conviviale » (charte, 2012-2016). Cette dernière a positionné d’abord le parc comme maître d’œuvre par l’organisation de veillées, expositions, éditions, d’une saison culturelle itinérante et de résidences d’artistes avant de (re)prendre une posture de maîtrise d’ouvrage « en soutenant l’élaboration de schémas culturels intercommunaux », « en participant à l’équipement de lieux destinées à la diffusion et à la création culturelle » et en mettant en œuvre un programme d’éducation artistique et culturelle. Depuis la naissance du Géoparc, éducation artistique et culturelle, à l’environnement et culture scientifique sont entrées en interaction, là où l’articulation entre patrimoine et action culturelle était jusque-là limitée. Plus que « faire à la place », la mission culturelle du parc développe dorénavant une ingénierie du « faire faire » et de la coopération pour un accompagnement au bénéfice des acteurs publics et privés.
11Les interventions culturelles des parcs naturels régionaux, qu’elles soient le résultat d’instances patrimoniales, de chargés de mission ou d’acteurs associatifs, avec ou par leurs habitants, ont ainsi généré sens, contenu et modes d’élaboration particuliers. Cette place centrale accordée à la fabrication humaine, en lien avec son « milieu ambiant », a engagé une co-évolution entre nature et société dans des liens en étroite interaction. Et les parcs, ces assembliers, ont su faire appel, dès le tournant des années 2000, à un nouveau passeur : l’artiste.
12Cette forte présence artistique territoriale est née tout autant dans une logique de création et de commandes – inventaires photographiques d’un patrimoine, mise en « mythe » des paysages… –, « temps de recentrage et d’isolement sur les préoccupations du créateur dessaisi de toute contingence matérielle » que dans une logique d’intermédiation avec la population où « l’artiste est alors perçu comme un “animateur/éclaireur” […] en mesure sinon de créer des liens de sociabilité, du moins de les provoquer » (Lamy et Liot, 2002, p. 213-234), notamment à travers la mise en valeur artistique de collectages ethnographiques ou mémorielles. Cette présence artistique a permis de mettre en valeur les relations qui lient les éléments naturels (ici la forêt, là l’eau, là encore la faune) avec les établissements humains. Assemblage de lieux naturels dans un espace géographique et de ceux qui y vivent, le parc devient alors un espace culturel symbolique, façonné par ceux qui l’éprouvent au quotidien, éclairé par ceux qui s’y inscrivent plus ponctuellement. Car si un projet artistique se nourrit d’une population au travers de ses cultures, un projet de territoire se nourrit également d’artistes au travers de leurs singularités qui est leur force ; mais ici, sans salles spécialisées, sans lieux dédiés, sans distinction toujours nette entre artistes et personnes, entre professionnels et amateurs, entre temps de la création et celui de la représentation. Les artistes invités, associés ou implantés (Pouthier, 2021, p. 167-176) des et dans les parcs, ont contribué à construire et transmettre un regard sensible et poétique, et par voie de conséquence un regard attentif et politique au cadre de vie des personnes qui habitent les territoires. Ils ont tout autant contribué à révéler des ressources patrimoniales ignorées ou omises qu’à partager, voire élaborer, un récit territorial avec les personnes qui habitent dans les parcs ou qui y séjournent. Enfin, comme un cercle vertueux, ces présences artistiques récurrentes ont produit des externalités, sous forme de coopérations interterritoriales et internationales et contribué à produire de nouvelles « ressources territoriales ». La présence artistique dans les parcs ne peut donc être réduite à la seule commande artistique, parfois « fait du prince » qui est fréquemment une fabrique de la déception. Car cette posture historique de l’institution qui fabrique des cadres, des dispositifs, des programmes qui contraignent les projets, oublient fréquemment d’être en phase avec la représentation des acteurs d’un territoire comme de celle des artistes eux-mêmes.
- 10 L’accompagnement à maîtrise d’usages est une notion se référant à la loi no 85-704 du 12/07/1985 re (...)
- 11 Loi du 07/07/2016 relative à la liberté de création, architecture et patrimoine (LCAP).
13De maître d’œuvre, les parcs ont muté vers une « assistance à maîtrise d’usages » 10, ni impérative, ni prescriptive, ni normative. Ce phénomène permanent et durable de coproduction territoriale a cherché à concilier patrimoines naturels et culturels et a pris le pas sur la constitution d’opérations, de programmes, de dispositifs, d’équipements qui ont scandé le modèle culturel français de ces 60 dernières années. La culture dans les parcs n’est ainsi pas devenue une « catégorie » (Dubois, 1999) d’un service public 11 ; elle n’a pas produit des tuyaux et des équipements, elle n’est pas devenue un segment de plus ou une simple rationalisation plus ou moins effective de l’action publique dans un espace géographique périmétré. Mais elle a engagé un processus tiers afin de mieux articuler les actions dans et entre les collectivités, dans et entre les personnes privées et publiques, dans et entre nature et culture. Cet « entre » (Jullien, 2019), que nous avons nommé inters est une spécificité de la dimension culturelle des parcs. Il n’est pas sans renvoyer à la « dualité du structurel » d’Anthony Giddens (1987). Cette « dualité » engage de manière circulaire et récursive les productions socioterritoriales dans des inter-actions (une « transactionnalité ») entre un ensemble de normes et de ressources et les activités sociotemporellement situées des acteurs. Ils reproduisent ces dernières dans le temps et l’espace tout en les étoffant, les critiquant, les amendant : « la formulation discursive d’une règle devient alors une interprétation de cette règle » (Giddens, 1987, p. 72). Ces inters sont ainsi une manière de conduire l’intervention culturelle et de la coproduire tant symboliquement que concrètement par une gouvernance et des mesures financières qui, si elles peuvent ressembler à d’autres financements croisés, n’en épousent pas pour autant ni les mêmes contours ni les mêmes principes, ne seraient-ce que par le régime de propriété qu’elles adoptent. Et ces inters ouvrent de nouvelles voies de coopération. Biologistes, anthropologues, ethnologues ont ainsi montré que la coopération n’est pas uniquement un principe éthologique mais éthique. Le biologiste Andreas Weber (2007) considère ainsi que ce « commun » fournit un principe unificateur qui dissout la tension supposée entre environnement et société. Contre l’idée dominante qu’il existerait deux modèles pour gérer les ressources naturelles – l’un considère que la privatisation est censée garantir l’optimisation de leur gestion, l’autre public, privilégie l’existence d’une autorité extérieure et supra qui possède et impose des règles et des normes –, cette éthique de la coopération proposerait un autre modèle de structures collectives autogouvernées.
14Cette politique de l’interconnexion s’est traduite dans les parcs naturels régionaux par une intercollégialité, variation de l’interterritorialité, cet entre-deux de l’assemblage territorial permettant d’adapter les politiques locales d’aménagement aux besoins des spatialités économiques, sociales ou culturelles (Vanier, 2009). Parce qu’ils disposaient d’une approche globalisante des territoires, les parcs ne pouvaient être traités à l’échelle d’une seule collectivité, y compris la première d’entre elles, l’État. Or, la construction de politiques territoriales nécessite des dialogues reconnaissant les missions de chacun tout en étant en mesure de les conjuguer. Elle se heurte à la manière dont les politiques publiques françaises se sont construites. Si les sociétés traditionnelles sont fondées sur une logique territoriale et communautaire, celles qui ont émergé à la chute de la monarchie sont fondées sur l’individu et le secteur (Muller, 2018). C’est pourquoi nos politiques publiques sont marquées par une approche sectorielle. L’aménagement territorial français conçu en égalité des droits – assumée par un État jacobin (re)distributeur – s’est alors dissipé en égalité des chances pour les pertes et bénéfices des pouvoirs locaux (Estebe, 2015). Si le législateur a souhaité dans le temps simplifier en transférant quelques compétences devenues obligatoires, constat est fait que son action relève du fantasme : les différentes réformes territoriales qui se sont succédées depuis 1982 ont complexifié plus que simplifié notre « mille-feuille » territorial. Notre société moderne s’est vue confrontée à l’impossible simplification des niveaux de collectivités (et des dispositifs de chacune) et à leur absence de compétences culturelles propres, hormis quelques rares dédiées. Elle a également identifié la nécessité de mettre en commun des moyens et des financements entre collectivités. Cette intercollégialité s’est contractualisée dans les parcs via les chartes et s’est traduite dans leurs projets par une coopération publique et une gouvernance partagée entre État, régions, souvent départements, toujours communes et dorénavant intercommunalités, et cela bien avant les lois de décentralisation de 1982. Simultanément, les parcs ont eu à faire face à l’évolution des modes de vie de leurs habitants et à l’attente de leurs organismes associatifs. De ce fait, ils n’ont pas été sans générer un « intérêt général partagé » entre collectivités publiques et organismes privés.
15Mais s’intéresser à chacun avant de s’intéresser à ce que l’on fait a également transcendé le sens de chaque action et a obligé les parcs au décloisonnement qui questionne les catégories de l’intervention publique construites en silos. Plus que le mot de « transversalité », les parcs ont alors cherché à donner corps à celui d’intersectorialité comme vecteur d’amélioration de la prise en compte des enjeux culturels (Pouthier, 2019). L’intersectorialité demande au préalable, à la différence de la transversalité, de reconnaître la spécificité de chaque politique sectorielle, qu’elle soit éducative, environnementale, sociale ou culturelle. Elle évite l’écueil d’opposer les savoirs et savoir-faire efficaces de la sectorisation à la prise en compte du caractère global des questions territoriales. La plus-value de l’intersectorialité réside en effet dans les zones de partages et d’enjeux croisés. Il n’y a donc pas de bonnes intersections sans renforcement de filières. Cela demande à la fois de bien afficher les enjeux et de bien connaître et comprendre ceux des autres ; mener des politiques intersectorielles a obligé les parcs à questionner et se questionner sur les représentations de chaque segment.
16Enfin, l’accès à des ressources culturelles plus étendues que le seul champ de l’art est une marque de fabrique des parcs. Elle est essentielle pour que toute personne originaire, habitant, œuvrant ou séjournant dans un parc soit partie prenante de son développement et du développement d’un sentiment d’appartenance à une communauté. Au-delà de notre droit constitutionnel à la culture, le respect de la diversité culturelle et de l’égale dignité des expressions culturelles ne sont pas sans renvoyer à la question « qu’est-ce qui fait culture dans un parc ». Conformément à leurs missions et sans contester leurs collectivités de tutelle, les parcs ont mis l’accent sur la rencontre des cultures comme processus favorisant compréhension et ouverture à l’altérité. Sans épouser ni une vision intégratrice apanage de notre État-Nation, ni un multi-culturalisme, les parcs ont bâti un mode opératoire d’interculturalité où se dessine une politique de la relation et où la participation des personnes ou de leurs regroupements associés prend tout son sens. La culture dans les parcs mute alors de la différence à la diversité et d’une entité statique à un processus dynamique d’hybridation, soit une façon de se transformer en continu sans se perdre (Glissant, 2001).
Composé de la majeure partie des milieux lagunaires du littoral audois et de ses massifs environnants, le parc de la Narbonnaise en Méditerranée (2003) représente en France l’un des rares sites naturels de cette ampleur et de cette diversité en bordure de Méditerranée. Il mêle littoral sableux aménagé et urbanisé, zones d’étangs au patrimoine naturel riche mais fragile, piémont agricole prisé par l’habitat et les activités économiques, « arrière-pays » de vignes, garrigues et forêts, exposé à la déprise agricole. C’est donc un territoire de transition et de contact, de tensions et d’enjeux multiples. L’action du parc est avant tout patrimoniale. Le patrimoine historique et architectural était relativement connu. Le parc a approfondi le travail de recherche et d’édition sur le patrimoine culturel en lien avec les fouilles archéologiques (Oppidum de Pech-Maho, ports antiques). Il est vrai que si les communes se préoccupaient de leur patrimoine bâti monumental, le patrimoine vernaculaire était souvent en danger ; d’où un focus du parc sur les architectures de pierre sèche ou les salins. « Avec l’arrivée de nouvelles populations, il s’agit de proposer différents outils et supports d’interprétation du patrimoine local dans toute sa diversité et sa modernité […]. L’interprétation des patrimoines qu’il soit “matériel” ou “immatériel” doit permettre de renforcer les liens entre les habitants et leur territoire » (charte, 2010-2021). Le parc de la Narbonnaise en Méditerranée a ainsi choisi d’orienter le travail du service culture-patrimoine vers le patrimoine immatériel. Ainsi, l’identification des acteurs culturels du territoire passe par une vision ethnologique inédite, les considérant « comme un véritable patrimoine vivant. Un ethnologue rédige leurs portraits qui sont ensuite illustrés par un photographe professionnel. Ces portraits sont ensuite chargés sur le site internet du parc, créant ainsi une base de données d’informations utiles et riches pour l’ensemble des acteurs culturels » *.
* Loriane Gouaille, dans La culture dans les parcs naturels régionaux. Abandon ou renouveau ?, sous la direction de Nicolas Sanaa, chargé de mission aménagement du territoire et culture à la Fédération des parcs naturels régionaux de France, 2010, p. 31.
- 12 Les parkway de Frédéric Law Olmsted (Central Park de New York, Mont-Royal à Montréal) ou de Jean-Cl (...)
17Dans cette posture, l’opposition entre biens publics et privés vole en éclats ; la tension historique entre nature et culture s’évanouit. L’intérêt général partagé ne peut se réduire à la seule possession d’un domaine public ou à la seule somme d’intérêts individuels privés ; il ne peut également établir une distance entre le monde naturel et l’être de culture qui le dominerait (Descola, 2005). Dans les sociétés traditionnelles, « on ne possède pas la terre, c’est la terre qui vous possède » pour reprendre la jolie formule de David Bollier. Nature et culture y sont donc intimement liées : cette plus-value transforme l’exploitant en usager et non en propriétaire ; le prix de la nature cultivée se calcule alors sur la valeur d’usage et non sur la valeur d’échange. Les parcs naturels régionaux ont été fondés pour protéger et mettre en valeur un territoire habité à dominante rurale présentant un intérêt pour la qualité de son patrimoine naturel et culturel. Les parcs n’ont d’abord que peu lié ces patrimoines. Ils ont privilégié la préservation et la conservation des premiers versus la production et l’animation des seconds, hormis par des interventions artistiques qui, bien qu’inscrites dans la durée, sont demeurées des éclairages ponctuels : ici un aménagement lié à une ligne à grande vitesse, là une conséquence climatique ayant ravagé une forêt industrielle, là encore la disparition d’activités minières… Cette segmentation – cette tension – entre patrimoine naturel et culturel a conféré à l’être humain la posture de contempler la nature comme un objet extérieur que l’on aménage, que l’on exploite et conséquemment que l’on domine. Dès la fin du xvie siècle, l’invention par la peinture flamande de la « fenêtre extérieure », cette lucarne dans un tableau où se découpe une vue du paysage, lucarne qui s’agrandira suffisamment par la suite pour devenir le tableau lui-même, instaure une première distance entre l’être humain et la nature. Cette manière de se représenter l’environnement humain comme extérieur au monde naturel dans lequel il vit s’est conjuguée au développement des techniques. Débutée avec les grandes découvertes, enrichie de la physique moderne, traduite par la pensée cartésienne, cette distinction entre la nature et l’être humain fonde notre modernité. La peinture flamande puis européenne n’en est qu’un révélateur au même titre que l’art des jardins et l’invention du paysage dit classique (les jardins à la française), pittoresque (le hameau de la reine) ou sublime en scénographiant les forces brutes de la nature comme chez Kant ou Rousseau. La culture, qui pourtant y avait puisé sa première définition avec Cicéron, s’en dissocie en devenant œuvre de l’esprit humain. Mais il faut attendre la révolution industrielle pour que l’être même de la nature s’efface. La pensée moderne de l’aménagement, au-delà des grands parcs urbains américains ou européens 12, s’oriente d’abord dans les villes puis à partir de la Libération dans les campagnes, vers une pensée fonctionnaliste et hygiéniste.
- 13 Échanges sur la relation homme-nature, université d’été des Parcs, Fédération nationale des parcs n (...)
18Et les parcs naturels régionaux n’y n’ont pas échappé. L’espace naturel des parcs est ainsi d’abord reconnu socialement par un nom – dénomination – puis construit avec des éléments patrimoniaux – réification – dont les caractéristiques répondent à des règles – territorialisation (Poli, 2018). C’est ainsi que d’une unité originelle s’est constituée un dualisme irréversible puis une tension insoluble. La nature et la culture sont retranchées dans leurs domaines d’objets propres et leurs programmes respectifs dans une relation dissymétrique. Mais, à compter du tournant des années 2000 et sous l’impulsion du développement durable, les parcs ont cherché à (ré)concilier leurs environnements naturels et les femmes et les hommes qui les habitent ou les fréquentent. Les parcs se sont alors pleinement emparés culturellement de la relation « homme-nature » 13. Cette évolution des comportements n’a pu se réaliser sans produire de nouvelles interventions culturelles avec missions d’agir sur les comportements sociaux. La reconnaissance des patrimoines culturels et naturels des personnes et leur participation à la vie culturelle ont alors ouvert la voie d’une cause mutuelle culture et nature qui confère aux pratiques culturelles des missions sociales, environnementales et économiques.
19Cette nouvelle relation entre culture et nature ouvre une alternative à la tension bilatérale entre l’appropriation privée et la compétition et une propriété socialisante régulatrice mais désincarnée et déresponsabilisée. Leur équation se rapproche tout autant de celle de l’économie que de celle qui régit le développement territorial : le territoire des parcs est un périmètre circonscrit avec des limites clairement définies mais évolutives. Les parcs se dotent de règles adaptées aux besoins et conformes aux objectifs arrêtés dans le temps. Ils déclinent un projet culturel commun fait d’un programme d’interventions, tout en se laissant le droit de modifier les règles reconnues par des autorités extérieures. Les pouvoirs publics comme les personnes privées participent à la gouvernance des projets culturels et aux instances chargées d’en définir et modifier les règles. Ils disposent d’un dispositif d’autocontrôle et d’évaluation qui demeure un système peu couteux de résolution des conflits et d’exploitations des ressources. La notion de communs tend à démontrer, à l’instar de l’économie sociale et solidaire, que l’être humain serait moins un Homo œconomicus cherchant à maximiser son profit qu’un Homo sociabilis, désirant avant tout « vivre et faire ensemble » dans une société apaisée reconnaissant l’égale dignité des cultures. À la fois résultat et processus, ces communs deviennent territoriaux quand ils définissent de nouveaux modes de collaborations sociales et solidaires entre acteurs et personnes impliqués dans un parc et réinterrogent le dispositif productif et organisationnel (le syndicat mixte ou la gouvernance des projets culturels) qui supporte – voire parfois initie – cette dynamique collective et son développement dans le temps. Les cultures dans les parcs naturels régionaux contribuent ainsi à coproduire des « communs territoriaux ». Ils sont à aborder comme un processus, une fabrique, questionnant les séparations duales entre public et privé, entre culture légitime et relativiste, entre nature et culture. Ils définissent non un nouveau régime de propriété mais un registre d’accès aux biens et aux droits de la communauté. Ils relèvent autant de l’être que de l’avoir. Marion Thiba, chargée de mission patrimoine et culture du parc de la Narbonnaise, note que
- 14 Espaces naturels, no 53, 2016, p. 37.
au fil du temps, une double métamorphose de la nature en culture et de la culture s’est produite. Plusieurs facteurs se conjuguent. Nous avons devant les yeux un espace culturel « antique » [les salins] qui a peu changé depuis vingt siècles […] où sont utilisées des techniques « écologiques » ancestrales – action du vent et du soleil –, un savoir-faire « durable » qui n’épuise pas la ressource. Dans les salins en activité, ce que nous voyons à l’œuvre est un patrimoine vivant, non-rejoué, non-muséifié. Nous pouvons découvrir un métier dans son environnement puisque s’exerce ici une activité économique réelle, à laquelle s’ajoute une nouvelle offre culturelle, touristique et de loisirs 14.
Il y a 10 ans naissait sur le sentier des Lauzes dans le parc des Monts d’Ardèche (2001) une association portée par des habitants pour imaginer autrement le devenir de leur vallée. En faisant appel aux regards d’artistes venus d’ailleurs, nous espérons enrichir notre façon d’être ici […]. Je me souviens des paroles d’un élu dubitatif lors de nos débuts qui clamait d’un air moqueur : « ce n’est pas en jouant de la flûte que vous remonterez les terrasses ». […] Et pourtant, nous avons bien reconstruit des terrasses tout autour de l’atelier refuge, ce lieu qui accueille des artistes en résidence. Il y a eu ensuite cette motivation qui réunit les membres de l’association. Tous les mois, nous sommes entre 15 et 30 sur une centaine d’adhérents à nous réunir à la mairie de Saint-Mélany pour préparer les actions et pour discuter des sujets qui nous préoccupent […]. Enfin, il y a cet apport collectif : le sentier des Lauzes est désormais fréquenté et son attractivité soutient les gîtes, les cafés et auberges de la vallée. […] Maintenant, on peut se donner rendez-vous sur la crête du Cheylard […] en se réjouissant de pouvoir encore dans cette vallée boire l’eau des sources, chose devenue impossible sur 95 % du territoire français […]. Une façon de prolonger notre conviction de départ : s’il est bon de remonter les terrasses, il est surtout important de définir ensemble ce que nous avons envie d’y faire pousser (Sur le sentier des Lauzes, dépliant de la fête des 10 ans, 2021).
20Dans une éthique de la coopération, les parcs naturels régionaux ouvrent ainsi par les cultures un espace intermédiaire – une tierce voie par des inters qui reflètent leur hybridité – pour des territoires en recomposition vers un système politique cogéré par lequel la communauté régit ses ressources, un système social en vue d’une gestion responsable et un système économique qui créé des richesses mutuelles. Cela n’est pas sans interroger le rôle de la puissance publique, celui de la transmission des savoirs et des expertises et participe à repenser la notion d’aménagement et de développement culturel territorial, dans des territoires où vivent et se rencontrent des personnes porteuses de patrimoines mais où s’expriment aussi les cultures comme éléments transformant des individus et de leurs actions.
21Signes d’un monde qui change, les crises des systèmes de représentation que nous vivons impactent par voie de conséquence nos actions et nos manières d’agir. Elles ne sont pas sans générer morosité et immobilisme. Cela n’a pas été le cas des parcs naturels régionaux en France. Ils peuvent représenter une fin du monde découpé, agencé, décidé par une puissance publique pour laisser une place grandissante aux lieux, aux réseaux, aux mitoyennetés, aux mobilités, aux métissages… en d’autres mots aux liens et aux interrelations. Au-delà des seuls capitaux économiques, ils construisent encore et toujours des formes renouvelées de capital spatial, social et relationnel. Ils peuvent miser sur le capital humain et sa capacité à agir culturellement en communs. Dans la posture d’intercesseur et d’assemblier que les parcs ont su développer, cet agir culturel territorial en communs participe à faire évoluer nos représentations, nos modèles d’actions et de gouvernance de la culture en France et à lutter contre « la fabrication institutionnelle de notre impuissance » (Nicolas-Le Strat, 2014). Les parcs naturels régionaux amalgament des pluriactivités, plurirésidences, pluriculturalités. Ils offrent un réenchantement nécessaire, celui d’une ruralité refondée, en prise avec des espaces naturels protégés et de nouvelles formes d’aménagement d’espaces à habiter et à vivre. Cette nouvelle territorialité pourrait être qualifiée de postrurale. Cette « ruralité refondée » représente un idéal combinant espaces naturels protégés et aménagements culturels de nouveaux espaces à vivre. Elle rassemble nature et culture au travers de paysages compris comme des ouvrages combinés de l’être humain et de son environnement ; elle entend des pratiques et des usages culturels différents des espaces, qu’ils soient récréatifs, touristiques ou quotidiens. Notre modèle culturel s’émancipe alors de la seule « démocratisation », qui s’appliquant de manière uniforme d’un haut vers des bas, n’a que peu pris en considération les effets du local. Elle pose le besoin d’une coproduction plus horizontale entre acteurs publics et individus dans des formes de gouvernance qui dépassent la seule information ou concertation pour plus de participation. Mais elle demande d’autres représentations et d’autres modes de conception de l’action publique. La maîtrise d’usage s’imposerait à la maîtrise d’ouvrage ; à « l’égalité républicaine » qui n’a pas été sans générer des inégalités sociales se substituerait la reconnaissance de la différenciation territoriale et la solidarité entre les territoires.