- 1 La communauté de commune est censée être à la fois un territoire de projets et un territoire de ges (...)
1Le concept d’interterritorialité apparaît devant le constat que les périmètres d’action des collectivités locales et de leurs regroupements sont dépassés par les nombreux enjeux qui les traversent : le territoire administratif diffère du territoire vécu (Vanier, 2010 [2008]). L’interterritorialité souligne le nécessaire dialogue entre les territoires pour répondre collectivement aux problématiques contemporaines. Le rapport à l’autre est dès lors au cœur de cette notion puisqu’elle touche aux caractères fondamentaux des relations qui se tissent entre les territoires, à leurs liens, renvoyant à leurs complémentarités et à leurs interdépendances. Or, la nature du rapport entre les territoires dépend du paradigme selon lequel est réfléchie l’organisation territoriale au sein de laquelle vient se penser l’interterritorialité : vers quels types de relations entre les territoires s’oriente aujourd’hui l’aménagement en France ? Quelles logiques sous-tendent la mise en œuvre de l’interterritorialité ? Ces questionnements sont fondamentaux et préalables à toute préconisation visant une amélioration des relations interterritoriales, puisque toute action en faveur du dialogue ne peut se construire que sur la base d’une compréhension du cadre de ce dialogue. C’est pourquoi, dans cet article qui rend compte des cinq années de travaux de notre thèse en urbanisme et aménagement (Labat, 2021), nous exposons d’abord les limites de la conception actuelle de l’interterritorialité. Pour cela, nous mobilisons le modèle centre-périphérie pour étudier le système territorial (Reynaud, 1981). Ensuite, nous en analysons les limites pratiques en étudiant les communautés de communes 1 périphériques de la région Occitanie, en elles-mêmes dans un premier temps, puis dans un second temps au regard de leurs relations interterritoriales verticales (entre échelons de niveaux différents) et horizontales (entre échelons de mêmes niveaux). Enfin, nous proposons une réflexion en faveur d’une pratique renouvelée de l’interterritorialité.
2Revenons sur les implications de l’antagonisme égalité des places/égalité des chances (Dubet, 2011). L’État-providence, qui se donne pour mission principale de maintenir la cohésion sociale – et qui a pour prolongement la cohésion territoriale en matière d’aménagement –, entre dès les années 1970 dans une triple crise de financement, d’efficacité et de légitimité (Rosanvallon, 1992 [1981]). Avec le glissement d’un État-providence vers un État-libéral, les logiques guidant l’action publique évoluent. Alors que l’État-providence favorise l’égalité des places et une cohésion territoriale par des systèmes de péréquation forts, c’est-à-dire par des leviers permettant de réduire les disparités de ressources entre les collectivités, l’État-libéral favorise quant à lui – sur le principe – l’égalité des chances et une cohésion territoriale par des effets d’entraînement, c’est-à-dire par une concentration des moyens dans des pôles permettant un développement mécanique des territoires alentours. Au fond, c’est le système de redistribution qui est en jeu et qui différencie, à la racine, les deux logiques.
- 2 C’est d’ailleurs l’une des compétences de la région aujourd’hui.
3En parallèle, deux figures de l’aménagement apparaissent et ont des rôles complémentaires : la région et la métropole. Elles voient leurs prérogatives croître avec les différents actes de la décentralisation de 1982 à nos jours aux côtés d’un État qui devient progressivement coproducteur des stratégies d’aménagements. À la région et à la métropole sont associés deux modèles qui continuent de coexister malgré les multiples réformes, dévoilant ainsi leurs complémentarités. D’une part, le modèle aréolaire avec la figure de la région : il s’appuie sur une mise en cohésion des territoires 2 et tend à lisser les inégalités entre eux de manière à maintenir au mieux l’égalité d’accès aux services et à l’emploi pour tous les citoyens, quel que soit leur lieu de vie. Il correspond au modèle de l’égalité des places. D’autre part, le modèle réticulaire, avec la figure de la métropole : il s’appuie sur la mise en réseau des villes – et sur les mobilités notamment – et tend à permettre à tous ceux qui le souhaitent (et le peuvent) un accès à tous les biens et services. Il correspond au modèle de l’égalité des chances. Cette schématisation ne saurait rendre compte de la complexité du réel, dans lequel chaque modèle est perméable et trouve des échos dans chacune des figures évoquées ; elle nous permet cependant de poser brièvement les jalons généraux dans lesquels se construit notre réflexion.
- 3 Loi du 27/01/2014 sur la modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métro (...)
- 4 Loi du 07/08/2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République.
4Le contexte en aménagement en est à une prédominance idéologique du principe selon lequel la compétitivité métropolitaine est garante du développement de l’ensemble des territoires à l’échelle nationale. Il conviendrait alors de ne pas grever les métropoles, ces « fers de lance » de l’économie, par des systèmes péréquateurs trop lourds, ce pour optimiser leur développement et ainsi leurs effets d’entraînements (Davezies, 2008 ; Lévy et Lussault, 2013 ; Davezies et Pech, 2014 ; Vermeylen, 2014). Laurent Davezies résume ce positionnement dans une tribune du Monde en 2009 : « Tous les mécanismes d’égalisation territoriale sont aujourd’hui à l’œuvre. Bravo. Mais ces mêmes mécanismes ne sont-ils pas aussi ceux du déclassement de la compétitivité française dans la mondialisation ? » (Davezies, 2009). Cette idéologie percole jusque dans la sphère décisionnelle (Rieutort, 2017) : les lois MAPTAM 3 de 2014 et NOTRe 4 de 2015 marquent par exemple une nouvelle transformation de l’organisation territoriale et tendent à privilégier le modèle réticulaire, notamment en conférant aux métropoles un statut éponyme renforçant leur rôle et leurs prérogatives. Or, ni la compétitivité des métropoles ni leurs effets d’entraînements ne sont si évidents, ce que démontrent Olivier Bouba-Olga et Michel Grossetti dans une série d’articles (le dernier en date : Bouba-Olga et Grossetti, 2018). En particulier, des territoires connaissent des trajectoires socio-économiques plus dynamiques, plus précisément un certain nombre de petites aires urbaines (Bouba-Olga, 2017). Pour qu’apparaissent des effets d’entraînements entre les territoires, il faut une certaine connexité entre eux, des liens, qu’ils soient tissés dans un cadre relationnel dédié ou non. C’est le cas par exemple des systèmes productivo-résidentiels (Talandier, 2012) qui font apparaître des liens forts entre des territoires productifs et des territoires résidentiels, les territoires résidentiels accueillant des dépenses de revenus générés dans les territoires productifs.
5C’est dans ce contexte idéologique qu’apparaît d’abord le concept d’inter-territorialité : si la redistribution au sein du modèle réticulaire repose sur les effets d’entraînement, l’un des principaux enjeux devient alors d’amener les territoires à entrer davantage en interactions les uns avec les autres. Dans ce modèle, il devient nécessaire pour les territoires non-métropolitains de générer des alliances avec leurs voisins pour optimiser la circulation des richesses et pour maximiser les effets d’entraînements. C’est donc aux territoires de s’insérer dans le système territorial et de rentrer dans un « âge transactionnel » (Desjardins et Vanier, 2017). La relation ville-campagne se pense désormais autour de la complémentarité et de la réciprocité ; la solidarité devient secondaire, de fait. Est réciproque un « échange équivalent entre deux personnes, deux groupes », selon le Larousse, quand la solidarité, elle, est une « relation entre personnes qui entraîne une obligation morale d’assistance mutuelle », toujours selon le Larousse, c’est-à-dire inconditionnelle – nous voyons que le paradigme du lien à l’autre n’est plus le même. Au cœur du dialogue entre les territoires, la notion d’« échange équivalent », intrinsèque à la réciprocité, pose ainsi le problème des apports de chacun des interlocuteurs et des valeurs de leurs apports – quantitatives ou qualitatives. Il y aurait un point d’équilibre à trouver où tout le monde serait « gagnant », équilibre maintenu par l’attribution de fonctions – les rôles et interdépendances faisant système :
L’aménagement du territoire ne peut plus se contenter de définir un « panier de services » pour chaque strate démographique, il doit viser la complémentarité des services offerts entre les villes, définir les fonctions à attribuer à chaque territoire en fonction de ses relations aux autres, et donc penser système et réciprocité plutôt que hiérarchie et autonomie.
(Desjardins et Vanier, 2017)
6Xavier Desjardins et Martin Vanier considèrent l’âge transactionnel comme la possibilité pour chaque territoire de rentrer dans ledit système :
La vraie mission de l’aménagement du territoire n’est pas la compensation, c’est la transaction entre tous les territoires, leurs collectivités comme leurs acteurs qui ne laisse aucun d’eux dans l’incapacité d’entrer dans le système. La vraie mission n’est pas l’aumône, c’est la rétribution collectivement consentie des ressources que les uns et les autres mettent dans ce système. « L’inégalité » des territoires garantit que ces ressources sont très complémentaires. Reste à réguler l’échange des biens communs réciproques, qui rendra de fait les territoires solidaires, et remotivera l’économie publique des biens territoriaux.
(Desjardins et Vanier, 2017)
7Cependant, imaginer de telles alliances, c’est faire deux présupposés. Le premier présupposé est que tous les territoires possèdent les mêmes capacités à se projeter, à déterminer des ressources territoriales (Gumuchian et Pecqueur, 2007), à se différencier – puisque le but est de faire circuler des ressources que les autres ne possèdent pas – et à négocier ces ressources – pour justement les faire circuler. Le second présupposé est que tous les territoires sont solidaires les uns des autres et que les outils permettant le dialogue entre eux sont suffisants pour voir un tel âge transactionnel advenir – notamment en favorisant la définition concertée de ressources différenciées et l’acceptation collectivement consentie du partage des charges de centralité et de périphérie. Seulement, imaginer de telles alliances, c’est surestimer l’horizontalité des rapports entre les territoires (Epstein, 2013). Plus encore, c’est oublier les rapports de pouvoir qui existent entre les territoires, les inégalités fondamentales qui les divisent et qui empêchent, de fait, le modèle réticulaire de fonctionner comme ses thuriféraires voudraient qu’il fonctionne : le modèle comporte en lui-même les contradictions du libéralisme, dont il est issu.
8Des outils permettent pourtant d’étudier les rapports de pouvoir dans le système territorial, parmi lesquels le modèle centre-périphérie. Il s’agit d’un outil d’analyse dit « systémique » en ce qu’il permet d’étudier, dans un milieu donné, les relations entre les éléments dudit système, éléments ici discriminés en deux groupes : les centres et les périphéries. Selon Alain Reynaud (Reynaud, 1981), un centre est « là où les choses se passent » (Reynaud, 1981, p. 32) : il est au cœur des réseaux, il a une « capacité d’auto-développement » (Reynaud, 1981, p. 23) et il est un lieu de concentration du pouvoir. À l’inverse, la périphérie se détermine en creux de la définition du centre, elle en « constitue le décalque, le contraire, le corollaire ou le complément » (Reynaud, 1981, p. 36). Plus important, centres et périphéries sont intrinsèquement liés par des rapports asymétriques de dépendance et de domination. L’interaction dynamique entre les centres et les périphéries fait rentrer le couple dans une perspective dialectique et relative (le centre existe parce qu’il y a une périphérie et inversement) qui permet l’analyse systémique. Si l’on mobilise un tel cadre d’analyse, des questions se posent immédiatement : si des rapports de domination existent entre les territoires, qu’en est-il d’une quelconque égalité entre eux ? Qu’en est-il de leurs structures de dialogue, si nécessaires à leur mise en cohésion dans un modèle d’aménagement en réseau qui se déploie ? Pour reprendre les présupposés qui permettrait l’avènement d’un « âge transactionnel » : tous les territoires ont-ils vraiment les mêmes capacités à émettre des projets et à négocier avec leurs pairs ? Tous les territoires peuvent-ils vraiment être solidaires les uns des autres dans un contexte de compétition généralisée ?
9Pour investiguer sur ces thèmes, nous développons dans notre thèse une démarche méthodologique renvoyant à une triple perspective systémique, monographique et comparative. Nous observons les dysfonctionnements du système territorial depuis les périphéries en nous appuyant sur l’étude de six communautés de communes représentatives des espaces de faibles densités en région Occitanie. Trois sont situées autour de Toulouse : les communautés de communes Quercy-Vert Aveyron, Bastides de Lomagne et Arize-Lèze ; trois sont situées autour de Montpellier : les communautés de communes Lodévois et Larzac, Minervois au Caroux et Piémont Cévenol (fig. 1 et tableau 1).
Figure 1 – Les six communautés de communes étudiées en région Occitanie
Tableau 1 – Données principales des communautés de communes étudiées
Source : Insee, 2020
Réalisation : Labat
10Nous avons là les éléments du système à l’étude : les centres, que sont les métropoles toulousaines et montpelliéraines, les périphéries, que sont les intercommunalités étudiées, et le milieu dans lequel elles se situent, la région Occitanie. Ces intercommunalités sont situées à l’orée des grandes aires urbaines du zonage en aire urbaine de l’Insee (à l’exception de Quercy Vert-Aveyron qui fait partie de l’aire urbaine de Montauban). Il s’agit par conséquent de territoires qui ne bénéficient pas d’une proximité immédiate aux métropoles et dont le nombre d’actifs-navetteurs est limité – d’où, justement, le classement hors couronne des aires urbaines de l’Insee, relatif à ce facteur. Ainsi, ce sont des périphéries qui bénéficient peu d’une redistribution des revenus par ce biais (soit la dépense supposée en périphérie de revenus générés en centralité par les actifs-navetteurs). Nous observons ainsi des territoires dont les éventuels effets d’entraînements issus des métropoles ne relèvent pas d’une telle circulation des richesses, étant hors des bassins d’emplois métropolitains.
11Par ailleurs, il s’agit de trois types de collectivités et d’établissement publics particulièrement impactés par les lois MAPTAM et NOTRE : la région, la métropole et la communauté de communes. La région Occitanie, Toulouse Métropole, Montpellier Méditerranée Métropole et trois des terrains d’études sont issus de la mise en œuvre de ces lois (c’est-à-dire issus des schémas départementaux de coopération intercommunale prenant effet au 01/01/2017). Notons à escient le fait que ces réformes ont eu lieu durant le mandat municipal 2014-2020, impliquant que des élus vont voir changer, en cours de mandat, à la fois les périmètres de leurs territoires – par conséquent leurs territoires en eux-mêmes – et les compétences qu’ils ont en charge.
- 5 C’est bien là un débat majeur en France : si nous parlons d’État-libéral, c’est que les réformes en (...)
12Puisqu’il s’agit de ne pas tomber dans l’écueil de n’analyser les périphéries qu’à l’aune de leur relation au centre, nous avons étudié l’organisation interne de chaque terrain d’étude – notamment les raisons de leurs constructions politiques et des fusions qui ont été menées –, et les dynamiques démographiques et socio-économiques qui les traversent. Pour cela, nous avons recensé les données statistiques disponibles. Le traitement des données statistiques (Insee) nous donne à voir la diversité des trajectoires territoriales des terrains d’étude (tableau 2). En explorant quelques indicateurs relatifs à la théorie de la base (Talandier, 2007 ; Davezies, 2008), et sans prétendre en proposer une application exhaustive, il est intéressant de s’arrêter sur le fait que, par rapport à la moyenne régionale, les six terrains d’étude ont une propension générale à être plus dépendants aux revenus de transfert de l’État (revenus publics, résidentiels et prestations sociales), et ce de plus en plus (tableau 2). Cette situation paraît paradoxale alors que l’État semble se retirer des territoires. Il est pourtant présent et peut même être d’un soutien majeur par ces flux 5. Cela dit, ce n’est pas pour autant que les territoires acquièrent les moyens de leur autonomie – « autonomie » étant à entendre ici comme la capacité à s’autodéterminer à travers la production d’un projet de territoire local et par la capacité à le mettre en œuvre via des politiques publiques adaptées.
Tableau 2 – Tableau de synthèses des indicateurs du degré de dépendance et de progression de la dépendance aux revenus basiques liés à des revenus de transfert de l'État. Comparaison entre les six communautés de communes étudiées et la moyenne régionale
* Bien que le chômage soit un revenu d'activité, le taux de chômage reste un indicateur de la vitalité du marché de l'emploi et de la propension future des actifs à obtenir un revenu d'activité ou une prestation sociale.
Source : Insee
Réalisation : Labat
- 6 Divers maires, des présidents et vice-présidents de communautés de communes, des conseillers départ (...)
- 7 Divers directeurs généraux de services ou chargés de missions sur des thématiques variées aux échel (...)
- 8 Artisans, employés, agriculteurs, chefs d’entreprises, etc.
- 9 Associations et structures à visées culturelles, sociales, environnementales ou de développement lo (...)
13Enfin, l’objet étant d’observer les pratiques de l’interterritorialité, nous avons procédé à une revue de la littérature grise locale (les études et documents de planification des différentes institutions) et, surtout, nous avons recueilli les points de vues des acteurs locaux grâce à une large enquête qualitative. Nous avons conduit 100 entretiens semi-directifs auprès des acteurs des communautés de communes étudiées, les interrogeant sur leurs représentations concernant leurs rapports au territoire, leurs rapports à la ville et enfin sur les évolutions, selon eux, de ces rapports. En suivant Nicole Mathieu dans sa méthode (Mathieu, 2004), le principe est de mettre en œuvre une analyse des représentations pour repérer les décalages entre les modèles de gestion des territoires et les dynamiques réelles du changement socio-spatial. Ainsi, le panel est décomposé en deux sphères : la sphère technico-administrative, comprenant les élus 6 et techniciens 7 des différents échelons territoriaux (effectifs : 50) et la sphère socio-professionnelle, comprenant les acteurs socio-professionnels 8 et associatifs 9 (effectifs : 50).
14Tout ce travail de terrain, de lecture et d’analyse a donné lieu à plusieurs résultats, abordés pour répondre, dans l’ordre, aux questionnements suivants :
-
Quels (dys)fonctionnements internes des périphéries ?
-
Quelles relations verticales lient les périphéries à l’État et à la région?
-
Quelles relations horizontales lient les périphéries et les centres (les métropoles) et les périphéries entre elles ?
15Le premier ensemble de résultats concerne le fonctionnement interne des périphéries. Rappelons-le, dans le cadre d’un État-libéral, les périphéries doivent intégrer par leurs propres moyens le système territorial dont la cohésion d’ensemble repose sur la réciprocité. Elles doivent dès lors déterminer les objets qu’elles peuvent faire circuler. C’est pourquoi les périphéries sont censées être en capacité de porter des projets de territoires autour desquels elles articulent des stratégies de différenciation et la définition de ressources territoriales.
16Les communautés de communes étudiées en sont aujourd’hui incapables. Incapables, en tout cas, de répondre entièrement à la triple injonction qui leur est faite de se raconter (c’est le récit territorial), de se projeter (c’est le projet de territoire) et de définir des politiques publiques en fonction du récit qu’elles font d’elles-mêmes (c’est l’action locale). Les moyens humains et financiers des communautés de communes, qui doivent leur permettre d’élaborer de tels projets, sont trop limités pour y répondre correctement.
- 10 « Après une première diminution de 1,5 million d’€ des dotations de l’État en 2014, l’article 14 de (...)
17En termes de finances, plusieurs facteurs limitent l’autonomie du bloc local. La baisse des dotations globales de fonctionnement depuis les années 2000 – accentuée durant les années 2010 10–, couplée à une augmentation générale des dépenses de fonctionnement de ces collectivités, accroît la part du budget contraint par les compétences obligatoires (Cour des comptes, 2018, 2019a et 2019b). Cela signifie que les communautés de communes périphériques ont tout simplement moins de marges pour élaborer des projets, expérimenter, investir. Or, leurs moyens humains – l’ingénierie territoriale disponible, donc – dépend immédiatement de ces moyens financiers limités. L’ingénierie territoriale ne peut alors qu’être insuffisante, et les compétences d’aménagement de l’espace et de développement économique, compétences stratégiques dont elle sont en charge, qu’être mal prises en main. Concrètement, après l’analyse des organigrammes des six communautés de communes étudiées, nous avons eu l’occasion d’approfondir le sujet avec les directeurs généraux des services pour deux d’entre elles. Le résultat est sans appel : pour respectivement 140 et 180 agents au total, chacune de ces intercommunalités déploie seulement 0,3 équivalent temps plein pour la compétence aménagement des territoires et 0,8 équivalent temps plein pour la compétence développement économique. Ce sont des communautés de communes de gestion et non de projet.
18Par ailleurs, et/ou par conséquent, les communautés de communes se tournent vers leurs structures supracommunautaires (pôles d’équilibres en territoires ruraux, pays, parcs naturels régionaux), dotées elles en ingénierie de projet : c’est leur rôle. Il est important de le souligner puisque les périphéries et les projets qui y sont fondés ne sauraient se résumer à l’échelle intercommunale. Mais en passer par des structures supracommunautaires participe de la complexification du meccano territorial, en ajoutant encore une couche au mille-feuilles. Pour certains ce n’est pas un problème, le système territorial doit être souple et s’adapter à toutes les situations. Pour d’autres, cela le rend toujours plus illisible, qui plus est au regard des citoyens qui ne comprennent plus le fonctionnement des institutions qui les gouvernent. Qui plus est, le périmètre du territoire de projet (pays, PETR ou PNR) diffère du périmètre du territoire de gestion (la communauté de communes). En tout cas, en région Occitanie, la couverture du territoire par les structures supracommunautaires, due en partie aux politiques contractuelles de la région, ajoute à une déconnexion de cette dernière vis-à-vis du bloc local (communes et communautés de communes) ; nous y reviendrons.
19Les communautés de communes restant compétentes en matière de développement économique et d’aménagement de l’espace, elles tentent de déployer des stratégies, malgré leur manque de moyen global et l’existence de structures qui en produisent pour elles. Et les élus des communautés de communes agissent avec des référentiels parfois datés : par exemple, ils tendent à plébisciter les zones d’activités – et elles seules – pour attirer des entreprises, alors que les limites de ces outils sont connues depuis longtemps, lorsqu’ils ne sont pas pensés dans une stratégie transversale (équipement de la zone d’activités, accessibilité et infrastructures de transport, accueil des entreprises, mise en réseau et animation du réseau, etc.). D’ailleurs, une technicienne déplore que la logique soit plus de répondre aux attentes politiques communales que de déployer une vraie stratégie à l’échelle intercommunale :
On se retrouve avec une réflexion sur [une première commune], avec une réflexion sur [une deuxième commune], une zone d’activités sur [une troisième commune] qui peine à se commercialiser depuis dix ans, parce que hors coût du marché, et une extension de zone d’activités sur [une quatrième commune], puisqu’il ne faut vexer aucun des centre-bourgs. Voilà. Tout ça sans se poser la question ne serait-ce que s’il y a un besoin des entreprises.
(Technicienne en charge du développement économique d’une des communautés de communes étudiées, entretien, juin 2019)
20De la même façon, partout sont présents les référentiels associés à la résidentialisation et à la touristification (ou mise en tourisme), visant à attirer les revenus sur place. L’économie présentielle, présentée comme un support de développement majeur pour (et par) nombre de territoires, comporte pourtant des limites importantes : i) l’instauration d’une logique de rente corrélée à un délaissement de la base productive ; ii) la génération de compétition interterritoriale ; iii) une circulation des richesses difficilement vérifiable et quantifiable à l’échelle locale. Les stratégies des communautés de communes sont finalement peu territorialisées et leur efficacité semble toute relative. Nous les qualifions de « génériques ».
21Des communautés de communes périphériques tentent bien de construire des ressources territoriales, malgré tout. Nous avons pu approfondir l’exemple de la soie, en Piémont Cévenol, dans nos travaux. Mais lorsqu’une telle ressource est en cours d’élaboration, des limites apparaissent. Une des limites qui nous intéresse ici est qu’il s’avère que l’échelle intercommunale ne peut être la bonne : le périmètre administratif d’un établissement public de coopération intercommunale ne recouvre pas la réalité économique d’une ressource territoriale. Cette dernière suppose un dialogue entre les collectivités concernées, une coordination. Les entretiens relatifs à la ressource « soie » ont révélé qu’une telle interterritorialité n’existait pas : chaque territoire développe une stratégie sur ce thème sans se coordonner avec ses voisins.
- 11 Information recueillie lors d’un entretien avec le directeur général des services d’une des interco (...)
22Les périphéries ne sont donc pas en capacité de se raconter et de se penser au futur. Plus édifiant, le projet de territoire de l’une des intercommunalités étudiées a même été rédigé par un stagiaire de passage, non pas par ses élus, ni même par ses techniciens 11. Et force est de constater que cette intercommunalité ne fonctionne pas plus mal qu’une autre. Le projet ne fait pas le territoire institutionnel aujourd’hui, et inversement, malgré la logique à l’œuvre selon laquelle le projet est la pierre angulaire de la construction des politiques publiques. Autant d’éléments nous amènent à énoncer que nous assistons, plutôt qu’à une différenciation des périphéries, à leur standardisation.
23Attachons-nous maintenant à parler des relations interterritoriales en elles-mêmes.
24Le deuxième ensemble de résultats souligne une évolution des relations interteritoriales verticales, tendant vers un renversement des rôles entre l’État et la région auprès des périphéries.
25Les rapports entre les territoires et l’État sont conflictuels. Une partie de la tension naît du retrait apparent de l’État quand les territoires locaux lui sont dépendants. La dépendance est directement liée aux politiques d’aménagement orientées vers les périphéries, ou la dépendance est indirecte, via les revenus de transferts de l’État, évoqués plus tôt (revenus publics, résidentiels et prestations sociales ; voir analyse du tableau 2). À cela s’ajoutent une instabilité des systèmes d’aides de l’État et des financements qui varient d’une année à l’autre, générant du stress territorial (Subra, 2012).
26Malgré tout, l’État reste présent : il restructure son action auprès des territoires et a désormais recours au gouvernement à distance (Epstein, 2006). Par les outils qu’il met en place pour accéder à ses crédits – les appels à projets, les labels, les indicateurs de performance – et par les critères que les projets locaux doivent remplir pour être lauréats, l’État détermine de fait la définition de ces projets. Aussi, il continue de contractualiser avec les territoires locaux, voire il accroît la contractualisation directe. C’est le cas avec les contrats de ruralités ou avec les contrats de relance et de transition écologique.
27C’est le retour de l’État, qui n’est jamais vraiment parti d’ailleurs, mais un retour dont les finalités sont peu claires : quelle est la logique à l’œuvre ? Quelle logique guide l’action de l’État auprès des territoires ? Les enquêtés sont perplexes quand ce sujet est abordé et aucun n’a été en capacité d’apporter une réponse (élus locaux, techniciens de quelque serp Pays, PETR ou PNR), mis à part les représentants de l’État eux-mêmes (entretiens auprès de techniciens de directions départementales des territoires). La feuille de route de l’État n’est pas explicite en matière d’aménagement des territoires et d’organisation territoriale.
28Si l’on s’intéresse à l’échelon régional, avec l’exemple de la région Occitanie, un autre faisceau d’éléments vient interroger les transformations à l’œuvre. Il s’agit de l’échelon censé coordonner les territoires infrarégionaux et jouer le rôle d’interface avec l’État. Pourtant, la réforme qui a mené à la fusion des régions a, de l’avis de l’ensemble des personnes interrogées, contribué à son éloignement vis-à-vis des territoires. Le fait que la région Occitanie soit désormais deux fois plus grande que la Belgique n’y est pas étranger : l’implication des élus dans les commissions thématiques est rendue difficile par les temps de trajets requis pour se rendre aux réunions (un élu Tarn-et-Garonnais qui se rend à Montpellier pour un quelconque événement fera environ 7 h de route dans la journée). Aussi, les outils numériques sont insuffisants pour y pallier. Maire-info, le quotidien de l’Association des maires de France et des présidents d’intercommunalités (AMF), indique que :
les élus ont fait remarquer qu’ils étaient « réservés » sur la généralisation de la dématérialisation des réunions des organes délibérants et qu’ils souhaitaient que celle-ci reste « exceptionnelle » : en effet, ont-ils estimé, le caractère présentiel des réunions « constitue un gage pour le débat démocratique ». Ils suggèrent de ne privilégier, sauf circonstances exceptionnelles, climatiques par exemple, la téléconférence que pour les réunions « non-décisionnaire ».
(Maire-info, 2020)
- 12 laregion.fr/L-Assemblee-des-Territoires (consulté le 17/12/2021).
29Mais l’accroissement des distances n’est pas le seul facteur explicatif du sentiment d’éloignement. Comme le révèle notre enquête, le lien avec les élus et les techniciens locaux s’est distendu à divers titres. D’abord, l’interface entre la région et les territoires est faible. Les conseillers régionaux sont trop peu nombreux pour faire le lien. Ce problème est identifié tôt et la région met en place des outils pour y pallier. C’est le cas de l’assemblée des territoires, instituée dès novembre 2016, « composée de 158 élus représentatifs ne siégeant pas au conseil régional, eux-mêmes désignés de façon paritaire par les élus de leur agglomération, de leur métropole, de leur bassin de vie ou de leur territoire de projet (pays, pôles d’équilibre territoriaux et ruraux, parcs naturels régionaux, groupes d’acteurs locaux 12) ». L’objectif est un accroissement de l’interface avec les territoires infrarégionaux. Cependant, de tels outils semblent insuffisants et mal identifiés : l’assemblée des territoires n’a pas été citée une fois par les enquêtés, pourtant questionnés explicitement sur le sujet de leur lien à la région. Par ailleurs, la fusion des régions provoque une réorganisation interne de l’institution et les services sont peu accessibles, pendant plusieurs années. Un élu le regrette et synthétise un sentiment partagé :
La région, on s’en éloigne de plus en plus par ses compétences. […] Par sa taille aussi. Avant, on téléphonait à la région, on avait un rendez-vous. Pas à la date voulue, mais on avait un rendez-vous. Aujourd’hui, c’est inaccessible. Moi, maire de [Saint-Martin], je téléphone à la région, on va m’envoyer bouler. [Avant], je téléphonais à la région, « maire de [Saint-Martin] », on connaissait pas, mais c’était un maire. Donc : « oui, on va vous recevoir, monsieur Untel va vous recevoir ». Aujourd’hui, c’est fini. Ça, c’est fini. On s’en éloigne. Le staff, les conseillers régionaux sont inabordables. Dans [notre département], on a six élus conseillers régionaux […] : on peut pas les approcher, on peut pas.
(Élu local, maire et vice-président d’intercommunalité, entretien, février 2019)
30Nous formulons l’hypothèse que la réorganisation interne des régions s’accompagne de modifications immanentes, soit d’évolutions de long terme, qui trouvent une partie de leurs traductions dans la recomposition des relations interterritoriales. Dit plus simplement : il n’y aura pas de retour en arrière, les modalités des relations entre la région et le bloc local ont définitivement évolué.
31Et ce mouvement trouve un écho en ce qu’en parallèle, la région Occitanie choisit de rationaliser son action. Elle normalise son rapport aux territoires infrarégionaux en contractualisant plutôt avec les structures supracommunautaires qu’avec les communautés de communes. En effet, pour accompagner un développement aussi équitable que possible dans son périmètre d’action, la région Occitanie contractualise avec le bloc local et les structures supracommunautaires. Après les contrats territoriaux uniques, traduction concrète du volet territorial du CPER 2015-2020, la région signe des contrats territoriaux Occitanie/Pyrénées-Méditerranée avec les métropoles de Toulouse et de Montpellier, les 21 communautés d’agglomération et urbaines régionales et 33 pays, PETR et PNR. La contractualisation avec les territoires périphériques est médiatisée par les structures supracommunautaires et les acteurs des institutions locales déplorent les difficultés qu’ils rencontrent à financer des projets qui ne sont pas prévus dans ces contrats. Ainsi, les communautés de communes qui ne sont pas intégrées dans une structure supracommunautaire sont exclues d’une grande partie des financements région, transitant par ces contrats. Cela provoque la création de structures supracommunautaires dites « de guichet » qui n’ont pour vocation que la contractualisation avec la région et à flécher ses financements, structures qui ne sont fondées sur aucun projet. C’est le cas d’un PETR créé à ces fins :
Dans des territoires ruraux comme [ici], je vois pas la nécessité de passer par un intermédiaire PETR. Il y a pas de garantie supplémentaire – on le voit bien aujourd’hui avec [tel] PETR –, de coopération entre EPCI. Ils ont créé un PETR, mais aujourd’hui, il est créé parce qu’il y a un contrat. Il y a pas de volonté particulière – mais parce qu’ils sont pas mûrs – de travailler à l’échelle [de ce] PETR.
(Technicien d’un conseil départemental, entretien, juin 2019)
32Ainsi, la région médiatise ses relations, ajoutant une interface entre elle et le bloc local, qui plus est parfois artificiel, ajoutant in fine au sentiment d’éloignement. Pour terminer, notons que le schéma régional d’aménagement porté par la région (le SRADDET) est désormais prescriptif : il s’impose aux documents d’urbanismes locaux dans la hiérarchie des normes. Cela participe de la défiance des acteurs locaux vis-à-vis de la nouvelle région.
33Un entretien en dit long sur le renversement à l’œuvre au sujet des rôles de l’État et de la région auprès des périphéries :
Mais j’ai senti avant même la fusion qu’il y avait une difficulté à avoir du lien avec la région. Alors là, avec la fusion, déjà le temps qu’ils se réorganisent, à un moment, il n’y avait plus personne. Là, peut-être que ça va redémarrer un peu. Les contrats de ruralité vont peut-être nous mettre autour de la table. Les PETR aussi.
(Directrice de pôle développement d’une intercommunalité, entretien, février 2018).
34Ici, ce sont les contrats de ruralité et les PETR qui devraient permettre de refaire lien à la région. Or, les contrats de ruralité sont portés par l’État. C’est donc l’État qui est attendu pour faire du lien entre collectivités territoriales. Et si les PETR sont cités, ici, c’est bien parce que le dialogue avec la région Occitanie est médiatisé via ces derniers, dans le cadre de la contractualisation. Finalement, l’État se voit attribuer les caractères de proximité, d’adaptation et de négociation qui sont habituellement attribués à la région. Et leurs rôles de s’inverser, questionnant sur le futur de l’organisation territoriale : quels rôles de l’État et de la région dans l’articulation du dialogue avec les territoires ? Et surtout, à quelles fins ?
35Enfin, rappelons après ces considérations que ni l’État ni la région ne s’occupent d’organiser les relations horizontales entre centres et périphéries. Ces derniers doivent dialoguer, se coordonner, s’auto-organiser alors qu’ils sont tenus par des rapports de domination.
36Le troisième ensemble de résultats porte sur les relations interterritoriales horizontales, censées se développer pour permettre une cohésion territoriale par la circulation des richesses, et dont les modalités manifestent plutôt une compétition généralisée.
37Malgré le volontarisme affiché par certains et quelques démarches en cours, le dialogue en est presque au point mort entre centres et périphéries. À cela, plusieurs raisons qui portent tant sur la forme, c’est-à-dire sur les outils de l’interterritorialité, que sur le fond, c’est-à-dire sur les motivations à pratiquer l’interterritorialité.
38Des outils existent pour favoriser le dialogue interterritorial, dont un bien connu : le contrat de réciprocité. Il lie une intercommunalité ou un pays à une métropole et s’articule autour de plusieurs thématiques. Ce dispositif créé en 2015 a connu un succès très relatif puisqu’en 2019, seuls six contrats ont été signés en France. Le contrat de réciprocité signé entre Toulouse Métropole et le pays Portes de Gascogne (département du Gers) en est souvent cité comme l’exemple-type. Ce type de contrats n’ouvre pas droit à l’obtention de crédits pour mettre en œuvre des actions. Il est uniquement organisationnel. La seule incitation qui existe est une facilitation de l’obtention de crédits ultérieurs. Nous avons donc un PETR qui s’organise avec la métropole voisine pour la mise en place, entre autres, de filières d’approvisionnements en électricité ou en produits agro-alimentaires. Au sujet de la production d’électricité, un élu du PETR nous explique qu’un contrat est en cours de construction avec la métropole :
On a de l’espace et la métropole est intéressée pour qu’on puisse produire dans le Gers de l’électricité, par exemple photovoltaïque, et qu’on puisse, par le biais d’un contrat, revendre cette électricité à la métropole qui pourrait ainsi tenir des engagements sur la consommation d’énergie verte sur son territoire. Là, ils ont organisé une première réunion avec Engie [où j’étais], un opérateur qui essaie de se positionner sur ce type de contrat, pour mettre en relation des territoires qui pourraient se rendre services mutuellement pour la production d’énergie.
[…] On pourra avoir une concurrence avec les territoires ruraux autour de la métropole […]. Certainement. Disons que nous, on aura l’antériorité. Notre atout sera là : on aura une longueur d’avance.
(Élu local, maire, vice-président d’intercommunalité, vice-président de PETR, entretien, mai 2019)
39Son objectif est d’avoir une « longueur d’avance » sur les autres périphéries dans la construction d’une telle alliance – plutôt, d’un tel marché. L’intérêt, au fond, pour le territoire en question, est de se positionner vis-à-vis du marché local qu’est la Métropole, avant les autres périphéries. Et c’est le centre qui est gagnant : la mise en concurrence des périphéries lui est profitable puisqu’il est en situation de monopsone (c’est-à-dire une situation de monopole inversée où il n’y a qu’un seul demandeur, mettant en concurrence les multiples offreurs). Le centre est donc en situation de déterminer à son avantage les conditions de la contractualisation avec les périphéries.
40De la même manière, les périphéries, mobilisant l’économie présentielle, misent sur le tourisme et en particulier sur le tourisme dit « de proximité ». En effet, les études locales, qu’elles soient opérées directement par les offices intercommunaux de tourisme et par les agences départementales (et comités départementaux) du tourisme ou par des bureaux d’études privés, révèlent toutes la part importante des excursionnistes urbains dans l’ensemble des touristes qui viennent dans les périphéries. C’est la fonction récréative des périphéries que l’on retrouve ici. Le ciblage marketing s’oriente alors vers une attraction de ce public. Or, les clientèles de proximité des périphéries toulousaines ou montpelliéraines sont les mêmes pour chacune des périphéries : ce sont les toulousains d’un côté et les montpelliérains de l’autre. Et les périphéries de rentrer en concurrence les unes avec les autres afin d’être le territoire qui puisse profiter le plus de cette source limitée de touristes : c’est à qui sera le plus visible en ville (présentoirs dans les offices des Métropoles) ou, plus convaincant pour notre démonstration, qui aura le mieux activé son réseau pour être privilégié dans les actions collectives en cours :
« Avec Toulouse Métropole, [on a organisé] un projet sur le volet coopération touristique. L’idée, c’est qu’on crée des passerelles entre nos deux territoires pour inviter les gens qui habitent, surtout, sur Toulouse, à découvrir notre territoire. […] On s’est demandé comment faire. On a parlé de communication commune, de mettre des documents dans les offices de tourisme. Et là on s’est trouvé heurté face à une certaine résistance, non pas de Jean-Luc Moudenc, mais… comment dire, de ses interlocuteurs techniques ou politiques qui auraient, en gros, fait la réclame d’un territoire voisin. Le principe du développement touristique, c’est que les touristes ils restent chez vous et qu’ils n’aillent pas ailleurs. Là, on a dû, comment dire, faire preuve de créativité et de tact. »
(Technicien de communauté de communes, entretien, juillet 2019)
41Les intérêts de la périphérie pour laquelle un acteur travaille valent mieux que les intérêts des périphéries en général ou du système dans son ensemble. La concurrence systémique apparaît : puisque le développement d’un territoire dépend de sa capacité à bénéficier des effets d’entraînement du centre, l’objectif est de maximiser les flux, quitte à ce que ce soit au détriment des autres, de tels flux étant limités (le nombre d’excursionnistes urbains n’est pas étirable à l’infini).
42Si les périphéries sont ainsi mises en concurrence, n’assiste-t-on pas à l’avènement d’un nouvel égoïsme territorial ? Une situation où chacune d’entre elles devra se marchander mieux que sa voisine pour profiter des effets d’entraînements du centre ?
43Pour résumer, nous sommes dans un contexte de réformes qui tendent à faire prévaloir un modèle d’aménagement réticulaire. Dans ce modèle, la cohésion des territoires et la résorption des inégalités reposent sur leurs capacités à intégrer le système, à la fois par le portage d’un projet local, par une solidarité de fait entre les territoires et par un dialogue interterritorial.
44Aucun de ces présupposés ne tient face à l’étude du système territorial depuis les périphéries, qui permet la démonstration d’une concurrence généralisée dans un système territorial qui se libéralise et au sein duquel la solidarité est évincée au profit de la réciprocité. Deux voies s’offrent à nous.
45La première voie est celle de la réforme interne. Nous pouvons éventuellement persister dans ce modèle et considérer que les limites actuelles à l’interterritorialité sont dépassables, en usant des bons outils. Pour appuyer la détermination des projets locaux des périphéries, ce peut être un accroissement de leurs moyens humains et financiers, par exemple. C’est l’un des enjeux du programme petites villes de demain, qui permet plus d’ingénierie territoriale locale. En ce qui concerne l’interterritorialité verticale ou horizontale, des mesures peuvent être prises pour améliorer le dialogue et la concertation, ce qui semble nécessiter des incitations financières au vu du manque d’engouement pour la contractualisation qui n’ouvre pas droit à des crédits supplémentaires (comme les contrats de réciprocité).
- 13 Pour un approfondissement du sujet et des cas d’études plus amplement détaillés et illustrés, nous (...)
46La seconde voie est celle d’une réforme générale de l’organisation territoriale. Nous pouvons ainsi considérer que le modèle auquel nous nous référons possède des impasses intrinsèques, infranchissables. La première d’entre elles étant la perpétuation de rapports de domination entre des centres et des périphéries, dans un contexte de compétition généralisée, qui empêche et empêchera toujours la construction d’une alliance des territoires et d’une solidarité interterritoriale. L’analyse d’un paradoxe qui empêche une évolution vers une organisation territoriale plus vertueuse nous amène à considérer sérieusement cette seconde voie. En effet, alors même qu’il est toujours plus question de concertation et de participation citoyenne, la démocratie représentative et la technicisation croissante de l’aménagement empêche une appropriation collective des projets des territoires et de la détermination de leurs liens. Les solutions seraient alors à trouver dans une autre manière de faire du politique et c’est tout un changement sociétal qui est en jeu. Dès lors, il faudrait construire un autre modèle autour d’un autre récit territorial, aux échelles locale, nationale et internationale, récit dans lequel chaque territoire, quel qu’il soit, ait sa place et ait un rôle à jouer. Ce récit, beaucoup aujourd’hui tentent de l’écrire (Bouba-Olga, 2019 ; Jousseaume, 2021), impulsant une nouvelle manière de se raconter collectivement, au-delà du récit métropolitain – où les territoires périphériques tentent de se définir chacun de son côté, isolément, sans conception d’une trajectoire commune, où le tous contre tous prévaut finalement. Dans le contexte des différenciations territoriales, conceptuellement, cela revient à d’abord subsumer les territoires en question sous leur condition commune de périphérie, pour ensuite pouvoir penser leur diversité et l’organisation de leurs complémentarités, entre eux d’une part, et avec les centralités d’autre part 13.