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Les institutions culturelles au prisme des réformes territoriales : le cas des opéras en Nouvelle-Aquitaine et Grand-Est

Cultural Institutions and Territorial Reforms: The Case of Opera Houses in Nouvelle-Aquitaine and Grand-Est
Instituciones culturales y las reformas territoriales: el caso de las óperas en Nouvelle-Aquitaine y Grand-Est
Guy Saez
p. 71-84

Résumés

Les récentes réformes territoriales (Maptam et NOTRe) et celle initiée par la loi sur la liberté de la création, de l’architecture et du patrimoine (LCAP) constituent à la fois des instruments législatifs, des opportunités politiques et des prétextes utilisés par les acteurs pour modifier le système institutionnel des politiques culturelles et particulièrement celui de l’opéra. La contribution, fondée sur une enquête dans deux nouvelles grandes régions, Nouvelle-Aquitaine et Grand-Est, montre des attentes contradictoires, une dialectique métropolisation/régionalisation embryonnaire et un fonctionnement improbable des instances de régulation. Malgré ces incertitudes, le monde de l’opéra entame sa mue en épousant, avec des bonheurs divers, le répertoire le plus actuel des politiques culturelles.

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Texte intégral

Introduction

1L’art lyrique est l’un des plus anciens, des plus structurés et des plus homogènes de la grande série des mondes de l’art (Becker, 1984). Cette ancienneté est fondée sur une convention d’exceptionnalité (Crossley et Bottero, 2015). L’art lyrique est un art exceptionnel sur le plan artistique, dans la mesure où il réunit plusieurs arts, où sa tradition esthétique remonte aux cours européennes d’Ancien Régime. Sur le plan financier, c’est l’un des arts le plus coûteux dans son fonctionnement normal. Enfin, il continue d’intéresser des personnes exceptionnelles (aristocratie puis grande bourgeoisie, amateurs éclairés), un public homogène qui se reconnaît comme élite à travers l’art. Cette exceptionnalité a été souvent critiquée mais jamais remise en cause fondamentalement (de Saint-Pulgent, 1991). Aujourd’hui, cependant elle vient buter sur une série de changements sociaux, politiques et artistiques qui la transforme profondément au point, peut-être, de la faire disparaître. Dans les conditions du xxie siècle, l’exceptionnalité devient plutôt un handicap qu’un privilège et la stratégie de survie consiste plutôt à inscrire le monde de l’art lyrique dans le monde commun des politiques culturelles, de sorte qu’il se débarrasse de cette exceptionnalité et qu’il épouse un certain nombre des conditions « normales » de fonctionnement des politiques publiques culturelles.

2On sait que les institutions aspirent à la stabilité. Les institutions culturelles ne dérogent pas à la règle, bien qu’elles aient en charge, comme pour le cas de l’opéra, la création artistique, le renouvellement des formes, les innovations dans tout le processus de production, en sus de leur mission patrimoniale. Or, le mouvement de banalisation que connaît l’opéra depuis quelques années entraine une forte instabilité.

3Les raisons en sont multiples. Il faut évoquer en premier lieu les évolutions de l’orientation idéologique des politiques culturelles depuis le milieu du xxe siècle, telles qu’elles sont synthétisées dans le tableau 1. Au début du xxie siècle, c’est autour de la notion de diversité que se recomposent les politiques culturelles. Cette notion et les valeurs qu’elle porte, institutionnalisées par la reconnaissance législative des droits culturels, se montre peu compatibles avec la tradition de l’opéra. Quand elle entre dans le monde de l’opéra, l’« offre politique » qu’est la diversité déstabilise tout l’édifice de codes, coutumes, manières de faire habituels au monde de l’opéra. Les formes d’appropriation et les jeux de distinction qui le caractérise sont moins bousculés par l’arrivée de nouveaux publics et leur moindre investissement dans l’entre-soi et le paraître social que délégitimées par le discours de la diversité et des droits culturels. Pressés par leurs tutelles politiques de renouveler les publics, et les procédures pour attirer ces publics, les professionnels conviennent que les conventions de public habituelles à l’opéra sont en train de changer et que, comme tout changement, il comporte un élément d’incertitude. De la même façon, lorsqu’on prend le risque de l’ouverture de la programmation à des genres ou à des esthétiques nouvelles, on augmente la zone d’incertitude dans laquelle se meut une maison d’opéra.

Tableau 1 – Étapes et formes de légitimation des politiques culturelles

Phases

Démocratisation

Développement

Diversité

Territoire

National

Partenariat national/local

Ouverture internationale « glocal »

Institution

État

Club investisseurs publics

Public/privé

Style de politique publique

Top down

Coopération

Bottom up

Orientation économique et culturelle

Logique de l’offre

Différenciations fortes

Différenciations en débat

Logique de la demande interculturalité

Acteurs

Artistes professionnels

Professionnels ; amateurs, associations

Amateurs, consommateurs

Source : Saez

  • 1 La France s’inscrit dans le grand mouvement du « rescaling » spatial bien analysé par Michael Keati (...)

4À cela s’ajoutent, troisième dimension, les incertitudes nées du changement plus ou moins brusque du cadre de régulation, qui va nous occuper ici. La situation est en effet préoccupante pour des institutions qui doivent s’adapter à trois réformes de l’organisation territoriale (loi sur les métropoles du 27 janvier 2014, loi de réorganisation des régions du 16 janvier 2015 et loi de réforme régionale du 7 août 2015) qui génèrent un puissant « réagencement juridique de l’ordre social » (Caillosse, 2007, p. 64). À cela s’ajoute la plus ambitieuse loi jamais votée sur la régulation de la vie culturelle (loi LCAP du 7 juillet 2016). Cet ensemble de réformes introduit ainsi des éléments d’inquiétude. Les métropoles mises en place en 2015 vont-elles modifier le cadre dans lequel évoluent les maisons d’opéra ? Va-t-on vers une métropolisation de la culture ou reste-t-on encore dans le cadre municipal, et pour combien de temps ? Les réformes régionales, en modifiant les échelles spatiales de la gouvernance 1 avec les nouvelles régions, en leur attribuant de nouvelles compétences, posent le problème de la gestion des infrastructures culturelles des anciennes régions fusionnées et de leur adaptation à une nouvelle prospective de l’aménagement du territoire. Elles obligent à des interrogations politiquement délicates : y a-t-il « trop » d’opéras dans telle région ? Mais c’est surtout au niveau des styles de gestion des politiques publiques que se situent les exigences les plus concrètes. Faudra-t-il organiser une coopération avec les institutions inclues dans le nouveau périmètre alors que rien n’y obligeait par le passé ? Doit-on harmoniser les règles d’attribution des subventions ? Et selon quels critères ? En bref, tout le cahier des charges des opéras est à revoir selon les logiques probablement différentes de l’État, des villes et des nouvelles régions. Aux réformes, justifiées au moins en partie dans le discours des responsables politiques par la volonté de réduire les dépenses publiques, s’ajoutent de fortes menaces sur les dépenses culturelles. Les autorités publiques, anciennes ou nouvelles qui financent l’art lyrique, majoritairement ou marginalement, sont-elles fatalement condamnées à réduire leurs financements en raison de la crise générale des finances publiques ? Le domaine culturel doit-il faire les frais de la vive tension qui s’est exprimée entre l’État et les collectivités territoriales qui ont amenées celles-ci à se retirer de la conférence nationale des territoires le 3 juillet 2018 ? Quel sera l’effet de cette rétraction des subventions sur le budget des opéras et, conséquemment, sur leur prestige ? Que peut-il en résulter, en particulier dans les relations que devront nécessairement avoir les villes, les régions et l’État, relations qui devront donner une consistance plus ou moins ferme à la nouvelle gouvernance culturelle ? Telles sont les interrogations qui traversent le monde de l’art lyrique.

  • 2 L’enquête a été commanditée par la Réunion des opéras de France avec le concours de l’Observatoire (...)

5En nous appuyant sur une enquête comparative 2 en Nouvelle-Aquitaine et Grand-Est, on examinera en quoi les récentes réformes territoriales et l’ambitieuse réforme initiée par la loi sur la liberté de la création, de l’architecture et du patrimoine (LCAP) constituent à la fois des instruments législatifs, des opportunités politiques et des prétextes utilisés par les acteurs pour modifier l’ensemble du système institutionnel de l’opéra en France. Malgré ces incertitudes peu ou mal structurées, le monde de l’opéra entame sa mue en épousant, avec des bonheurs divers, le répertoire le plus actuel des politiques culturelles ainsi que sa relation aux institutions publiques et à son ancrage social. Au-delà du discours sur le rayonnement, la relation de l’opéra à son territoire engage, à chaque fois que les acteurs abordent cette question, une conception de l’identité et du rôle de la musique dans la fabrique de cette identité. Si les acteurs s’inscrivent dans un territoire (pour les élus) et/ou dans un engagement en faveur de la musique (pour les professionnels), ils objectivent assez rarement les tensions que cela peut provoquer de sorte que la problématique musique/territoire reste obscure (Canova, Bourdeau et Soubeyran, 2014). Bien que ces évolutions ne soient pas tout à fait abouties, on voit se dessiner progressivement une nouvelle cartographie, modifiant les équilibres et les références du passé. Il serait très présomptueux de prétendre à une évaluation correcte des récentes réformes métropolitaine et régionale. On veut seulement montrer qu’elles produisent, dans notre domaine d’investigation, des attentes contradictoires, une dialectique métropolisation/régionalisation qui n’est pas posée en tant que telle par les responsables et des instances de régulation au fonctionnement encore improbable.

I – Une coopération métropolitaine difficile

6La question du bon périmètre de l’action publique urbaine se trouve périodiquement en tête de l’agenda politique. Avec la loi du 16 décembre 2010 de réforme des collectivités territoriales, la métropole fait son entrée en scène. Mais c’est à la loi du 27 janvier 2014 de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles (MAPTAM) que revient, comme son nom l’indique, d’affirmer les métropoles. Cette affirmation repose sur l’idée que la richesse d’un pays dépend de la bonne organisation de son économie politique urbaine. La culture, qui devient une compétence de la métropole, participe à cette richesse à condition qu’on organise sa gouvernance, selon les principes de la cultural political economy (Maxwell, 2001) comme dans la plupart des grandes villes du monde. L’intégration de fortes stratégies culturelles au sein de la gouvernance urbaine autorise alors à parler des villes comme des nouveaux centres de commandement culturel et d’un tournant culturel métropolitain. Cependant, il n’y a pas un modèle unique de développement de la métropole. Une controverse politique et scientifique occupe depuis longtemps élus et planificateurs (Feiock, 2009 ; Lefèvre, 2009). D’un côté, on pense qu’il faut s’abstenir de constituer un gouvernement métropolitain intégré car ses frontières seront inévitablement remises en question par le développement urbain. Il vaut mieux chercher des coopérations entre les entités publiques existantes et laisser s’installer une certaine compétition entre elles pour améliorer l’efficacité des services publics. De l’autre, on estime que les coûts de transaction de cette sorte d’anarchie (à peine) organisée sont trop élevés et on milite pour la création d’une entité publique de niveau supérieur qui puisse rationaliser l’action, institutionnaliser des règles, normes, et procédures s’imposant aux entités composantes, voire destinées à les faire disparaître.

7En insistant sur la nécessité de consolider et fédérer les capacités de production artistiques dans les nouveaux ensembles métropolitains, en encourageant les mutualisations et en favorisant leur rayonnement national et international, le ministère incitait clairement les villes à se lancer dans l’aventure de la métropolisation culturelle. Avec un résultat très mitigé. Pour l’heure, les effets ne sont encore guère concluants et les transferts progressent lentement. L’obligation d’un vote à la majorité qualifiée des deux tiers du conseil métropolitain en vue de reconnaître un « intérêt métropolitain » pour transférer les compétences des communes membres est sans doute un frein. De nouveaux transferts ont eu lieu avant la fin de l’année 2016, date limite pour les effectuer. Toulouse et Nantes ont ainsi transféré leur opéra, comme l’avait déjà fait Montpellier. L’identité des institutions en est immédiatement affectée. Par exemple, l’opéra de Toulouse s’intitule toujours théâtre du Capitole alors que celui de Montpellier a opté pour la nouveauté la plus exhaustive : opéra orchestre national de Montpellier Occitanie. L’opéra de Bordeaux a perdu sa référence à l’Aquitaine, tandis que celui de Nancy prend celui de sa région disparue : opéra de Lorraine. Ces décisions ne contribuent pas toujours à clarifier la situation des politiques culturelles. Si une ville annonce, par exemple, qu’elle va « sanctuariser » son budget culturel à 60 millions d’€, alors que le budget municipalité-centre est voté à 46 millions d’€ et celui de la métropole à 14 millions d’€, de quelle « ville » parle-t-on au juste ? L’influence déterminante des villes se lit dans les financements qu’elles accordent aux opéras, comme le montre le tableau 2.

Tableau 2 – Financements publics des opéras du Grand-Est et de Nouvelle-Aquitaine en 2015 et 2016 (en €)

2015

2016

Ville +EPCI

Départ.

Région

État

Ville

Départ.

Région

État

Bordeaux

15 524 100

1 630 000

4 743 000

15 149 000

1 580 000

4 743 000

Limoges

4 729 180

320 000

3 000

5 300 000

320 000

36 000

Metz

6 935 600

6 890 280

Nancy

8 911 000

15 000

1 325 000

2 994 000

8 701 000

35 000

1 325 000

2 994 000

Reims

2 716 900

155 240

229 180

124 380

2 708 200

186 480

257 000

149 460

OnR

12 953 350

50 000

1 304 000

5 039 800

9 989 980

30 000

1 304 000

5 039 820

Source : Réunion des opéras d’Aquitaine

  • 3 Seuls deux équipements ont été transférés à la métropole, le musée de la Création de Bègles et le C (...)

8Un transfert peut être également l’occasion d’une modification du statut juridique d’une institution culturelle. Le contrôle direct de la mairie de Bordeaux sur l’opéra en régie personnalisée exclut par exemple de passer à un statut d’établissement public de coopération culturelle (EPCC) fortement recommandé par la Cour des comptes. Au terme des discussions entre les villes et Bordeaux Métropole qui ont duré toute l’année 2016, la ville de Bordeaux garde une totale autonomie sur le fonctionnement et la programmation de ses institutions culturelles, ce qui satisfait plusieurs autres élus de la métropole, peu désireux d’être conviés à suivre le mouvement 3. Ils insistent sur la nécessité de préserver des éléments de proximité entre les habitants et leurs élus communaux pour sauvegarder les identités locales car la construction d’une identité métropolitaine leur semble improbable. Ils ne s’interdisent pas de nouer des accords intercommunaux ad hoc entre certaines communes de la métropole. Pour d’autres élus, il faudra bien, à un moment donné, en venir à une réelle métropolisation et Bordeaux Métropole devra progressivement se saisir de cet enjeu.

9Les élus de Nancy ont fait le même choix que ceux Bordeaux pour leur opéra, mais un choix métropolitain pour d’autres institutions. On observe alors une dissociation entre des équipements culturels susceptibles de passer à la métropole (les musées, le conservatoire) et ceux qui restent sous contrôle municipal, essentiellement les équipements de spectacle vivant. S’agit-il d’une stratégie des petits pas ? Ou alors est-ce le signe d’une situation bloquée en raison des divergences politiques entre la ville et la métropole ? La métropole de Nancy défend « les jeunes et le public des zones d’éducation prioritaire ». Plus significativement encore, elle souhaite réactiver des projets d’aménagement culturel du Sillon lorrain en « accordant une importance particulière à la coordination des fonctions d’intérêt métropolitain dans le domaine culturel ». À ce titre, elle rappelle les engagements des parties (État, région, villes de Nancy et de Metz, communauté de Metz-Métropole, orchestre national de Lorraine, ballet de Lorraine) signataires d’un « protocole relatif à la mise en place d’un pôle lyrique, symphonique et chorégraphique en Lorraine ». Le protocole a été signé le 8 avril 2011. On peut ici rappeler qu’un rapprochement entre l’opéra-théâtre de Metz et l’opéra national de Lorraine avait été inscrit dans le contrat de plan État-région pour la période 2000-2006. Il s’agissait d’élargir le rayonnement culturel de la Lorraine en constituant un pôle lyrique, symphonique et chorégraphique. Il y avait là un potentiel de coordination entre les grandes villes et la région Lorraine qui ne s’est pas actualisé.

  • 4 Selon le président de la Fédération nationale des directeurs d’affaires culturelles, commentant les (...)

10Le deuxième frein à l’expansion des compétences métropolitaines ressort à la politique symbolique. Par leur inscription dans l’espace urbain et leur monumentalité les opéras offrent des ressources de prestige. Principaux financeurs, des maires veulent garder la main sur l’opéra par rapport à la métropole, ce qui leur permet de choisir le statut juridique et le directeur. L’arrivée à la direction de l’opéra de Bordeaux de Marc Minkoswki, artiste prestigieux, place la ville et son maire en pleine lumière au travers d’une communication choisie. Dans le même temps, la mairie de Bordeaux insiste sur la nécessité pour l’opéra de coopérer avec d’autres équipements de la ville, avec l’Éducation nationale, le domaine de l’action sociale, etc., ce dont les acteurs n’ont pas l’habitude 4. On lui demande une plus grande « lucidité » quant aux contraintes qu’il doit imposer à son fonctionnement et une recomposition profonde de son modèle managérial (Sicca et Zan, 2005). Les élus ont en effet intégré les diverses théories en cours sur l’économie politique de la culture ; ils sont particulièrement sensibles aux normes du marketing territorial qui leur enjoint de transformer leurs institutions de prestige en véritables « attracteurs » pour faire la différence dans la compétition des villes, laquelle commence par une compétition intra et interrégionale. Disposer d’un opéra de renom c’est gravir les marches du prestige, améliorer le classement de sa ville dans les rankings des magazines : on ne lâche pas la proie pour l’ombre. Si l’opéra théâtre de Metz Métropole affiche son appartenance métropolitaine (depuis 2004), cela reste une exception.

II – Une agrégation de disparités régionales

11Les principaux indicateurs comparés des deux nouvelles régions, auxquels nous avons adjoint ceux de l’Occitanie pour donner plus de perspective à la comparaison (tableau 3) montrent des valeurs relativement proches (population, PIB, dépenses culturelles totales…).

Tableau 3 – Principaux indicateurs régions Nouvelle-Aquitaine, Occitanie et Grand-Est

Nouvelle-Aquitaine

Occitanie

Grand-Est

Population hab.

5 905 000

5 792 000

5 558 000

Superficie km2

Densité

84 036 km2

70 hab/km2

72 724 km2

80 hab/km2

57 433 km2

97 hab/km2

Communes

Départements

4 503

12

4 565

13

5 195

10

PIB millions d’€

% national

158 075

7,5

152 446

7,2

148 287

7,0

PIB/habitant €

Revenu médian disponible € (m. nat. 19 786)

27 008

19 360

26 744

18 888

26 707

19 761

Pop. active

2 646 237

2 674 400

2 603 333

Taux chômage

9,6

11,9

10

Fonction publique %

8,8

8,4

8,3

Tourisme (nuitées)

32 276

39 060

15 730

Dépenses culturelles milliers d’€

827 199

887 376

848 463

Communes / %

416 547 / 50 %

431 556 / 49 %

460 995 / 54 %

Groupements / %

134 392 / 16 %

187 089 / 21 %

123 549 / 15 %

Départ. / %

124 638 / 15 %

120 250 / 14 %

106 883 / 13 %

Région / %

61 544 / 7 %

69 197 / 8 %

53 923 / 6 %

Min Culture / %

90 078 / 11 %

79 284 / 9 %

103 113 / 12 %

€/Hab (total)

231,7

217,3

231

Dép. Lyrique et chorégraphique

114,1

82

111,3

Emplois cult.

39 099

45 510

30 485

Source : Réunion des opéras d'Aquitaine

Figure 1 – Lieux de spectacle vivant en 2015, Grand-Est

12www.la-nouvelleaquitaine.fr/grande-region-aquitaine-limousin-poitou-charentes-pdf

Source : Atlas Grand-Est, lieux de spectacle vivant, Arteca, 2015

13Mais si on se reporte à la situation des anciennes régions fusionnées, on voit que l’ensemble Aquitaine-Limousin-Poitou-Charentes accusait de fortes disparités sur le plan culturel (tableau 4). Les budgets de l’Aquitaine étaient deux fois plus élevés que ceux du Limousin (23,4 contre 11,1 millions d’€), Poitou-Charentes se situant entre les deux avec 20,4 millions d’€. La forte polarisation autour de l’opéra national de Bordeaux-Aquitaine était à l’image du rôle de commandement culturel de la région urbaine bordelaise. La répartition des orchestres y est moins polarisée puisqu’à côté de l’orchestre national Bordeaux-Aquitaine on trouve au sud l’orchestre de Pau-Béarn, au nord l’orchestre de Poitou-Charentes ainsi que l’orchestre des Champs-Élysées, enfin à l’est l’orchestre de Limoges. Des ensembles de musique contemporaine comme Proxima Centauri et Ars Nova viennent élargir la palette musicale régionale.

Tableau 4 – Dépenses culturelles des anciennes régions fusionnées

Budget culturel € 2013

Budget culturel € 2015

Budget spectacle vivant %

Budget orchestres opéras (labels)

% orchestres, opéras

Effectifs culturels région

Effectifs agences culturelles

Aquitaine

23 449 000

61 500 000

40,2

1 790 000

7,6

40

48

Limousin

11 165 800

43,5

370 000

3,3

21

18

Poitou-Charentes

20 466 000

38

1 511 000

7,3

36

15

Alsace

12 064 000

53 900 000

26

1 043 000

8,6

28

39

Champagne-Ardenne

14 629 000

8,4

21

36

Lorraine

22 208 000

49,8

3 000 000

13,5

34

14

Languedoc-Roussillon

43 402 000

68 100 000

39,2

4 000 000

9,2

67

37

Midi-Pyrénées

26 287 000

48,6

1 040 000

4

32

8

Source : Direction générale des finances publiques, 2015

14Les dotations à la ligne orchestres plus opéra indiquaient une forte disproportion en faveur de Bordeaux alors que le Limousin n’accordait que 370 000 € à l’opéra de Limoges, qui n’avait aucun soutien financier de l’État. En Poitou-Charentes, l’absence de maison d’opéra explique que la totalité de l’aide de la région et de l’État va à aux orchestres. Les crédits d’intervention de l’État, trois fois plus élevés en Aquitaine que dans le Limousin et deux fois plus élevés en Poitou-Charentes (70,2 millions d’€, 41,8 et 22,2 millions d’€), ne corrigeaient pas ces disparités.

15La situation est bien différente dans le nouveau Grand-Est car les grandes villes des anciennes régions Alsace, Champagne-Ardenne et Lorraine disposent d’un opéra – Reims (opéra de Reims), Metz (opéra-théâtre de Metz Métropole) et Nancy (opéra national de Lorraine) – et un réseau d’opéras à Strasbourg, Colmar et Mulhouse regroupé dans un syndicat intercommunal (Opéra national du Rhin). La nouvelle région est bien pourvue en orchestres ; toutes les grandes villes disposent d’un ensemble symphonique. Les interventions de l’État y sont plus équilibrées puisque l’Alsace et la Lorraine recevaient respectivement 49,6 et 48,9 millions d’€ tandis que Champagne-Ardenne recevait 37,9 millions d’€.

16En revanche, les dotations des régions variaient du simple au double (22,2 millions d’€ en Lorraine pour 12 millions d’€ en Alsace, Champagne-Ardenne consacrait alors 14,6 millions d’€ à la culture).

III – Les réorganisations dues aux réformes régionales

17La situation dans la région Nouvelle-Aquitaine se résume à savoir quelles seront les modalités, faibles ou intenses, de la coopération entre l’opéra de Bordeaux et celui de Limoges, étant entendu qu’ils n’ont pas le même statut institutionnel, organisationnel et artistique. Il s’agit donc d’emblée de penser en terme de complémentarités entre les deux sites dans une région qui compte quatre entités comme le dit plaisamment un professionnel : « il s’agit d’assurer la fusion de quatre régions : Limousin, Poitou-Charentes, Aquitaine et métropole bordelaise ». Les autorités de tutelle incitent fortement les opéras à multiplier les coproductions pour limiter la hausse des coûts. On envisage favorablement à Bordeaux un travail de mutualisation avec Limoges pour ne pas reproduire certains échecs du passé. Mais on fait remarquer que le système des coproductions suppose que la participation financière demandée à chaque maison ne soit pas dissuasive. Une concertation entre les structures musicales des trois régions à l’automne 2015 avait déjà produit de bons résultats, mais ils doivent être maintenant accompagnés par les collectivités territoriales pour les conforter. À Limoges, il n’y pas d’inquiétude particulière quant aux relations avec l’opéra de Bordeaux dont on reconnaît le rôle national et l’envergure de ses coproductions internationales. Dès lors que Limoges a fait le choix de supprimer son ballet en 2015 en raison de fortes contraintes économiques, il est apparu indispensable de construire des partenariats régionaux avec d’autres ballets pour maintenir des représentations chorégraphiques, c’est la raison des accords avec le ballet de l’opéra de Bordeaux qui ont été trouvés pour la période 2015-2018. À l’opéra de Limoges, on se voit volontiers comme une institution légère et mobile, « un pôle de tremplin professionnel » susceptible de se déplacer plus facilement sur le territoire en développant des projets innovants, de nature à « désacraliser » l’opéra en l’intégrant mieux au paysage local. Tout le contraire de l’albatros bordelais. En même temps, l’opéra de Limoges a la capacité d’accueillir les productions de Bordeaux et de leur assurer ainsi un grand rayonnement régional. On affiche alors des positionnements artistiques distincts mais complémentaires.

Figure 2 – Lieux de spectacle vivant en 2015, Nouvelle-Aquitaine

Figure 2 – Lieux de spectacle vivant en 2015, Nouvelle-Aquitaine

Réalisation : L’A. Agence culturelle Nouvelle-Aquitaine

Source : L’Affût/Dossier « Grande région Aquitaine, Limousin, Poitou-Charentes – Quelles nouvelles opportunités pour les acteurs culturels ? », octobre 2015

  • 5 Un exemple : un communiqué annonce en avril 2018 que l’agence culturelle d’Alsace devient agence cu (...)

18Dans le Grand-Est, la réforme régionale a été vécue douloureusement, notamment du côté de l’Alsace 5. La difficulté à intégrer la nouvelle donne se voit jusque dans le nom des opéras puisque, comme on l’a déjà signalé, celui de Nancy continue de s’appeler opéra national de Lorraine alors que la région n’existe plus juridiquement. En revanche l’opéra de Reims annonce qu’il se donne pour mission « l’irrigation du territoire régional », sans que l’on sache de quelle « région » il s’agit. Les professionnels ont rapidement réagi aux premières orientations de la nouvelle région annonçant une rationalisation du champ de l’art lyrique et suggérant l’augmentation des coproductions entre les maisons. Ils ont fait savoir que la coproduction leur apparaissait comme une fausse piste car ils craignent que l’injonction politique prélude à une entreprise de réduction financière de la production artistique : moins de créations, un peu plus de diffusion. Toute une série de conséquences pourraient en découler, comme la réduction des forces artistiques permanentes, constante épée de Damoclès. Une stratégie de mise à distance de l’injonction consiste à s’affranchir du cadre territorial tel qu’il est administrativement configuré. « Les limites administratives ne créent pas le territoire » disent certains professionnels. Le territoire serait plutôt un effet de l’action volontaire d’équipes qui travaillent ensemble, et qui se justifie par son efficience. C’est une manière de réinventer les fameux « territoires de projets » de la fin du xxe siècle et que les deux nouvelles réformes voudraient rendre inutiles. On comprend ici que les arrangements spatiaux ou l’« aménagement culturel du territoire » ne reçoivent le nom de « territorial » que d’une façon performative puisque les seuls attributs réellement et solidement territoriaux relèvent de l’État. La façon brusque dont les régions ont été « reterritorialisées », la manière dont sont découpées les « métropoles » et dont on fait disparaître des départements montre clairement que le mot « territoire » est vidé de son sens. « Les réformes ont été ressenties comme relativement violentes par les élus » estime le président de la Fédération nationale des élus pour la culture. Quand les professionnels de la culture disent qu’ils veulent, par leur seul travail, créer des « territoires de projet », ils manifestent le souhait de s’affranchir des contraintes politico-administratives qui leur seraient imposées dans les nouvelles régions (et leurs subdivisions) qui n’ont à leurs yeux aucune justification sociale ou culturelle. Pour eux, la pratique de collaboration prime aujourd’hui sur l’idée de coproduction. Si ce modèle n’est pas à exclure, il n’apparaît cependant pas comme étant la priorité et la création d’un spectacle ne doit pas en dépendre.

19Les professionnels ont également proposé une harmonisation des règlements du travail, des salaires la mise en place d’une base de données commune, référençant les différents techniciens, artistes, chefs de chant, musiciens instrumentistes et choristes supplémentaires pour mieux réguler les emplois. La mutualisation de la formation est une autre piste qu’ils envisagent avec les organismes spécialisés comme Assurance formation des activités du spectacle et le Centre national de la fonction publique territoriale. Le centre de formation d’apprentis associé à l’opéra de Nancy est souvent cité comme référence pour attirer des jeunes aux métiers techniques du spectacle.

20Ils proposent de créer une base de données des matériels, accessoires, costumes, instruments de musique de chaque maison, facilitant ainsi le prêt de ces matériels dans toute la région. Une des plus lourdes tâches des opéras au plan matériel concerne le stockage des décors. Chaque nouvelle création suppose des décors nouveaux qu’il faut ensuite entreposer, à l’issue de la série des premières représentations pour les reprises futures. Certains éléments des décors se trouvent réemployés rapidement mais l’essentiel doit être conservé pour pouvoir être mobilisé sans trop d’effort. Aussi, la question du stockage est-elle stratégique. On a pu à ce propos expliquer que le succès du mode de gestion de l’Opéra-Bastille tient à sa capacité d’entreposer plusieurs décors et de les mobiliser rapidement, à un moindre coût, pour des reprises (Agid et Tarondeau, 2003). L’analyse intègre plusieurs « effets de structure » dont la taille de la salle et le principe de l’alternance des représentations anciennes et nouvelles grâce à la technologie de stockage utilisée, paramètres qui « transforment radicalement les conditions économiques de fonctionnement de l’Opéra-Bastille (Agid et Tarondeau, 2003, p. 63). Les maisons de Bordeaux et Toulouse avaient ébauché un projet interrégional pour établir un lieu de stockage de leurs décors dans une des villes à mi-distance environ des deux métropoles. Ce projet est abandonné avec la création des nouvelles régions. La question ressurgit désormais comme une donnée intrarégionale. Dans une région aussi vaste que la Nouvelle-Aquitaine, quel lieu choisir pour entreposer des décors ? Si l’on veut que ce lieu serve à un plus grand nombre de compagnies, s’il doit être un symbole de la mutualisation des organismes de spectacle, il ne faut pas qu’il soit trop éloigné du pôle métropolitain puisque c’est là que se concentrent 60 à 70 % des compagnies. Cette solution, rationnelle du point de vue économique, exemplaire du point de vue de la coopération entre l’opéra de Bordeaux et les autres institutions culturelles métropolitaines, tournerait le dos à une coopération plus exclusive entre les deux opéras de Bordeaux et Limoges. La problématique est bien différente dans le Grand-Est puisque la répartition géographique des quatre maisons d’opéra est plus favorable et surtout les quatre directeurs se sont accordés pour proposer la création d’un espace de stockage à Metz.

21Les maisons d’opéra du Grand-Est proposent de mettre en œuvre une stratégie de communication concertée, passant par la création de documents communs, l’ouverture des sites internet aux informations de chaque maison. Une tarification privilégiée pour les abonnés des quatre maisons est prévue mais l’effort le plus important concerne le jeune public, les dossiers pédagogiques constitués, les relations avec les autorités académiques. Enfin, la relance de la coopération transfrontalière qui devrait être un marqueur fort du territoire régional, est une priorité de l’OnR.

22Certains responsables politiques se sont étonnés de ce que des professionnels proposent d’eux-mêmes des orientations, grillant en quelque sorte la politesse aux élus. Un registre encore plus critique exprime un scepticisme plus ou moins profond à l’égard de leur volontarisme et des solutions préconisées : « voilà plus de 20 ans qu’on parle des problèmes de stockage des décors ! Et qui va financer ? La Drac et la région sont au bout de leurs possibilités » ; « ce n’est qu’un plan de communication sous pression ». Le sentiment qui prévaut est que la situation repose sur un équilibre précaire si on l’aborde par le thème du seuil de rentabilité économique et de l’efficience organisationnelle sans évoquer la qualité artistique. Dans le Grand-Est, on n’use plus de circonvolutions pour se demander s’il n’y a pas un orchestre de trop, un ballet de trop, un opéra de trop… La situation est moins complexe dans la Nouvelle-Aquitaine puisque personne ne conteste à l’opéra de Bordeaux son rôle de chef de file. C’est donc autour d’une logique de réseau qu’il faut recomposer les collaborations, faire émerger les valeurs communes et un sens partagé de l’action culturelle, établir des relations de travail en dehors de la ville. On réfléchit à un système avec des formes plus légères pour le lyrique pour mieux diffuser sur toute la région, donner plus de visibilité à des expériences jusque-là confidentielles. Mais d’autres acteurs se sentent aussi en droit de se poser des questions sur ce qui n’a pas bien fonctionné dans les anciennes régions et qui fonctionnerait mieux dans la nouvelle. On signale à ce propos les collaborations entre Bordeaux et Biarritz sur le plan chorégraphique : « à un moment il faudra aussi se poser la question de savoir s’il faut deux ballets dans cette région ? ». À l’avenir, ces négociations auront pour cadre les « commissions cultures » placées auprès des conférences territoriales de l’action publique, commissions, faut-il le rappeler envisagées puis supprimées par la loi NOTRe en 2015 et rétablies par la loi LCAP l’année suivante. En 2017, la Nouvelle-Aquitaine se donnait cinq ans pour réaliser l’harmonisation des politiques publiques et de tous ses règlements d’interventions. Se pose la question de savoir si cette harmonisation va se faire par l’adoption de schémas directeur pour chaque filière professionnelle (spectacle, arts plastiques, patrimoine, etc.) ce qui risque d’accentuer la sectorisation au détriment de la transversalité recherchée, et quels moyens financiers seront accordés.

IV – Les choix budgétaires des régions

23La grande inconnue de ces temps de réforme reste la stratégie budgétaire des différentes collectivités publiques, affectées par les effets de la crise économique et financière post-2008, et particulièrement touchées par la baisse des dotations aux collectivités territoriales. Le tableau 5 montre que dans la répartition des dotations aux opéras, les régions ont eu des rôles divers mais plutôt en troisième rang. Les nouvelles régions vont-elles faire de la culture leur variable d’ajustement ou au contraire « sanctuariser », voire augmenter leur soutien ? Un argument plus spécifique à l’art lyrique est souvent évoqué. Plusieurs directeurs ont maintes fois dénoncé l’iniquité qui frappe la province par rapport à Paris. En 2018, le budget que le ministère de la Culture consacre aux opéras parisiens est de 125 millions d’€ tandis que les 13 structures d’art lyriques non-parisiennes reconnues reçoivent ensemble 28 millions d’€. Paris est traditionnellement privilégiée et le ratio Paris-province varie entre 79 % et 75 %. Comme le constate sévèrement un rapport de l’inspection générale du ministère de la Culture, « Le fait prééminent reste le poids considérable des dépenses d’intervention affectées à Paris et l’Île-de-France, soit les deux-tiers. Cette réalité devrait être une préoccupation de premier rang dans l’application de la loi Maptam et dans les réflexions sur la décentralisation culturelle » (Chiffert, Chavigny et Le Gal, 2014, p. 37).

Tableau 5 – Budgets de quatre régions

Population (en millions d’hab.)

PIB/hab (en €)

Budget 2017 (milliards d’€)

Budget culture (millions d’€)

Budget culture (en %)

Budget culture (en €)/habitant

Grand-Est

5,67

26 713

2,821

52,0

1,8

9,17

Hauts-de-France

6,10

25 228

3,271

69,5

2,1

11,39

Nouvelle-Aquitaine

6,01

27 013

3,094

86,9

2,8

14,45

Occitanie

5,82

26 748

3,437

85,6

2,5

14,71

Source : direction générale des collectivités locales, INSEE, budgets des régions

  • 6 En 2013, les budgets du Nord-Pas-de Calais – 52,9 millions d’€ – et de la Picardie – 24,05 millions (...)

24Une indication plus précise des orientations culturelles des régions peut être lue dans les décisions budgétaires pour 2017 et 2018, celles de 2016 étant fondées sur un consensus de reconduction à l’identique des budgets agrégés de 2015. Le tableau 5 situe les poids respectifs de quatre budgets régionaux et la part qu’y prennent les budgets culturels. Les choix faits par ces quatre régions qui sont proches par leur population et dont la richesse mesurée par le PIB par tête n’est pas trop éloignée sont assez différents. On a pu dire que « d’excellentes nouvelles » pour les mondes de la culture sont venues au début de 2017 de la région Hauts-de-France dont le président a annoncé un budget culturel 2017 à 83 millions d’€ en hausse de 18 % avec une perspective de monter jusqu’à 110 millions en fin de mandature 6.

25Dans la région Grand-Est, le budget culture 2017 était annoncé à 53 millions d’€ (soit le même montant qu’en 2016) pour un budget total de 2,82 milliards. Si la progression est nulle entre 2017 et 2016, elle est en nette progression de 6,4 % par rapport aux budgets cumulés des trois anciennes région (48,90 millions en 2013). Le CESR Grand-Est a regretté le manque d’explication de la politique culturelle dans le budget primitif 2017 et s’est étonné que la faible progression dont fait état le budget primitif 2018 soit absorbée par la dotation aux langues régionales ; il a averti : « La culture est une compétence partagée mais elle ne doit pas devenir une compétence oubliée » (CESR GE, 2018, p. 24).

26Ce ne semble pas être le cas en Nouvelle-Aquitaine. Son effort est nettement plus accentué que celui du Grand-Est. Les dépenses culturelles régionales cumulées en 2013 de l’Aquitaine, du Limousin et de Poitou-Charentes s’élevaient à 55,06 millions. Le budget total de la Nouvelle-Aquitaine en forte hausse passe de 2,817 milliards en 2016 à 3,0 894 milliards en 2017. Le budget culturel est également en forte progression puisqu’il passe à 86,9 millions.

27L’annonce de progression la plus spectaculaire vient de l’Occitanie. Son budget global est de 3,437 milliards en 2017 alors que celui voté en 2016 était de 2,89 milliards, soit une progression de 18 %. Elle fait encore plus pour la culture puisqu’elle annonce un budget culturel à 85,64 millions en forte hausse par rapport au budget de 2016 (63,7 millions). Toutefois, il faut se rappeler qu’en 2013, les budgets culturels cumulés de Languedoc-Roussillon et Midi-Pyrénées s’établissaient à 69,68 millions, la progression réelle pour 2017 serait de 23 %.

28L’incidence des budgets des nouvelles régions est globalement peu sensible en ce qui concerne les opéras, y compris dans les régions qui ont annoncé des hausses spectaculaires de leur budget culturel. Pour l’Occitanie, les subventions allouées à l’opéra de Toulouse (534 000 €) sont identiques depuis 2014, celles de l’opéra de Montpellier (4 000 000) ne bougeaient pas depuis 2015. Dans les Hauts-de-France, l’opéra de Lille bénéficie d’une augmentation de 150 000 € à 1 980 000 € (contre 1 830 000 depuis 2014). Quant aux maisons de notre étude, on ne signale aucun changement dans les attributions des nouvelles régions qui, comme le montre le tableau 5, restent identiques à ce qu’elles étaient en 2016 et 2015, à peu de choses près : l’opéra de Bordeaux perd 50 000 € sur les 1 630 000 de 2014 ; l’opéra de Reims gagne 22 400 € par rapport à 2015.

29En dehors des départements dont la baisse n’a pu être enrayée, les évolutions entre 2016 et 2017 sont peu marquées pour l’État et les régions. Certaines villes sont plus touchées par ce qu’on a appelé la « rétraction » des subventions publiques, d’autres augmentent leurs subventions. En juin 2016, le Syndeac alertait sur une « démolition en cours » :

Depuis des mois, nous alertons la puissance publique sur la gravité des conséquences de la réforme territoriale […]. Les collectivités se désengagent du financement de la politique de la culture […]. Si rien n’est fait, c’est le modèle fondamental de la décentralisation culturelle qui aura vécu […]. Nous appelons solennellement à la nomination d’un haut-commissaire auprès du préfet de chaque région pour réguler le financement de la culture selon des projets territoriaux (Syndeac, 2016).

30On vient de le voir, ces craintes n’étaient pas fondées ; elles révèlent pourtant un imaginaire antidécentralisateur tenace.

31Ces données, bien qu’indicatives, ne peuvent en aucun cas permettre de conclure que telle région est plus favorable à la culture que telle autre. La comparaison atteint rapidement ses limites car les régions ont une grande latitude pour faire figurer (ou au contraire s’en abstenir) des initiatives fort variées dans leur budget culture. D’autres paramètres doivent être pris en compte comme par exemple les écarts de richesse existants entre les anciennes régions qui constituent les nouveaux ensembles, ou le taux d’endettement de ces régions. Il faudra donc attendre quelques années encore pour pouvoir déterminer plus précisément la trajectoire culturelle de ces régions.

V – Le contexte de la loi LCAP : partenariat ? attentes ? injonctions ?

32L’action publique culturelle, depuis ses débuts, a été très économe en instruments législatifs et a privilégié une gouvernance fondée sur des labels (Bergeron, Le Galès et Dubuisson-Quellier, 2014) établis et discutés dans des systèmes de coopération entre divers acteurs. L’adoption de la loi LCAP apporte une consécration législative paradoxale à la coopération au point de produire une rupture. Elle reprend le principe énoncé par la loi NOTRe selon laquelle la politique culturelle est « partagée » entre différentes collectivités publiques. Outre la codification juridique de la coopération et des labels, elle introduit la notion de « droits culturels » et elle détaille les 21 objectifs qui constituent désormais l’armature des politiques culturelles.

  • 7 Socle alors décliné en huit points : qualité de l’équipement, présence des artistes en leur cœur, p (...)

33La loi a prévu qu’un décret en conseil d’État fixe les principes régissant l’ensemble des labels. Plusieurs arrêtés ministériels en date du 5 mai 2017 ont fixé à leur tour les missions et charges relatives aux différents labels. Dernier étage de l’édifice normatif, une convention doit être signée entre chaque institution attributaire du label et ses tutelles. L’article 3 de la loi vise à homogénéiser les labels dans le domaine du spectacle vivant selon les principes du « socle des missions fondamentales » qui avaient été rappelées lors des entretiens de Valois 7.

  • 8 La Lettre du spectacle, 2017.

34Ces dispositions s’appliquent à toutes les structures qui reçoivent une aide de l’État, bien que toutes ne reçoivent pas un label de type opéra national ou scènes nationales. En effet, pour certaines catégories d’institutions, des labels ou des « appellations » concernent un deuxième cercle d’institutions davantage orientées vers la participation et le développement culturel que l’on trouve principalement dans les villes moyennes. L’arrêté qui concerne l’appellation « scènes conventionnées d’intérêt national » érige le principe d’un intérêt général pour la création artistique mais y ajoute « le développement de la participation à la vie culturelle ». Les institutions en cause peuvent recevoir trois « mentions » : art et création ; art, enfance, jeunesse ; art en territoire. Chacune de ces mentions peut à son tour se particulariser par l’identification d’une discipline artistique majeure. Même dissociation pour la danse entre les centres chorégraphiques nationaux, lieux de référence nationale pour la création d’œuvres chorégraphiques et la constitution ou l’entretien de répertoires chorégraphiques, et les centres de développement chorégraphique davantage dédiés à « la participation à la vie culturelle [et au] repérage des nouvelles esthétiques en danse ». Pour l’art lyrique l’arrêté établit, à côté du label opéra national en région pour Bordeaux en Nouvelle-Aquitaine, l’OnR et l’opéra de Nancy dans le Grand-Est, la reconnaissance des théâtres lyriques d’intérêt général pour des structures « ayant pour objet principal la production et la diffusion des spectacles lyriques sur le territoire et dont le programme d’actions artistiques et culturelles présente un intérêt général pour la création, le renouvellement, la valorisation et la démocratisation de ce répertoire et de ses formes » (art. 1). C’est dans cette voie que souhaitent s’engager les « petites » maisons d’opéra de Limoges et de Reims. Le soutien sera très différent, la clé de financement restant l’indicateur le plus fiable de la hiérarchie de ces coopérations. L’angle de différenciation porte ici autant sur la « participation » que sur la diversité des formes contemporaines et leurs renouvellements, ce qui peut apparaître comme une relève potentielle du réseau des opéras et des centres chorégraphiques nationaux ou bien comme un réseau artistiquement « alternatif » à ceux du répertoire. La réforme introduit une grande complexité: label national, appellation, mention, mention et discipline ; qualité artistique, participation et développement culturel, répertoire et renouvellement alternatif… Cette complexité sera un obstacle à l’implication résolue des collectivités territoriales dans les négociations de ces labels et conventions ; elle est déjà dénoncée comme une lourdeur insupportable au sein même du ministère. Les milieux culturels étaient depuis longtemps habitués à se classer en « cercles » : premier cercle des labels nationaux, deuxième cercle des structures conventionnées, troisième cercle sans label, et Paris « toujours au centre 8 ».

35Les opéras en région sont des opéras de ville, encore faiblement régionalisés. L’appellation « opéra national en région » ou « théâtre lyrique national » est équivoque dans la mesure où la part nationale est financièrement secondaire quand elle ne se réduit pas à la collation d’un label. La part régionale reste faible puisqu’elle tourne autour de 10 %. Enfin le tournant culturel métropolitain, s’il se manifeste dans les stratégies de politique culturelle suivies ne débouche pas institutionnellement sur une gouvernance métropolitaine. Les régions sont dans une situation inconfortable tant à l’égard des autres financeurs que des professionnels car leurs demandes sont mal reçues et ceux-ci ne veulent pas perdre la main. C’est une épreuve de force symbolique qui dure. L’État se tient loin des problèmes politiques au sein des régions et de leadership entre régions et métropoles. Du coup, la relation métropolisation/régionalisation n’est pas problématisée.

36Tous les acteurs ont cependant un intérêt commun, celui de faire entrer l’opéra dans le rang des politiques culturelles contemporaines. Ils s’y emploient chacun à leur manière, c’est-à-dire sans grande cohérence d’ensemble. C’est ce qui permet aux professionnels de continuer d’opposer une résistance ou de s’approprier des innovations et modernisations qu’ils sont condamnés à mettre en œuvre, de toute façon.

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Données générales sur les trois régions : Nouvelle-Aquitaine, Occitanie, Grand-Est.

Source : Atlas régional de la culture, ministère de la Culture et de la Communication, 2017.

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Notes

1 La France s’inscrit dans le grand mouvement du « rescaling » spatial bien analysé par Michael Keating (2013).

2 L’enquête a été commanditée par la Réunion des opéras de France avec le concours de l’Observatoire des politiques culturelles et dirigée par Guy Saez (2017).

3 Seuls deux équipements ont été transférés à la métropole, le musée de la Création de Bègles et le Carré des Jalles à Saint-Médard-en-Jalles.

4 Selon le président de la Fédération nationale des directeurs d’affaires culturelles, commentant les réformes : « Il faut permettre aux gens de travailler ensemble, ce dont ils n’ont pas l’habitude » (L’Affût, 2017, p. 7).

5 Un exemple : un communiqué annonce en avril 2018 que l’agence culturelle d’Alsace devient agence culturelle du Grand-Est, sans aucune référence au devenir des agences culturelles de Lorraine (appelée à disparaître) et de Champagne-Ardenne.

6 En 2013, les budgets du Nord-Pas-de Calais – 52,9 millions d’€ – et de la Picardie – 24,05 millions – additionnés se seraient élevés à 76,96 millions (Chiffert, Chavigny et Le Gal, 2014). La hausse réelle en 2017 par rapport à 2013 est donc de 7 % et non de 18 % comme l’annonce la communication des Hauts-de-France.

7 Socle alors décliné en huit points : qualité de l’équipement, présence des artistes en leur cœur, présentation régulière d’œuvres artistiques, responsabilité territoriale, responsabilité éducative, accueil d’autres artistes, ouverture à d’autres genres et expressions, complémentarité avec les autres institutions culturelles.

8 La Lettre du spectacle, 2017.

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Table des illustrations

Titre Figure 2 – Lieux de spectacle vivant en 2015, Nouvelle-Aquitaine
Crédits Réalisation : L’A. Agence culturelle Nouvelle-Aquitaine
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/soe/docannexe/image/6012/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 419k
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Pour citer cet article

Référence papier

Guy Saez, « Les institutions culturelles au prisme des réformes territoriales : le cas des opéras en Nouvelle-Aquitaine et Grand-Est »Sud-Ouest européen, 48 | 2019, 71-84.

Référence électronique

Guy Saez, « Les institutions culturelles au prisme des réformes territoriales : le cas des opéras en Nouvelle-Aquitaine et Grand-Est »Sud-Ouest européen [En ligne], 48 | 2019, mis en ligne le 10 janvier 2020, consulté le 21 avril 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/soe/6012 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/soe.6012

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Auteur

Guy Saez

Directeur de recherche émérite, PACTE, Sciences po Grenoble, guy.saez@umrpacte.fr.

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Droits d’auteur

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