- 1 Le projet longévité, mobilité, autonomie (LMA, février 2014-septembre 2017) vise à étudier l’influe (...)
1En s’intéressant aux choix résidentiels des retraités français (dans le cadre du programme LMA 1), nous nous sommes penchées sur le départ de certains d’entre eux en Algarve, au sud du Portugal. Non pas tant que le phénomène soit nouveau : les Européens du nord, plus riches, migrent de longue date vers le sud (Bantman-Masum, 2016 ; Bredeloup, 2016). En Algarve notamment, les Britanniques et les Hollandais ont marqué la transition touristique par leur installation depuis une trentaine d’années (Baron-Yellès, 2006 ; Eaton, 2010 ; Fechter, 2011 ; Warnes et Williams, 2006 ; Williams, King, Warnes et al., 2000). En France, l’Algarve est devenue la destination en vogue, commercialisée et défiscalisée depuis la mise en place opérationnelle du statut RNH (résident non-habituel) en 2013, quatre ans après son adoption en 2009 par le gouvernement portugais. Ce statut offre la possibilité à toute personne n’ayant pas résidé au Portugal pendant les cinq dernières années d’être totalement défiscalisées sur ses pensions de retraite pendant dix ans, à condition de rester minimum 183 jours sur le territoire. Cette opportunité a connu un retentissement médiatique important en France (articles de presse et reportages télé), qui s’est suivi de nombreuses installations de couples français retraités en Algarve depuis 2014. C’est un mouvement récent et difficilement quantifiable. Les chiffres manquent de précision, l’ambassade de France à Lisbonne annonce 16 500 Français (de tout âge) inscrits et évaluent à 30 000 les non-inscrits dont 1 000 dans le sud du pays (mars 2017). La chambre de commerce et d’industrie franco-portugaise annonce quant à elle 4 000 retraités français dans le pays en 2014. Les agents immobiliers d’Algarve annoncent quant à eux l’arrivée de 20 000 Français en 2015.
2L’hypothèse de ce travail suggère que le paradoxe du départ vers l’Algarve illustre une volonté de management de soi, un désir de réalisation de soi. Partir représente un choix risqué qui expose ceux qui s’y engagent à une « double fragilisation ». D’après Robert Castel, elle correspond à la « fragilisation de statuts » puisque la carrière professionnelle prend fin et la « fragilisation des liens sociaux primaires » dans la mesure où la destination est le plus souvent inconnue (Martin, 2013). Les Français qui partent vivre dans le sud du Portugal s’exposent aux vulnérabilités en s’éloignant de leurs réseaux familiaux et sociaux. Le départ souligne également une volonté de s’inscrire dans une perspective dynamique et créatrice afin de redéfinir ce que sera leur vie à la retraite au-delà d’un espace connu et des rôles sociaux et familiaux établis. L’intention, ici, est de prendre comme point d’observation l’espace-temps que constitue la récente migration vers le sud du Portugal de Français, le plus souvent au moment précis de leur passage à la retraite. Le temps est celui de la retraite, transition importante dans les trajectoires biographiques des individus, et étape décisive qui annoncent le vieillissement. L’espace, quant à lui, est celui du mouvement, du déplacement du nord vers le sud et le choix de l’Algarve, nous le verrons, se fait sur des critères de confort et d’opportunités parmi plusieurs destinations méridionales, dessinant une géographie spécifique à cette transition biographique.
3Pour cette enquête, nous avons interrogé en avril 2016 11 retraités âgés de 65 à 85 ans, récemment installés en Algarve et cinq acteurs économiques partie prenantes de ce phénomène : deux agents immobiliers, une avocate, un couple fondateur d’un club privé de sociabilités francophones et la trésorière de la délégation de l’Union des français de l’étranger en Algarve. Aussi, nous garderons pour cette analyse le choix du terme migration pour décrire ces installations, parce que les personnes rencontrées ont changé de résidence principale dans une perspective internationale, pour des raisons politiques, économiques, culturelles et personnelles. C’est un acte qui nous paraît au-delà d’une mobilité résidentielle ou d’un tourisme résidentiel et s’inscrit dans le cadre d’analyses des international retirement migrations (Gustafson, 2001 ; King, Warnes, Williams, 2000 ; King et Skeldon, 2010 ; Nilsson, 2013 ; Oliver, 2008 ; Truly, 2002 ; Williams, King, Warnes et al., 2000) des lifestyle migrations (Benson, 2014 ; Huete, Mantecón et Estévez, 2013 ; Janoschka, 2011 ; O’Reilly et Benson, 2015) et des amenity migrations (Borsdorf, 2009 ; Moss, 2012). Récemment, le terme de « migrations à rebours » (Bredeloup, 2016) a été proposé en échos et contrepoint de ladite « crise migratoire » qui secoue l’Europe aujourd’hui.
4Le temps qui marque celui du passage à la retraite compte parmi ces moments où les repères sont perturbés par de nombreux changements. Dans les faits, la fin de la carrière professionnelle redessine les contours du quotidien dans de nombreuses sphères de la vie des individus, depuis leur routine, jusqu’au fonctionnement familial. Les ajustements nécessaires représentent autant de challenges pour retrouver des repères et donner du sens au quotidien. Le temps du passage à la retraite est donc un marqueur fort du vieillissement dans les parcours de vie. Il s’agit alors d’un moment d’observation privilégié où se reconfigure le quotidien en dehors du cadre professionnel, cadre normatif puissant et contraignant. D’après Robert Castel, parmi « les axes fondamentaux d’intégration à la société contemporaine » celui qui concerne l’insertion au marché du travail est central (Martin, 2013). Aussi, la transition qui marque le passage à la retraite peut se lire en termes de désaffiliation, l’individu « doit exister d’abord sous le signe de la soustraction » (Blanché, 2010, p. 25). Il existe donc un réel enjeu d’ajustements identitaire à cette étape de la vie. Pour Frankl, la recherche de sens représente la première motivation humaine (Frankl, 1959, p. 104). Ce sens est perturbé et impacté dans des moments importants de transition. De nombreuses études de psychologie documentent ce passage à la retraite. Le Canadien John W. Osborne (2012) souligne l’importance des conséquences d’un tel désengagement de la vie active. Il cite notamment des impacts négatifs à propos des processus de rupture identitaire, de paralysie décisionnelle, une diminution de la confiance en soi ou encore un sentiment de vide postretraite qui vont de pair avec une « recherche d’engagement social significatif de la structuration de la vie de retraité, la coïncidence du vieillissement et de la retraite, l’angoisse de la mort, le maintien crucial des relations sociales et la réalisation de soi » (Osborne, 2012, p. 45). Cette transition est donc à entendre comme un évènement biographique stressant (Holcomb, 2010) et une étape importante dans les trajectoires biographiques individuelles et familiales. Les vulnérabilités peuvent apparaître nombreuses, vécues ou perçues, comme « résultat d’un processus physiologique de fragilisation » (Martin, 2013).
Figure 1 – Une enquête sur la côte de l’Algarve au Portugal
Réalisation : atelier de cartographie, département de géographie, UT2J, 2018
Source : Vuaillat, 2018
5Par opposition, la notion d’autonomie traduit un refus de la vulnérabilité et s’affirme comme un cadre d’interprétation du phénomène. Deux éléments liés se répondent. En premier lieu, l’autonomie s’entend comme une aspiration individuelle à la dignité, à la liberté et au libre arbitre. Or, cette notion semble être devenue l’antienne des réponses politiques et sociales au vieillissement de nos sociétés qui émane du paradigme dominant libéral (Tronto, Maury, Mozère, 2009). L’idée de l’autonomie des individus devient l’incarnation et la définition même de « l’état de grandeur » dans la société capitaliste contemporaine (Boltanski et Chiapello, 1999 ; Simard, 2014). L’autonomie s’imposerait donc comme une injonction programmatique d’un certain « bien vieillir » qui trouve sa traduction par la définition des politiques publiques, des actions collectives, mais aussi du marché de la silver économie. La dérive paradoxale se situe à la croisée de l’aspiration individuelle et émancipatrice à l’autodétermination et de la convocation et de l’injonction politique et sociale à être autonome. Ainsi, l’autonomie « est passée du statut de droit à concrétiser et de bien désirable à celui d’impératif et de “norme d’existence” » (Jouan, 2012).
6Le passage à la retraite est donc à lire comme un temps de déprise, « période marquée par une double crise existentielle : redéfinir les relations d’objets significatifs et redéfinir le rapport à soi » (Blanché, 2010, p. 25). Avoir un but (Bronk, 2014), avoir un objectif ou un projet peut contribuer au bon déroulement de ce temps particulier où les rôles et les fonctions sont mis en tension (Boboc et Metzger, 2013 ; Lalive d’Épinay et Spini, 2007). Le départ vers l’Algarve semble constituer un objectif en soi, une nouvelle façon de structurer un projet à la fois personnel et familial, pivot d’un processus de constructions identitaires lors de ce tournant de l’existence (Bridges, 2006).
7La transition du passage à la retraite nécessite la production de nouveaux repères identitaires (Gana, Blaison, Boudjemadi et al., 2009). Largement associé aux notions de diminutions, de pertes et de fragilités, le vieillissement s’envisage depuis une vingtaine d’années à travers la recherche d’un certain bien-être. Il semblerait que les Français installés en Algarve fassent le choix de vivre cette transition comme une opportunité. Opportunité de se redéfinir, la migration est alors l’occasion d’aller au-devant des pertes de repères liées à la fin de carrière. Elle devient dans cette perspective l’expression d’une force, d’une autonomie, d’un contrôle qui embrasse le changement. En réponse à cette « ultime crise psychique », migrer, c’est crier que l’on décide et renforce la créativité identitaire. C’est un engagement fort qui signe la quête d’un vieillissement réussi, optimal, voire heureux, et qui s’opère par une recherche d’une amélioration de la qualité de vie. Depuis Rowe et Kahn (1987), le vieillissement réussi se distingue d’un vieillissement classique associé aux diminutions à la fois physiques, sociales et cognitives. Ces chercheurs s’opposent à l’existence d’une normalité du vieillissement (augmentation des risques de handicap, de maladie, d’incapacités qui seraient liés à l’avancée en âge) pour insister sur l’importance « des choix et des modes de vie des individus et de leur comportement » (Lalive d’Épinay et Spini, 2007). Récemment, la notion même de réussite associée aux expériences de vieillissement est étudiée en termes de satisfaction des individus et de capacités à faire face pour s’adapter aux changements rencontrés dans l’avancée en âge. L’objectif restant celui de préserver à la fois les objectifs et les buts qui donnent sens à sa vie (McCarthy, 2011). La migration n’est alors autre qu’un levier exploratoire, un pari de réaménagement radical pour bâtir de nouveaux repères – choisis. L’acte de partir s’installer ailleurs peut se lire comme une volonté d’aller contre une certaine idée de la vieillesse.
8Le paradigme du life design « permet de prendre en compte le passage d’une société standardisée et institutionnalisée, où l’on cherchait à associer un individu avec un métier stable, à des biographies individuelles multiples » (Froidevaux, 2017, p. 19). Le départ vers l’Algarve illustre une volonté de management de soi et un pari fou « d’audacieux ou d’inconscients selon les cas » (Knafou, Wihtol de Wenden et Dreyer, 2011). Avant de reconstruire des rapports aux autres et à la famille différents, les Français rencontrés réaffirment qui ils sont. La migration offre en effet l’occasion de se construire. Tout quitter et s’installer vivre ailleurs sans connaître ni le pays ni la langue, c’est affirmer un goût de l’aventure : « celui qui a végété dans son village pendant 60 ans ne va pas subitement dire “je m’en vais au fin fond de la brousse passer 20 ans”. C’est des gens qui ont déjà un esprit aventureux ». Le départ souligne une envie de renouveau, une certaine maîtrise de son destin et surtout dans un acte fort, se dire vivant : « on a voulu aller de l’avant, on s’est dit qu’on n’allait pas s’enterrer vivants », alors que la retraite est plus souvent associée à un certain ralentissement. Partir vers autre chose, se redéfinir, c’est aussi laisser derrière un peu de soi : « ma femme m’a dit, à une condition : “tu arrêtes le bricolage, pas de tondeuse” et je lui ai répondu : “ça me va, parfait”. Donc j’ai laissé mes outils rouillés ». Dans un souci de décider pour soi-même, les personnes rencontrées renvoient souvent à la notion d’autonomie dans leurs parcours. Ils sont quasi unanimes à se dire autonomes, indépendants, libre de s’organiser, maître de leurs choix, autrement dit rester « souverain de sa vie » avec le temps qui passe. Ainsi migrer et s’installer en Algarve peut s’envisager comme un acte de construction de soi contre les représentations sociales usuellement associées à la vieillesse.
9Les questionnements centraux qui articulent les parcours de vie et le temps de transition du passage à la retraite sont associés aux normes d’autonomie. L’analyse des discours fait émerger principalement les termes de fierté et de liberté. Le passage à la retraite représente par ailleurs une occasion de renouveler ce processus d’individuation dans une perspective moins restrictive. Les retraités sont libérés des contraintes du monde salarié et peuvent s’engager dans différentes activités qui participent pleinement du processus de self-actualisation (Osborne, 2012, p. 52) ou self-fulfillment. Ces Français sont, dans ce sens, agents de leur propre transformation : « Oui, mais nous on prend l’initiative, on passe à l’action ! » Il reviendrait ainsi à chacun d’être responsable de son parcours, de sa vie, et de ce qu’il fait de sa retraite. Un idéal de soi se dessine dans ce nouvel arrangement résidentiel par le management de soi : « en venant ici ou ailleurs, les gens prennent leur responsabilité ».
10Les jeunes retraités français interrogés en Algarve ont soudainement migré, souvent quelques semaines ou quelques mois après le départ à la retraite. Cette rupture biographique a été le déclencheur du départ, de la migration, telle une « somme des événements qui créent une rupture dans la vie de la personne » (Senay, 2015, p. 20). Devenir retraité annonce la vieillesse qui « inspire une répugnance biologique ; par une sorte d’autodéfense, on la rejette loin de soi » (Beauvoir, 1970, p. 231). Partir, serait-il une manière de ne pas se plier à l’inéluctable, une réponse proactive qui marque la volonté de faire et de décider de ce que doit être la suite ? Être en projet certes, mais dans le cas ici, la migration, le départ, le changement de lieu demeure l’acte fort. Aller ailleurs, se construire et se réinventer dans un autre pays pourraient s’entendre comme le rejet du chemin tracé, de l’abattement, de la faiblesse et de la vulnérabilité. Être autonome et réussir sa vieillesse (le successful ageing ou bien vieillir en français) semblent être au centre des motivations qui poussent les Français à migrer vers le sud du Portugal : chercher ailleurs les conditions d’une vie meilleure et aspirer à vivre sa retraite selon des critères particuliers. Cette migration soudaine peut s’entendre et s’analyser par le prisme du double rejet temporel – de la vie active contraignante passée et de l’idée de vieillesse future – pour être dans le présent en mouvement, libre, à la recherche du lieu idéal et de la belle vie.
11Tout juste à la retraite, ces couples quittent la France, ils la fuient presque comme un besoin ferme de changer de vie, de contexte surtout, ne plus être au même endroit. Leurs discours font échos d’une libération, le déménagement est vécu comme tel : se libérer de la France, mettre à distance la pesanteur sociale en partant. « L’esprit en France change beaucoup tout de même. On fuit le stress, les mauvaises nouvelles, la politique. On a arrêté de regarder la TV depuis 8 ans », « chez nous, en France, il y a de l’agressivité, de l’assistanat », « les derniers attentats à Paris, etc. Ça a bien accentué l’envie des Français de venir ici ». Le rejet est fort, les vocables négatifs et unanimes. Nous y voyons une forme de désolidarisation, ces retraités mettent à distance la France, ne voulant plus se sentir concernés par une situation qu’ils jugent catastrophique. « Je trouve qu’on a perdu, la France a perdu son âme », « On a perdu les vraies valeurs. » Ils se mettent en mouvement, partent pour se libérer, rejetant les maux d’une société et d’une vie passée. Cette position, voire cette justification à la migration, se lit conjointement avec celle du mérite d’avoir travaillé toute une vie. Quitter la France au moment du passage à la retraite, c’est aussi se libérer du travail et des responsabilités. Dans les discours, le choix du départ est ainsi légitimé par le fait d’avoir enfin le droit à l’aisance, à la légèreté et au plaisir. Il faut partir, quitter la France pour cela, s’en libérer. « On avait envie de quitter la France en tout cas », « On a travaillé toute notre vie pour avoir une malheureuse petite maison », « le retraité moyen peut vivre au-dessus de ses moyens et se faire plaisir ici ».
12Les discours sont ainsi empreints d’emphase dans la description de l’Algarve, évoquant le plaisir d’avoir trouvé le lieu idéal, ou du moins de s’en convaincre. Le beau et le merveilleux reviennent sans cesse dans les discours : « on a découvert ce pays qui est vraiment extraordinaire », « c’est un pays fabuleux », « le soleil, les fleurs… la mer », « Tout le monde est radieux, c’est le bonheur ! » L’authenticité jamais perdue, les vraies valeurs se retrouvent aussi dans le décor, l’esthétisme des lieux :
13« Quand on va dans un magasin, on a l’impression d’être 30 ans en arrière en France, du point de vue du mobilier, du carrelage et des faïences notamment. On fait un bond en arrière. On se dit : c’est la mentalité qu’on connaissait en France il y a des années, on retrouve cette mentalité ici chez les gens ».
14L’Algarve devient le pays de cocagne, un lieu de réjouissance authentique, comme dans leur jeunesse : « un truc que j’aime bien ici c’est qu’on retrouve des vrais fruits et des vrais légumes, nous on a eu la chance d’en connaître enfants ».
15Le mouvement vers le sud est le fruit d’une transition dans la biographie de ces migrants. Le passage à la retraite provoque le désir de quitter chez soi, de se mettre en mouvement, de se mettre en projet. Reste alors à trouver où aller. Il se dessine ainsi une géographie de la transition biographique où se confronte l’imaginaire des lieux. Le lieu que l’on quitte, dénigré et rejeté, et le lieu où l’on va, qu’il faut rêver et choisir. Les retraités français rencontrés en Algarve sont partis à l’aventure, mais une « aventure mondialisée » (Bredeloup, 2016) où toutes les destinations sont permises. Ils cherchent le dépaysement à la hauteur de leur ambition de réalisation de soi et tel un catalogue de destinations possibles ils mettent en concurrence les pays qui répondent à certains critères, dont le premier bien connu, l’héliotropisme. « Moi, je voulais aller vers le sud de toute façon. » Certains étaient déjà des retired snowbirds (Viallon, 2012) et dans le cas ici des Européens hivernants pour la plupart au Maroc (Le Bigot, 2016) : « tous les hivers depuis qu’on est à la retraite nous partions ». Mais une série d’autres critères se décline pour une émigration plus pérenne, la sécurité par exemple. Le Maroc a été ou aurait pu être la destination de l’installation fixe, chargée de l’imaginaire gentrifié et accueillant (Coslado, McGuinness et Miller, 2013) : le soleil certes, mais aussi l’exotisme orientaliste, les coûts bas, la proximité et les facilités d’un transport aérien fréquent et régulier. Or, depuis peu, la situation géopolitique inquiète et le critère « culturel » devient un argument fréquent pour justifier le choix de ne finalement pas y aller. « Alors nous, au départ, notre premier départ c’était le Maroc », « Au Maroc, les gens sont très gentils sauf qu’au bout de quatre mois j’en avais marre du bruit, les mosquées notamment. Ce n’est pas la même culture. » L’Algarve alors est aussi le choix du repli. La destination doit dépayser, certes, le départ et le changement doivent marquer, être vécu et ressenti comme un acte fort. Néanmoins le dépaysement, dans le panel des choix possibles et pour pouvoir effectivement avoir lieu, doit être modéré et maîtrisé : « la Thaïlande, on s’y retrouve pas vraiment au niveau de la culture, ils sont très sympathiques, ce n’est pas la même alimentation ni la même façon de vivre, donc ça nous correspondait pas ». Le choix de la destination se fait donc au sein d’un système convoquant plusieurs valeurs qui modèrent et rationalisent la mise en acte d’une décision rapide et socialement audacieuse. « On se disait qu’un jour on irait dans les îles, par exemple les Antilles, la Polynésie. » Entre l’exotisme et l’incroyable, il s’agit de trouver la destination accessible, aussi au sens propre du terme. Sur ce point, l’Algarve est un choix d’entre-deux parfait : au sud, mais en Europe où en une journée de voiture ou en une paire d’heures d’avion low cost via l’aéroport de Faro on regagne la France. Aussi, les avantages fiscaux mis en place par le gouvernement portugais accentuent l’impression bon marché. Le Portugal devient une destination où plusieurs critères correspondent au choix parfait de pays d’accueil pour cette nouvelle vie. Une proximité culturelle est évoquée par les personnes interrogées. Elles évoquent des valeurs partagées avec les Portugais, le mérite et le travail notamment « quand on parlait d’un Portugais il y a 40 ans, on parlait d’un travailleur. Ils ne font pas de bruit, ils s’intègrent très bien ». Entre racisme et condescendance, et en fonction des postures et positions de chacun, l’Algarve est soit le lieu « propre » où l’on préfère être un étranger soi-même pour fuir l’étranger chez soi « pas de bougnouls au Portugal ! », soit le lieu où l’on se sent fier d’accomplir une mission solidaire que l’on juge légitime : « En plus, on a une mission, c’est d’aider les Portugais, parce qu’ils sont dans une mauvaise situation. »
16Le temps de la transition du passage à la retraite, si spécifique, dessine une nouvelle géographie de l’imaginaire où chacun projette dans les lieux ses rêves et ses désirs, mais aussi ses rejets et ses peurs. On quitte un endroit pour un ailleurs meilleur. La carte du monde se colore et se contraste des exotismes de chacun et des tensions géopolitiques. L’idée est de trouver et de choisir le lieu qui offrira le maximum de satisfactions, faisant apparaître ainsi un géo-hédonisme et une géographie du bonheur (Brulé, 2016) où s’allieront des images sublimées et des convenances matérielles qui, les personnes retraitées rencontrées l’espèrent, permettront une pleine réalisation d’eux-mêmes, selon leurs valeurs.
17L’ouverture du flux migratoire des retraités français en Algarve à partir de 2014 a créé une opportunité économique, dont l’observation des acteurs permet une lecture des comportements de ces nouveaux arrivants. Une économie franco-portugaise s’organise localement, principalement immobilière. L’aubaine est intéressante et de nouveaux acteurs tentent de se positionner, pas tous avec succès. En effet, l’arrivée des retraités français ne se fait pas selon les mêmes modalités que ceux d’autres nationalités – britannique, néerlandaise, allemande – que l’Algarve a eu l’habitude d’accueillir depuis plusieurs dizaines d’années.
18Certaines études précédentes qui ont décrit le phénomène des international retirement migrations en Algarve (Eaton, 2010 ; Fechter, 2011 ; Warnes et Williams, 2006 ; Williams, King, Warnes et al., 2000) ont insisté sur la prédominance des ensembles résidentiels fermés. Les ensembles immobiliers exclusifs sont nombreux, beaucoup sont des golfs faisant la réputation mondiale de la région. L’hypothèse de communautés de seniors a été évoquée (Bésingrand, 2007) et ces espaces clos seraient le réceptacle privilégié des populations venues du nord de l’Europe. Le residential tourism (Gustafson, 2002) se matérialiserait à chaque fois par l’occupation à l’année de complexe touristique, pour la plupart clos, devenu résidentiel. Ces ensembles immobiliers sont sans conteste des acteurs économiques importants dans l’accueil des populations internationales. Le Vale do Lobo à Loulé est sûrement l’un des plus connus et propose comme beaucoup d’autres des services intégrés d’aide à l’installation. Notre enquête auprès des Français arrivés depuis 2014 a pourtant montré qu’aucun d’entre eux n’avait fait appel à ce type de services ni ne cherchait d’ailleurs à intégrer une communauté résidentielle, close et exclusive. Un entretien avec l’avocate directrice du Lawoffice Veronica Pisco, au sein du Vale do Lobo, confirmera ce résultat en précisant que la majorité de ses clients français achète des biens immobiliers hors des grands complexes résidentiels aux services intégrés.
19Vont apparaître aussi des sociétés de services qui vendent l’accompagnement complet pour l’installation de retraités français au Portugal. Diagnostics et conseils fiscaux, voyages de découvertes, recherche de biens immobiliers, services de traductions seront entre autres les prestations proposées par ses entreprises. Mais une fois encore, notre enquête en Algarve montrera qu’aucun des nouveaux installés retraités français ne connaît ces entreprises, elles n’y n’ont pas fait appel. Ces sociétés se sont structurées au moment de la mise en application du RNH, profitant de la circonstance pour vendre une prestation ciblée. Ce sera pour la plupart un échec commercial et soit elles disparaitront, soit elles réorienteront leur objectif et leurs produits. Golden Retraite Portugal, par exemple, est une société créée en 2013 par un « Portugais de troisième génération vivant en France » qui proposera à sa création le pack complet pour l’installation au Portugal de retraités français. Un an plus tard, en 2014, un autre exemple, Mysilverway est une société française basée à Levallois-Perret en région parisienne qui offrira initialement le même type de services et prestations. Trois ans après, ces deux entreprises ont réorienté leurs produits pour ne s’afficher que comme agents immobiliers au Portugal. La première a même aujourd’hui changé de nom : De Brito Properties & Services. Un dernier exemple sert à illustrer l’inadéquation de ce type de propositions commerciales avec la clientèle française retraitée : VBO Organisation, société de mise en relation pour les personnes retraitées désireuses de s’installer au Portugal, déposera le bilan en 2015.
20L’échec de ces sociétés de services intégrés est à mettre au profit des agences immobilières et des avocats, qui semblent être les grands gagnants économiques. Christophe Angeleau, interrogé en avril 2016 en Algarve, est un agent immobilier français qui dépose en 2004 le nom de domaine Portugal-immobilier.com, et travaille à la location saisonnière de biens immobiliers. En 2013, le vent tourne et il profite d’une demande massive de retraités français souhaitant acheter un bien immobilier en Algarve pour leurs vieux jours. À cette date, son agence se convertit complètement dans la vente aux acheteurs français et se met en réseau avec d’autres agences immobilières portugaises, des sociétés de déménagements et des avocats. Il connaîtra son pic de vente avec la multiplication par dix de son chiffre d’affaires entre 2013 et 2014, qui consolidera son entreprise et sa forte présence en Algarve pour ce public cible. On trouvera sur place bon nombre d’autres agences immobilières francophones, créées par des Français, des Belges ou des Portugais qui essayeront de gagner des parts sur ce marché potentiellement juteux, tel qu’Ejan Property, Immobilier Algarve, Orbial ou encore Comme chez soi. Mais la concurrence parait rude et la clientèle semble difficile à capter. « La clientèle française est très autonome, contrairement aux autres nationalités, elle cherche seule, met en concurrence et se débrouille pour les démarches administratives », dira Christophe Angeleau. Tous les retraités français rencontrés nous diront la même chose, insistant fièrement d’avoir fait seul : « Nous, on s’est débrouillés tous seuls, on a eu besoin de personne ! » ; « J’ai pris un déménager au pif sur Internet qui faisait à l’international et nous voilà partis ! »
21Les retraités français rencontrés font donc preuve d’une grande indépendance dans la gestion financière, administrative et logistique de leur migration. Un couple de 85 ans, retraité depuis 20 ans et installé à Armação de Pêra depuis janvier 2016, est venu l’année précédente à tour de rôle plusieurs jours seuls pour prospecter et chercher une maison auprès de plusieurs agents immobiliers rencontrés sur place. Ils ont ensuite rencontré plusieurs avocats, avant d’en choisir un qui mettra à jour leur nouvelle situation administrative et enregistrera leur vente immobilière. Ils ont agi seuls, indépendamment d’intermédiaires et de conseillers professionnels. Ce sera aussi le cas de la totalité des personnes rencontrées lors de cette enquête. C’est une caractéristique notable de leur migration où ces retraités en quête d’un ailleurs le feront en cherchant autant que faire se peut des relations non-marchandes pour organiser leur venue. Dans ce domaine, le forum du site expat.com joue un rôle très important, avec une rubrique spéciale Algarve, « ah il faut dire ce qui est, sur le blog, dans la rubrique démarches administratives, tu trouves toutes les réponses à tes questions. Sinon, il y a toujours quelqu’un de poli pour te répondre ». Ce réseau social va impulser la mise en relation des Français en Algarve et favorisera une expertise collective notable : « les démarches que j’ai faites en deux semaines, avec mes conseils, d’autres Français qui se sont installés à 200 mètres d’ici ont mis deux jours à les faire ». Paul Delahoutre, fondateur du site Retraitesansfrontiere.fr se nourrira d’ailleurs de toutes ses informations pour l’édition 2017 du livre Retraite sans frontières Portugal (Delahoutre, 2016). Outre le soutien administratif, ce site permet la création et l’animation d’une sociabilité francophone en Algarve, au même titre que des pages Facebook thématiques. Via ces deux supports numériques, des dîners ou des rencontres thématiques sont organisés. La sociabilité francophone se structure aussi par la création en 2015 de l’antenne d’Algarve de l’Union des français de l’étranger (UFE) qui compte 300 membres, tous retraités. Enfin, un autre acteur de la mise en réseau est un club privé, Fun Algarve, crée par un couple belge, comptant aussi 300 membres, quasiment tous français. À la manière d’un contre-modèle anglo-saxon, les retraités français ne cherchent pas une sociabilité résidentielle, achetant peu ou pas dans les retired community ou resort, ou seulement par opportunité immobilière et non par projet de sociabilité ou de communauté. À la différence des retraités migrants anglais, allemands ou hollandais en Algarve, les français ne forment pas une communauté spatiale, ils ne s’ancrent pas quelque part. Ils n’habitent pas les enclaves résidentielles ou touristiques. En revanche, ils semblent négocier des relations par des réseaux hors de leur lieu d’habitation. Les typologies d’habitats recherchées par les Français enquêtés sont d’une grande diversité, le choix est fait dans une logique très individuelle. Ils se logent au gré des opportunités et de leurs propres préférences en la matière. De fait, ils semblent vouloir préserver une distance entre eux, une retenue, se côtoyer parfois sans engagement. « On a réussi à avoir un petit noyau de gens sympas, mais on n’est pas tout le temps ensemble. On est quand même méfiants, c’est l’expérience de la vie qui fait que… on ne connaît rien des personnes ! On est parfois ensemble, c’est bien. Mais ça s’arrête là. »
22Dans ce jeu de rapports à l’espace spécifique, leur nouvelle vie semble se faire sur le Portugal plutôt qu’au Portugal, c’est-à-dire dans une forme d’extra-territorialité où le lieu d’installation est un support à la fois technique « j’ai une connexion internet, un aéroport, j’ai besoin de rien d’autre », esthétique et exotique. Le fait de ne pas parler portugais par exemple, de ne pas en ressentir le besoin ou de même aimer cette incompréhension qui permet de rester ailleurs est une bonne illustration de cette forme d’extra-territorialité : « s’ils ne parlent pas comme moi, justement ça me plaît, je ne comprenais rien », « Oui, on dit 3-4 mots en portugais », « On se débrouille, c’est marrant, je trouve ça rigolo, moi. » Il y a quelque chose de plaisant, de grisant à être là sans y être, sans engagement, comme libéré. Leurs pratiques spatiales sont dessinées et dessinent une sociabilité en archipel et une géographie des espaces francophones. Leurs pratiques extraterritoriales ne sont donc pas par l’enclavement physique d’espaces résidentiels, mais par la structuration de réseaux francophones. Cette manière d’être ailleurs se module chez les personnes rencontrées en fonction des liens et attaches matériels qu’ils ont gardés en France – pour certains, un logement. Le couple qui a le plus radicalement tout vendu pour s’installer en Algarve est sûrement celui qui essaye de planter le plus des racines : « On s’imprègne du pays, on a acheté et planté un citronnier ! »
23Sur le plan familial, il s’agit de repenser les relations à distance. D’inventer de nouvelles formes de proximité pour maintenir et développer les liens avec les enfants et les petits-enfants. La majorité des personnes rencontrées continuent de vivre une famille à distance. Transavia, Easy Jet et Skype facilitent ces relations en offrant l’accessibilité matérielle et financière pour relier la France et le Portugal. De fait, certaines personnes ont même souligné un certain rapprochement malgré la distance avec les membres de leur famille. Pour certains, l’attractivité d’une destination touristique vient augmenter l’intérêt des visites familiales : « mes enfants viennent continuellement, alors qu’en Normandie… à part mon fils qui avait un bateau… ma fille, elle, aime venir dans les pays chauds en vacances donc vous voyez, maintenant, elle vient tout le temps ici. Toutes les vacances, les vacances scolaires avec les enfants, elle vient tout le temps ». Les relations sont par ailleurs facilitées par le développement de vols low cost : « l’année prochaine, à 16 ans, elle peut prendre Easy Jet toute seule ».
24Ce retour de terrain ouvre des pistes de plusieurs ordres. Les entretiens réalisés auprès de retraités français partis pour l’Algarve illustrent l’intérêt d’interroger le contexte et les injonctions socio-politiques à l’autonomie et à la responsabilisation individuelle. Proactifs et fiers, ces migrants d’agréments recomposent en conséquence les systèmes d’attaches et les solidarités sociales et familiales. Est-ce collectivement impactant ? Peut-être pas suffisamment, tant la proportion de ces départs reste relativement marginale. Mais nous pouvons toutefois faire l’hypothèse que le phénomène regardé ici est un exemple d’un intérêt plus large sur ce qui meut les individus. Être autonome serait de la responsabilité de chacun, il convient dans ce sens de développer un sens du « monitoring de soi-même – une conception qui confond aspiration à l’autonomie et (dé)négation de nos vulnérabilités psychiques et morales, désir de réalisation de soi et renoncement aux relations interpersonnelles d’attachement, d’obligation et de solidarité » (Jouan, 2012, p. 58). Ce que nous avons recueilli en Algarve fait partiellement écho à ce constat de refus et de renoncement qu’impose l’autonomie normative. Les années passant, la suite du projet de vie idéal rêvé avec l’ailleurs peut s’envenimer, soulevant de nombreuses questions : comment vieillir là-bas ? Que faire quand on est malade ? Quand le conjoint meurt ? Quand on fatigue d’être soi devant être « réalisé », autonome et indépendant (Ehrenberg, 2000) ? Après avoir joué avec l’espace, il faut faire avec le temps. Déjà, nous avons entendu de premières désillusions. Les jeunes retraités rencontrés évoquent par exemple la difficulté de se sentir chez soi dans un logement acheté à la hâte, ou bien l’illusion de la destination touristique au-delà des images stéréotypées. Il semble difficile par exemple pour certains de retrouver un équilibre, une vie socialement et culturellement agréable. « Ça manque un peu, tout ce qui est artistique, tout ce qui est activités culturelles » ou alors « Après il faut se projeter dans l’avenir, essayer de trouver des choses à faire ici… » La migration implique également que les relations sociales soient redéfinies. L’isolement est la première réalité à laquelle sont confrontés les Français qui arrivent en Algarve. Il s’agit du point de départ de leurs expériences respectives au Portugal : « au départ on était vraiment isolés, maintenant on a des amis, ça a été un soulagement, moi je m’ennuyais ici, je voulais repartir ». Les premiers temps sont difficiles et le choc de l’éloignement concret : « quand tu arrives en Algarve les trois premiers mois, tu es content de voir la mer, tu as de la chance, car il fait beau. Après, la mer, tu la vois plus, car tu la vois tous les jours. Après, c’est l’hiver et il ne fait pas beau. Si tu n’as rien de social et de culturel autour de toi, tu t’emmerdes ». Rapidement et comme une évidence, la nécessité de dépasser l’image de carte postale s’impose. Anya Ahmed (2016), dans une étude sur des femmes retraitées britanniques ayant migré en Espagne, montre aussi la difficulté à vivre entre l’« idyllisation » du projet et de la destination et la réalisation de la migration. La nostalgie peut s’installer dans la complexité à lier l’espace des désirs, des projections d’un soi réalisé, épanoui avec le temps quotidien qui reconvoque, au fil du temps, la mélancolie du passé et la crainte de sa propre finitude.