1Parue en 2007, dans les tous premiers mois d’un krach boursier qui allait se transformer en la plus grande crise économique de l’histoire contemporaine de l’Espagne, une étude portée par des géographes et des sociologues d’obédience radicale (Observatorio Metropolitano, 2007) présentait les trois grandes caractéristiques de l’explosion urbaine récente de la métropole madrilène : son intensité, sa vélocité et son rôle dans le renforcement de la ségrégation sociospatiale.
2La région métropolitaine de Madrid a en effet connu un processus de mutation d’une puissance et d’une rapidité impressionnantes (Hewitt et Escobar, 2017). De nombreux chercheurs ont documenté la transformation d’une ville-centre (l’almendra) dense, quadrillée de grands boulevards et ceinturée d’une rocade (M30), en une région métropolitaine en archipel, dont la forte croissance démographique (de 5 à 6,5 millions d’habitants entre 1995 et 2010) s’est accompagnée de classiques processus d’étalement et de spécialisation fonctionnelle (Adelfio et Valenzuela, 2013). Aujourd’hui, cette agglomération se structure en trois couronnes radioconcentriques séparées par des ceintures autoroutières (Wehrhahn, 2005).
3D’un côté, le centre ancien est en proie à des phénomènes de tri social et de régénération urbaine sélective. La recapitalisation portée par la finance internationale soutient des opérations controversées, alors que les quartiers populaires connaissent des processus croisés d’appauvrissement (ghettos de migrants, occupations illégales) ou de gentrification (Janoschka, 2015). L’équipe dirigée par Manuela Carmena depuis 2015 y peine à imposer un agenda réformiste, étant à la fois limitée par de permanentes dissensions internes et handicapée par le climat d’austérité et par une lourde dette.
4La périphérie de Madrid offre d’autres perspectives permettant d’apprécier très concrètement les effets de la crise immobilière de la dernière décennie et les dynamiques contemporaines les plus récentes. Des travaux monographiques (Gallardo Betran, 2014) ou comparatistes (Díaz-Pacheco et García-Palomares, 2014 ; Romero et al., 2014) décrivent les formes urbaines, le déclin de densités à mesure qu’on s’éloigne du centre, la domination de la production résidentielle et les variations de richesse. Cette dernière se concentre dans un cadran nord et nord-ouest, tandis que les faubourgs puis les corridors d’urbanisation au sud et à l’est se désindustrialisent rapidement et rassemblent une classe moyenne appauvrie, des précaires et des migrants (Gonick, 2011). Dans les marges plus lointaines, une urbanisation diffuse de villas, parfois de condominiums plus ou moins exclusifs prédominent (Lopez de Lucio, 1999). Enfin, beaucoup de ces programmes d’urbanisation périphérique ont été suspendus par la crise espagnole : immeubles à moitié construits, grues arrêtées, terrains viabilisés nus, etc. (Garcia, 2010 ; Schulz-Dornburg, 2012).
5Notre recherche se concentre sur ce dernier type de paysage. Elle interroge les conditions d’absorption du stock de logements de cette ceinture madrilène, alors que les instituts statistiques annoncent non seulement la fin de la récession, mais le passage de la crise à une vigoureuse reprise (plus de 3,5 % de croissance du PIB en 2015, 2016 et 2017). Entre digestion des excès immobiliers antérieurs et relance d’un nouveau cycle immobilier, quelles formes de continuité et de rupture apparaissent dans les conditions de production, mais aussi de gouvernance et de régulation de l’immobilier ? Pour y répondre précisément, une enquête monographique portant sur le quartier de Valdebebas servira à nourrir notre réflexion adossée à trois questions théoriques.
- 1 Issue de travaux d’économie et de science politique des années 1980 et 1990, la notion de « dépenda (...)
6Notre première question de recherche porte sur le rôle des acteurs privés et publics dans le financement et la production du logement neuf. Il s’agit de tester la pertinence de l’hypothèse de Julie Pollard selon laquelle existerait un « renouvellement des stratégies et interactions entre collectivités locales, bailleurs sociaux et promoteurs immobiliers afin de mettre en place de nouveaux cadres de coopération » avec en particulier un « brouillage des frontières » et une « interpénétration croissante des activités, pratiques et stratégies des différents acteurs de marchés du logement » (Pollard, 2017, p. 230). Nous le ferons en détaillant les interdépendances entre types de production urbaine (résidentielle et tertiaire) et entre acteurs et segments du marché (programmes du secteur libre et logement aidé). La seconde visée scientifique porte sur la manière dont la crise du logement s’inscrit dans des temporalités économiques, politiques et sociales croisées. Nous nous appuyons ici sur de précédentes enquêtes sur les villes fantômes de la périphérie madrilène (Baron, 2014) pour interpréter les signes du dégel qui affecte la production immobilière contemporaine (Ávila Cantos et al., 2016). Comment le secteur immobilier, abandonné par les banques durement restructurées, repart-il après une longue traversée du désert ? Quelle synchronie entre cette relance économique et financière, le tempo de l’alternance politique, le temps de la planification urbaine et les dynamiques sociales et démographiques de la demande de logement à Madrid ? Peut-on saisir davantage de signes de continuité, en faisant l’hypothèse d’une « dépendance au sentier 1 », du fait de l’inertie de facteurs structurels (fonciers, réglementaires, mais aussi culturels) ou bien augurer d’une réelle bifurcation dans les manières de produire et de consommer le logement ? Enfin, notre troisième questionnement se situe à la charnière entre la production du logement et la forme urbaine. L’intérêt de la démarche monographique est qu’elle permet de développer un questionnement précis sur la matérialité et sur l’habitabilité des espaces (de l’échelle du logement à celle de la métropole) en reliant les questions de logement avec des enjeux en termes de services et de fonctionnalités urbaines.
7Ces trois objectifs théoriques justifient l’organisation d’une enquête empirique, de terrain et documentaire, à Valdebebas, un morceau de ville lancé il y a une quinzaine d’années dans la périphérie nord-est de Madrid, et qui tarde à sortir de terre. Sur environ 12 000 logements projetés, la moitié était réalisée en 2017, pour un peuplement un peu inférieur au tiers des 35 à 40 000 habitants prévus, et renforce l’impression de vide du projet urbain. Le site est à la fois populaire (il abrite la base d’entraînement de la mythique équipe de football du Real Madrid), exemplaire du boom immobilier madrilène et de ses excès spéculatifs, mais aussi emblématique, pour les élus locaux et régionaux, d’une projection métropolitaine et d’un idéal d’urbanité qu’on peine à identifier sur place. Le mystère de ce site urbain surdimensionné, sous-équipé et enclavé est qu’il attire pourtant les classes moyennes madrilènes. Ces dernières n’ont-elles finalement d’autre choix que d’acheter ce type de produit, au risque de réalimenter une nouvelle bulle pour la décennie à venir ?
8Toute la périphérie madrilène s’est bâtie dans les quarante dernières années, en deux principales vagues. Celle des années 1950-1960 est marquée par l’afflux de migrants ruraux et par la politique de construction massive de logements dans les faubourgs par le maire socialiste Tierno Galván (en fonctions de 1979 à 1986) [Vaz, 2008]. Des années 1990 à 2007-2008, une nouvelle vague d’urbanisation touche la périphérie nord de Madrid qui constitue une réserve foncière de première importance pour la ville-centre, accueillant de très gros programmes de logements futurs et de nouvelles « centralités périphériques » (Alguacil et al., 2011 ; Coudroy de Lille et al., 2013). Valdebebas s’inscrit dans cette seconde étape du fait de mécanismes d’articulation privé-public spécifiques.
9La région de Madrid présente en effet la spécificité de constituer une institution porteuse d’un projet métropolitain ambitieux (Neuman, 1996). Les élites métropolitaines associant élus de la ville et de la communauté autonome, sociétés de promotion foncière et immobilière, de travaux publics, banques et caisses d’épargne régionales forment des coalitions d’intérêts solides et durables (Naredo et al., 2015). Le Parti populaire présente à Madrid une remarquable longévité : ses représentants sont à la tête de la municipalité de 1991 à 2015 et aux rênes de la communauté autonome sans interruption depuis 1995. Esperanza Aguirre et Alberto Ruiz Gallardón incarnent la proximité et les liens parfois délictuels entre intérêts économiques et politiques (Observatorio Metropolitano, 2007). À la fin des années 1990, prenant le prétexte de la nécessité de produire de nouveaux logements liée à la croissance démographique, ces dirigeants créent les conditions d’une vague spéculative en combinant deux facteurs, l’un financier (l’afflux des fonds européens et l’existence de très faibles taux d’intérêt facilitant l’accès au crédit), l’autre réglementaire, en ouvrant par une planification très laxiste la possibilité d’urbaniser des sols ruraux de la périphérie, et donc de réaliser d’immenses plus-values (Roger Fernandez, 2007).
10La révision du plan d’aménagement urbain de 1985 (datant donc de l’étape socialiste) sert essentiellement à fabriquer et partager de la valeur foncière et immobilière entre les acteurs publics et privés de cette coalition. Il s’éloigne donc des objectifs classiques de toute planification qui consiste à justifier un projet à partir d’une vision, à orienter spatialement l’action des opérateurs immobiliers et à encadrer les plus-values possibles par l’adoption de normes (destination fonctionnelle des sols, densité du bâti, typologie des édifices, etc.) [Larson, 2003]. Le PGOUM (Plan General de Ordenación Urbana de Madrid) de 1997 fonctionne différemment. Il permet de reclasser presque tout l’espace encore vacant de la commune de Madrid en sol urbanisable, créant virtuellement d’immenses gains fonciers, à partir desquels les acteurs publics envisagent un retour, en compensation, d’une partie des plus-values pour financer les charges de viabilisation et d’équipement des terrains, et, au-delà, une série de projets d’infrastructures convertissant la villa y corte en une métropole du xxie siècle. Ainsi le lancement des programmes immobiliers périphériques et l’intense effort de construction d’autoroutes, rocades et radiales vont de pair (Martínez Sánchez-Mateos et al., 2014).
- 2 Les périmètres concernés dépassent 2 000 hectares et projettent la construction de 371 114 logement (...)
11Valdebebas n’est pas un des 12 PAU (programas de actuación urbanistica) qui constituent le second outil d’intervention publique avec le PGOUM et qui relèvent de la communauté autonome de Madrid, mais son destin est dans une certaine mesure liée à ce type d’instrument. La communauté assume en effet la compétence d’aménagement régional et cette forme de planification redouble d’une certaine manière l’action du PGOUM en canalisant encore plus directement la spéculation foncière au sud-est et au nord, c’est-à-dire dans les zones en continuation directe des ensanche du xxe siècle 2 (De la Riva Amez et al., 2011). Valdebebas jouxte directement Sanchinarro et Las Tablas, les deux PAU de la banlieue nord et tire donc son succès de la proximité avec ces deux sites et de son positionnement sur le versant le plus favorisé socialement de la croissance métropolitaine (fig. 1).
Figure 1 – Valdebebas, un projet urbain au cœur d’une périphérie dynamique
Réalisation : Boissière, boiteacartes.fr
Source : Junta de Compensación Parque de Valdebebas
12L’application du plan d’urbanisme de 1997 et l’élan produit par les PAU font que le nord-est de la couronne madrilène concentre 10 à 15 % de la construction immobilière non seulement métropolitaine mais nationale à la fin des années 1990. Valdebebas émerge progressivement d’un plateau aride comme une île de hauts immeubles ceinturée d’autoroutes. Au nord, le quartier jouxte d’autres programmes encore à peine sortis de terre (Arroyo del Fresno) et des condominiums de villas noyées de verdure (la Moraleja). À l’est, il côtoie l’aéroport Adolfo Suarez Barajas, à qui l’État offre un projet emblématique sous la forme d’une nouvelle aérogare signée par Richard Rogers en 2006 : pas moins de quatre accès sont prévus entre Valdebebas et l’autoroute radiale à péage qui suit la limite de l’aéroport. Au sud, au-delà du centre de congrès, foires et conventions de la capitale (IFEMA), l’horizon se remplit de quatre gratte-ciels de bureaux, emblème du tournant métropolitain de Madrid, car la municipalité réussit, en 2001, à faire libérer les terrains de l’ancienne cité sportive du Real Madrid, sous réserve du transfert des installations du club à Valdebebas. À l’ouest enfin, le quartier est accolé à Sanchinarro, un PAU résidentiel dense et à Las Tablas, un autre PAU qui se couvre alors des sièges sociaux d’entreprises les plus emblématiques de l’élan capitaliste espagnol (Telefónica, banque BBVA, promoteur FCC, BMW Madrid) [Celada, 2014]. Ainsi, la périphérie nord concentre l’investissement public (autoroutes, aéroport) et privé (investissement résidentiel des ménages et sièges sociaux). Elle contient au fond deux dernières réserves favorables à une accumulation capitalistique de long terme. D’un côté, en deçà de la M30, qui marque la limite de la ville-centre, il existe une parcelle ferroviaire sous domanialité publique dont la banque BBVA détient (et bloque consciencieusement) la concession de droits à construire (Espin). De l’autre côté de cette rocade, Valdebebas devient le déversoir évident des convoitises immobilières et des montages spéculatifs. Et pourtant, le projet est un semi échec.
13Dans le plan d’urbanisme de 1985, le site était encore envisagé comme un poumon vert de la capitale. Dans celui de 1997, il acquiert une destination urbaine, avec pour moitié un parc forestier et pour moitié 13 500 logements autour d’un plan viaire qui imite la forme du chiffre 7, sachant qu’au sud sont réservés d’immenses espaces pour la cité sportive et pour la future expansion du centre de congrès. Un véritable parcours du combattant attend les candidats à l’achat d’un logement sur plan car, par trois fois, le 27 février 2003, le 3 juillet 2007 et le 28 septembre 2012, des arrêts du tribunal de justice de Madrid ou du tribunal suprême dénoncent le caractère illégal de ce plan. Et pourtant, paradoxalement, les premiers immeubles sortent de terre au moment le plus critique de la crise, en 2012-2013, levant tout de suite une considérable polémique, Valdebebas étant aussi bien vanté comme ville-modèle par les membres de la coalition au pouvoir que dénoncé comme contre-modèle par les experts.
14Encore aujourd’hui, le paysage donne le sentiment d’un quartier en stase, en attente, malgré les nombreuses opérations immobilières sorties de terre depuis 2013. Plus que son inachèvement, il suscite un constat sans appel sur son essence : « Valdebebas n’est pas une ville. C’est un simple établissement [asentamiento] » (Oliva Casas, 2015, p. 19) et ce pour deux raisons.
15D’une part, selon l’auteur, la juxtaposition de barres et tours d’immeubles élevés (jusqu’à une dizaine d’étages), séparés de dents creuses (fig. 2) et répartis de part et d’autre de boulevards de largeur démesurée, à côté d’une ancienne décharge recouverte de terre et plantée de 50 000 arbrisseaux, ne fait ni un parc naturel ou forestier, ni un germe de ville. La densité bâtie est faible, l’impression de lourdeur omniprésente. Les charges de gestion de ce type d’espace, en outre, sont écrasantes (balayage, tournées de ramassage des poubelles, longueur des détours des bus). En pleine crise, la municipalité de Madrid a même refusé de réceptionner le réseau viaire produit en même temps que l’immobilier, par peur de devoir en assumer le fonctionnement et éclairer 4 000 candélabres pour à peine 6 000 habitants en 2015 (Léon, 2015).
Figure 2 – Valdebebas, un modèle urbain lourd et surdimensionné
Source : Baron et Ter Minassian, mars 2017
16D’autre part, Josep Oliva Casas met en avant un fait d’ordre fonctionnel et social. Valdebebas est l’antithèse de la ville méditerranéenne puisque c’est une ville dortoir, sans services ni espaces publics autres que le parc. Le modèle architectural répétitif (immeuble en U autour d’une piscine) s’oppose à toute vie collective et rend les habitants centrés sur leur logement et leur bulle familiale. Le plan, d’ailleurs, ne mêle pas les populations, mais renforce les fractures sociales. Comme le montre la figure 3, les principaux îlots projetés de commerces et bureaux sont tournés vers l’aéroport, l’axe majeur et les axes donnant sur le parc forestier sont destinés à accueillir des immeubles de logement de catégorie libre, portés majoritairement par les promoteurs privés pour une classe plutôt aisée. Entre les deux, dans les rues dénuées de vue lointaine et agréable, ont été rassemblés les blocs de logements conventionnés pour des publics plus sociaux. Ces inégalités sont renforcées par les rares services : sur les trois lignes de bus, celle qui dessert le pôle de logements plus sociaux est la moins cadencée (elle passe au mieux toute les demi-heures) contre un service deux fois plus fréquent pour les lignes desservant les avenues bordées d’opérations destinées à des occupants plus aisés.
Figure 3 – Usage du sol et état d’avancement des programmes de construction à Valdebebas (automne 2017)
Réalisation : Boissière, boiteacartes.fr
Source : Junta de Compensación Parque de Valdebebas
17Les résidents vont continuer longtemps à souffrir des deux autres grandes défaillances. En premier lieu, le quartier est bien positionné mais très isolé et donc sous-intégré aux dynamiques de l’agglomération madrilène. Une station de train de banlieue a bien été construite en 2012 mais n’a ouvert qu’en 2015 faute d’une demande insuffisante. Si proches des pôles d’emploi, à un jet de pierre des tours de la Castellana qui constituent leur horizon, les résidents paraissent enfermés dans leur ring autoroutier : les quatre bretelles de connexion à la M12 ont été oubliées par la communauté autonome pendant la crise. L’issue vers le sud, qui les raccroche à la rocade madrilène, est très congestionnée. La deuxième défaillance concerne les équipements et des services publics et commerciaux, avec seulement deux supérettes, une pharmacie et un cabinet dentaire pour un quartier qui compte autour de 11 000 habitants. Valdebebas vit en dépendance à l’égard des autres pôles urbains pour les écoles, les commerces de bouche ou les services de santé. Cette double carence est un effet de l’échec complet du programme tertiaire de Valdebebas, et du désintérêt des investisseurs privés à son égard, qui tranche avec l’intérêt des ménages.
18Étrange cité de propriétaires sans services. Étrange morceau de ville habité dans l’angle le plus recherché de la métropole et qui, en dix ans, n’a pu réussir à faire ouvrir le grand centre commercial envisagé à l’origine, ni les nombreux commerces prévus en pied d’immeuble, ni le quartier de bureaux face à l’aéroport. Les causes sont-elles économiques ou normatives ? Sont-elles liées à un défaut interne du programme ou à des concurrences extérieures ?
19La viabilité de Valdebebas est compromise par les graves défauts de sa programmation tertiaire. Les commerces de pied d’immeuble ne se lancent pas avant qu’une population solvable ne s’installe en quantité suffisante et, comme les immeubles tardent à se construire, ce processus commercial ne s’enclenche pas. Le centre commercial et de loisir Atlantys d’envergure régionale (145 000 m2 de surface prévue) devait occuper une grande parcelle nord-est, mais la crise d’une part, la suroffre de zones commerciales d’autre part (à quelques minutes des pôles déjà consolidés du nord de l’agglomération) a causé le retrait du fonds d’investissement britannique Doughty Hanson et de son promoteur hollandais. Ce départ a eu des conséquences catastrophiques. Il a fallu réduire ce programme au tiers de sa surface en 2014 et modifier en conséquence le plan parcellaire. Des arrêts successifs du tribunal supérieur de justice de la communauté de Madrid du 4 mars 2016 et du 21 juin 2017 ont obligé l’assemblée des propriétaires de Valdebebas à réviser rétrospectivement tous les documents notariés des 11 000 habitants déjà établis et à recalculer la totalité des coûts, charges et bénéfices des frais d’urbanisation (c’est-à-dire la participation aux coûts de raccordement et de voirie) pesant sur ce foncier puisque les bases du résidentiel et du tertiaire sont distinctes. Cette décision est la plus sévère dans l’histoire récente de l’urbanisation espagnole et caractérise l’insécurité juridique chronique de ce germe de ville, après les premiers contentieux sur la légalité du plan d’ensemble. Un tel jugement ralentit encore les délais de finalisation de ce projet, éloigne les riverains d’un espoir d’obtention de services et détériore l’image d’ensemble de la ville, qui n’en avait pas besoin.
20On a présenté Valdebebas comme la volonté partagée d’une coalition de milieux politiques et de classes capitalistes (banques, promotion foncière et immobilière, construction). C’est l’un des sites de la périphérie madrilène où les effets excessifs de cette dérive sont les plus tangibles matériellement, entre urbanisme négocié et pure corruption politique. À l’entrée de ville, la cité sportive du Real Madrid avec ses 3 000 ha et ses dix stades n’occupe que péniblement un quart de l’immense parcelle qui lui a été dévolue depuis son transfert. Le club attend simplement une remontée suffisante des prix du foncier pour s’en défaire. Un peu plus loin, un gigantesque donut de verre et d’acier (c’est le surnom que lui ont donné les Madrilènes qui le voient depuis la rocade) trône derrière des barbelés. Il représente l’unique réalisation d’un autre projet mégalomane de la communauté de Madrid (20 ha, 1 300 m de tunnel souterrain, 130 millions d’€ de budget) en vue de regrouper l’ensemble des juridictions régionales. Chantier à la gouvernance opaque, piloté par une chaîne de filiales régionales, le programme s’arrête dès 2008 après l’érection de l’institut de médecine légale vide et clos. L’échec de cette cité de la justice et la stratégie spéculative du club de football condamnent le quartier à rester un site d’investissement plus qu’un lieu de vie, et un site de logements davantage qu’un pôle attractif d’emploi.
21Au total, l’urbanisation du quartier a pu être lancé en pleine traversée du désert de l’immobilier espagnol mais avec des complications et des retards redoutables qui affectent la consistance et l’équilibre de ce projet urbain sur le long terme. On en retire trois idées d’ordre général. Premièrement, la judiciarisation de la production urbaine est une conséquence directe des faiblesses d’un cadre juridique réglementaire instable. Le quartier ne cesse de voir les procédures classiques d’acquisition des sols puis d’obtention des autorisations de construction et de livraison des équipements collectifs retardés ou compromis, et les porteurs de projet d’immeubles restent sans cesse suspendus à des décisions judiciaires. Deuxièmement, les à-coups liés au choc de la crise et les multiples tentatives de rétractation, de relance et de réorientation fonctionnelle fragilisent un projet urbain au parcours chaotique (encadré 1). La nécessité de réduire les coûts et de ramener l’échelle véritablement pharaonique de ce quartier à des proportions plus raisonnables afin de l’adapter aux capacités de financement de plus en plus limitées des acteurs publics ou privés est un autre facteur d’insécurité. Enfin, la synchronisation de ces hauts et bas juridiques et économiques fait défaut et explique aussi le fait que les rythmes d’urbanisation et de construction ne soient pas simultanés, alors qu’ils sont financièrement interdépendants. Le résultat est le retard de l’installation effective d’habitants et l’impossibilité de démarrage d’une vie urbaine. Cette instabilité et cette succession de déphasages se lisent même jusque dans la programmation à l’échelle micro, comme on le voit en étudiant le profil des investisseurs.
Encadré 1 – Valdebebas, un processus d’urbanisation chaotique
1985 : plan d’urbanisme de Madrid : Valdebebas poumon vert ;
1998-2001 : négociations entre la municipalité de Madrid et le Real, érection des 4 tours de la Castellana sur une parcelle du club (permettant son désendettement) et projet de transfert du siège du club à Valdebebas ;
2003 : premier arrêt judiciaire dénonçant l’absence de motivation suffisante en vue de l’urbanisation de terrains protégés ;
2007 : plan d’urbanisme de Madrid : Ciudad Aeroportuaria Parque de Valdebebas.
Deuxième arrêt judiciaire.
2008 : pose de la première pierre de la cité sportive du Real Madrid ;
2010 : reprise du plan parcellaire (déjà la troisième) ;
2011 : arrêt quasi-total des transactions foncières. BBVA et Caja Madrid sont appelés pour avancer les frais d’urbanisation ;
2012 : arrêt du tribunal suprême déclarant illégale l’urbanisation à Valdebebas.
Paralysie économique et juridique du processus d’urbanisation.
La vente des sols est différée et l’obtention de ressources pour l’urbanisation et la viabilisation impossible, retardant l’obtention des licences de construction des parcelles.
Début 2013 : l’association des propriétaires doit avancer 30 millions d’€ pour viabiliser des réseaux que la mairie ne veut même plus réceptionner ;
Mi-2013 : le plan d’urbanisme est partiellement débloqué par la justice.
Première visite officielle du maire de Madrid à Valdebebas.
Premières autorisations de constitution de coopératives de logement accordée par la communauté autonome et premiers habitants.
2014 : conflit autour de la zone commerciale et tertiaire de Valdebebas ;
2016 : le tribunal suprême confirme la validité du plan d’urbanisme ;
2017 : le tribunal suprême prononce la nullité d’une révision parcellaire restreinte à la zone commerciale et tertiaire de Valdebebas et oblige à réviser toute l’organisation parcellaire et répartir plus équitablement les bénéfices et coûts de l’urbanisation.
Source : Junta de Compensación Parque de Valdebebas
- 3 Valdebebas et Valdefuentes, son district de référence, présentent un taux de chômage moyen de 5,8 % (...)
22Malgré tous ses déboires, l’urbanisation du quartier est lancée et s’accélère fortement. En 2016, dernière donnée statistique disponible, Valdebebas absorbe environ 20 % de la demande madrilène en logements neufs et présente la plus forte croissance (+ 21 %) de transactions sur le marché résidentiel neuf de toute l’agglomération. Les grues sont revenues en nombre. Des milliers d’appartements très homogènes dans leurs caractéristiques (de 100 à 150 m2, 3 à 5 chambres, grande terrasse en étage élevé, garage et piscine au pied d’immeuble) s’affichent à des prix compris entre 2 500 et 3 500 € le m2. Les dossiers de réservation s’arrachent et de longues listes d’attente se constituent. Le cas n’est pas isolé car malgré l’importance du stock de logements vacants dans l’aire métropolitaine (30 % à l’intérieur de la M30 et 70 % à l’extérieur), la capitale est passée d’une situation de suroffre à une absorption progressive du stock construit qui soutient une remontée de l’activité de la construction, de l’emploi immobilier et des prix. À Madrid, en 2016, les autorisations de permis de construire ont augmenté de 29 %, le secteur de la construction a créé 20 800 emplois et le taux de chômage des quartiers nord se situe entre 5 et 6 % 3. Cependant, les prix restent encore 25 % en deçà de ceux de 2007. Les ménages actifs et les petits investisseurs qui se sont eux désendettés et ont reconstitué leur épargne sont pressés de réaliser des transactions, d’autant que les banques, inondées de l’argent de la BCE depuis le « sauvetage » de juillet 2012, proposent des taux d’intérêt très faibles.
- 4 Nous avons parcouru l’ensemble du quartier, questionné le responsable de la Junta de Compensacíon q (...)
23Nous pensons que le redémarrage de Valdebebas tient donc moins à l’atténuation progressive de l’onde de choc de la crise de 2007-2008 qu’à la nature particulière des agents qui y opèrent, à leurs moyens et à leur perception propre de ce site dans le marché immobilier madrilène. Pour le prouver, nous enquêtons 4 sur la segmentation du parc de logements et notamment sur le logement conventionné, en faisant l’hypothèse que cette « digestion » progressive du stock immobilier invendu des années de crise ressemble beaucoup à une conversion de foncier en patrimoine financier.
24Avant de dessiner le profil des clients finaux que sont les ménages, arrêtons-nous sur la liste des opérateurs fonciers et immobiliers et des constructeurs. La réalisation de fiches individuelles approfondies dans le registre des greffes commerciaux a permis de venir à bout de la jungle des agences, holdings, sociétés et entreprises, de comprendre la segmentation de ce marché et de dessiner l’image d’un secteur ressuscité mais en profonde restructuration (Pollard, 2013).
25Parmi les 99 opérations pour lesquelles l’information est disponible, on dénombre d’abord 43 promoteurs différents (tableau 1).
Tableau 1 – Répartition des promoteurs selon le nombre d’opérations achevées ou en cours à Valdebebas (septembre 2017)
Une seule opération
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24
|
Deux ou trois opérations
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12
|
Plus de trois opérations
|
7
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Total
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43
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Source : valdebebas.es, Baron et Ter Minassian
26Rares sont ceux qui, comme Prygesa ou Serprocol, assurent jusqu’à sept ou huit opérations (respectivement 8 % et 6,4 % du total des logements construits). Les autres « grands » acteurs totalisent un peu plus d’un tiers (37,1 %) du total de logements construits à Valdebebas. Le reste est fort atomisé. S’agit-il de nouveaux venus ou d’affaires réactivées ?
27Certains acteurs ont bien ressuscité et Valdebebas compte encore des entreprises qu’on croyait disparues. C’est le cas du promoteur Reyal Urbis qui a fait faillite en 2013 et dont le patrimoine a été récupéré par des banques, ou d’un autre promoteur en faillite dont les avoirs ont été récupérés par Sabadell, une banque catalane qui elle-même a aussi fait faillite et a été rachetée pour 1 € symbolique en 2012 par BBVA. Les comptes de Valdebebas font aussi apparaître la société Metrovacesa, un autre géant immobilier espagnol frappé par la crise immobilière mais qui avait était sauvé en 2013 grâce au soutien des banques comme Santander, Popular et BBVA, et était de retour en bourse en 2018. Entre temps, la banque Popular elle-même avait disparu et était rachetée pour 1 € symbolique en juin 2017 par Santander, qui s’est empressée, quasiment dans la foulée, de la revendre avec son patrimoine foncier et immobilier (12,6 millions d’ha de sol et 8 millions de logements) au fonds de pension international Blackstone. La chronique de ces disparitions, reventes et transferts de portefeuille permet donc d’identifier la présence à Valdebebas de quelques grands groupes d’investissement ou private equity, par l’intermédiaire de leurs filiales ou sociétés dont ils sont propriétaires. Aux côtés de ce monstre financier Blackstone, pour qui Valdebebas est un bien petit projet devant les 387 milliards d’avoirs gérés par le groupe, on croise aussi Värde partners, qui contrôle depuis Londres le promoteur Via Celere, propriétaire d’une centaine de logements libres de Valdebebas. Ces premières investigations pourraient aisément nous amener à conclure sur la voracité du grand capital autour de la réactivation du marché du logement espagnol. Au contraire, la lecture d’ensemble relativise le poids de la finance internationale.
28En effet, une investigation plus poussée montre la coexistence de ces grands opérateurs internationaux avec une multitude de petits promoteurs correspondant, à l’opposé, à des compagnies de taille moyenne, souvent de structure familiale et d’ancrage local ou régional. Certaines sociétés d’envergure nationale renaissent de leurs cendres, retrouvent quelques capitaux propres sans pour autant tomber dans le piège des fonds de pension et parviennent à finir leur programme en logements libres de Valdebebas : c’est le cas de Realia, de Ferrocaril ou même d’Habitat, ce dernier promoteur catalan ayant même transféré son siège dans la capitale depuis la crise indépendantiste de l’automne 2017. On trouve aussi des entreprises familiales plus petites, des entreprises de BTP (de routes, de sites logistiques, etc.) ou des promoteurs ayant une solide branche de construction et qui peuvent économiser sur les coûts et faire du développement immédiat, non de la spéculation si le sol est mature (c’est-à-dire équipé et autorisé à la construction) et si les clients, constitués en coopératives, ont leur prêt bancaire, leur assurance et sont prêts à se lancer. On trouve dans ce cas les compagnies Amenabar, Ibisa ou Pryconsa. Avec ce dernier exemple, on découvre aussi l’émergence de la fonction de gestionnaire de coopérative et plus largement de servicer. Ce type d’acteur immobilier n’achète pas le sol (et donc ne s’endette pas) mais offre une plateforme de gestion d’actifs (multicanal puisqu’elle opère avec pignon sur rue ou au nom d’une banque et sur le web) et accompagne des clients (des constructeurs ou des coopératives ou des candidats à la location). Cette fonction d’assistance, de portage et d’intermédiation, voire de gestion intégrale d’actifs immobiliers est indispensable pour une centaine des coopératives, qui elles-mêmes tirent le marché pour produire non pas des logements libres, chers, portés par des promoteurs ou des grands fonds, mais des logements aidés, si possible à prix coûtant, afin de les occuper.
- 5 Les deux catégories VPPB et VPPL correspondent à des logements en accession sociale à la propriété. (...)
29Les programmes de logement de Valdebebas sont répartis en trois types, VPPL, VPPB (logement conventionné en bloc ou détaché, accessible avec un plafond de revenu) et VL ou logement libre 5. Initialement, le projet d’urbanisation de Valdebebas prévoyait qu’un peu moins de la moitié des logements envisagés soient conventionnés. Or, dans les faits, ces derniers sont devenus majoritaires et, en comparant la carte du statut des parcelles et la carte d’avancement de chaque programme, on voit clairement trois points. Premièrement, la coopérative d’habitants concerne les deux tiers des opérations et la promotion directe représente à peine le quart des opérations (tableau 2).
Tableau 2 – Répartition des opérations selon leur statut et la date d’achèvement (septembre 2017)
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Date d’achèvement de l’opération
|
Statut
|
2013
|
2014
|
2015
|
2016
|
2017
|
Non-terminé
|
Non-démarré
|
Total
|
Communauté de biens
|
4
|
2
|
0
|
0
|
0
|
0
|
0
|
6
|
Coopérative d’habitants
|
21
|
17
|
9
|
0
|
4
|
11
|
4
|
66
|
Promotion directe
|
4
|
2
|
3
|
0
|
2
|
12
|
4
|
27
|
Total
|
29
|
21
|
12
|
0
|
6
|
23
|
8
|
99
|
Source : valdebebas.es, Baron et Ter Minassian
30Deuxièmement, le logement conventionné dispose plus souvent des autorisations administratives et des fonds prêtés par les banques pour repartir et renforce sa présence, alors que les logements libres ont plus de mal à se réaliser (tableau 3).
Tableau 3 – Répartition des logements construits ou en construction selon le statut du logement (septembre 2017)
Logement libre
|
2 958 (41,5 %)
|
Viviendas de Protección Pública Básica (VPPB)
|
3 123 (43,8 %)
|
Viviendas Protegidas de Precio Limitado (VPPL)
|
1 049 (14,7 %)
|
Total
|
7 130
|
Source : valdebebas.es, Baron et Ter Minassian
31Troisièmement, et logiquement, la majorité des logements produits en coopérative sont des logements conventionnés (80,3 %) [tableau 4], quand la majorité des logements produits sur le marché dit « libre » sont en promotion directe (56,7 %). Durant la première période d’urbanisation qui était aussi celle de la plus dure crise (2013-2015), les coopératives d’habitants représentaient 75,8 % des opérations lancées, et même 85,5 % si on y ajoute les promotions immobilières réalisées sous le régime de la communauté de biens. La coopérative d’habitants paraît ainsi la forme de promotion la plus souple, la moins chère pour produire du logement libre comme du logement conventionné, tandis que les promoteurs immobiliers s’impliquent beaucoup plus rarement, à leur initiative, pour produire du logement conventionné, qui n’est pourtant pas exactement du logement « social ».
Tableau 4 – Répartition du statut des logements construits ou en construction selon le mode de promotion immobilière (septembre 2017)
|
Mode de promotion immobilière
|
Statut du logement
|
Communauté de biens
|
Coopérative d’habitants
|
Promotion directe
|
Total
|
Libre
|
3
|
13
|
21
|
37
|
VPPB
|
3
|
29
|
3
|
35
|
VPPL
|
0
|
24
|
3
|
27
|
Total
|
6
|
66
|
27
|
99
|
Source : valdebebas.es, Baron et Ter Minassian
32En France comme en Espagne, le logement coopératif (ou participatif) trouve ses origines dans le socialisme utopique de la fin du xixe siècle. Yann Maury (2009) rappelle qu’il répond aujourd’hui moins à une carence de la production de logements qu’à une carence de logements abordables. Pour Sabrina Bresson, l’habitat participatif renvoie
- 6 Par ailleurs, dans les terrains qu’elle a étudiés en France (Strasbourg et Grenoble notamment), Sab (...)
« à une pluralité d’initiatives pouvant prendre des formes très diverses du point de vue juridique (copropriétés, locations HLM, coopératives d’habitants), de la composition sociale des groupes concernés (entre-soi, mixité sociale, générationnelle), des typologies architecturales et urbanistiques proposées (habitat individuel ou collectif, urbain ou rural), etc. » (Bresson, 2016 6).
33En s’associant en coopératives d’habitants, les futurs copropriétaires mettent en commun leurs ressources (financières, sociales, techniques) afin de faire construire des logements que chacun isolément n’aurait pu se permettre.
- 7 En France, l’article 47 de la loi du 24 mars 2014 pour l’accès au logement et un urbanisme rénové, (...)
- 8 Dans la communauté de Madrid, l’article 114 de la loi communautaire du 30 mars 1999 en précise le s (...)
34Les programmes d’habitat coopératif et participatif tendent ainsi à se redévelopper en Europe depuis le début des années 2000, soutenus par une clarification juridique de leur statut et la création d’un cadre légal 7. Dans le cas espagnol, le mouvement est ancien et les lois régionales qui l’encadrent également précèdent la crise économique 8.
35Ainsi, Valdebebas apparaît comme une « île » de petits porteurs et ce trait particulier explique son attractivité par rapport aux PAU du versant sud-est de l’agglomération au sort juridique incertain et à l’environnement nettement moins porteur. Mais cette surreprésentation des coopératives est aussi un facteur de fragilité. Les délais d’attente entre l’investissement dans une part de coopérative et la remise des clés peuvent durer presque une décennie, durant laquelle décès, mutations professionnelles ou divorces causent des défections. Les coopératives gèrent les listes, tentent de capter des ménages sérieux et solvables pour racheter le droit d’adjudication d’un appartement à un autre coopérateur. En outre, les coopératives qui se sont montées très en avance (à la fin du dernier cycle de hausse) ont acheté le sol à prix exorbitant, produisant mécaniquement des appartements plus chers que les appartements libres construits maintenant. Cela explique d’ailleurs le rebond tout récent du secteur libre et le redémarrage des promoteurs qui sortent du rouge. Cela nous conduit aussi à découvrir un produit étrange, l’appartement neuf ancien, revendu avant d’avoir été habité par son premier propriétaire et donc plus cher que le neuf récent (c’est-à-dire construit après la crise). Il s’ensuit que la relation apparemment saine entre les coopératives et leurs gestionnaires peut aussi devenir une relation de compétition pour revendre ces biens très particuliers et que la compétition s’étend entre les trois groupes cités, les coopératives fonctionnant théoriquement à prix coûtant menaçant les marges des promoteurs, qui eux-mêmes risquent de tomber de ce fait dans les mains des fonds étrangers.
36Enfin, une dernière cause de fragilité de l’urbanisation du quartier tient aux transformations de la demande et du produit. Soutenus par des banques poussant au crédit, les Madrilènes des années 2000 ont plébiscité des appartements familiaux de 3, 4 voire 5 chambres et de superficie généreuse. Dix ans plus tard, le taux d’emploi repart mais la précarité et la saisonnalité du marché du travail atteignent des seuils inquiétants. Une bonne partie de ces logements seraient maintenant à redécouper (ce que des promoteurs commencent à faire dans des quartiers moins prestigieux) puis, fait très nouveau, à créer un parc locatif pour des publics réellement sociaux et très demandeurs (jeunes, personnes âgées, familles monoparentales, etc.). La mainmise des coopératives bloque donc ces réajustements et pose une série de questions sur la destination sociale de ce secteur de Madrid ainsi que sur l’articulation des stratégies « micro » avec les orientations de la gouvernance privée et publique.
37Nous souhaitons à présent dépasser l’approche empirique et utiliser notre étude de cas à deux niveaux : d’un côté pour révéler les tensions et contradictions du devenir immobilier madrilène oscillant entre crise et reprise ; de l’autre côté, pour répondre aux trois questionnements scientifiques de départ, respectivement les liens public/privé, la question de l’articulation des temporalités et l’interaction entre forme urbaine et production de l’habitat.
38Valdebebas apparaît donc comme un site où le nouvel essor du marché immobilier est impulsé par une demande familiale qui y voit un refuge pour son épargne et un compromis acceptable en termes de destination résidentielle et de projet de vie. Les coopératives occupent ce terrain quand les grands fonds de pension ciblent les actifs de centre-ville (Coq-Huelva, 2013). Ceci nous offre une vision de la segmentation renforcée de la métropole madrilène, avec un marché immobilier à deux vitesses : le centre réanimé « par le haut », la périphérie relancée non par le bas (les pauvres, précaires et migrants sont absents) mais par le milieu de l’échelle sociale. Que le résidentiel devienne une valeur refuge pour les classes moyennes au lendemain de la grave crise immobilière et financière de la fin de la décennie 2000 représente un résultat paradoxal. Pourtant, il ne faut pas en conclure que la leçon de la crise et de la bulle spéculative n’a pas été retenue car les acheteurs d’appartements de Valdebebas sont parfaitement rationnels. Comme le précisent les enquêtes réalisées par les organisateurs du salon annuel de l’immobilier madrilène (qui se tient d’ailleurs à moins de cent mètres du quartier, au centre des congrès), les nouveaux propriétaires sont des insiders du marché du travail, c’est-à-dire porteurs d’un contrat à durée indéterminée. D’âge mûr, ils achètent au comptant, pour eux ou leurs enfants, et sont pour un tiers des investisseurs. C’est au fond l’Union européenne, largement responsable des politiques d’austérité, qui poussent leurs enfants dans la précarité ou dans l’émigration de travail et qui les contraint à acheter. C’est en effet la Banque centrale européenne qui, à force « d’assouplissement quantitatif » et de taux d’intérêt négatif, a rendu les rendements des livrets bancaires inintéressants, la Bourse incertaine et fait du placement dans la pierre une solution raisonnable.
- 9 « Su diseño demuestra que es posible encontrar en un pequeño núcleo urbano todo aquello necesario p (...)
39La proportion importante de logements en accession sociale à la propriété nous rappelle le devenir de certains quartiers des villes nouvelles parisiennes prévues au départ avec des typologies de logement diversifiées pour des populations métropolitaines mélangées socialement et ethniquement mais qui sont rapidement devenues de véritables trappes pour employés « de souche » (Charmes, 2011). Ce phénomène d’homogénéisation est renforcé par le système coopératif où il faut être accepté par les socios, les adhérents. Valdebebas peut représenter, pour ces derniers, comme le paradis du nouveau petit propriétaire mais il peut symboliser, vu de l’extérieur, un ghetto qui offre à voir tendanciellement trois types de décalages. En premier lieu, le quartier présente une dissociation sociale (social mismatch) entre les possibilités d’emploi sur place, très faibles, les niveaux de recrutement des districts de Las Tablas et de la Castellana, plus proches de postes de tertiaire supérieur et de commandement, et le profil tendanciel des habitants du quartier composé de professions intermédiaires ou d’encadrement banal. En second lieu, il existe un risque de dissociation spatiale (spatial mismatch) entre un programme d’urbanisation dont on a révélé les fastes liés à l’héritage de la planification (le surdimensionnement viaire, l’offre surabondante d’espaces verts, les efforts actuels pour coller à la nouvelle idéologie urbaine verte, sûre et durable avec des nouvelles pistes cyclables, des investissements coûteux dans les services de proximité 9) et les moyens effectifs de cette classe moyenne qui, une fois l’appartement payé, ne peut assumer des charges de production puis de maintenance de ces surfaces et des équipements. Enfin, en troisième lieu, on repère une dissociation politique (political mismatch) dans la mesure où les intérêts de ces coopératives d’habitants, ceux des opérateurs immobiliers de plus haut niveau et ceux des acteurs de la gouvernance métropolitaine divergent de plus en plus franchement.
- 10 Administrés, comme d’habitude, par des bureaux de consultance payés pour l’occasion. Selon PwC, la (...)
- 11 Données de 2016 dont 36 millions de voyageurs internationaux.
- 12 PwC annonce avec une précision numérique remarquable mais sans en présenter les méthodes de calcul (...)
40La Junta de Compensación du quartier fonctionne comme une assemblée des copropriétaires, mais à l’échelle d’une ville au lieu de celle d’un bâtiment. Elle comporte, on a vu, une myriade de coopératives et quelques promoteurs de taille variable, son président étant, logiquement, à la tête d’une des sociétés qui contrôle les plus grandes superficies urbanisées et urbanisables. Il s’agit du patron de Valenor, un promoteur qui a bien l’intention de « finir » Valdebebas, c’est-à-dire de réaliser intégralement le programme immobilier et le programme tertiaire, et qui cherche même à déborder ce périmètre car il a des parts dans un deuxième projet, « Solana de Valdebebas » juste au nord, à la limite du quartier chic de Moraleja et de son golf. Ce patron considère donc le quartier non du point de vue de sa valeur d’usage, comme les coopératives (viabilité des appartements et de la vie locale), mais comme une réserve foncière et un levier d’urbanisation du nord de la métropole. À sa suite, les promoteurs se félicitent de voir la fin de leur traversée du désert avec la « digestion » du stock résidentiel bientôt achevée pour des raisons macrostructurelles et veulent déjà jouer le coup d’après. L’objectif est toujours de tirer parti des atouts positionnels du quartier, de recréer de la valeur foncière et de pressurer les copropriétaires pour finir les grands travaux, c’est-à-dire de nouvelles parties communes. À l’été 2017, le dirigeant de la Junta fait voter le changement de nom du quartier en « Valdebebas Fintech District » avec les arguments classiques 10 : un aéroport international de plus de 50 millions de passagers 11, des bureaux à des prix compétitifs par rapport à Paris ou Berlin, la vogue des effets attendus du BREXIT 12. Plus qu’une stratégie de marketing banale et inadaptée, cette manœuvre vise surtout à faire voter par les copropriétaires la construction d’un pont routier reliant le quartier à l’aéroport, ce qui est contraire à leurs intérêts : ces employés ont largement moins besoin d’aller à l’aéroport que de se désenclaver en direction du sud, vers le centre-ville de Madrid. Et si une partie de la coalition de croissance qui pilote encore les décisions de Valdebebas s’accroche, dans les discours et dans les actes, à la perspective modernisatrice et métropolitaine qui a régi toute la culture de la planification des années 2000 (valorisation foncière, grandes infrastructures, projets ronflants), la municipalité qui a changé de camp depuis 2015 constitue un contrepoids mais en aucun cas un allié pour les nouveaux propriétaires de Valdebebas.
41En effet, l’équipe de gauche plurielle et citoyenne autour de Manuela Carmena, qui entretient elle-même des relations houleuses avec le groupe socialiste madrilène, aborde la refonte d’une politique du logement avec bien des handicaps : une certaine inexpérience des affaires publiques, l’absence de moyens suffisants pour la mise à l’agenda d’une nouvelle étape de construction de logements sociaux du fait de contraintes économiques majeures (le budget municipal 2017 mis sous tutelle par le gouvernement, celui de 2018 prorogé de force marquant une tendance à la recentralisation, voir Cole et al., 2015). En outre, deux faits bloquent l’action municipale. Le premier est d’ordre réglementaire. Tant que le modèle de l’aménagement (compétence de la région, qui reste gouvernée par le Parti populaire) est porté par les propriétaires du sol, qui dessinent leur programme, découpent le parcellaire et sollicitent les permis, la mairie perd la capacité à orienter une politique du logement vers plus de social. Or, la situation est grave : plus de 20 000 familles en situation d’urgence absolue pour quelques centaines de logements attribués et des segments de la démographie de plus en plus éloignés du marché (libre ou conventionné) : jeunes « inframileuristes » qui n’ont plus accès au crédit, retraités dont les pensions fondent, etc. (Brandis et al., 2016).
42Le positionnement de Madrid à l’égard de Valdebebas n’est donc pas dénué d’ambiguïté. D’un côté, le remplissage actuel de ce site est une bonne nouvelle pour la mairie : c’est à la fois la preuve et le levier de la reprise économique générale de la ville, puisque cela signifie plus d’emplois dans la construction donc la baisse du chômage et à terme, une croissance des revenus fiscaux. Cependant, le modèle urbain de Valdebebas correspond exactement à celui que l’équipe d’Ahora Madrid a combattu idéologiquement et le peuplement actuel du quartier ne coïncide pas à l’électorat de cette équipe. Alors la municipalité prend l’initiative, argumentant de l’offre foncière encore large et de la nécessité de réduire la fracture sociale entre nord et sud de l’agglomération. Avec le programme Arte Facto, elle annonce son intention d’ouvrir dans le quartier une résidence de services pour des locataires (jeunes couples et jeunes travailleurs) avec espaces artistiques et services. Une telle mixité (générationnelle, ethnique et sociale) suscite un rejet violent de l’assemblée de Valdebebas, coopératives et promoteurs ligués, d’autant plus que l’absence de consultation publique et les liens entre le consultant porteur de l’étude et une conseillère municipale rappellent une culture de faveurs et d’influence que la nouvelle équipe avait précisément conspué (Pellicer, 2014).
43« Madrid n’est jamais terminée » est un constat pour le moins banal qu’on trouve chez des spécialistes de l’histoire de la production urbaine et immobilière de la périphérie madrilène (Vorms, 2009). Notre regard semble montrer que, d’une part, la machine spéculative et la fabrique urbaine, après s’être emballées, se sont subitement arrêtées aux alentours de 2009-2010. D’autre part, après quelques années de calme plat, Madrid est bien en train de se terminer, et ce de plusieurs manières : d’un côté par des opérations lourdes tournées vers le luxe en centre-ville, d’autre part par une digestion progressive du stock bâti et du sol urbanisable en périphérie (Camacho, 2015). Mais il ne faut pas céder à une vision mécanique de stop and go, ni croire au terme creux de « normalisation » du marché. La réalité est plus évolutive. Elle passe par la recomposition de nombreux secteurs d’activité (de la construction aux métiers de la promotion et de l’intermédiation immobilière). Elle dépend du rôle des acteurs de base, les coopératives. Elle est à la merci des arrangements politiques d’une coalition métropolitaine beaucoup moins unie qu’avant à propos des stratégies de développement de Madrid. La « dépendance au sentier » limite à la fois les capacités de poursuite du scenario métropolitain d’avant la crise et entrave les chances de réforme et de réorientation vers un agenda du logement plus social et plus solidaire. À nos yeux de géographes, cette dépendance est essentiellement liée à la trame, à la forme et à l’échelle des parcelles, à la grille fonctionnelle, bref, à des questions de planification et de forme urbaine et architecturale, jusque dans la taille des appartements (Compitello, 2003). Cette maille surdimensionnée constitue la traduction spatiale d’un modèle réglementaire qui dit l’avidité des acteurs publics à se financiariser sur la bulle qu’ils créent eux-mêmes en ouvrant des droits à construire. L’échelle représente bien un des péchés capitaux de l’urbanisme périphérique des années 1990, puisqu’il entraîne pêle-mêle l’insoutenabilité environnementale, l’anomie sociale et des charges excessives.
44Bien des inconnues assombrissent l’horizon urbain de Valdebebas et plus largement du nord de Madrid. Faut-il imaginer, d’ici 20 ans, une colonie de quelques dizaines de milliers de retraités, perdus dans des appartements de quatre chambres, encerclés par des quartiers d’affaires de standing européen ? Faut-il redouter la rapacité des fonds de pension lorsqu’ils souhaiteront récupérer leur mise et se retirer ? L’incertitude à moyen terme se nourrit de la déconnexion entre quatre types de temporalités et la production du logement à contretemps. Valdebebas nous a montré les contradictions et désajustements entre : premièrement, une temporalité démographique et sociale, c’est-à-dire le besoin criant de logement abordable et flexible, pour favoriser la décohabitation des jeunes et pallier les inégalités produites par les politiques d’austérité. Deuxièmement, une temporalité technique (les délais bureaucratiques et procéduraux de la planification et de l’instruction des dossiers renforcés par l’insécurité juridique). Troisièmement, une temporalité économique, avec une stimulation financière facteur de récupération du secteur immobilier, voire initiatrice d’une nouvelle urbanisation de la périphérie. Enfin, quatrièmement, une temporalité électorale, qui figure davantage un moment d’éclipse de l’agenda de la politique du logement et un suivisme des tendances du marché qu’une bifurcation vers un nouveau régime.