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La « qualité » du bassin d’Arcachon. De quoi parlons-nous ? Trois enquêtes croisées auprès d’acteurs et d’usagers

What Do We Mean When We Talk about the “Quality” of Arcachon Bay? Confronting Three Surveys with Stakeholders and Users
La «calidad» de la cuenca de Arcachon. ¿De que hablamos? Cruce de tres encuestas con actores e usuarios
Sophie Le Floch, Mayté Banzo, Eva Bigando, Anne Gassiat et Ludovic Ginelli
p. 53-69

Résumés

Dans la littérature scientifique, la notion de qualité est conçue tantôt de manière objectiviste (un « donné »), tantôt de manière constructiviste (un « construit »). Notre objectif est d’interroger cette dualité en abordant la qualité depuis une perspective de recherche empirique. Les résultats de trois démarches d’enquêtes conduites sur le bassin d’Arcachon montrent, d’une part, l’importance pour les acteurs et les usagers des déclinaisons que sont la « qualité de l’eau » et la « qualité de vie » et, d’autre part, l’ambiguïté des rapports entre les conceptions objectiviste et constructiviste de la qualité. Celle-ci apparaît comme un processus dans lequel interviennent des démarches d’objectivation mais faisant également largement appel à l’expérience.

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Texte intégral

1Suite à l’avènement de la société de consommation puis à la prise de conscience de ses excès, la qualité est devenue une préoccupation à laquelle aucun domaine n’échappe : production de biens et de services, management des ressources humaines, éducation, alimentation, santé… Elle prend de multiples déclinaisons – qualité des personnes, qualité des produits, qualité environnementale, qualité de vie – et de multiples définitions selon les domaines. Dans tous les cas, la qualité pose la question générale de la valeur : définir la qualité de quelque chose revient à en identifier et à en évaluer les caractéristiques (bonnes-mauvaises ; qualités-défauts) [Atilf, Analyse et traitement informatique de la langue française, Trésor de la langue française informatisée].

2Cette abondance d’emplois et de définitions finit par masquer la complexité de la notion, que l’on retrouve dans le sens commun comme scientifique. En effet, selon Haddad et al. (1997), soit la qualité renvoie à l’idée d’excellence et n’a pas à être spécifiée (qualité/non-qualité) ; soit elle renvoie aux propriétés de « quelque chose » et appelle la qualification (bonne-mauvaise qualité). En outre, dans ce second cas, deux paradigmes principaux sont actuellement mobilisés (Pacione, 2003). Selon un paradigme objectiviste, dominant dans de nombreux domaines des sciences et des technologies, la qualité est conçue en tant que « donné » : les caractéristiques intrinsèques des choses sont à découvrir. Selon un paradigme constructiviste, dominant dans les sciences humaines et sociales (Brédif, 2008), la qualité est un « construit » : des caractéristiques sont attribuées par des acteurs à des choses avec lesquelles ils sont en interaction. Certains courants et auteurs insistent sur les interactions et les négociations entre acteurs habilités dans les processus de qualification (sociologie ; économie de la qualité : Callon et al., 2000 ; théorie des conventions), d’autres sur l’expérience directe que l’individu peut faire de quelque chose (psychologie environnementale : Bonaiuto et al., 2003).

3Pour notre part, nous ne choisissons pas entre ces deux paradigmes, pas plus que nous ne les opposons a priori. Nous proposons ici d’interroger cette dualité apparente en privilégiant une démarche empirique, à partir de ce que disent sur la qualité les personnes rencontrées sur le terrain. L’objectif de cet article n’est donc pas de prendre position dans le débat scientifique sur la qualité, qui est abondant et assez confiné dans une logique disciplinaire, mais plutôt de rendre compte d’une expérience de recherche susceptible d’alimenter la compréhension des conceptions de la qualité.

  • 1 Les objectifs fixés par les sciences sociales étaient notamment : d’étudier la perception d’experts (...)

4Le programme « Ostréiculture et qualité du milieu, approche dynamique du bassin d’Arcachon (OSQUAR) » nous offre, pour cela, un bon laboratoire. Non seulement la qualité constitue son objet principal, mais encore retrouve-t-on dans son énoncé comme dans sa structure (découpage en volets) la complexité et la dualité qui « collent » à cet objet. En effet, ce programme a pour objectif « d’améliorer la connaissance du bassin d’Arcachon sous l’angle d’une meilleure caractérisation de la définition et de la perception de sa qualité par l’ensemble des usagers » (projet OSQUAR 1, appel 2009, p. 4). Il est plus précisément stipulé qu’il s’agit de mieux cerner la qualité « intrinsèque » de l’environnement tout en reconnaissant que celle-ci peut faire l’objet de multiples appréciations selon les acteurs considérés. Le projet a ainsi été construit autour de trois volets au sein desquels les représentants des sciences humaines et sociales, associés à des collègues de sciences du milieu, ont été chargés d’examiner différents aspects de la perception de la qualité 1. Depuis les sciences du milieu, la qualité est un état identifié au prisme des connaissances scientifiques du moment et des conditions techniques de l’expérience. Depuis les sciences sociales, la qualité renvoie à la valeur exprimée par des individus ou des groupes sociaux.

5À l’issue du projet, nous avons voulu remettre en commun les résultats pour questionner l’idée même de qualité depuis une perspective de sciences sociales. Nos questionnements étaient alors les suivants : qu’est-ce que la qualité ? Peut-on comprendre ce qu’est la qualité à partir d’une démarche empirique ? Comment la diversité des approches nourrit-elle cette compréhension ? Retrouve-t-on cette dualité apparente de la qualité dans les données de terrain quelle que soit l’approche mise en œuvre ? Ces questionnements sont aussi ceux qui traversent cet article.

6Pour y répondre, nous mobilisons ici les résultats d’enquêtes réalisées au sein des trois volets. Si le recueil de données par enquêtes a été construit initialement à partir d’objectifs et de méthodologies distincts et propres à chacun des volets, le rapprochement final des trois corpus nous a semblé pertinent dans la mesure où l’interrogation de départ portait dans les trois cas sur la caractérisation de la qualité à partir du discours de personnes enquêtées. Nous allons voir que ce rapprochement permet en effet d’éclairer la diversité des aspects que la notion de qualité peut prendre pour des personnes en situation d’évaluer un environnement donné, le bassin d’Arcachon.

7Notons que notre parti pris de départ était de ne pas nous en tenir à un « type » de qualité que nous aurions défini a priori. Bien que le projet OSQUAR s’intéressait tout particulièrement à la qualité du milieu, nous avons tenu à demeurer ouverts à toute autre déclinaison qui serait mobilisée par les personnes enquêtées, étant donné que c’est bien l’idée de qualité en général qui est au cœur de notre interrogation. C’est donc a posteriori, au regard du traitement des données d’enquête recueillies à partir des trois dispositifs empiriques, que sont apparues les deux grandes déclinaisons de la qualité autour desquelles est construit notre propos : la qualité de l’eau, la qualité de vie.

8Dans une première partie, nous exposerons les trois démarches d’enquête mises en œuvre dans OSQUAR et à partir desquelles nous avons construit notre réflexion (objectifs, techniques, participants, objets de l’enquête). Nous développerons ensuite successivement les deux grandes déclinaisons de la qualité apparues comme étant centrales pour les enquêtés : la qualité de l’eau et la qualité de vie. Nous examinerons en quoi la première exprime une tension entre une qualité « institutionnelle », définie sur la base d’indicateurs spécifiques et faisant l’objet de dispositifs techniques de mesure, et une qualité « expérientielle » qui exprime l’évaluation que des usagers engagés dans l’environnement effectuent depuis leur expérience propre de cet environnement. Nous analyserons la seconde, la qualité de vie, en tant qu’expression d’une qualité des relations aux lieux et aux autres, centrale dans l’expérience d’un environnement donné. Nous conclurons enfin sur l’importance, pour toute démarche ayant la « qualité » pour objet, d’expliciter à quel(s) paradigme(s) il est fait référence, aux relations qu’ils entretiennent et au rôle de l’expérience dans ces relations.

I – Une démarche originale à partir d’une approche inductive de la qualité

9L’initiative de rapprocher trois démarches distinctes interrogeant la qualité du bassin d’Arcachon repose sur un pari et une hypothèse. Notre pari est de considérer qu’il y a un réel intérêt à mettre en commun des matériaux recueillis suivant des objectifs et protocoles différents. Il s’appuie sur l’hypothèse que les discours recueillis sur la qualité du bassin d’Arcachon ne relèvent pas tant de catégories qui distingueraient les experts d’un côté, les usagers et habitants de l’autre, mais qu’ils témoignent de manières de concevoir la qualité qui transcendent le statut propre des enquêtés. L’ensemble des discours recueillis a alors été réinterrogé au prisme de questions communes (fig. 1).

Figure 1 – Une démarche de recherche coconstruite a posteriori

Figure 1 – Une démarche de recherche coconstruite a posteriori

Source : Le Floch et al.

1. Une démarche coconstruite a posteriori

10La relecture et l’analyse de nos corpus respectifs a posteriori, autour de ces questions communes, est fondée sur deux points forts présents dans les trois démarches initiales : les personnes interrogées avaient toutes une bonne connaissance du bassin d’Arcachon, les démarches mises en œuvre privilégiaient une méthode qualitative rendant possible la mise en perspective des matériaux recueillis.

11Le choix d’interroger des personnes ayant une certaine connaissance du bassin d’Arcachon est lié au fait que nous voulions nous assurer qu’elles auraient des témoignages nourris à apporter sur les évolutions du milieu et, partant, qu’elles seraient en mesure de se livrer à certaines évaluations de ce même milieu. Cette connaissance est estimée a priori autour de deux critères – combinés chez certains enquêtés – que sont (i) l’exercice d’une profession en lien avec ce milieu ou sa gestion et (ii) la fréquentation significative du milieu. Ce choix nous a notamment conduit à exclure les usagers occasionnels du bassin d’Arcachon que sont les touristes. Nous avons ensuite distingué a priori deux types de personnes, selon qu’elles sont impliquées ou non dans des processus de qualification plus ou moins formels. Ainsi, nous avons rencontré d’une part des acteurs officiellement « habilités » et engagés dans des démarches de définition et/ou de mesure de la qualité, ou dont les interventions de gestion ou d’aménagement sur le bassin d’Arcachon qui impliquent la prise en compte d’indicateurs de qualité ; des scientifiques font partie de cette catégorie. Nous avons rencontré d’autre part des usagers réguliers qui, à l’occasion de leurs activités ordinaires (habiter, se déplacer, se récréer), évaluent plus ou moins consciemment ce même milieu, à l’aune de leurs pratiques, valeurs et attentes. Trois séries d’enquêtes ont ainsi été menées entre 2010 et 2012.

12Par ailleurs, le point commun essentiel entre ces trois démarches d’enquête est leur caractère qualitatif. Nous avons construit des guides d’entretien de façon à amener les participants à développer, depuis leur point de vue et leurs pratiques, avec leurs mots propres, des discours sur le bassin d’Arcachon. Tous nos entretiens ont été enregistrés puis intégralement transcrits. Ils ont été conduits depuis les lieux mêmes desquels les participants étaient invités à parler : lieu de travail pour les acteurs institutionnels ou les professionnels intervenants sur le bassin, domicile pour les habitants, lieu de pratique pour certains usagers réguliers (plage, club de kayak…). Dans la mesure où nous faisons l’hypothèse que la qualité n’est pas seulement un « donné » ou un « construit », nos démarches sont pensées indépendamment de cette dualité, selon deux approches distinctes où la question de la « qualité » est soit posée de manière centrale (démarche 1) soit reconstruite au moment de l’analyse à partir des matériaux d’enquête recueillis (démarches 2 et 3).

2. Trois méthodes d’enquêtes, deux manières d’aborder la qualité

13Sont présentées ici les trois démarches initiales qui ont permis le recueil des matériaux réinterrogés pour le présent article.

  • 2 IRSTEA-ETBX : Cazals, Gassiat, Ginelli, Girard, Hautdidier, Kippeurt et Pardo. ADESS-université Bor (...)

14La première démarche d’enquête (D1 2) s’intéresse aux acteurs habilités dans le processus de qualification. Ceux-ci intègrent ce processus dans leur quotidien professionnel (comités de pilotage, comités technique, réunions de concertation, suivis et mesures). Les entretiens ont pour objectif de mieux comprendre leur vision de la qualité à partir de six questions ouvertes précises et posées frontalement concernant leur définition de la qualité et de son évolution, les lieux qui leur semblent emblématiques ou au contraire problématiques en termes de qualité, les actions qu’ils engagent pour préserver la qualité.

15Trois grands types d’acteurs ont été rencontrés : institutionnels (services déconcentrés de l’État, collectivités territoriales, syndicat mixte, organisme de recherche, etc.), associatifs (en lien avec la protection du milieu, les activités récréatives, etc.) et économiques (agriculteurs, ostréiculteurs, pêcheur, batelier, industriel, etc.). Au total, 36 entretiens ont été menés auprès de 20 acteurs institutionnels, 6 associatifs et 10 économiques.

16Parallèlement, deux démarches d’enquêtes ont été conduites auprès d’habitants et d’usagers réguliers du bassin. Elles s’inscrivent dans un objectif général qui est de mieux comprendre la façon dont des personnes évaluent la « qualité » dans le cadre de leur fréquentation ordinaire du bassin d’Arcachon. Les guides d’entretien sont axés sur le recueil de témoignages relatifs aux lieux pratiqués et aux changements perçus. À quelques exceptions près (nous y reviendrons ci-dessous), ils n’abordent pas la notion de qualité de manière frontale ; celle-ci est reconstruite par l’analyse des jugements de valeur émis à propos de tel ou tel aspect du bassin.

  • 3 IRSTEA, ETBX : Ginelli, Le Floch et Pardo.

17Au moyen d’entretiens menés le plus souvent possible « sur le terrain » avec le participant, la deuxième démarche (D2 3) vise d’une manière plus globale l’appréciation du milieu et de ses changements par des usagers ordinaires (promeneurs, chasseurs, plongeurs…), depuis les pratiques qu’ils en ont (21 entretiens). Un second objectif de cette démarche est de mettre en perspective les idées de la qualité du milieu forgées à l’occasion de pratiques ordinaires avec celles qui peuvent émaner de scientifiques, puisque les connaissances académiques sont de plus en plus versées dans les débats sociaux relatifs au bassin d’Arcachon. Ont donc été enquêtées également quelques personnes impliquées dans des actions institutionnelles et/ou des débats publics à l’échelle locale (16 entretiens auprès d’acteurs associatifs, publics, scientifiques).

  • 4 ADESS-CEPAGE : Bigando.
  • 5 Cette troisième démarche s’inscrit dans le prolongement de la convention européenne du Paysage (pro (...)

18La troisième démarche (D3 4) s’intéresse plus spécifiquement aux enjeux inhérents à la qualité paysagère constitutive de leurs lieux de vie telle que perçue par les habitants 5. Elle est conduite sur la base d’un outil spécifique : l’enquête photographique, inspirée de la technique de la photo elicitation interview (Bigando, 2013). Chaque personne interrogée produit préalablement un portrait photographique de son paysage quotidien, lequel sert ensuite de support à la réalisation de l’entretien. À partir des discours et photographies ainsi recueillis, il s’agit de faire émerger les éléments paysagers valorisés et ceux qui sont dépréciés, les changements perçus et la manière dont ils impactent la qualité paysagère de leurs lieux de vie telle que ressentie par les habitants, les perceptions des dynamiques à venir et les sentiments d’espoir ou d’incertitude qui y sont associés. Au total, 30 entretiens ont été conduits auprès d’habitants répartis sur deux communes du nord du bassin d’Arcachon (Andernos et Lège-Cap-Ferret).

19À l’issue de ces trois enquêtes, nous avons constaté que les questions directes sur la définition de la qualité en général tendaient à déstabiliser les personnes interrogées (D1 et D2). La qualité a peu de sens lorsqu’elle n’est pas reliée à un objet, un milieu. Les réponses ont gagné en précision à partir du moment où il s’est agi de qualifier le bassin d’Arcachon (D1). Inversement, lorsque des enquêtés invités à témoigner de leur propre expérience du bassin étaient questionnés sur la qualité, ils s’en trouvaient dérangés et, soit le signalaient explicitement, soit énonçaient quelques généralités (D2).

20La suite de notre propos s’intéresse plus spécifiquement aux deux grands sujets de préoccupation vers lesquels convergent les témoignages recueillis et qui offrent deux déclinaisons centrales de l’idée de qualité pour les enquêtés : la qualité de vie et la qualité de l’eau. Nous avons revisité les transcriptions inhérentes aux trois démarches au regard de ces deux thèmes afin d’affiner notre analyse et de sélectionner les extraits de discours les plus significatifs. La figure 1 précise les types de personnes interrogées dans les différentes démarches d’enquête et propose une codification qui permet d’identifier l’origine des extraits d’entretiens auxquels nous faisons référence dans la suite du texte.

II – La qualité de l’eau, entre mesure scientifique et expérience du milieu

21L’eau est le domaine principal auquel l’essentiel des participants à nos enquêtes appliquent la notion de « qualité » lorsqu’ils évoquent le bassin d’Arcachon. Derrière cette expression, l’analyse fait apparaître deux conceptions : la qualité est tantôt une notion à objectiver à l’aide de mesures, d’indicateurs ; tantôt une notion à nourrir depuis l’expérience particulière d’un environnement, en l’occurrence celui du bassin. Force est de constater que ces deux conceptions sont à l’œuvre chez les enquêtés indépendamment des groupes déterminés a priori (acteurs habilités et autres) et qu’elles se retrouvent bien souvent chez une même personne.

1. Une approche objectivée

22Nos enquêtés, tous profils confondus, partagent l’idée qu’il existe une qualité de l’eau « objective » : grâce à la définition d’indicateurs quantifiables, la qualité peut être située sur une échelle de gradient, elle peut être déclarée « bonne » ou « mauvaise » par rapport à des seuils prédéfinis. Ces indicateurs sont construits et mesurés par des organismes clairement identifiés : le Syndicat intercommunal du bassin d’Arcachon (SIBA) et l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (IFREMER) sont les plus fréquemment cités.

23Sans surprise, cette conception est mobilisée en premier lieu par les acteurs habilités : c’est celle à laquelle ils ont affaire dans leur activité professionnelle ; celle qu’ils contribuent à produire ou conforter et qui sert à structurer leur action. Quant aux usagers, ils font entendre que la « qualité de l’eau » n’appartient pas à leur vocabulaire mais à celui de la sphère politico-scientifique. « Ce sont les savants qui nous disent si la qualité de l’eau n’est pas bonne. » (D1-E13) « La pollution est invisible, il faut des mesures scientifiques. » (D2-H1)

La mesure de la qualité

24La qualité de l’eau peut être objectivée mais seulement indirectement et négativement, par la mesure de la pollution. À une question sur la qualité du bassin, « je répondrai par la négative, si vous voulez. On s’est aperçu qu’il y avait un problème dans la qualité, enfin d’un manque de la qualité de l’eau sur le bassin, quand on a eu des anomalies dans la reproduction des huîtres. » (D2-R28)

25Un petit nombre de polluants reflète approximativement la qualité de l’eau. Ils sont choisis en fonction de problèmes identifiés par des décideurs en vue de mettre en place des politiques et d’en permettre le suivi. Ils sont réappropriés en tant qu’indicateurs de qualité par un public plus large. Nos enquêtés citent d’abord les micro-organismes, sans doute en raison de l’ancienneté et la publicisation des résultats d’analyses bactériologiques dans cet espace géographique marqué par le tourisme balnéaire. Les enquêtés rappellent que bien d’autres polluants ont été mis en avant au fil du temps : métaux lourds, peintures antifouling, pesticides et, tout récemment, hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP). Certains de ces éléments acquièrent une dimension normative. Par conséquent, la qualité peut être assimilée à ce qui est conforme à la norme.

« La qualité, ce n’est pas forcément le visible, ce n’est pas forcément ce qu’on va appeler les plages propres, des rues propres, en bon état. Pour moi, la qualité, ça va plutôt être lié à la qualité de l’eau, la qualité des sédiments ; alors ce sont des normes, les spécialistes. Moi, je ferais confiance aux spécialistes. » (D1-I26)

26Pour beaucoup, plus que la norme en valeur absolue, ce sont les suivis dans le temps ou les comparaisons spatiales qu’elle permet qui ont un sens. La qualité est donc relative. D’un point de vue temporel, elle s’exprime en termes d’amélioration ou de dégradation. Pour la plupart des enquêtés (institutionnels, scientifiques, quelques habitants) qui se réfèrent aux suivis existants, c’est globalement l’idée d’une amélioration dans le temps qui domine, même si elle est à nuancer selon le type de pollution. Ainsi, la pollution urbaine serait globalement en nette régression dans les dernières décennies tout en changeant de nature (diminution des bactéries et du phosphore, augmentation des HAP), tandis que la pollution agricole augmenterait (nitrates, pesticides). D’un point de vue spatial, la qualité peut être formulée en termes de classement entre sites ou territoires.

« Avant les années 1980, y’a eu des apports urbains, directement dans le bassin, avant que le SIBA fasse son collecteur général. Ça, effectivement, ça a été une grosse amélioration. Maintenant, au niveau de l’agriculture, depuis les années 1970, les surfaces ont augmenté […] avec le maïs et tout ça. Donc finalement, la qualité de l’eau qui arrive dans le bassin d’Arcachon, de la Leyre en particulier, pour certains paramètres, elle est moins bonne […]. Y’a pas moins d’azote qui arrive […]. Par contre, il y a beaucoup moins de phosphore qui arrive. Ça c’est sûr. Le phosphore, c’est plus la contamination urbaine, les eaux usées. » (D2-S35)

27L’évaluation de la qualité serait donc dépendante de la mesure de certains polluants. Or, selon nos enquêtés – tous profils confondus là encore – la mesure atteint assez vite certaines limites.

Les limites de la mesure

28La première difficulté est de mesurer tous les polluants ou d’avoir une couverture spatiale suffisante pour un polluant donné. Le bassin est un déversoir pour les effluents émanant de différentes activités : l’usine de papier de Facture, le nautisme, les stations d’épuration, l’ancien centre d’enfouissement technique d’Audenge, l’agriculture, la circulation automobile.

« Je persiste à croire que l’on ne mesure pas suffisamment les apports des eaux continentales sur le bassin. […] Tout ce qui se passe sur le bassin versant finit dans le bassin. […] Donc il faut vraiment, à mon avis, s’attacher à ce qui vient du bassin versant et avoir d’autres indicateurs de suivi que la qualité des eaux de baignade sur les plages ! » (D2-R34)

29En outre, quelques enquêtés, notamment en lien avec la filière ostréicole, soulignent que bien des polluants restent inconnus, que les effets cocktails sont difficilement pris en compte, qu’il existe de nombreuses lacunes méthodologiques.

« Quel est l’effet cocktail de tout ça ? Est-ce qu’il n’y a pas des effets synergie ? Si vous prenez chaque produit, vous êtes en-dessous de la norme de la NQE [norme de qualité environnementale], mais si vous mettez en synergie des produits mélangés entre eux peut-être que dans ce cas-là, la NQE n’a plus rien à voir ! » (D2-R28)

30Des indicateurs plus globaux de qualité de l’eau peuvent aider à pallier cette difficulté à identifier et à mesurer d’innombrables polluants. La DCE (directive cadre sur l’eau), par exemple, est venue récemment mettre plusieurs indicateurs en lumière. Plus largement, cette notion d’indicateur global a du sens pour tous les enquêtés et chacun a son panthéon personnel. L’huître y figure, mais pas en première place ; plusieurs autres espèces animales et végétales sont fréquemment considérées comme des signaux, des indices pertinents pour juger de la qualité du milieu.

« Quand j’étais gosse, les égouts se déversaient dans le bassin, hein ! […] Alors que maintenant, on n’a plus rien qui va directement dans le bassin. […] Il y a beaucoup d’hippocampes. Et ça, je pense que c’est un témoignage sur la qualité de l’eau. Y’a des anémones, aussi, qui sont assez sensibles ; y a des éponges… » (D2-H12)

  • 6 La zostère est une plante phanérogame se développant sur l’estran. L’herbier de zostère naine (Zost (...)

31Parmi les indicateurs « non-officiels » de qualité des eaux, les végétaux aquatiques, zostères 6 et algues diverses, occupent une place prépondérante. Les herbiers de zostères n’ont pas attendu d’être labellisés indicateur du bon état écologique du bassin par la DCE pour faire l’objet d’attention de la part d’usagers. La « prolifération de macro-algues » (D2-S37) est perçue à l’inverse comme le signal d’un dysfonctionnement écologique, non-détecté par les indicateurs bactériologiques. Mais il n’y a pas d’indicateur parfait aux yeux de nos enquêtés. En outre, un indicateur signale un problème mais pas forcément la ou les causes. Ainsi, pour ce qui est de la disparition des zostères, « plus j’avance, moins j’ai de certitudes. Déjà que je n’en avais pas [rires] ! » (D2-S2). Un seul indicateur ne peut donc suffire à définir la qualité de l’eau et du milieu en général.

« L’indicateur de suivi, c’est l’analyse des qualités des eaux de baignade. Bon, […] ça m’étonne toujours un peu parce que ce ne sont que des analyses bactériologiques. C’est un indicateur, mais à mon avis pour les algues vertes ce n’est pas le bon indicateur. » (D2-R34)

32Sont également pointés du doigt le caractère trop ponctuel des études et le changement dans les méthodes de mesure et/ou dans les normes, qui empêche la comparaison sur le temps long. « D’après moi, comme dans tous ces genres de choses, les études sont faites à trop court terme pour mesurer exactement l’impact qu’il y a sur la nature » (D2-R27). Derrière ces limites à l’évaluation objective de la qualité de l’eau, l’idée d’une manipulation politique n’est pas loin : les changements dans les méthodes ou les normes ne seraient pas seulement dus aux progrès de la connaissance scientifique et des moyens techniques, ils seraient parfois le fait de l’intervention politique, dans le but d’éviter de mettre certains dysfonctionnements trop en lumière.

« Il paraît qu’ils achètent aussi les Pavillons bleus, alors […]. Si on annonce à tout le monde, aux gens qui viennent du Nord ou…, que l’eau est polluée et qu’on risque certaines choses… Là, vous faites tomber le commerce du tourisme ! » (D2-NH20)

33Si les enquêtés mettent d’abord la conception de la qualité « objectivée » en avant lorsqu’ils s’expriment sur l’état et les enjeux de l’eau du bassin, ils n’en témoignent pas moins d’une importante prise de distance vis-à-vis de cette conception. Au point qu’elle pourrait n’être qu’« une notion purement commerciale. La qualité, c’est vraiment ce que recherche le client. La norme, ce n’est pas de la qualité » (D1-I7). Cette prise de distance se manifeste également dans la mise en perspective avec une autre conception de la qualité, construite à partir de l’expérience globale que les personnes ont du bassin.

Complémentarités et tensions entre mesure et expérience

34Ainsi, la qualité « objective » de l’eau entretient des relations complexes avec l’expérience que les uns ou les autres ont du bassin. Il s’agit d’abord de relations de complémentarité. Pour que « quelque chose » soit mesuré, il faut au préalable que le « quelque chose » en question suscite une attention, suite à l’observation de changements dans le milieu. Des professionnels ostréicoles, mais aussi de simples habitants, témoignent de l’importance de l’observation dans la détection de problèmes. Ils ont parfois été amenés à tenir le rôle de lanceurs d’alerte impulsant ainsi une attention sur l’eau susceptible de motiver par la suite des études et des mesures de divers paramètres.

« Moi, j’avais alerté tout le monde [sur la régression de la zostère]. […] Moi, avec mes yeux de non-scientifique, j’observe plein de choses. Je pense qu’il y a plusieurs facteurs. Maintenant, je ne suis pas scientifique, donc euh… » (D2-H12)

35Certains des chercheurs interrogés tendent à associer l’évaluation de la qualité issue de l’expérience ordinaire aux « non-spécialistes ». Jugée « subjective », cette évaluation serait dépréciée en comparaison de la qualité « objective » produite par les sphères techniques et scientifiques. Mais des chercheurs reconnaissent que la frontière entre les deux est bien ténue. Ils confirment le rôle primordial de l’expérience, y compris dans leur démarche scientifique : l’expérience vient justifier la mesure de certains paramètres et la mettre en relation avec la réalité des changements.

« Dès qu’ils [les usagers] voient une modification, c’est une pollution. La différence, c’est que nous, on essaie de raisonner à partir de données. On est limité par les données. Donc on essaie de pas… de pas trop supposer. Mais on suppose aussi : il y a clairement une partie de subjectivité dans ce qu’on fait, dans les choix qu’on fait. » (D2- S37)

36La qualité « objective » de l’eau entre souvent en tension avec l’expérience qui est faite du bassin et qui donne une toute autre idée de l’état du milieu. On peut ainsi « savoir » que la première est bonne sur un certain nombre de critères tout en jugeant négativement l’évolution globale du milieu. Ou, inversement, on peut vivre de merveilleuses expériences sur l’eau tout en « sachant » que les données quantitatives s’y rapportant sont plutôt mauvaises. De façon assez générale, le vécu conduit surtout à observer, et plus généralement à faire l’expérience d’un milieu dont la qualité se dégrade, contrairement à ce que la qualité « mesurée » montrerait.

« Je pense que je suis, par rapport à la moyenne des gens qui habitent ici, plutôt surinformé. Donc, je peux pas trouver que c’est un milieu de bonne qualité environnementale, ça c’est évident. Mais ça, c’est ce que je me dis quand je suis à la maison. Après, quand je suis sur l’eau et que l’on est en train de regarder les oiseaux, je me dis “Waouh !” » (D2-H8)

37Les tensions entre les deux conceptions de la qualité semblent irréductibles. Par exemple, les nombreuses études scientifiques concluant à l’absence d’impact du wharf de la Salie sur la qualité du milieu ne suffisent pas à convaincre : « la question remonte toujours et entraîne une étude supplémentaire, qui montre que cela n’a aucun impact… » (D2-S36). De même, le respect des normes de qualité environnementale n’est d’aucun réconfort pour les représentants de la filière ostréicole confrontés aux problèmes de reproduction des coquillages.

38Il apparaît donc que la qualité de l’eau ne peut se concevoir indépendamment de l’expérience propre du milieu.

2. Une approche expérientielle

39Les témoignages recueillis montrent que l’expérience de la qualité se construit notamment en faisant intervenir les sens. Au premier rang de ceux-ci se trouve la vue. L’observation visuelle du milieu, répétée minutieusement sur le temps long, est décrite comme étant très importante pour pouvoir juger de la qualité de l’eau – et de ce qui s’y trouve. Certaines observations fines sont réalisées de la même manière par des acteurs institutionnels et par des usagers, à propos de l’apparition de taches marron sur les feuilles de zostères, dans les zones où l’herbier est fragilisé.

« On voit qu’il y avait des zones de zostères qui avaient des taches aussi parfois… L’herbier présentait également des taches marron » (D2-R34)

« Parce que là, moi, quand j’observe les zostères qui repoussent […] là, au mois d’août, je vois apparaître des taches brunes, par endroits. Alors voilà, comme si on avait mis du Roundup, par exemple. Ça fait des taches brunes, à certains endroits, et tout d’un coup ça s’étend. Et là, il y a quelque chose qui la fait mourir. C’est sûr. » (D2-H12)

40Tous les sens semblent indissociablement convoqués pour construire la qualité expérientielle : la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût, le toucher. Émerge ainsi une vision « systémique » du milieu, où tout est en relation avec tout. Certains relatent une expérience du corps totalement immergé dans un environnement. Cette expérience peut être négative : problèmes de peau des surfeurs, enlisement dans des vasières désormais dénuées d’herbiers. Elle peut être positive : souvenirs de jeux d’enfants dans la vase, dans les feuilles de zostères échouées (D2-S38) ou dans l’eau.

« La couleur de l’eau ! […] Comme l’intérieur d’une huître ! Oui ! J’ai ce souvenir ! Alors bon, c’est des souvenirs d’enfant, hein… Cette couleur, tu vois : bleu-vert, perle. […] L’odeur… Une odeur d’algue… Enfin, ça sentait bon, quoi ! Ç’avait une odeur agréable, et puis, même, le goût du sel, tu sais… Et maintenant, euh… pfou… [air de dégoût] J’y suis retournée, […] ça a plutôt une odeur de pétrole ! Avec des grosses nappes, qui se baladent. […] Entre le bruit des moteurs de bateaux, de tout ça… […] C’est terminé, on n’y va plus. Papa m’a dit, “quand je suis sorti de l’eau, j’avais l’impression d’être gras de partout”. » (D2-NH15)

41Mais aucun enquêté n’est naïf quant au rôle des sens, et en particulier de la vue, dans la construction d’un jugement sur la qualité de l’eau. D’une part, toutes les pollutions ne se voient pas ; d’autre part, tout ce qui a « mauvaise apparence » – comme la couleur noire de la vase – n’est pas obligatoirement le signe d’une atteinte à la qualité de l’eau.

« Tous ces problèmes écologiques du bassin, y’a 30 ans, on les connaissait pas ! On allait se baigner dans le bassin, c’était noir, c’était rigolo, c’était la vase, on le savait et on… Jamais personne ne disait “le bassin est pollué” […]. Les plages étaient propres…. Quand on disait que c’était sale, c’est parce que c’était de la vase, pas parce qu’il y avait de la pollution. » (D2-H8)

42Par ailleurs, le rôle de l’interaction sociale dans l’expérience qui est faite du milieu est essentiel. Cette interaction peut prendre la forme de consultation des médias – notamment pour des usagers n’habitant pas en permanence sur le bassin –, de participation à des réunions au cours desquelles s’échangent des connaissances techniques ou scientifiques, ou encore de discussions avec des connaissances. Pour les personnes les plus au contact du bassin, les échanges avec les ostréiculteurs – considérés comme les « premières sentinelles », les « observateurs du changement du bassin » (D2-R27) –, les chasseurs, et/ou avec toute autre personne immergée au quotidien dans le milieu, sont une source d’information essentielle. Ces interactions sont vues aussi comme le moyen d’inscrire les changements actuels dans des temporalités très longues, ce que ne permettraient généralement pas les travaux scientifiques. L’idée d’un nécessaire passage de témoin avec « les anciens » est chère à de nombreux usagers.

« Au niveau de la nature, [les chasseurs] c’est des observateurs. Eux, ils sont au top, quoi. […] Sur la migration des oiseaux, moi, j’en ai parlé souvent avec eux : le passage des oies cendrées, les années où elles viennent ou elles viennent pas…, eux, ils savent ça par cœur. […] Comme ils chassent, ils y sont tous les jours. Et ils voient ce qui se passe : les dates de migration. Ils tiennent des cahiers, hein ! […] Ils sont assez précis, hein. » (D2-H12)

43Ainsi, même pour une certaine déclinaison de la qualité – la qualité de l’eau – qui se prête a priori bien à une objectivation, les témoignages de nos enquêtés montrent le rôle important qu’ils accordent à l’expérience globale – incluant la connaissance des mesures « objectives » – pour construire leur jugement sur cette qualité. Ces résultats suggèrent donc de dépasser l’opposition classique entre qualité « objective » et qualité « construite ». Mais si elle est importante en matière de qualité de l’eau, l’expérience est encore plus centrale dans l’autre notion particulièrement mobilisée par les enquêtés témoignant de leur appréhension du bassin, celle de « qualité de vie ».

III – Le bassin d’Arcachon, la qualité de vie par expérience

44La qualité de vie sur le bassin d’Arcachon constitue le second sujet de préoccupation vers lequel convergent les discours. À la lumière de ces derniers, on se rend compte cependant qu’elle sous-tend une manière différente de (conce)voir la qualité. En effet, à la différence de la qualité de l’eau, elle ne peut se mesurer de manière « objective ». Son appréciation est alors principalement construite à partir de l’expérience quotidienne des lieux et la qualité de vie considérée dans un sens laudatif, comme excellence et originalité.

  • 7 Il ne s’agit pas ici de discuter les notions de « qualité de vie » et « qualité du cadre de vie » s (...)

45À partir des propos recueillis dans le cadre des trois démarches d’enquête, la qualité de vie sur le bassin d’Arcachon s’apprécie au regard de la qualité des relations au milieu et des relations sociales. Ainsi tout en soulignant le caractère exceptionnel de leur cadre de vie, les enquêtés témoignent d’une mise en péril de leur qualité de vie, évaluée à l’aune de l’évolution de leur relation au milieu et à l’autre 7.

1. Un cadre de vie exceptionnel mais une qualité de vie menacée

46Pour témoigner de la qualité de vie sur le bassin d’Arcachon, les enquêtés commencent en général par souligner le caractère exceptionnel de leur cadre de vie. Ce dernier apparaît ainsi comme un des éléments constitutifs de la qualité de vie des populations habitantes. Abordée en termes de cadre de vie, la qualité est alors pensée dans son sens absolu et renvoie à l’idée d’excellence : « c’est quand même un cadre de vie assez exceptionnel où j’ai de la chance de pouvoir vivre » (D3-H17). Cette qualité n’a pas à être qualifiée ; c’est juste le fait d’« être bien ici » (D3-H06) ou la « douceur de vivre là » (D2-H08). Ce gage de qualité repose principalement sur l’environnement et l’ambiance qui s’en dégage : présence de l’eau, des bois, spectacle des oiseaux, couleurs, lumières… La dimension paysagère est donc essentielle pour signifier ce rapport au lieu.

« La qualité du cadre de vie est indéniable. C’est la beauté paysagère avec ses lumières et ses odeurs. Le côté paisible et ressourçant […]. C’est le « bien-vivre ». On a la chance d’avoir des gens qui viennent de partout, c’est bien un signe de qualité. On a tout pour être heureux… » (D3-H19)

47Au regard de l’expérience quotidienne des lieux, les représentations de la qualité s’apparentent ainsi à un sentiment de bien-être, de bien-vivre et à une esthétique paysagère mettant en scène l’exceptionnelle beauté du site. Mais si les enquêtés reconnaissent une indéniable qualité à leur cadre de vie, le territoire porte en lui des signes d’incertitude qui pèsent sur son avenir et la qualité de vie de ses habitants. En résulte une forme d’ambivalence quant aux sentiments suscités par les lieux.

« On ne peut que reconnaître une qualité de vie indéniable. Mais il y a cette ambivalence entre des lieux de nature, des lieux authentiques, privilégiés, entretenus et gardés comme tels et l’autre facette (d’Andernos) avec l’architecture moderne, les constructions, le béton, le trop plein touristique… » (D3-H8)

48Pour les enquêtés, la qualité de vie est donc menacée. Cette inquiétude est nourrie par la conjonction de plusieurs déclinaisons de la « qualité », cette fois entendue au sens relatif de la notion, celui qui ouvre la voie à l’idée de gradient. Ici, ce gradient est surtout considéré par les enquêtés d’un point de vue temporel : amélioration-dégradation. Ces derniers soulignent une détérioration de leur qualité de vie du fait de trois phénomènes concomitants : la réduction de la place de la nature, l’urbanisation « galopante » et la dégradation des relations sociales, qui pèsent sur leur relation au milieu et au lieu d’une manière plus générale.

2. Une nature en peau de chagrin

49Pour les personnes interrogées, un des premiers éléments vecteurs de détérioration de la qualité réside dans la réduction voire la disparition des formes de « nature » et de l’expérience que l’on peut en faire.

50Dans l’expérience quotidienne des lieux en effet, la quête d’immersion au cœur de la nature, ordinaire ou plus remarquable, apparaît comme un élément essentiel : ce qui est recherché, c’est un contact rapproché et intimiste. Émerge alors une forme de « désenchantement » (D2-H8) dès lors que l’expérience du contact avec cette « nature » – telle qu’on se l’imagine ou telle qu’elle a été – n’est plus au rendez-vous.

« Ce qui me frappe : vous avez vu la réserve d’Arès ? Quand je me mets sur le canal des étangs, on entend les voitures qui passent, le soir on voit la lumière des voitures et quand j’y travaillais [il y a 15 ans], on était dans la vie sauvage, quoi ! » (D2-H10)

51Le désenchantement provient aussi bien de la détérioration de l’expérience de la nature faite dans le contact in situ (bruit, pollution, lumières…) et de la perte du caractère « sauvage » de cette nature, que de la réduction proprement dite (en terme de superficie) des lieux permettant l’observation et l’immersion dans la nature. Cette dernière, autrefois ouverte et accessible, est en effet décrite comme désormais réduite à des îlots sporadiques de nature protégée et cloisonnée.

« la réserve [d’Arès], c’était un coin… enfin c’était pas un îlot, quoi ! C’était un espace qui s’étendait et j’avais cette impression-là ; alors que maintenant… on a une sorte d’enfermement de la nature dans des espaces de plus en plus réduits et de plus en plus désignés comme tels. » (D2-H10)

52La réglementation, en restreignant les conditions d’usages voire d’accès mais aussi simplement par le référencement (c’est-à-dire la désignation de ces espaces restreints comme étant « de nature » par distinction avec le reste du territoire), viendrait en quelque sorte contrarier la possibilité de vivre la nature pour des personnes développant des sensibilités environnementales particulières.

« Aujourd’hui, sur la réserve d’Arès, on interdit aux gens de partir du sentier… On m’aurait dit ça [il y a 15 ans] ! J’ai du mal, quoi ! Parce que c’est un espace où pour moi, y’a pas de sentier […]. Quand on était enfant, c’est vrai que c’était un espace de liberté. […] [Aujourd’hui ce n’est plus le cas] parce qu’y a des panneaux partout, parce qu’y a du monde, parce qu’y a des réglementations. » (D2-H10)

53Le désenchantement ici est alors lié à une forme d’empêchement de vivre « librement » cette nature. « La qualité, ce serait de retrouver une nature ordinaire » (D1-A28), par opposition à cette nature considérée comme « exceptionnelle » et de fait protégée, avec des usages et accès règlementés. À cela s’ajoute un sentiment d’isolement du bassin d’Arcachon par rapport aux grands espaces « naturels » environnants (forêt des Landes de Gascogne notamment), dont il serait coupé par une ceinture d’urbanisation qui tendrait à l’enserrer complètement.

« Ce qui se passe un peu plus à l’intérieur des terres est assez catastrophique. C’est-à-dire que l’urbanisation a grignoté petit à petit les territoires. Ce qui fait que, de plus en plus, le bassin d’Arcachon se retrouve isolé par rapport aux autres milieux naturels. Il y a tout un tas de régions où en fait il y a une continuité entre les baies, les estuaires et les terres environnantes. Mais là, chaque année le bassin d’Arcachon s’isole davantage du fait de l’augmentation de l’urbanisation. » (D1-I35)

54Ainsi, la dynamique d’urbanisation, qui sévit depuis plusieurs décennies sur le bassin d’Arcachon, est dénoncée par les enquêtés comme une des principales causes de la détérioration de la qualité (du cadre) de vie sur le bassin d’Arcachon.

3. Une urbanisation jugée trop importante

55Le problème soulevé par la dynamique d’urbanisation – qualifiée de « galopante » (D1-A18), « exponentielle » (D2-27R/D2-H10), « sans limites » (D3-H08), « très rapide » (D2-R27), « non-maîtrisée » (D3-H09), etc. – réside dans le fait que ce qui se construit vient précisément remplacer des éléments qui faisaient la qualité du cadre de vie (bois, espaces verts et autres « lieux de nature » précédemment évoqués, ainsi que des éléments de bâti dont l’authenticité et la qualité architecturales sont reconnues), mettant ainsi en péril d’une manière plus générale le rapport au lieu. Lorsque les personnes enquêtées mentionnent l’urbanisation, elle est donc presque toujours vecteur de perte de qualité.

56Certes, quelques avis positifs sont formulés, généralement portés par des institutionnels (D1) estimant que, depuis quelques années, la dynamique tend à « évoluer dans le bon sens » (D1-A29). Ils soulignent notamment la volonté de préserver le paysage et l’architecture locale avec un arrêt des autorisations de construire en bordure du plan d’eau et le développement d’une urbanisation plutôt basse – façon « ville sous forêt » (D1-I34).

57Mais ces avis contrastent avec des avis très négatifs largement majoritaires, y compris portés par certains institutionnels. Beaucoup dénoncent ainsi la forme que prend cette urbanisation en mettant plus particulièrement à l’index la multiplication des lotissements qui remplacent la forêt (fig. 2) ou encore la construction d’immeubles d’architecture banale et standardisée en lieu et place d’un bâti typique et local (les villas arcachonnaises). À cela s’ajoutent les difficultés de gestion du trafic automobile local : le bassin est devenu synonyme de « bouchons ».

Figure 2 – Un nouveau lotissement

Figure 2 – Un nouveau lotissement

Source : photo d’enquêté (D3-H09)

« Ça fait quelques années que j’assiste, sur le secteur de Biganos, à l’explosion des lotissements […]. Cet espèce de mitage de la forêt, autour du bassin,… ouais, c’est pas beau ; c’est pas beau et puis, et puis ça entraîne des gens, ça entraîne des voitures, ça entraîne tout un tas de… » (D2-H8)

58Soulignons sur ce point l’apport spécifique du corpus photographique réalisé par les personnes interrogées dans le cadre de la démarche d’enquête 3. Le fait de pouvoir associer des images aux discours a en effet été l’occasion, pour ces enquêtés, de proposer des argumentaires souvent très prolixes concernant ce processus de banalisation architecturale et urbanistique. Ainsi, les lotissements, dont il est dit qu’ils sont « anonymes et sans cachet » (D3-H12), sont mis en scène pour avoir fait disparaître un coin de forêt qui faisait l’objet de pratiques régulières ou encore parce qu’ils sont perçus comme une des causes de la régression de l’écrin végétal. Ils sont également mis à l’index pour la forme qu’ils prennent (des poches d’urbanisation sans relation avec le reste de la commune : « labyrinthique et avec des culs-de-sac » D3-H09), pour l’uniformisation du territoire qu’ils suscitent (tous identiques, « où qu’on soit, c’est partout pareil » D3-H08) avec les mêmes maisons, mêmes jardins, mêmes rues, mêmes trottoirs, même mobilier urbain, etc.

« Alors ça, c’est ce que je déteste, ce sont les nouveaux lotissements. Ils appellent ça des raquettes. Alors ça… alors je me dis que ça ne doit pas être sans dommage d’habiter dans des lotissements comme ça avec des culs-de-sac. C’est devenu typique du lotissement andernosien, bien méandreux, labyrinthique et avec des culs-de-sac. Là, maintenant, c’est systématique, quand vous rentrez dans un lotissement que vous ne connaissez pas, si vous n’avez pas le plan, vous vous perdez. » (D3-H09)

59Dans le même ordre d’idée, sont photographiés par les personnes interrogées les aménagements urbanistiques des hyper-centres et fronts de mer qui uniformisent le paysage (fig. 3 et 4). Le paysage se fait alors témoin d’une dégradation de la qualité de vie qui se traduit par un sentiment de perte d’identité et d’authenticité des lieux face à la standardisation urbanistique et touristique.

Figure 3 – Une villa ancienne masquée par des constructions récentes

Figure 3 – Une villa ancienne masquée par des constructions récentes

Source : photo d’enquêté (D3-H11)

Figure 4 – Les nouveaux aménagements de l’hyper-centre d’Andernos

Figure 4 – Les nouveaux aménagements de l’hyper-centre d’Andernos

Source : photo d’enquêté (D3-H19)

« Le boulevard de la plage, c’est celui qui a subi le plus de transformations. C’est des maisons du milieu du siècle dernier qui disparaissent. Ça me rend malade ! Là, c’est pour montrer l’exemple d’une petite villa amenée à disparaître. Elle est coincée entre deux immeubles. » (D3-H19)

60Au-delà de la banalisation et de l’uniformisation urbanistiques et architecturales, la dynamique d’urbanisation est synonyme, pour les enquêtés, d’augmentation de la population. Cette dernière, couplée à l’augmentation massive du nombre des visiteurs, se traduit par une occupation accrue de l’espace sur le bassin qui n’est pas sans conséquence sur la qualité des relations sociales.

« L’hyper-centre, c’est une catastrophe. Il a été massacré à des fins touristiques. Il a perdu l’âme de ce qu’était Andernos. Il a perdu son pittoresque. Trop artificiel, trop aseptisé. C’est ce qui a le plus modifié mes habitudes. Avant j’allais prendre mon café sous les platanes. Maintenant je n’y vais plus ! » (D3-H11)

4. Des relations sociales dégradées

61La dégradation des relations sociales est un thème longuement abordé par les trois quarts de nos enquêtés (démarches d’enquête 2 et 3), dès lors qu’ils évoquent la question de la qualité de vie sur le bassin. Elle est une des conséquences directes de l’augmentation du nombre d’habitants mais aussi du nombre de visiteurs : comment vivre une présence humaine forte et qui s’affirme de plus en plus ?

62De la même manière que pour l’urbanisation, les enquêtés ont recours à des expressions fortes pour en témoigner. Ils évoquent un « milieu hyper fréquenté » (D1-I35), un développement devenu « excessif » (D3-H12) et « de plus en plus anarchique » (D3-H13) : il y a « tout le temps du monde » (D2-H10) et surtout « trop de monde » partout (D1-E19). Pour témoigner de cette sur-fréquentation, les discours convoquent de manière récurrente l’image du bassin comparé à un parking de supermarché. « C’est effrayant, l’île aux Oiseaux. Tous les bateaux se mettent… J’avais l’impression d’être sur le parking d’Auchan ! » (D2-NH16). De cette sur-fréquentation résulte un sentiment d’hyper-occupation de l’espace et d’artificialisation maximale :

« On sent bien que le fait que les domaines soient publics, on voit de plus en plus de monde sur ces territoires-là qui se promène, […] aussi bien sur terre, que dans l’air, que dans l’eau. Vous avez de plus en plus d’avions qui survolent le bassin d’Arcachon. Euh, y’a une recrudescence de bateaux à moteur spectaculaire et avec des types d’embarcations qui pénètrent dans des secteurs où avant y’avait personne. Dans les bras de la Leyre maintenant, vous voyez des jet-skis, des trucs comme ça. Voilà, on assiste à un développement de plus en plus anarchique de bateaux qui se stationnent un peu partout. » (D1-I17)

63Sur ce point également, les témoignages photographiques ne sont pas en reste. Nombre de clichés cherchent ainsi à illustrer le fait que le bassin est « rempli de gens » (D3-H16), en particulier sur l’eau. Certains clichés présentent les alignements de bateaux sur le plan d’eau à propos desquels les enquêtés nous disent qu’« ils nous privent de notre paysage » (D3-H09) [fig. 5].

« L’été, vous ne voyez même plus Arcachon. L’été, il y a un rideau de bateaux. Bon là, la photo est prise de loin. C’est un amoncellement de bateaux qui nous empêchent de voir l’horizon… un amoncellement de bateaux qui nous privent de notre paysage… et nous obligent à nous baigner à côté des moteurs de bateaux. Je ne suis pas sûre que ce soit de la bonne eau quand on se baigne, le bassin d’Arcachon, j’aurai de moins en moins confiance… » (D3-H09)

Figure 5 – Le bassin et ses innombrables bateaux

Figure 5 – Le bassin et ses innombrables bateaux

Source : photo d’enquêté (D3-H09)

64À ces clichés s’ajoutent de nombreux autres sur les parkings de camping-cars, les voitures en stationnement gênant la libre-circulation des autres véhicules et des piétons. Ils constituent l’inscription dans l’ordre du visible – la preuve matérielle et matérialisable – de cette surfréquentation. Il en résulte un sentiment d’invasion voire d’intrusion, que le paysage se charge quotidiennement de rappeler aux habitants, et plus particulièrement pendant la haute saison touristique. Au-delà des problèmes concrets posés par cette densité d’occupation de l’espace, (difficultés de stationnement, de circulation, etc.), cette présence humaine croissante porte directement atteinte à la qualité de la relation aux lieux et aux personnes : « la surfréquentation altère la qualité de vie » (D1-I26), nous dit-on.

65Mis à part quelques conflits de personnes au niveau institutionnel et quelques « frictions » pour l’appropriation de l’espace (entre plongeurs de clubs différents par exemple ou encore entre plaisanciers et ostréiculteurs), les conflits d’usages ne semblent cependant pas être un problème significatif pour l’ensemble des personnes interrogées : aucune pratique n’est jugée bonne en soi, dans l’absolu (pas même la marche à pied ni le kayak), aucune n’est jugée vraiment mauvaise en soi (bien que la tentation soit grande pour ce qui est du jet-ski). En revanche, ce qui compte pour les enquêtés demeure la façon de se comporter vis-à-vis du milieu et des autres. L’important à leurs yeux est la tolérance et la cohabitation en bonne entente, qu’ils appellent de leurs vœux.

« [La question, c’est] comment cohabiter les uns avec les autres. Pour que les gens puissent… ben, ceux qui passent juste un moment sur le bassin, qu’ils le passent le mieux possible ; et ceux qui y vivent, appréhender… Le bassin a beaucoup de succès, hein : on a multiplié la population, c’est énorme, en 30 ans. […] Voilà, il faut apprendre justement à appréhender où on arrive, […] apprendre aux gens à… à cohabiter. » (D2-H12)

  • 8 Le même phénomène a été observé à Saint-Émilion, dont la juridiction a fait l’objet d’une inscripti (...)

66Cette question de la cohabitation devient alors essentielle pour le maintien d’une certaine qualité de vie. On constate en effet que les difficultés de cohabitation peuvent conduire à une mise à l’écart voire à l’isolement des habitants, qui finissent par préférer se retrancher chez eux, ou dans les lieux moins « courus », pendant la haute saison touristique. La perte d’une certaine intimité de l’expérience quotidienne des lieux par l’habitant, au profit d’une expérience formatée et à partager avec des visiteurs de plus en plus nombreux à venir contempler et profiter de l’exceptionnelle beauté du site n’est pas sans conséquence. Elle se traduit par une forme de renoncement personnel et d’abandon à l’Autre – saisonnier ou définitif – des principaux lieux emblématiques du bassin et, à cette occasion, de l’expérience qu’ils procurent 8.

« Ce que j’aime particulièrement, c’est le quartier de la source, derrière la caserne et le vieux cimetière. Là, il y a un petit ruisseau et un terrain pas encore construit. Et c’est un endroit que j’aime beaucoup. D’un coup de vélo, on s’assoit au bord, c’est trop joli, on se croirait hors du temps, là, c’est calme et reposant… Un endroit peu connu, où je me ressource. La rue piétonne et le front de mer d’Andernos, c’est devenu très très occasionnel ! » (D3-H05)

67Si, jusque-là, c’est cette grande quantité d’individus présents sur le bassin qui posait problème, les propos de certains enquêtés (toutes démarches confondues) témoignent d’une évolution « qualitative » du public fréquentant le bassin. Est alors épinglé le développement d’une clientèle privilégiée ; les enquêtés parlent de « bobo-isation » et de « peopolisation » tendant à faire du bassin le « nouveau Saint-Trop’ » (D2-NH20, D2-NH21).

« Bon, là, ils veulent développer un village où on va pouvoir accueillir les avions dans les maisons. […] Alors moi je suis archicontre, parce qu’au niveau des nuisances… au niveau du bruit, là, ça va être épouvantable. Déjà que c’est pas mal. Donc là, ça attire une certaine clientèle. […] C’est pas des gens forcément très intéressants pour le milieu, pour… pour tout ça, quoi… Parce que c’est des gens qui, certes, vont faire profiter les commerçants d’Andernos… et encore, j’en sais rien. Pfff… C’est pas une population intéressante, pour moi. » (D2- H12)

68Certains enquêtés vont jusqu’à témoigner d’une tendance actuelle à l’exclusion sociale. Le développement de cette clientèle privilégiée conduirait à exclure les locaux et les personnes plus défavorisées, avec en filigrane la crainte pour certains et le regret pour d’autres d’une disparition progressive de toute mixité sociale.

« Nous on n’est pas contre l’urbanisation mais d’abord, l’urbanisation, faut pas qu’elle viole la loi littoral et ensuite, l’urbanisation elle doit être profitable à tous les habitants. Qu’est-ce qu’on voit ? C’est qu’une partie de cette clientèle privilégiée qui arrive sur le bassin d’Arcachon fait que maintenant, elle phagocyte tous les logements disponibles, et que les gens les plus défavorisés sont obligés d’aller se loger ailleurs. » (D1-A28)

69Malgré une certaine forme de culpabilité à se plaindre de la part des enquêtés (conscients que leur cadre de vie est malgré tout « assez exceptionnel » D3-H17, D3-H09), demeure le constat quasi-unanime d’une tendance actuelle à la dégradation de la qualité de vie sur le bassin d’Arcachon, évaluée à l’aune d’une détérioration de la qualité de leur relation au milieu et des relations sociales. Au final, trop de qualité semble nuire à la qualité : « C’est un milieu de qualité mais qui, de par sa qualité, attire tout un tas de gens […] et heu… cette surabondance de gens à un moment donné… nuira à cette qualité de vie aussi ! » (D2-R27). « Le bassin, c’est un petit paradis, mais ça peut très vite devenir l’enfer ! » (D3-H15)

Conclusion

70À partir des témoignages de personnes connaissant bien le bassin d’Arcachon à un titre ou à un autre (professionnel, associatif, habitant…), nous avons proposé une reconstruction de l’idée de qualité que ces personnes associent à cet environnement particulier. La conjonction de trois démarches d’enquête, orientées et conduites un peu différemment, apporte une réelle plus-value : en effet, l’exercice consistant à évaluer la façon dont des personnes conçoivent la qualité d’un milieu est difficile car la question ne peut être posée frontalement.

71De notre démarche empirique, il ressort que cette idée est déclinée sous deux formes essentielles : la qualité de l’eau et la qualité de vie. Il apparaît aussi que les deux paradigmes associés à la notion de qualité identifiés dans la littérature scientifique – objectiviste et constructiviste – sont mobilisés par les personnes rencontrées. Ils peuvent l’être pour une même notion de qualité, comme pour la qualité de l’eau ; ils peuvent également entretenir des liens ambigus chez une même personne. L’expérience peut servir de déclencheur à un processus d’objectivation de la qualité (« on mesure ce que l’on connaît », Roussary, 2017) ; l’expérience est également importante en retour pour « valider » la mesure quantitative ou estimer les lacunes, involontaires ou organisées, de la connaissance.

72Ainsi, au premier abord, les enquêtés évoquent une qualité de l’eau objectivée, qui renvoie à ceux qui mesurent et « disent » son état : scientifiques, experts, techniciens. Pourtant, ils prennent une distance certaine avec cette conception de la qualité : elle serait parcellaire, sa mesure et sa déclinaison en normes seraient sujettes à caution voire à manipulation. Ils font donc largement appel à leur expérience propre du bassin pour nourrir leur conception de la qualité de l’eau. La tension entre expérience et mesure génère chez les personnes enquêtées une attitude pondérée. L’existence d’incertitudes est soulignée, de même que la nécessité d’envisager la multiplicité des composants nuisant à la qualité de l’eau et de s’efforcer de saisir la complexité des phénomènes impliqués dans les problèmes affectant le milieu (régression des herbiers de zostères, surmortalité de naissains d’huîtres).

73La notion de qualité de vie est aussi abondamment développée par les enquêtés invités à témoigner librement de leur environnement et de leur paysage quotidiens. Ici, la dimension expérientielle reste essentielle. Elle est toutefois thématisée de façon très ambivalente puisqu’elle renvoie d’une part à l’expérience d’un environnement et d’une nature considérés comme exceptionnels ; mais que d’autre part, elle est menacée par des évolutions qui affectent, voire remettent en question, l’exceptionnalité de cette expérience (urbanisation, « touristification », dégradation des relations sociales).

74Par ailleurs, si nous avons choisi de mettre en lumière ces deux déclinaisons de l’idée de qualité qui sont privilégiés par les enquêtés, nous sommes conscients du fait que qualité de l’eau et qualité de vie ne sont pas conçues indépendamment l’une de l’autre. C’est précisément notre démarche empirique faisant la part belle à l’expérience qui permet de prendre conscience de ce lien : des personnes engagées au quotidien, ou de façon récurrente, dans un environnement nouent avec ce dernier des relations qui impliquent de nombreuses composantes et espaces, dans un tissu interrelationnel dense (Ingold, 2000). Les personnes ne peuvent être réparties en catégories bien distinctes (institutionnels, habitants, etc.) et leur expérience de la qualité ne peut être ni opposée, ni assujettie à une conception « objective ». Elle est première, elle existe chez tous. Elle est englobante, elle fait le liant entre différents éléments de puzzle : les normes de qualité des eaux de baignade, la couverture médiatique des crises de l’huître, les pollutions accidentelles, les sensations éprouvées lors de baignades, l’urbanisation galopante, etc. Elle conditionne le jugement global sur le bassin et son environnement (espaces agricoles et forestiers notamment). Pour toutes ces raisons, il nous semble que si ce travail, délibérément affranchi des perspectives théoriques disciplinaires respectives des chercheurs engagés dans le programme originel, devait désormais entrer dans une phase de confrontation avec la littérature scientifique relative à la « qualité », ce serait dans une optique de faire dialoguer des domaines de recherche entre eux (travaux sur la cognition spatiale, sur les représentations spatiales, sur le paysage, etc.). D’un point de vue opérationnel, cet esprit d’ouverture devrait permettre de comprendre la multitude des définitions, généralement peu explicitées, qui rendent actuellement les débats très difficiles sur la qualité d’un environnement. Il devrait également faire avancer l’idée que la dimension expérientielle a toute sa place dans les débats sur la qualité environnementale. Cela permettrait d’ouvrir la voie à la participation du public à l’évaluation de la qualité de leur environnement, sur le modèle de ce qui est désormais mis en place dans le domaine de la production de biens et de services (Callon et al., 2000 ; Reeves et Bednar, 1994). Cela éviterait la tentation de l’essentialisation, de la « naturalisation » : définir la qualité uniquement à partir de sites « emblématiques », de labels et de normes officielles centrés autour de composantes et d’espaces « naturels » comporte le risque d’une tension croissante avec la façon dont les environnements sont vécus. Une mise en débat qui reconnaîtrait la coexistence de ces deux conceptions et serait ouverte y compris aux approches critiques de la qualité, serait sans doute plus à même d’éviter, à termes, que les attentes « déçues » du public en la matière ne se traduisent par des conflits ouverts ou, plus sûrement, par un détournement progressif de certains espaces.

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Bibliographie

Bigando E., « De l’usage de la photo elicitation interview pour appréhender les paysages du quotidien : retour sur une méthode productrice d’une réflexivité habitante », http://cybergeo.revues.org/25919, Cybergeo: European Journal of Geography, doc. 645, 2013.

Bigando E., « L’expérience ordinaire et quotidienne d’un paysage exceptionnel. Habiter un paysage culturel inscrit au patrimoine mondial de l’humanité (Saint-Émilion) », dans Fournier L., Crozat D., Bernie-Boissard C. et al. (dir.), Patrimoine et désir d’identité, L’Harmattan, coll. « Travaux de CUFRN », Paris, 2012.

Bredif H., « La qualité : un opérateur de durabilité », dans Da Lage A. (dir.), Amat J.-P., Frerot A.-M. et al., L’Après-développement durable. Espaces, nature, culture et qualité, Ellipses, Paris, 2008.

Bonaiuto M., Fornara F., Bonnes M., « Indexes of Perceived Residential Environment Quality and Neighbourhood Attachment in Urban Environments: A Confirmation Study on the City of Rome », Landscape and Urban Planning, no 65, 2003, p. 41-52.

Callon M., Meadel C., Rabeharisoa V., « L’économie des qualités », Politix, vol. XIII, no 52, 2000, p. 211-239.

Haddad S., Roberge D., Pineault R., « Comprendre la qualité : en reconnaître la complexité », Ruptures, revue transdisciplinaire en santé, vol. IV, no 1, 1997, p. 59-78.

Ingold T., The Perception of the Environment. Essays in Livelihood, Dwelling and Skill, Routledge, New York, 2000.

Musselin C., Paradeise C., « Le concept de qualité : où en sommes-nous ? », Sociologie du travail, no 44, 2002, p. 256-260.

Pacione M., « Urban Environmental Quality and Human Wellbeing – A Social Geographical Perspective », Landscape and Urban Planning, no 65, 2003, p. 19-30.

Reeves C. A., Bednar D. A., « Defining Quality: Alternatives and Implications », The Academic of Management Review, vol. XIX, no 3, 1994, p. 419-445.

Roussary A., « Méfiez-vous de l’eau qui dort… Les dessous du robinet », conférence gesticulée, Bordeaux, 2017.

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Notes

1 Les objectifs fixés par les sciences sociales étaient notamment : d’étudier la perception d’experts engagés dans des démarches de mesure et/ou de suivi de la qualité du milieu ; de déterminer la perception que des usagers ont de deux marqueurs privilégiés du milieu, l’huître et l’herbier de zostère ; d’analyser la qualité du cadre de vie telle qu’elle est vécue par les habitants.

2 IRSTEA-ETBX : Cazals, Gassiat, Ginelli, Girard, Hautdidier, Kippeurt et Pardo. ADESS-université Bordeaux Montaigne : André-Lamat, Banzo, Lafaye, Mellac et Prost.

3 IRSTEA, ETBX : Ginelli, Le Floch et Pardo.

4 ADESS-CEPAGE : Bigando.

5 Cette troisième démarche s’inscrit dans le prolongement de la convention européenne du Paysage (promulguée à Florence le 20 octobre 2000). Cette dernière a en effet pour objectif de placer au cœur des préoccupations des pays européens la question de la qualité du cadre de vie, considérant que « le paysage est partout un élément important de cette qualité : dans les milieux urbains et dans les campagnes, dans les territoires dégradés comme dans ceux de grande qualité, dans les espaces remarquables comme dans ceux du quotidien, il constitue un élément essentiel du bien-être individuel et collectif ».

6 La zostère est une plante phanérogame se développant sur l’estran. L’herbier de zostère naine (Zostera noltii) du bassin d’Arcachon est le plus vaste d’Europe.

7 Il ne s’agit pas ici de discuter les notions de « qualité de vie » et « qualité du cadre de vie » sur le plan scientifique, ni même de se positionner quant aux différentes manières de les évaluer, très débattues au sein des différents courants disciplinaires. Notre objectif est plutôt de témoigner ici, à travers la manière dont les acteurs et usagers réguliers du bassin mobilisent ces deux notions, ce qu’elles nous disent de la conception qu’ils ont de la qualité. Précisons que, pour les enquêtés, évoquer la qualité de vie sur le bassin d’Arcachon, c’est évoquer la qualité de leur cadre de vie, de l’environnement mais aussi les questions liées à la sociabilité.

8 Le même phénomène a été observé à Saint-Émilion, dont la juridiction a fait l’objet d’une inscription sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco (Bigando, 2012).

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Table des illustrations

Titre Figure 1 – Une démarche de recherche coconstruite a posteriori
Crédits Source : Le Floch et al.
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Fichier image/jpeg, 104k
Titre Figure 2 – Un nouveau lotissement
Crédits Source : photo d’enquêté (D3-H09)
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/soe/docannexe/image/3971/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 240k
Titre Figure 3 – Une villa ancienne masquée par des constructions récentes
Crédits Source : photo d’enquêté (D3-H11)
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/soe/docannexe/image/3971/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 236k
Titre Figure 4 – Les nouveaux aménagements de l’hyper-centre d’Andernos
Crédits Source : photo d’enquêté (D3-H19)
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/soe/docannexe/image/3971/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 288k
Titre Figure 5 – Le bassin et ses innombrables bateaux
Crédits Source : photo d’enquêté (D3-H09)
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/soe/docannexe/image/3971/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 235k
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Pour citer cet article

Référence papier

Sophie Le Floch, Mayté Banzo, Eva Bigando, Anne Gassiat et Ludovic Ginelli, « La « qualité » du bassin d’Arcachon. De quoi parlons-nous ? Trois enquêtes croisées auprès d’acteurs et d’usagers »Sud-Ouest européen, 45 | 2018, 53-69.

Référence électronique

Sophie Le Floch, Mayté Banzo, Eva Bigando, Anne Gassiat et Ludovic Ginelli, « La « qualité » du bassin d’Arcachon. De quoi parlons-nous ? Trois enquêtes croisées auprès d’acteurs et d’usagers »Sud-Ouest européen [En ligne], 45 | 2018, mis en ligne le 10 avril 2019, consulté le 14 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/soe/3971 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/soe.3971

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Auteurs

Sophie Le Floch

Irstea-ETBX, sophie.le-floch@irstea.fr

Mayté Banzo

Passages UMR 5319 CNRS – université Bordeaux Montaigne, mayte.banzo@u-bordeaux-montaigne.fr.

Articles du même auteur

Eva Bigando

Passages UMR 5319 CNRS – université de Pau et des Pays de l’Adour, eva.bigando@univ-pau.fr.

Anne Gassiat

Irstea-ETBX, anne.gassiat@irstea.fr.

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Ludovic Ginelli

Irstea-ETBX, ludovic.ginelli@irstea.fr.

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