Navigation – Plan du site

AccueilNuméros40Logiques urbaines et politiques d...

Logiques urbaines et politiques de transport en Espagne : du consensus au conflit

Urban logics and transport policy in Spain : from consensus to conflict
Lógicas urbanas y políticas de transporte en España : del consenso al conflicto
Rubén Camilo Lois González et Miguel Pazos Otón
p. 85-99

Résumés

L’évolution récente des politiques de transport et de mobilité en Espagne montre bien comment au sein de l'opinion publique, on passe du consensus au conflit. Les années 1980 ont connu un accord tacite à propos d’un modèle de développement donnant une grande importance aux infrastructures de transport, tant celles-ci demandaient une modernisation. Toutefois, en moins de trois décennies, l'Espagne est passée du manque à l’excès qu'il s'agisse de lignes à grande vitesse ferroviaire ou d'un réseau d’aéroports surdimensionné. Tout cela a suscité des critiques croissantes, tant du point de vue social, qu’économique et environnemental. Sans compter aussi une conception néo-centraliste des réseaux source d'aggravation des conflits centre-périphérie.

Haut de page

Texte intégral

1Cet article concerne la politique d’infrastructures de transport en Espagne ainsi que son manque croissant de légitimité auprès de la population. L’entrée de l’Espagne dans l’Union européenne en 1986 a marqué le début d’un véritable boom en matière de construction d’infrastructures de transport. Cette tendance continue et croissante s’est maintenue jusqu’à l’éclatement de l’actuelle crise financière de 2007.

2De 1986 à 2007, sous la protection des fonds de cohésion européens et d’importants apports économiques provenant de la Commission européenne, l’Espagne a modernisé de manière spectaculaire son système de transports. Des voies rapides, des autoroutes, des chemins de fer et des aéroports sont apparus ici et là sur tout le territoire espagnol, devenant ainsi très vite l’État européen le plus doté en kilomètres d’autoroutes et de lignes à grande vitesse (LGV) par habitant. Nombre d’aéroports à caractère régional, aux opportunités de rentabilité incertaines, ont aussi été construits. Il faut voir cette conjoncture au sein d’un contexte néo-développementiste identifiant, de manière biunivoque, construction d’infrastructures de transport et développement économique. Nous pourrions également parler d’un néo-centralisme espagnol étant donné que les nouveaux réseaux de transports ont été tissés de manière à renforcer le caractère nodal de Madrid, le faisant devenir le kilomètre zéro de l’Espagne.

3Les voix critiquant ce néo-développementisme et ce néo-centralisme étaient minoritaires jusqu’à l’éclatement de la crise économique. Il existait un important consensus politique et citoyen en matière de politique d’infrastructures et seuls quelques mouvements écologistes ou plateformes citoyennes exposaient concrètement leur refus. Toutefois la crise économique actuelle et la croissante fiscalisation de la dépense publique par la société civile, dans un contexte où le citoyen est soumis à des restrictions importantes de la part des élus, ont fait changer progressivement cette situation (Navarro et al., 2011).

4Peu à peu l’idée que trop d’argent public avait été gaspillé en Espagne dans la construction d’infrastructures de transports s’est étendue. Nous sommes passés d’une situation de consensus à une autre de conflit. Les voix critiques se sont multipliées en raison de la rentabilité économique et sociale douteuse des investissements en autoroutes, trains à grande vitesse et aéroports. Cet article analyse les facteurs qui expliquent ce changement ainsi que leurs principales répercussions territoriales, en matière d’aménagement du territoire et au système urbain en Espagne.

I – Les politiques d’infrastructures et de transport et l’aménagement du territoire en Espagne

5Avant de commencer notre analyse, il convient d’examiner le cadre légal concernant l’aménagement du territoire en Espagne car les grandes lignes des politiques de transport et de mobilité doivent être abordées dans ce cadre au niveau étatique. La situation que nous retrouvons dans la pratique est pour le moins assez curieuse puisque la Constitution de 1978 établit que l’aménagement du territoire appartient à la compétence exclusive des communautés autonomes, chacune des 17 régions avec un degré différent d’autonomie, créées en Espagne suite à la restauration de la démocratie. C’est ainsi que les communautés autonomes bénéficient de compétences totales en matière d’aménagement du territoire, ce qui implique qu’elles puissent développer la législation en la matière, conformément à leur propre réalité territoriale, économique, sociale et culturelle (Lois González, Pazos Otón, 2010).

6Toutefois, cette situation est trompeuse car l’État se réserve le contrôle de ce qu’il appelle des infrastructures « d’intérêt général de l’État ». Les routes, les chemins de fer, les ports et les aéroports d’intérêt général sont définis comme des infrastructures stratégiques pour la structuration interne et les relations avec l’extérieur de l’Espagne. Cette catégorie inclut les infrastructures telles que l’aéroport de Madrid-Barajas, l’autoroute de la Méditerranée ou la totalité du réseau ferroviaire à grande vitesse (GV). Le contrôle par l’État de ces infrastructures stratégiques prive les communautés autonomes de certaines compétences clés et constitue une ingérence dans leurs compétences en matière d’aménagement du territoire.

7Bien entendu nous sommes conscients qu’il est impossible qu’un État comme l’Espagne transfère la gestion de la totalité de ses infrastructures aux communautés autonomes. Cependant, comme Germà Bel le signale, l’Espagne est le seul État d’Europe à gérer de manière centralisée son réseau d’aéroports, avec la Roumanie. AENA (Aeropuertos Españoles y Navegación Aérea) est une entreprise semi-publique qui planifie et gère depuis Madrid plus de 50 aéroports espagnols (Bel, 2010).

8Il est significatif de voir qu’il n’y a que l’Espagne et la Roumanie qui n’ont pas de gestion décentralisée des aéroports mais il est encore plus curieux que des États plus centralisés, tels que la France ou l’Italie, aient choisi ce modèle, beaucoup plus souple, efficient et proche des citoyens et du territoire.

9En Espagne, ce contrôle par l’État des plus importantes infrastructures de transport a été utilisé en guise d’aménagement du territoire parallèle, avec sa propre planification étatique et les différents plans de développement : Plan Director de Infraestructuras (PDI), Plan Estratégico de Infraestructuras y Transporte (PEIT), Plan de Infraestructuras de Transporte y Vivienda (PITVI). Il est évident que la planification d’infrastructures de transport et sa distribution spatiale entraînent de fortes implications sur l’aménagement du territoire de facto, ainsi que sur le modèle territorial que le pouvoir veut promouvoir. Les infrastructures de transports ont une importante capacité de structuration territoriale, constituant, pour de nombreux auteurs, la « colonne vertébrale » des territoires (Simancas, 2011).

10Il est possible d’affirmer qu’en Espagne l’utilisation de la politique d’infrastructures de transport a servi certains intérêts économiques et territoriaux (néo-développementisme et néo-centralisme), ce qui représente, bien évidemment, un terrain propice aux tensions qui se sont déclenchées ces dernières années.

  • 1 Café pour tous.

11Le conflit a, en dernier ressort, une double dimension : la justice, la cohésion et l’équité sociale d’une part, et les tensions territoriales centre – périphérie d’autre part. Concernant ces dernières, l’essor du mouvement souverainiste en Catalogne démontre toutes les limites du modèle territorial du café por todos1 tel qu’il a été posé en 1978.

12Quelques-unes des nouvelles communautés autonomes nées alors n’avaient pas de fondations solides et manquaient de tradition historique par rapport à la Catalogne et au Pays basque où le mouvement nationaliste et identitaire s’enracine dans un long parcours historique.

II – Un réseau routier centraliste avec Madrid comme nœud central

13Nous commencerons d’abord notre analyse par les infrastructures routières qui sont, de loin, les plus utilisées en Espagne en matière de mobilité quotidienne et occasionnelle de la population. Après la restauration de la démocratie en Espagne, l’État a entrepris un programme ambitieux d’amélioration du réseau routier. L’idée prévalait alors que l’une des grandes raisons servant à expliquer le retard traditionnel de l’Espagne vis-à-vis de l’Europe était la faiblesse de son marché intérieur, ainsi que son mauvais réseau routier intérieur.

14Des investissements considérables avaient déjà été faits avant l’entrée de l’Espagne dans l’Union européenne, pour rendre plus efficace son réseau routier conventionnel, en améliorant la surface des routes, en éliminant les tronçons les plus sinueux et en élargissant la plateforme des chaussées. Parallèlement, un réseau complet de voies rapides sans péage avait commencé à voir le jour, dans le but de regrouper toutes les capitales de province et les plus importants noyaux de population (Cruz Villalon, 2013). Le PDI a été le document de planification qui a servi à la concrétisation de cette idée et à l’inscrire dans le cadre d’un projet territorial qui renforcerait davantage le caractère nodal de Madrid.

  • 2 Chemins droits et solides.

15Suite à l’incorporation de l’Espagne dans l’Union européenne et, par conséquent, à la réception de nombreux fonds de cohésion, un réseau de voies rapides a été planifié. Celles-ci s’ajoutaient au schéma radial classique conçu par Charles III à la fin du XVIIIe siècle. Rappelons que les six caminos rectos y solidos2 promus par ce monarque reliaient Madrid aux différents points de la périphérie espagnole et étaient les prédécesseurs des récentes routes nationales radiales (NI, N-II, etc.) Or, les premières voies rapides à être projetées, ainsi que le squelette du système routier, se sont précisément superposés à ces radiales. Les figures 1 et 2 montrent l’évolution du réseau routier espagnol depuis 1761 jusqu’aux années 1990.

Fig. 1 – Réseau routier espagnol. Plan des caminos rectos y solidos de 1761

Fig. 1 – Réseau routier espagnol. Plan des caminos rectos y solidos de 1761

Source : IGN. Atlas Nacional de España.

Fig. 2 – Évolution du réseau routier espagnol (1951-1993)

Fig. 2 – Évolution du réseau routier espagnol (1951-1993)

Source : IGN. Atlas Nacional de España.

16Dans un État théoriquement décentralisé, la politique de voies à grande capacité, gratuites et financées par l’argent public, suivait un schéma radio-centrique qui prenait Madrid comme kilomètre zéro. Par contre, au Pays basque ou en Catalogne, les infrastructures routières à grande capacité ont été, dès le début, payantes conformément à un régime de concession. Nous retrouvons une situation semblable en Galice, avec l’autoroute Autopista del Atlántico qui structure l’espace le plus dynamique de la communauté et qui en est la colonne vertébrale.

  • 3 Teruel est une province espagnole qui se trouve au sud de l’Aragon, peu peuplée et avec une très fa (...)

17Quant aux voies rapides récemment construites, la politique de café por todos, a été reprise sans penser aux coûts. Les critères politiques ont prévalu sur les critères techniques, puisque l’accessibilité routière était considérée comme un droit que l’État octroyait à tous les territoires et à tous les citoyens. Il s’agissait d’un concept surtout développementiste de la politique d’infrastructures, qui se traduisait dans le sentiment de préjudice ressenti par un bon nombre de territoires. Teruel existe par exemple, fut une plateforme conçue pour revendiquer la connexion entre Teruel et le réseau routier de voies à grande capacité ; c’est un peu ce qui se passait avec le traitement quasi obsessionnel que faisaient les médias régionaux de l’arrivée des voies rapides, tout en considérant la création d’une voie rapide impliquerait directement le développement économique3.

  • 4 Les données les plus récentes offertes par EUROSTAT pour l’Espagne et la France correspondent à 201 (...)

18De nos jours, l’Espagne est le pays européen avec le plus grand nombre de kilomètres de voies rapides et d’autoroutes. Elle en compte 14 701 km, contre 12 879 km pour l’Allemagne et 11 465 km pour la France (source EUROSTAT, 2012)4. Mais l’Espagne est de surcroît le pays de l’Union européenne qui a le plus de kilomètres de voies à grande capacité par habitant et par automobile. Un réseau routier de telles dimensions obéit à une approche traditionnelle du développement, qui identifie directement infrastructures et croissance économique oubliant son inefficacité sociale et environnementale. Mais ceci est, de plus, inefficace du point de vue social et environnemental.

  • 5 Capitale totale.

19Cette politique d’infrastructures routières est également inéquitable du point de vue territorial, car elle favorise l’existence de territoires très accessibles au réseau à grande capacité et ce gratuitement, par rapport à d’autres dépendant de péages coûteux en raison de leur gestion par des régimes de concession. Le néo-centralisme de Madrid a aussi été nettement renforcé, comme le souligne Germà Bel dans son livre España, capital París (2011). Le réseau de voies rapides, de même que le réseau à grande vitesse par la suite, fut un projet nettement orienté politiquement pensé pour faire de Madrid la capital total5 de l’Espagne. La figure 3 met en évidence le caractère central de Madrid et de ses alentours, au sein du réseau routier espagnol, ainsi que des grands corridors radiaux qui prennent l’accessibilité comme indicateur.

Fig. 3 – Potentiel d’accessibilité en Espagne (2014)

Fig. 3 – Potentiel d’accessibilité en Espagne (2014)

Source : GEOT, université de Zaragoza, 2015.

20Il est indéniable cependant que ce réseau de voies rapides, avec tous les défauts déjà soulignés, a joué un rôle important dans le développement territorial de l’État. Ceci est dû à l’important effet de capillarité territoriale des voies rapides, ce qui établit une différence nette par rapport à d’autres systèmes de transport, tels que la grande vitesse ferroviaire.

III – Un réseau ferroviaire qui cherche à « coudre l’Espagne avec des fils d’acier »

21Après l’achèvement du réseau principal de voies rapides, et après avoir relié les principaux noyaux de population avec Madrid, le pouvoir politique a pris le chemin de fer comme cible stratégique. En 1992, avec les Jeux olympiques de Barcelone et l’Exposition universelle de Séville, a été inaugurée la première ligne à grande vitesse ferroviaire espagnole, qui reliait Madrid et Séville en deux heures et demie. La figure 4 montre la situation du réseau ferroviaire espagnol neuf ans après l’inauguration de la ligne Madrid – Séville.

Fig. 4 – Évolution du réseau ferroviaire de grande vitesse en Espagne (2001- 2013)

Fig. 4 – Évolution du réseau ferroviaire de grande vitesse en Espagne (2001- 2013)

Source : ministère des Travaux publics, Espagne.

22Pour justifier cet énorme investissement l’État invoquait sa « dette historique » envers l’Andalousie, l’une des communautés traditionnellement les plus abandonnées par les politiques d’investissement étatique. Alors que la réalisation du réseau de voies rapides se poursuivait, apparaissait un nouveau document de planification d’infrastructures de transport, le PEIT qui proposait la généralisation du transport ferroviaire à grande vitesse dans pratiquement toute l’Espagne.

23Le PEIT est né, de par ses caractéristiques intrinsèques, comme un document de planification sectorielle du transport, mais avec une volonté claire d’avoir une influence parallèle comme document d’aménagement du territoire. Le PEIT a été pensé à partir d’un modèle territorial simple, avec Madrid comme nœud majeur et organisateur du réseau urbain espagnol et sur un État qui avait clairement misé, dans ces dernières décennies, sur la décentralisation territoriale (Segura, 2010).

24Comme dans le cas du réseau de voies rapides, le dessin du réseau ferroviaire à grande vitesse a copié le modèle centraliste déjà existant. En raison de ses propres caractéristiques, ce système de transport favorise et renforce davantage le pouvoir des nœuds redistributeurs de trafic. Dans le cas de l’Espagne, c’est Madrid qui en a une nouvelle fois bénéficié. Nous pouvons ici affirmer que le modèle français, où Paris représente également le nœud incontestable du réseau ferroviaire, a été copié (Bel, 2010).

  • 6 L’AVE est l’équivalent du TGV.

25L’ancien président José María Aznar a même déclaré que dans la conception du réseau à grande vitesse on cherchait à « coudre l’Espagne avec des fils d’acier », ce qui est un bon exemple de la stratégie politique de recentralisation de la carte du pays. Nous sommes par conséquent face à une décision où les critères techniques sont soumis aux critères politiques, au lieu d’être soumis à la disponibilité budgétaire, bien que la totalité du réseau à grande vitesse soit financée par les budgets de l’État. Le changement de gouvernement (2003-2010) n’a entraîné aucune modification sur le choix de l’AVE (Alta Velocidad Español6) partout en Espagne. Le nouveau président, José Luis Rodríguez Zapatero, a fait sien le projet de son prédécesseur, puis a promu les travaux de la grande vitesse dans le but de relier Madrid à toutes les capitales provinciales de l’Espagne.

26Ce modèle puissant d’expansion de la grande vitesse ferroviaire sur tout le territoire espagnol a fait de l’Espagne le troisième pays au monde en matière de kilomètres de LGV, derrière la Chine et pratiquement au même niveau que le Japon. Le 1er septembre 2014 l’Espagne comptait 2 515 km opérationnels de LGV alors que la Chine en a 11 132, le Japon 2 664 et la France 1 893 (UIC, 2014).

27Après l’arrivée de l’AVE à Séville, l’ouverture des lignes suivantes n’a pas été sans complications ni polémiques. La première ligne à être ouverte au trafic a été Madrid – Barcelone, la liaison la plus rentable et la mieux préparée en Espagne. Le 27 février 2003, le président de l’organisme qui gérait les infrastructures, l’Administrador de Infraestructuras Ferroviarias (ADIF), a présenté sa démission en raison des dommages provoqués par des problèmes répétés sur les caténaires. Quelques jours plus tard, le ministre des Travaux publics reconnut que la sécurité de la ligne présentait au moins 42 anomalies.

28D’autre part, en 2003, l’apparition de gouffres d’origine karstique a provoqué le report de la mise en service de la ligne et la réduction de la vitesse de circulation des trains, à cause du danger d’affaissement du terrain sur lequel était construite la voie. Pourtant le Collège des géologues avait déjà observé ce problème en 2001 mais les responsables de la construction de l’infrastructure avaient ignoré les rapports techniques.

29Le 12 septembre 2005, Joaquín Lahoz Gimeno, président de la délégation d’Aragon du collège officiel de géologues d’Espagne, a comparu devant le Sénat, dans le cadre de la conférence sur l’étude du réseau de la grande vitesse, qui a abordé les problèmes déjà mentionnés. Dans son compte-rendu il affirmait :

« Il y a déjà longtemps, au premier semestre de 2001, nous avons soulevé dans la revue Tierra y tecnología, du collège de géologues d’Espagne, les problèmes liés à l’AVE et aux affaissements qui avaient lieu dans les alentours de Saragosse. À ce moment-là nous avions déjà mis en évidence que le tracé qui commençait à être construit montrait une série de trous d’origine karstique, qui touchaient nettement la voie. » (Comparution de Joaquín Lahoz Gimeno, président de la délégation d’Aragon du collège officiel de géologues d’Espagne. Compte-rendu in extenso des débats du Sénat, 17 novembre 2007)

30La simple interdiction de l’arrosage sur toute la tranche de sécurité autour de la voie aurait pu éviter les problèmes, mais les recommandations du collège des géologues ont été ignorées :

« Sur les deux côtés du tracé de la voie il devrait y avoir certaines zones de sécurité, où l’arrosage ne devrait pas être autorisé, car il est évident que l’eau d’arrosage de cette zone percole et accélère sensiblement le processus de karstification. Il aurait fallu créer une zone de sécurité qui n’a pas été prise en compte. » (Comparution de Joaquín Lahoz Gimeno, président de la délégation d’Aragon du collège officiel de géologues d’Espagne. Compte-rendu in extenso des débats du Sénat, 17 novembre 2007)

31Fin 2007, les travaux d’accès de l’AVE à Barcelone ont provoqué l’arrêt de plusieurs lignes de trains de banlieue et le ministère des Travaux publics a révoqué le directeur du service Banlieues de la Catalogne. Au fur et à mesure de l’inauguration des lignes de l’AVE à Valence, à Malaga et dans d'autres villes, il devenait évident que l’AVE, conçu comme un train pour les élites économiques et sociales, avait à terme un impact économique et social limité et social discuté, s’avérant plus coûteux, par exemple que le transport aérien.

32Le déclenchement de la crise et la chute des revenus imposés aux citoyens depuis 2008 ont provoqué un accroissement des contrôles des comptes publics. Malgré les restrictions en matière d’éducation et de santé, les travaux pour la grande vitesse ferroviaire ont continué à un rythme soutenu, ce qui a provoqué l’apparition d’un malaise croissant chez les citoyens. Les voix qui réclamaient de prioriser les investissements et de ne plus miser sur un modèle ferroviaire non-durable étaient de plus en plus nombreuses.

33À l’ombre de la grande vitesse, nombre de services régionaux et de lignes à faible trafic n’étaient plus soutenus. Le Conseil des ministres a adopté, les 28 décembre 2012 et 5 juillet 2013, deux plans « de rationalisation du transport ferroviaire », qui ont donné lieu à la réduction des fréquences et ont éliminé des lignes de moyenne et courte distance (Compte-rendu in extenso des débats du Congrès des députés, Commission des travaux publics, 12 mars 2013).

34La réduction des fréquences ou l’élimination de quelques-unes d’entre-elles ont provoqué d’importantes conséquences. Beaucoup de personnes ont connu une restriction de leur mobilité quotidienne au niveau local et en régions en raison des effets de la suppression d’arrêts intermédiaires de différents services ferroviaires. La figure 4 montre l’état du réseau à grande vitesse ferroviaire espagnole en décembre 2013. On peut voir l’important élargissement de celle-ci depuis 2001.

35Un exemple très illustratif est celui de l’axe urbain atlantique galicien, où seront bientôt supprimés, lors de la mise en fonctionnement de la nouvelle ligne Saint-Jacques-de-Compostelle – Vigo, des arrêts intermédiaires comme celui de Padrón dans une localité dynamique qui se trouve à 20 km de Saint-Jacques-de-Compostelle. La gare actuelle de Padrón, au centre-ville, sera déplacée à 8 km et deviendra une « gare-betterave » (Troin, 1995) non opérationnelle, à cause de son éloignement du centre-ville. Si une gare ayant ces caractéristiques ne se trouve plus au centre-ville, elle perd sa raison d’être et n’offre plus de service à la population locale. Les problèmes et les difficultés techniques ont augmenté au fur et à mesure de l’avancement des travaux, comme par exemple pour l’accès aux Asturies. Le tunnel de Pajares, sous la cordillère cantabrique, se trouve face à une situation bloquée depuis plusieurs années, à cause de l’existence d’importantes infiltrations d’eau dans un terrain calcaire. Dans d’autres coins de l’Espagne, comme le tronçon entre Murcie et Almeria, il a fallu fermer un tunnel de 7 km à cause de problèmes géotectoniques. On accumule aussi, en général, différents retards dans la plupart des lignes à cause de la complexité financière.

36Pendant ce temps-là, le développement d’un réseau à grande vitesse ferroviaire en Espagne a bénéficié du consensus des deux principaux partis politiques en alternance au pouvoir : le Parti populaire (PP) et le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE). Le modèle territorial qui découle de ce développement de grande vitesse à partir de Madrid est devenu une importante source de conflits qui proviennent de ce que nous appelons le néo-centralisme. Mais ce qui a provoqué le plus grand malaise dans la population et qui a donné lieu au mécontentement, a été la décision de poursuivre les investissements publics et la réalisation de nouvelles LGV, dans un contexte de crise galopant, en dépit de restrictions dans des secteurs de base tels que l’éducation et la santé.

37La crise, dont l’ampleur est mondiale, possède aussi des causes spécifiques dans le cas de l’Espagne. Parmi celles-ci il faut souligner l’hypertrophie de la filière du BTP et la spéculation galopante de la filière de l’immobilier tout au long des décennies 1990 et 2000. Le gouvernement de José María Aznar avait impulsé la libéralisation du sol durant son mandat dans le but de favoriser un développement rapide de l’immobilier en Espagne.

38Ce néo-développementisme a été accompagné d’une alliance étroite entre les principales entreprises du BTP du pays (ACS, Fomento de Construcciones y Contratas, SACYR, etc.), qui participaient également à la construction du réseau à grande vitesse. Le déclenchement des scandales concernant les surcoûts des travaux sur la LGV Madrid – Barcelone, pose la question de l’usage des fonds publics de la part des entreprises du BTP à leur profit, avec l’acquiescement des pouvoirs publics.

39Suite à l’éclatement de la bulle immobilière, la continuité des appels d’offre publics pour encourager encore plus le réseau de la grande vitesse ont assuré le transfert de ressources publiques au lobby du bâtiment par la voie du Journal officiel de l’État (BOE). L’alliance entre le pouvoir politique et le lobby des entreprises du bâtiment peut être constatée dans la participation, à travers des consortiums mixtes, aux appels d’offre internationaux. Le cas le plus évident est celui de l’AVE du désert, en Arabie Saoudite, pour lequel le rôle joué par l’ancien roi Juan Carlos I fut décisif, et où participe une entité à caractère public, ADIF, dépendant du ministère des Travaux publics, avec 12 autres entreprises privées espagnoles du bâtiment.

40Si nous reprenons le réseau espagnol à grande vitesse, en tant que tel, le caractère peu technique et l’improvisation deviennent évidents dans certains aspects très concrets. Cela a contribué à l’augmentation du malaise dans la population.

1. Manque d’intermodalité entre le train et l’avion

41De nos jours, aucun aéroport espagnol n’est relié au réseau à grande vitesse ferroviaire. Bien que l’Espagne soit le deuxième pays au monde en matière de kilomètres de LGV, l’intermodalité entre l’AVE et le transport aérien a été complètement ignorée. Dans le cas de Barcelone, le gouvernement de la Generalitat de Catalunya a présenté des propositions au projet du ministère des Travaux publics afin de pouvoir conduire le tracé de l’AVE jusqu’à l’aéroport d’El Prat. Celles-ci n’ont pas été prises en compte pour des raisons politiques, de telle sorte que l’AVE passe, actuellement, à un kilomètre de l’aéroport, sans qu’il n’existe de connexion avec celui-ci. Un autre cas symptomatique est celui de l’aéroport de Ciudad Real, où la LGV passe à quelques 300 mètres de l’aéroport, sans qu’il n’y ait de connexion (fig. 5).

42La situation se retrouve dans l’ensemble du pays, par exemple en Galice, où il y a trois aéroports sur un corridor de 150 km, articulé autour d’une autoroute à péage (AP-9). Il est très significatif de voir, dans ce cas, que le nouveau tracé ferroviaire, actuellement en construction, ne sera relié à aucun des trois aéroports. Ces manques de planification territoriale impliquent une utilisation peu rationnelle des ressources publiques, ce dont la population est de plus en plus consciente. En Galice, le fait qu’il y ait trois aéroports entraîne la segmentation du marché aérien, ce qui donne lieu à une offre limitée de connexions aériennes. C’est ainsi que les aéroports galiciens régressent, alors que l’aéroport de Porto (Sá Carneiro) gagne de plus en plus de part de marché en Galice (fig. 6).

2. Manques importants en matière de sécurité

43L’après-midi du 24 juillet 2013 un train, provenant de Madrid et à destination de La Corogne, a déraillé à Angrois, à trois kilomètres de la gare de Saint-Jacques-de-Compostelle, causant 70 décès et plusieurs dizaines de blessés. Le sinistre est dû à une erreur d’inattention du conducteur du train qui n’a pas réduit sa vitesse suffisamment à temps avant son arrivée à Saint-Jacques. Toutefois quelques mois après l’accident on a pu constater que les mesures de sécurité de la ligne Orense – Saint-Jacques étaient inférieures aux standards de la grande vitesse ERTMS (European Rail Traffic Management System).

44Bien que les systèmes de sécurité ne fussent pas conformes aux standards internationaux exigés, la ligne fut inaugurée en 2011, à la veille des élections générales à la présidence. La présomption de manquements à la sécurité à l’origine de cette tragédie s’est insinuée dans l’opinion publique, indignée aussi par l’absence de coupables politiques et techniques.

45La gestion en matière juridique de l’accident a été compliquée. Le conducteur du train a reconnu sa culpabilité dans l’accident, vu qu’il allait à 190 km / h sur un tracé limité à 80 km / h. Aussi bien l’ADIF que la RENFE (Red Nacional de Ferrocarriles Españoles) ont reconnu la responsabilité unique du conducteur du train. L’instruction du dossier a mis en relief d’importantes divergences entre le juge et le procureur. Le juge affirme que les responsabilités doivent être élargies aux responsables de la RENFE, de l’ADIF et du ministère des Travaux publics. L’ordonnance prononcée le 24 septembre 2013, par le juge d’instruction Luis Aláez Legerén, stipule :

« Les responsables de la sécurité de la circulation de l’ADIF ont autorisé ladite modification des ERTMS à ASFA, sans exiger aucune amélioration pour renforcer la sécurité, tels que par exemple la signalisation de réduction de vitesse sur la voie en raison du virage ou la mise en place de balises associées au système ASFA, qui auraient pu provoquer le freinage automatique, au cas où le conducteur du train ne réduirait pas la vitesse […], tout en délivrant le certificat de sécurité correspondant pour la circulation et en sachant que ce tronçon de la ligne de grande vitesse Orense – Saint-Jacques comprenait un virage qui imposait une réduction importante de vitesse et que, si ce virage n’était pas pris à la vitesse adéquate, il pouvait y avoir des conséquences désastreuses. » (Ordonnance du juge Luis Aláez Legerén, 24 septembre 2013).

Fig. 5 – Passage de l’AVE à 300 mètres de distance de l’aéroport de Ciudad Real où il n’y a pas d’arrêt

Fig. 5 – Passage de l’AVE à 300 mètres de distance de l’aéroport de Ciudad Real où il n’y a pas d’arrêt

Source : Valerià Paül (29/10/2009).

Fig. 6 – Affiche informative adressée aux voyageurs galiciens à l’aéroport Sá Carneiro, à Porto

Fig. 6 – Affiche informative adressée aux voyageurs galiciens à l’aéroport Sá Carneiro, à Porto

Source : Miguel Pazos Otón.

46Par contre, pour le procureur le seul responsable est le conducteur du train. D’autre part, l’alliance entre les deux grands partis, PP et PSOE, a empêché de créer une commission d’enquête sur l’accident au sein du Congrès. En février 2015, l’une des deux associations de victimes, a présenté 115 000 signatures auprès du Congrès des députés pour demander la création d’une commission d’enquête et pour exiger la clarification de responsabilités politiques.

3. Autres problèmes

47Mis à part les deux aspects déjà évoqués, d’importants sujets, conditionnant le développement fonctionnel de la grande vitesse en Espagne, n’ont pas été traités. L’un des éléments qui conditionnent le réseau à grande vitesse espagnol découle de sa conception uniquement dédiée à la mobilité des personnes. L’Espagne est l’un des pays de l’Union européenne qui a le moins misé sur le transport ferroviaire de marchandise, contrairement aux recommandations de l’Union européenne à travers ses politiques de transport, dans le but de réduire l’importance du transport routier (Commission européenne, 2001, p. 8).

48Le fait que le réseau ferroviaire historique espagnol ait été construit avec une largeur (1 668 m) différente de la largeur internationale (1 435 m) est un frein qui limite la possibilité d’utilisation mixte des réseaux à grande vitesse et conventionnel. La prolifération de « super-ports » et de ports extérieurs dans un bon nombre de villes espagnoles a donné lieu à une importante demande d’accès, permettant l’acheminement rapide des marchandises à travers les hinterlands portuaires et leur connexion aux réseaux transeuropéens. Mais, dans beaucoup de cas, on a entrepris les travaux de ces ports sans étude préalable ni en matière de connexions ferroviaires, ni routières. Le manque de planification territoriale et l’improvisation sont une entrave pour le développement de nombreux ports espagnols, surtout ceux du quadrant nord-ouest, les grands oubliés de la politique de corridors de marchandises conçue au niveau de l’Union européenne (Coca, Colomer, 2010).

49Dans le cas du corridor méditerranéen, de la frontière française jusqu’au port d’Algésiras (en Andalousie), au problème des accès ferroviaires aux ports il faut ajouter la marginalisation du corridor méditerranéen en faveur du corridor central, dans la conception des grands corridors de marchandises européens, comme l’a indiqué le géographe Josep Vicent Boira dans différentes recherches. La conception du réseau à grande vitesse ferroviaire comme système servant à déplacer uniquement des voyageurs, limite les possibilités d’un plus grand impact territorial. Toutefois, les décideurs politiques persistent dans l’erreur en déclarant que le réseau AVE sera exclusivement dédié aux voyageurs, excluant les marchandises. Nous retrouvons, sur le fond, un problème d’interopérabilité dû aux différentes largeurs du réseau ferroviaire conventionnel et de celui à grande vitesse.

50D’autre part, le développement d’un réseau à grande vitesse aussi étendu, dans un pays ayant la complexité lithologique et orographique de l’Espagne, a entraîné l’accumulation de difficultés techniques auxquelles l’administration a répondu tardivement et peu efficacement. Ceci a provoqué un accroissement de la dépense publique dédiée au réseau à grande vitesse ferroviaire et un manque d’efficacité généralisé dans la gestion de l’effort d’investissement. Un bon exemple en est la construction de l’accès ferroviaire aux Asturies, communauté autonome du nord de l’Espagne séparée du centre par la cordillère cantabrique et qui a donné lieu à des problèmes « épiques » (Sastre, 2002).

51Cet accès comprend le tunnel de Pajares, l’un des plus longs du réseau ferroviaire espagnol (24 600 m), où des infiltrations d’eau au débit important sont apparues dès le début. En plus du problème que ces infiltrations représentaient en soi, plusieurs noyaux de population ont dû être desservis en eau avec des camions citernes. Les interventions menées sur le substrat géologique calcaire ont eu pour résultat une modification des dynamiques hydrologiques qui ont modifié la disponibilité d’eau des villages les plus proches.

52Le ministère des Travaux publics, lors d’un communiqué de presse du 23 octobre 2014 a affirmé :

« On a résolu les infiltrations d’eau à l’intérieur des tunnels de base de Pajares. Pour ce faire on est en train d’y mener deux types d’actions : à l’extérieur, l’imperméabilisation de ruisseaux par l’application d’une base de béton et de matériaux propres d’un débit fluvial ; à l’intérieur, par l’utilisation d’un matériel spécial d’étanchéité conçu spécifiquement par le CSIC, et par l’installation de lames fixées aux voussoirs pour conduire l’eau jusqu’à la base du tunnel, où elle sera canalisée vers l’extérieur jusqu’aux cours d’eau, suite à une épuration, entre autres actions. »

53Aujourd’hui, le problème n’est toujours pas résolu, ce qui compromet la fin des travaux, en plus d’accroître leur surcoût. À ce sujet, il faut notamment souligner un grand scandale politique et financier survenu sur la ligne à grande vitesse entre Madrid et Barcelone. La Cour des comptes, dans son contrôle des principaux investissements liés à la construction de la LGV Madrid – Barcelone, réalisés du 1er janvier 2002 jusqu’à la mise en service de la ligne, a détecté un surcoût de 31,4 % par rapport aux prévisions, soit plus de 1 700 millions d’euros additionnels (Cour des comptes, 2014).

54Quelques années plus tard on a découvert que les entreprises de construction ayant travaillé sur cette ligne avaient « gonflé » le coût total des travaux à leur profit. La mise en lumière du scandale concernant les « surcoûts de l’AVE » a alerté l’administration publique, qui a récemment averti les entreprises de construction qui travaillent sur la LGV du nord-ouest qu’elle suivra attentivement les causes des surcoûts qui pourraient apparaître.

55Dans cette dernière décennie, les voix critiquant le modèle du TGV espagnol sont de plus en plus fortes. Germà Bel, professeur d’économie à l’université de Barcelone, a mis en évidence deux idées fortes à propos du réseau AVE espagnol. D’abord, sa non durabilité économique et financière (Bel, 2011) ; d’après Germà Bel, les études de rentabilité économique n’ont pas été faites et on a investi de l’argent public à travers des décisions politiques alors que celles-ci n’étaient pas avalisées par un rapport technique. Ensuite, le fait que le réseau AVE soit un projet avec une motivation politique flagrante, au service du néo-centralisme. En consacrant Madrid comme capital total de l’Espagne (voir, España, capital París), on renforce le rôle nodal de Madrid. En effet, les réseaux de grande vitesse ferroviaire sont ceux qui ont les plus grands effets polarisateurs sur le territoire, en encourageant la centralité des noeuds principaux et en élargissant la marginalisation des espaces résiduels.

56Comme Carmen Bellet, Pilar Alonso et Antònia Casellas (2010) l’affirment, « l’AVE ne fait bouger que ce qui bouge déjà ». En effet, l’AVE à lui seul ne représente pas un moteur de développement mais il peut même drainer du dynamisme vers la capitale de l’État depuis les périphéries. La motivation politique du projet de grande vitesse ferroviaire en Espagne est évidente, comme le constate Germà Bel, à travers la phrase prononcée par l’ancien président José María Aznar déjà mentionnée plus haut : ce que l’on cherche c’est à « coudre l’Espagne avec des fils d’acier ».

IV – Une gestion centraliste et peu efficace des aéroports

57Depuis les années 1990, le transport aérien commence à se généraliser à pratiquement toute la population espagnole. Jusque-là, prendre l’avion était un luxe à la portée d’une minorité. Le développement de l’économie espagnole et la baisse des prix des vols ont renforcé un nouveau type de mobilité, non seulement pour les affaires et le travail, mais aussi pour les loisirs. L’irruption des compagnies low-cost en 2002 a encore renforcé cette tendance.

58D’autre part, il faut savoir que l’Espagne est le seul pays de l’Europe, avec la Roumanie, à avoir une gestion centralisée du réseau d’aéroports. L’entreprise AENA est aujourd’hui à capital semi-privé mais il y a quelques mois elle était encore publique à 100 % et était complètement gérée par le ministère des Travaux publics depuis Madrid. Ce manque de rapprochement des réalités locales et régionales en matière de gestion d’aéroports (Bel, Fageda, 2011) peut expliquer la faible importance que les facteurs territoriaux ont eu jusqu’à présent. Les aéroports espagnols, conçus comme des entités purement économiques, éloignés des réalités territoriales où ils se trouvent, font partie d’un réseau fortement déconnecté. Aujourd’hui l’Espagne compte 50 aéroports, qui ont bénéficié ces dernières années d’importants investissements publics, même si le nombre de voyageurs n’augmente pas.

59Parmi les raisons qui expliquent cette tendance, peu durable, de maintenir un réseau démesuré d’aéroports, nous trouvons le localisme et la rentabilité électorale que le pouvoir politique obtient par la promotion de petits aéroports régionaux. Ces dernières années on a connu une généralisation de la politique de subventions croisées et masquées à différentes compagnies (low-cost et conventionnelles), étant donné que les gouvernements régionaux et locaux ne peuvent pas intervenir directement sur la gestion des aéroports qui est réservée à l’État.

60Le subterfuge légal mis en place pour ne pas se heurter à l’interdiction de l’Union européenne qui interdit de subventionner directement les compagnies aériennes, a été la passation de contrats de marketing qui ont permis d’ouvrir la voie vers une concurrence totale entre les aéroports, en s’appuyant sur les ressources fiscales des contribuables. L’absence d’une approche territoriale et la prééminence de localismes sont évidents, par exemple, en Galice où il existe trois aéroports sur un corridor linéaire de 150 km.

61Les aéroports de La Corogne, de Saint-Jacques-de-Compostelle et de Vigo sont incapables de travailler en réseau ni de coopérer, malgré l’intérêt du gouvernement galicien. Les intérêts locaux, d’une part, et la gestion centralisée menée depuis Madrid, d’autre part, entretiennent une situation absurde. Face à cela, les Galiciens, directement touchés, utilisent de plus en plus l’aéroport de Porto, la deuxième agglomération du Portugal. On a même pu compter un vol direct à Londres depuis chacun des trois aéroports galiciens.

62Il est facile de comprendre, dans ce contexte, à quel point le réseau d’aéroports espagnol n’a pas été rationalisé. Le réseau de voies rapides et celui de LGV s’agrandissaient en même temps que les travaux de modernisation de nombreux aéroports régionaux, ayant un trafic inférieur au million de passagers par an, étaient encouragés. Le gouvernement autonome de la Catalogne revendiquait depuis longtemps le transfert des compétences en matière de gestion des aéroports puis a créé, en 2008, l’entreprise publique Aeroports de Catalunya, laquelle n’a géré qu’un seul aéroport construit par la Generalitat : l’aéroport de Lleida-Alguaire. Cet aéroport, construit pour des raisons politiques, est pratiquement inutilisé et représente l’un des cas les plus évidents de ce que nous appelons les « aéroports sans avions » qui ont proliféré ces dernières années en Espagne.

63Les aéroports de Castellón et de Ciudad Real sont aussi « sans avions » et représentent deux des emblèmes du clientélisme et du gaspillage qui règnent en matière d’infrastructures en Espagne. Dans le cas de Castellón, l’origine de l’aéroport a relevé de l’initiative de la Diputación (gouvernement provincial), qui a injecté de l’argent public dans un projet déjà condamné. À Ciudad Real, l’initiative privée a impulsé un projet mégalomane comme alternative à la saturation de Madrid-Barajas, tout en laissant passer la bonne connectivité qu’aurait pu offrir la ligne de grande vitesse Madrid – Ciudad Real – Séville, qui ne passe qu’à quelques 300 m de l’aéroport. Il faut savoir que Ciudad Real se trouve à 200 km au sud de Madrid, ce qui rend impossible cette possibilité de relayer Barajas sans l’intermodalité avionl – AVE.

64Les « aéroports sans avions » sont le dernier épisode d’une conception erronée des politiques de mobilité, où la construction de nouvelles infrastructures passe par de nouvelles approches de mobility management, qui octroient un rôle de plus en plus important aux mesures soft et aux variables personnelles en matière de planification. Les cas de gaspillage de l’argent public en infrastructures provoquent un malaise de plus en plus important dans la population et donnent lieu à des conflits qui se constatent dans les divergences concernant les priorités d’investissements. Le sentiment que la crise actuelle a résulté en partie de la mauvaise gestion des ressources publiques est de plus en plus évident et ne fait qu’augmenter les tensions chez les citoyens.

Conclusions

65Durant ces dernières décennies les politiques de transport et de mobilité en Espagne sont passées du consensus généralisé aux conflits et aux débats permanents.

66Suite à la restauration de la démocratie en 1975 et, surtout, à l’intégration de l’Espagne au sein de la Communauté économique européenne en 1986, pratiquement tous les acteurs publics et privés étaient d’accord sur le besoin de modernisation des infrastructures de transports pour améliorer la compétitivité de l’économie espagnole. Il y avait un consensus sur le fait de reconnaître que l’Espagne avait souffert d’un déficit traditionnel et séculaire en la matière et que ce fait avait été à l’origine du développement limité de l’économie du pays par rapport à d’autres pays européens.

67Mais les politiques de transports et d’infrastructures menées jusqu’à présent sont tombées dans l’excès contraire. L’Espagne est passée, ces dernières décennies, du manque à l’excès, de telle sorte qu’aujourd’hui elle est le premier pays européen en nombre de kilomètres de voies à grande capacité et de kilomètres de LGV. Le réseau d’aéroports a été également sur-dimensionné et l’argent public a été massivement investi dans des campagnes de marketing ou d’architecture-spectacle.

68Dans le contexte actuel de crise économique, une bonne partie des citoyens est mécontente de ce modèle de transports, perçu comme pléthorique, alors qu’il y a des restrictions en matière d’éducation et de santé. Pour ce qui concerne concrètement la grande vitesse ferroviaire, à la question de la rentabilité, il faut ajouter une dimension sociale induite par les prix élevés des billets. Un dernier facteur à prendre en compte est le renforcement du centralisme traditionnel de Madrid et plus généralement des principaux nœuds du système urbain, face à la marginalisation des zones rurales. Il en découle un territoire « à deux vitesses » à la cohésion de plus en plus fragile.

Haut de page

Bibliographie

Albalate D., Bel G., “Cuando la Economía no importa : Auge y esplendor de la Alta Velocidad en España”, Revista de Economía Aplicada, no 55, 2011, p. 171-190.

Albalate D., Bel G., La experiencia internacional en alta velocidad ferroviaria, documentos de trabajo 2015-02, FEDEA, Madrid, mars 2015.

Bel G., España, capital París, Destino, Barcelone, 2010.

Bel G., Fageda X., “La reforma del modelo de gestión de aeropuertos en España : ¿ Gestión conjunta o individual ?”, Hacienda Pública Española, no 196, 2011, p. 109-130.

Bellet C., Alonso M.P., Casellas A., “Infraestructuras de transporte y territorio : los efectos estructurantes de la llegada del tren de alta velocidad en España”, Boletín de la Asociación de Geógrafos Españoles, no 2, 2010, p. 143-163.

Boira Maiques J.V., “El eje mediterráneo y las redes transeuropeas de transporte (RTE-T) : historia de un desencuentro”, Papers, no 44, Planificación de infraestructuras y territorio : elarco mediterráneo, p. 44-57.

Coca P., Colomer J., V. (coord.), El transporte terrestre de mercancías. ValenciaPort, Valence, 2010.

Commission européenne, Feuille de route pour un espace européen unique des transports. Vers un système de transport compétitif et économe en ressources : livre blanc, 2011, [en ligne], URL : http://ec.europa.eu/transport/themes/strategies/doc/2011_white_paper/white_paper_com%282011%29_144_fr.pdf, consulté le 20 mars 2015.

Cruz Villalon J., “Las infraestructuras del transporte : magnitud y paradojas de una transformación histórica”, in Gómez Mendoza J., Lois González R.C., Nello i Colom O. (coord.), Repensar el Estado crisis económica, conflictos territoriales e identidades políticas en España : encuentro de geógrafos celebrado en Toledo los dias 18 y 19 de abril del 2013, 2013, p. 93-100.

Garmendia M., Ribalaygua C., Ureña J.M., “High Speed Rail: Implications for cities”, Cities, no 29, 2012, p. 26-31.

Gutiérrez Puebla J., Monzón De Cáceres A., “La accesibilidad a los centros de actividad económica antes y después del Plan Director de Infraestructuras”, Ciudad y territorio : Estudios territoriales, 97, 1993.

Lois González R.C., Pazos Otón M., “Recent Infrastructure Policy and the Integration of the Metropolitan System in Spain : an Analysis of Winning and Losing Areas”, Journal Semestrale di Studi e Ricerche di Geografia, fascicolo 1, 2010, p. 27-52.

Ministerio de Fomento, Plan de Infraestructuras de Transporte y Vivienda (PITVI) (2012-2024). Madrid, 2013.

Navarro V., Torres J., Garzón A., Hay alternativas. Propuestas para crear empleo y bienestar social en España, Sequitur, Madrid, 2001.

Observatorio del Transporte y la Logística en España, Informe anual 2013, Madrid, 2014, [en ligne], URL : http://www.observatoriotransporte.fomento.gob.es, consulté le 18 mars 2015.

Pazos Otón M., “El dret a decidir sobre les infraestructures de transport. El cas de Galícia : el difícil camí cap a una mobilitat sostenible”, Idees, Revista de temas contemporanis, no 32, 2009, p. 218-240.

Rus G. de, Inglada V., Análisis coste-beneficio del tren de alta velocidad en España, 1993.

Rus G. de, Campos J., Nombela G., Economía del transporte, Antoni Bosch, Barcelone, 2003.

Segura P., “El Peit : echando gasolina al fuego”, El Ecologista, no 43, 2005, p. 24-28.

Serrano Martínez J.M., El Plan Estratégico de Infraestructuras y Transportes (2005-2020), sus planteamientos frente a la mejora de la vertebración territorial española, 2006.

Simancas R., Los retos de las infraestructuras del transporte en España, Biblioteca Nueva, Madrid, 2011.

Tribunal de Cuentas, Informe de fiscalización de las principales contrataciones relacionadas con la construcción de la línea férrea de alta velocidad Madrid-Barcelona, desarrolladas desde el 1 de enero de 2002 hasta la puesta en funcionamiento de la línea, 2014, [en ligne], URL : http://www.tcu.es/repositorio/fbd73403-ddce-4139-82b8-b023d626a585/I983.pdf, consulté le 23 mars 2015.

Troin J.F., Rail et aménagement du territoire : des héritages aux nouveaux défis, Édisud, Aix-en-Provence, 1995.

UIC (International Union of Railways), High Speed lines in the world, 2014, [en ligne], URL : http://www.uic.org/spip.php?article573, consulté le 23 mars 2015.

Ureña J.M. de, Garmendia M., Coronado J. M., “El análisis de red en las ciudades intermedias sobre líneas de Alta Velocidad Ferroviaria”, Ciudad y territorio : Estudios territoriales, no 173, 2012, p. 483-498.

Sanz Alduán A., “Transporte, economía, ecología y poder. La economía del transporte desde un enfoque ecointegrador”, Ekonomiaz, Revista Vasca de Economía, no 73, 2010, p. 148-177.

Sastre A., “La Alta Velocidad también podrá con Pajares : Línea de Alta Velocidad a Asturias”, Revista del Ministerio de Fomento, no 504, 2002, p. 14-21.

Serrano Martínez J. M., “Accesibilidad territorial en España : autopista y autovías”, Papeles de geografía, no 33, 2001, p. 133-158.

Sources judiciaires et parlementaires

Ordonnance prononcée par Luis Aláez Legerén, magistrat-juge de la Cour d’instruction no 3 de Saint-Jacques-de-Compostelle, dans les dossiers d’instruction no 4069 / 2013 du 24 septembre 2013.

Comparution au Sénat de M. Joaquín Lahoz Gimeno, président de la délégation d’Aragon du collège officiel de géologues d’Espagne, dans le cadre de la conférence sur l’étude concernant le réseau à grande vitesse, le 12 septembre 2005.

Compte-rendu des débats du Congrès des députés, Commission des travaux publics, 12 mars 2013.

Comparution de Joaquín Lahoz Gimeno, président de la délégation d’Aragon du collège officiel de géologues d’Espagne. Compte-rendu in extenso des débats du Sénat, 17 novembre 2007.

Haut de page

Notes

1 Café pour tous.

2 Chemins droits et solides.

3 Teruel est une province espagnole qui se trouve au sud de l’Aragon, peu peuplée et avec une très faible économie. Elle est éloignée des grands corridors de mobilité espagnols. Le sentiment de préjudice contre l’État a inspiré, dans les années 1990, la création de la plateforme Teruel existe, dont le but était de dénoncer le manque d’investissement étatique, ainsi que le manque de connectivité avec les grands corridors de transport espagnols.

4 Les données les plus récentes offertes par EUROSTAT pour l’Espagne et la France correspondent à 2012. Pour le cas de l’Allemagne nous connaissons également les données de 2013, mais nous avons utilisé celles de 2012 pour des raisons d’homogénéisation statistique.

5 Capitale totale.

6 L’AVE est l’équivalent du TGV.

Haut de page

Table des illustrations

Titre Fig. 1 – Réseau routier espagnol. Plan des caminos rectos y solidos de 1761
Crédits Source : IGN. Atlas Nacional de España.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/soe/docannexe/image/2190/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 244k
Titre Fig. 2 – Évolution du réseau routier espagnol (1951-1993)
Crédits Source : IGN. Atlas Nacional de España.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/soe/docannexe/image/2190/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 1,6M
Titre Fig. 3 – Potentiel d’accessibilité en Espagne (2014)
Crédits Source : GEOT, université de Zaragoza, 2015.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/soe/docannexe/image/2190/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 620k
Titre Fig. 4 – Évolution du réseau ferroviaire de grande vitesse en Espagne (2001- 2013)
Crédits Source : ministère des Travaux publics, Espagne.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/soe/docannexe/image/2190/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 376k
Titre Fig. 5 – Passage de l’AVE à 300 mètres de distance de l’aéroport de Ciudad Real où il n’y a pas d’arrêt
Crédits Source : Valerià Paül (29/10/2009).
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/soe/docannexe/image/2190/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 212k
Titre Fig. 6 – Affiche informative adressée aux voyageurs galiciens à l’aéroport Sá Carneiro, à Porto
Crédits Source : Miguel Pazos Otón.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/soe/docannexe/image/2190/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 226k
Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Rubén Camilo Lois González et Miguel Pazos Otón, « Logiques urbaines et politiques de transport en Espagne : du consensus au conflit »Sud-Ouest européen, 40 | 2015, 85-99.

Référence électronique

Rubén Camilo Lois González et Miguel Pazos Otón, « Logiques urbaines et politiques de transport en Espagne : du consensus au conflit »Sud-Ouest européen [En ligne], 40 | 2015, mis en ligne le 15 juillet 2017, consulté le 17 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/soe/2190 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/soe.2190

Haut de page

Auteurs

Rubén Camilo Lois González

Universidad de Santiago de Compostela.

Miguel Pazos Otón

Universidad de Santiago de Compostela.

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search