Guy Jalabert, Jean-Marc Zuliani, Toulouse, l’avion et la ville
Guy Jalabert, Jean-Marc Zuliani, Toulouse, l’avion et la ville, Privat, coll. « Aviation », Toulouse, 2009.
Texte intégral
- 1 Guy Jalabert, Jean-Marc Zuliani, respectivement professeur émérite et maître de conférences à l’uni (...)
1Qu’on ne s’y méprenne pas ! Si le titre, Toulouse, l’avion et la ville, comme la photo de couverture montrant le survol de la place du capitole par l’Airbus A 350, paraissent annoncer un ouvrage pour le grand public, le livre de Guy Jalabert et de Jean-Marc Zuliani1 est d’abord un ouvrage universitaire. Il en a le statut dans tous les domaines : dans ses sources, dans sa composition, dans son écriture et d’abord dans ses intentions. Les auteurs y exposent les résultats d’années d’investigation, de recueil de données, de lectures, d’interviews, de communications, de publications et cette continuité insuffle une très grande force à leur propos et en facilite la lecture.
2Oui le propos est fort. Qu’on en juge ! Il s’agit de montrer comment se structure un système productif local depuis la naissance et l’essor de l’aéronautique à Toulouse, en observant les interactions entre les mutations de l’appareil industriel, ses restructurations permanentes, les bouleversements dans l’organisation des entreprises, les évolutions des marchés, les innovations techniques… L’analyse est de grande qualité. Elle atteint toute sa dimension dans la finesse de l’étude des traductions des changements dans l’organisation locale interne du système productif. Cette volonté permanente des auteurs de réinsérer le territoire local dans chacune des évolutions en explicitant les liens étroits qui se tissent entre la complexification de la production de l’avion et la ville leur permet de caractériser « le capital territorial » de Toulouse.
3Le principal intérêt du livre est là, dans sa capacité à démontrer comment la production des avions dans un marché concurrentiel en évolution rapide impose des innovations permanentes auxquelles Toulouse, un site leader en matière de recherche, d’expérimentation et d’applications, a la capacité de répondre du fait des interconnexions nouées au fil des années entre les domaines de la production et ceux de la recherche. Cette phrase résume trop rapidement les éclairages multiples que les auteurs développent pour expliquer des processus complexes dans des chapitres très clairs, ponctués régulièrement par des conclusions partielles qui sont pour le lecteur autant d’occasions de faire le point.
4G. Jalabert et J.-M Zuliani accordent moins de place aux relations entre l’avion et la ville ne dépendant pas directement de la sphère industrielle. Ils parlent certes de la place essentielle des emplois de l’aéronautique, des formations gravitant autour du secteur dominant et ils consacrent une partie à « Airbus ville » se résumant pour l’essentiel à la mesure de la part de l’aéronautique dans la production urbaine (établissement et production immobilière). De nombreuses questions ne sont pas abordées. Les rapports avec les institutions de la région sont certes évoqués dans l’ouvrage à propos des appuis apportés à la sous-traitance ou à la recherche et à l’innovation ou encore en rappelant « les discours tant des responsables industriels que des gestionnaires locaux » exhortant à renforcer la capacité d’innovation pour « maintenir l’avance de l’aéronautique civile toulousaine ». Cependant, les compétitions internes entre les communes de l’agglomération pour accueillir le site d’implantation des usines de l’A 380, la question de la répartition de la ressource des taxes communales payées par les entreprises pendant la difficile élaboration de l’intercommunalité dans l’agglomération de Toulouse, le poids de la présence de la construction aéronautique dans la gestion de l’espace aéroportuaire de Toulouse-Blagnac, etc., ne sont pas pris en compte. Globalement les interfaces entre le système productif de l’avion et le système politique de la ville sont ignorées alors même que dans le texte, en certaines occasions, le lecteur ressent que l’on aurait pu lui en dire plus.
- 2 Toulouse, métropole incomplète, Anthropos, Paris, 1995.
5Peut-on regretter qu’il ne soit pas question de l’effet Airbus sur l’attactivité de Toulouse, sur le renforcement de certaines de ses fonctions de capitale régionale ? Les auteurs, dans les passages qu’ils consacrent aux retraités de l’aéronautique ou encore à l’occasion de la comparaison qu’ils réalisent entre trois grands sites de l’activité aéronautique (Seattle, Hambourg et Toulouse), prouvent qu’ils pouvaient mobiliser leur savoir-faire dans l’approche sociologique et urbanistique mais que là n’était pas leur projet. Et G. Jalabert, dans son ouvrage sur Toulouse, métropole incomplète2 qu’il a la pudeur de ne pas citer dans la bibliographie, n’avait-il pas déjà largement traité du sujet ?
6Revenons donc aux relations privilégiées dans cet ouvrage entre « Toulouse, l’avion et la ville », c’est-à-dire les rapports entre les mutations de la production aéronautique locale et le capital territorial étudiés dans les deux premières parties et développés dans 200 des 350 pages de cet ouvrage.
7Au début de la première partie, les auteurs dans un style alerte synthétisent brillamment en trente pages la naissance, le développement et l’essor de l’aéronautique à Toulouse : ils mettent en évidence les moments de rencontre entre les mutations techniques, les changements organisationnels et les choix nationaux d’aménagement du territoire. L’antériorité des faits, si bien rappelée et habilement mise en perspective, répond à la question : « Pourquoi Toulouse ? » Ensuite, l’attention portée à l’épisode de la Caravelle situe la place acquise par la ville « dans la division nationale du travail » entre divers sites aéronautiques français et insiste sur le rôle primordial de Toulouse dans l’innovation. Consacré par le Concorde, il sera essentiel pour la suite malgré le bilan médiocre de ce programme qui aura également permis de tirer des enseignements de la coopération franco-britannique.
- 3 CIEU : Centre interdisciplinaire d’études urbaines (université Toulouse-le Mirail, CNRS) dont G. Ja (...)
8Cette lecture du passé proche s’enrichit de tous les apports du CIEU3 mettant en évidence la rencontre entre des causalités que l’on peut qualifier de locales, comme la constitution du potentiel de recherche toulousain, les processus de technopolisation de la métropole et les diverses initiatives des acteurs locaux, et d’autres causalités liées aux mutations engendrées par les politiques industrielles nationales telles la décentralisation, dont celle de grandes écoles d’ingénieurs, du CNES…, ou l’aménagement du territoire à travers la politique des métropoles d’équilibre.
9Pendant cette période se joue l’accès au statut de métropole de la ville. Les auteurs insistent sur l’impact des greffes successives qui dotent Toulouse « d’un complexe, qui, s’il ne fonctionnait pas encore de manière très intégrée, n’avait pas d’équivalent en Europe ». Ils eussent pu également mettre en évidence comment la simultanéité de ces évolutions avec les réorientations des politiques publiques en faveur d’une industrie à forte valeur favorisait Toulouse ou d’autres villes ayant fait les mêmes choix, mais également comment ces processus se développaient alors dans une ville où les coûts de production de l’urbain demeuraient relativement faibles (« les atouts du retard ») et où les collectivités locales engagées dans des politiques d’urbanisation furent soucieuses de maintenir un niveau élevé de services publics.
10Ensuite l’ouvrage retrace la success story d’Airbus faite de réussites et de crises en prenant soin d’étudier les vicissitudes du GIE qualifié de modèle pionner de coopération industrielle. Il multiplie sa production d’avion entre 1986 (29) et 1998 (229) avec des effectifs s’élevant dans le même temps de 38 600 salariés à 46 000. L’analyse des fluctuations de la production rappelle avec insistance la fragilité structurelle de l’aéronautique tout en stigmatisant l’âpreté de la concurrence avec Boeing : les conséquences sur les modifications structurelles se traduisent en crise de l’emploi et en ajustements permanents chez les sous-traitants. Les grands moteurs des mutations sont parfaitement expliqués et le lecteur peut donc suivre et comprendre les bouleversements à venir après 1990.
11Le long chapitre consacré à EADS, « firme européenne ou franco-allemande » pour reprendre le sous-titre des auteurs, constitue un moment fort de l’ouvrage. L’exercice était hautement périlleux puisqu’il suit avec précision les évolutions du marché, les réorganisations, la crise récente, la « grave crise de gestion de 2006-2008 », celle de « l’avatar du câblage » et l’analyse des plans de rationalisation (Plans Power 8 et 8 plus). On ne s’étonnera donc pas que sa lecture soit exigeante. Les auteurs y simplifient pourtant les considérations de stratégies financières ; rappelons que la nouvelle société de droit hollandais associe un actionnariat français dont une partie seulement est nationale avec des actionnaires privés dont Daimler-Chrysler. Ils ne s’attardent pas trop sur les causalités des fusions successives et épargnent aux lecteurs les théories explicatives des rapports entre management et stratégies. Toutefois, l’accélération des restructurations est présentée dans le détail et avec clarté : successivement l’achat d’une partie de Dassault par Aérospatiale, le rapprochement Aérospatiale-Matra, puis la fusion Aérospatiale-Matra-Dasa créant EADS dont le pouvoir exécutif est confié à deux coprésidents allemand et français, par la transformation du GIE Airbus en société anonyme. La préoccupation pédagogique des auteurs ne faiblit pas, comme en témoignent les croquis mettant en place les seize établissements d’Airbus. L’évolution n’est pas simple. Elle eût pu être relatée de manière plus complexe si on lit entre les lignes certains propos de G. Jalabert et J.-M. Zuliani : « Les multiples tractations, renvoyant à des jeux de pouvoirs et de réseaux, tant au sein des sphères politiques et économiques françaises qu’au niveau des mêmes instances allemandes, aboutissent à créer une nouvelle firme, baptisée EADS. » Sans nous les avoir totalement occultées, ces tribulations, dont la presse s’est quelques fois faite l’écho, ne sont que rarement évoquées.
12La première partie se termine par l’étude de l’impératif de délocalisation dont les auteurs énumèrent les causalités avant de brosser le tableau du développement international des implantations industrielles et de services hors des sites européens d’Airbus. Ce mouvement change la dimension de Toulouse capitale de l’aéronautique en plaçant la ville au centre de réseaux mondiaux : la logique du titre « l’avion et la ville » demeure le fil conducteur.
13Tout ce qui précède constitue le socle de connaissances indispensable à la compréhension du fonctionnement du système productif local de l’aéronautique. C’est le fil conducteur d’une seconde partie fouillée, très documentée, dans laquelle les auteurs explicitent le contenu de ce qu’ils nomment « le capital territorial ». L’organisation locale et le rôle de la proximité géographique sont auscultés avec le souci de montrer comment ils sont en interaction permanente avec les évolutions du système productif affectant la « pléiade des 550 entreprises qui gravitent autour d’Airbus » et dont 85 % sont implantées dans le Grand Toulouse.
- 4 SSII : sociétés de services en ingénierie informatique, soit 1 600 établissements et 13 000 salari (...)
- 5 Off-shoring : délocalisation des activités de service ou de production de certaines entreprises ve (...)
14Le lecteur, une fois averti des conséquences de la complexification de la production d’un avion, en particulier avec la part essentielle que représente la maîtrise des systèmes embarqués, découvre la typologie des partenaires, une véritable « pyramide » depuis les partenaires stratégiques, « les systémiers », jusqu’aux sous-traitants de capacité produisant en série. G. Jalabert et J.-M. Zuliani établissent alors un véritable répertoire des entreprises du cluster toulousain avec une présentation détaillée des « systémiers » et de leur stratégies volontaires ou subies. Pour chacune des entreprises, Latécoère, Thalès, Safran, comme pour l’ensemble des SSII (4), les impacts spatiaux des mutations engendrées par la primeur donnée aux logiques financières sont à chaque fois étudiés, qu’il s’agisse de délocalisations, d’externalisations ou de pratiques d’off-shoring5. La précision dans l’analyse des multiples exemples n’est pas exempte de redondance et le lecteur peut parfois se lasser devant une apparente volonté de dresser un tableau exhaustif de la nébuleuse des sous-traitants. Cependant certains cas, tel Aéroconseil, société créée « par des transfuges d’Airbus », sont décrits avec une telle attention pour les acteurs porteurs de projets que le texte emporte l’adhésion. L’on mesure alors la somme de travail d’investigations et de rencontres déployée par G. Jalabert et J.-M. Zuliani.
15Les vingt dernières pages de cette partie décrivent les liens entre ce tissu productif et le potentiel de recherche et d’innovation de Toulouse et de la région Midi-Pyrénées qualifiées de « leader en France ». Le maintien de ces capacités locales constituant un atout essentiel pour affronter la concurrence et pour maintenir l’avance acquise est donc devenu un enjeu local majeur pour les politiques publiques locales. Le rappel des programmes d’appui régionaux à la sous-traitance ou à l’innovation et le brillant exercice de synthèse de la conclusion de cette seconde partie ouvrent la porte à des considérations davantage centrées sur l’environnement territorial d’Airbus, sur la ville.
16Dans la troisième partie, la relation entre l’activité dominante et la ville est exprimée par les évolutions des emplois directs et indirects observées par l’INSEE, les mutations des qualifications, les niveaux de salaires. L’étude des rapports entre l’aéronautique et l’offre locale de formation souligne comment se sont tissés des liens étroits entre les entreprises et les écoles d’ingénieurs ou encore les lycées professionnels. Des difficultés de recrutement de personnel dans certaines spécialités de secteur en expansion subsistent : par exemple l’Éducation nationale n’a pas encore de formation de peintres aéronautiques.
17Les auteurs, s’ils tentent bien de s’interroger sur les relations entre emplois directs et emplois induits, ne s’éloignent pas au-delà. Ne sont abordés ni les impacts des évolutions de l’emploi de l’aéronautique sur l’ensemble du marché local de l’emploi, ni leur traduction dans l’attractivité toulousaine, ni les mouvements d’appel provoqués par la présence de filières de formation solidement attachées aux établissements de l’aéronautique et cependant largement ouvertes sur d’autres secteurs.
18La même remarque relative aux limites volontaires que se donneraient les auteurs dans l’approche de certaines questions sur les retombées urbaines de la production peut être reproduite à propos de la partie sur « Airbus ville ». Pouvait-on attendre un développement plus étoffé que la description du tissu des établissements, la présentation des choix immobiliers ou des politiques d’habitat ? Poursuivre au-delà de ces questions déjà très complexes exigeait d’engager une réflexion supplémentaire de grande ampleur ou de reprendre des éléments dans des publications déjà parues. Nous nous sommes déjà exprimé sur le sujet dans l’introduction de cette présentation d’un ouvrage très dense et ouvert à de nombreux questionnements.
19En guise de prospective, la conclusion, prudente comparée aux prévisions optimistes des « avionneurs », attire l’attention sur la double évolution du système productif local : l’une renforce à moyen terme le rôle de Toulouse comme pôle de compétences (conception, contrôle et « production des parties sophistiquées », assemblage, commercialisation) ; l’autre affaiblit le travail de fabrication local des systémiers et de leurs sous-traitants. D’où, selon les auteurs, l’urgence à diversifier les bases économiques d’une métropole, qui, rappelons-le, est également une grande capitale régionale.
20Toulouse, l’avion et la ville aide à comprendre à travers l’exemple de l’aéronautique la complexité des processus qui régissent aujourd’hui la production industrielle. Pour cela, sa lecture doit être recommandée. Mais les auteurs, en privilégiant dans leur approche l’attention sur les interactions entre les mutations de l’appareil productif et les adaptations du capital local de recherche et d’innovation, manifestent une ambition supplémentaire. Ils font le pari d’éclairer comment fonctionne Airbus à Toulouse et Toulouse avec Airbus. Et le pari est tenu.
Notes
1 Guy Jalabert, Jean-Marc Zuliani, respectivement professeur émérite et maître de conférences à l’université de Toulouse-Le Mirail et chercheurs au LISST-CIEU (CNRS).
2 Toulouse, métropole incomplète, Anthropos, Paris, 1995.
3 CIEU : Centre interdisciplinaire d’études urbaines (université Toulouse-le Mirail, CNRS) dont G. Jalabert fut le directeur.
4 SSII : sociétés de services en ingénierie informatique, soit 1 600 établissements et 13 000 salariés dans le pôle toulousain en 2008.
5 Off-shoring : délocalisation des activités de service ou de production de certaines entreprises vers des pays à bas salaire.
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Référence papier
Jean-Paul Laborie, « Guy Jalabert, Jean-Marc Zuliani, Toulouse, l’avion et la ville », Sud-Ouest européen, 29 | 2010, 145-148.
Référence électronique
Jean-Paul Laborie, « Guy Jalabert, Jean-Marc Zuliani, Toulouse, l’avion et la ville », Sud-Ouest européen [En ligne], 29 | 2010, mis en ligne le 24 février 2016, consulté le 16 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/soe/1535 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/soe.1535
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