1En France, la sociologie urbaine ne s’est véritablement constituée en champ de recherche spécifique qu’après 1945, mais ne s’est pas développée depuis lors de manière linéaire ni progressive. Elle a connu une succession de périodes contrastées au regard des thèmes, des objets, des références théoriques, des méthodes. Le contexte actuel des recherches sera préalablement situé dans la perspective de cette histoire où, en dépit des discontinuités et des inflexions, se dessinent aussi quelques fils directeurs. Les ouvrages cités ont avant tout une valeur illustrative et sont bien sûr très loin de couvrir la diversité des publications significatives de naguère et d’aujourd’hui.
- 1 Cette section et la suivante reprennent certains éléments d’un texte de l’auteur paru dans l’ouvrag (...)
2Les questions touchant à la ville n’occupent qu’une place très marginale dans les travaux des premières générations de sociologues français. Pour conquérir une reconnaissance et une position à part entière dans le champ académique, la jeune discipline avait à se démarquer d’autres traditions plus anciennement instituées : d’une part la philosophie et la psychologie, mais aussi, d’autre part, l’histoire et la géographie qui étaient alors les principales sources du savoir académique sur l’inscription territoriale de la vie en société. Tout au long de son histoire, la sociologie française continuera d’ailleurs à conserver peu ou prou l’empreinte de ce moment fondateur. L’attention portée à la recherche de lois générales plus qu’à la contingence des contextes locaux et, plus encore, le refus légitime de toute explication déterministe par les données naturelles, les structures urbaines ou les formes architecturales, ont longtemps détourné bon nombre de chercheurs d’une prise en compte de la dimension spatiale qui était engagée dans les phénomènes qu’ils étudiaient.
3À cet égard, l’institutionnalisation de la discipline s’est donc traduite par des orientations thématiques très différentes de celles qui ont été privilégiées aux États-Unis : l’école de l’écologie urbaine de Chicago a joué un rôle central dans la constitution de la sociologie empirique nord-américaine et son inspiration théorique doit elle-même beaucoup à l’Allemand Georg Simmel, dont on a pu dire que la grande ville a joué pour lui le même rôle que le capitalisme pour Karl Marx ou la bureaucratie pour Max Weber.
4L’œuvre d’Émile Durkheim est cependant une source intellectuelle non négligeable pour une analyse proprement sociologique du phénomène urbain. Dans La Division du travail social (1893) aussi bien que dans Les Règles de la méthode sociologique (1895), le concept de morphologie permet de penser le processus de cristallisation de la vie sociale en substrats relativement stables. Réciproquement, ces formes socialement construites et matérialisées dans des espaces produisent des effets en retour sur le cours des actions humaines et sur les représentations collectives. Ces effets du « milieu interne » sont tout particulièrement caractéristiques de la ville, où la vie sociale atteint sa plus forte densité, aussi bien « morale » que « physique ». Le milieu urbain stimule la différenciation des activités et les solidarités fondées sur l’interdépendance ; il renforce tout à la fois la vitalité des échanges sociaux et l’individualisation des personnes.
5Toutefois, ni chez Émile Durkheim lui-même ni chez ses héritiers directs, ces cadres conceptuels n’ont nourri de recherches empiriques visant à étudier, sur des terrains définis, les processus sociaux qui interviennent dans l’évolution des espaces urbanisés et les effets de cette urbanisation sur la vie en société. Les seules exceptions notables se trouvent dans l’œuvre de Maurice Halbwachs, qui assume et développe le programme durkheimien d’analyse des morphologies sociales ; étudie, sur le cas de Paris, les ressorts sociologiques du mécanisme de la spéculation foncière ; et s’intéresse aux effets de l’urbanisation sur le suicide. Mais Maurice Halbwachs lui-même privilégiait plutôt la composante démographique des faits de morphologie, il s’est progressivement orienté vers d’autres centres d’intérêt, et il n’a d’ailleurs jamais utilisé le terme de « sociologie urbaine » sinon par référence aux travaux de ses collègues de Chicago qui lui inspiraient autant de réserve, voire de condescendance, que de curiosité.
6Au cours des deux décennies de l’après-guerre, les travaux sociologiques sur la ville connaissent un premier essor et conquièrent une certaine assise institutionnelle, sous l’effet de plusieurs facteurs favorables : une prise de distance vis-à-vis de l’orthodoxie durkheimienne, un pluralisme théorique et méthodologique qui ouvre un nouvel espace des possibles propices à l’exploration de champs de recherche jusqu’ici délaissés, une moindre crispation sur le pré carré disciplinaire et aussi une demande publique de connaissances et de prévision sur le monde urbain. La période est marquée par quelques figures pionnières : Paul-Henry Chombart de Lauwe et ses collaborateurs, Henri Lefebvre, puis Raymond Ledrut, Henri Coing, pour ne citer que quelques noms…
7À partir de la fin des années 1960, les recherches s’orientent massivement vers une sociologie urbaine radicale et critique, qui s’attache à mettre en évidence les déterminants économiques et politiques du phénomène urbain, les mécanismes de production et de division de l’espace des villes. Un large courant d’inspiration marxiste vise à théoriser la « question urbaine » (Castells, 1972) à partir du processus historique à la faveur duquel la contradiction centrale des sociétés capitalistes s’est déplacée du monde de la production à celui de la consommation, de l’habitat et de la vie urbaine. Ce cadre théorique a nourri diverses enquêtes qui s’intéressent moins à la variété des situations locales qu’à leur valeur exemplaire. En effet, leur objectif est avant tout d’illustrer des processus généraux qui se déploient à l’échelle de la société globale : restructurations urbaines au profit du capitalisme monopoliste d’État (Castells & Godard, 1974), logiques des acteurs privés de la promotion immobilière (Topalov, 1974), émergence de mouvements sociaux urbains nés de contradictions croissantes autour des enjeux liés à l’appropriation des espaces de la ville (logement, transports, cadre de vie...).
8Une nouvelle inflexion se fait jour dès la fin des années 1970 et surtout à partir des années 1980. Le programme « Observation du changement social et culturel » lancé par le CNRS en 1975 constitue un moment important dans cette redéfinition des objets de recherche, des problématiques et des approches. Son objectif était de mobiliser la communauté des chercheurs en vue de l’étude intensive et pluridisciplinaire d’une centaine de sites répartis sur l’ensemble du territoire national (quartiers urbains ou péri-urbains, petites villes, communes rurales). Tout en partant d’une même grille minimale d’observation, destinée à assurer les comparaisons, les recherches développées sur chaque site ont été modulées en fonction des particularités du contexte étudié et des centres d’intérêt des chercheurs.
9Dans les publications issues de ce programme – notamment dans l’ouvrage collectif de synthèse publié en 1986 – tout comme dans beaucoup d’autres travaux réalisés au cours des mêmes années, on voit s’opérer un net déplacement des questions, qui passent de la production de la ville aux usages qu’en font les habitants, des contradictions sociétales aux rapports sociaux localisés, aux sociabilités, aux réseaux d’acteurs, aux manières d’habiter et de cohabiter. D’une façon générale, la priorité est accordée aux approches contextualisées, qui se donnent des unités territoriales situées (villes ou portions de villes...) comme autant d’échelles pertinentes d’observation et de compréhension de la complexité urbaine. Cette ambition implique que soit assurée une confrontation méthodique entre différents registres d’analyse des contextes locaux sélectionnés : cadre bâti, peuplement, relations sociales, actions collectives, processus de transformations socio-spatiales qui combinent diverses logiques d’acteurs privés et publics et mettent en jeu plusieurs échelles d’espace et de temps.
10Dans le même temps, les références à la sociologie urbaine nord-américaine (l’École de Chicago, les community studies) se font plus présentes qu’au cours de la précédente décennie. Les orientations devenues dominantes sont également favorables au développement de l’ethnologie urbaine (voir par ex. Pétonnet, 1979), dont certains sociologues adoptent au moins en partie les techniques. Au-delà des clivages académiques entre les deux disciplines, beaucoup de recherches urbaines privilégient le travail de terrain, les études de cas, l’observation des pratiques dans leur contexte. Cette évolution des références intellectuelles et des méthodes de travail est en étroite affinité avec la redéfinition des niveaux d’analyse et des thématiques. Pour le dire d’un mot, l’articulation entre les diverses dimensions de la vie sociale est désormais moins pensée à partir de grandes catégories macro-sociologiques (la production, la consommation, les rapports de classes, l’économique, le politique...) et davantage explorée à l’échelle fine des milieux locaux, des réseaux interpersonnels, des trajectoires individuelles, des situations d’interaction...
11Depuis lors, les thématiques et les approches se sont considérablement diversifiées, sans pour autant marquer de véritable rupture avec les réorientations qui avaient émergé et s’étaient progressivement imposées au cours de cette période-charnière. Au total, les recherches françaises contemporaines prennent en compte les trois principaux axes qui structurent le champ de la sociologie urbaine : la distribution et le mouvement des populations dans l’espace ; les pratiques et les attitudes des individus vivant en milieu urbain (manières d’habiter et de cohabiter, usages et représentations du logement, du quartier, de la ville…) ; les actions publiques ou privées qui prennent part à l’organisation de la ville, à son fonctionnement et à ses transformations.
12Certains travaux s’inscrivent plus spécifiquement dans l’un de ces registres ; d’autres, comme on le verra, s’attachent à les saisir dans leur interdépendance, ce qui est relativement nouveau.
13Par-delà la diversité des conjonctures historiques, des thèmes de recherche et des références théoriques, on ne peut qu’être frappé par la permanence des interrogations sur ce qu’est, ce que peut être ou doit être la sociologie urbaine, sur son objet. Dans les années de l’immédiat après-guerre, la question s’était parfois centrée sur les différences entre villes et campagnes. Mais là n’est pas l’essentiel, car c’est bien plutôt la nature même des rapports entre le social et le spatial qui constitue le problème récurrent sur lequel tout un chacun ambitionne de s’expliquer et de prendre parti. La ville est-elle pour le sociologue un simple reflet de la vie sociale, au mieux un contexte d’observation, un terrain d’enquête, ou au contraire un objet ayant sa consistance et ses dynamiques propres, voire un facteur explicatif ? « Y a-t-il une sociologie urbaine ? », se demandait par exemple Manuel Castells (1968), en répondant paradoxalement par la négative.
14Et d’ailleurs, qu’est-ce qu’une ville ? Faut-il parler de la ville, ou plutôt de l’urbain, ou mieux encore s’interroger sur les rapports entre ces deux termes, diversement définis selon les auteurs ? L’urbanisation généralisée, la rurbanisation, le développement des mobilités à toutes les échelles d’espace et de temps, la prolifération des connexités aussi bien matérielles que virtuelles, l’individualisation, n’imposent-ils pas une révision de nos cadres habituels de référence et d’analyse ? Ces incertitudes sur la définition sociologique de la ville ne sont certes pas propres à la France, mais elles y ont été particulièrement insistantes et constamment reformulées. Et, si l’on compare à d’autres spécialités de la discipline (sociologies du travail, des organisations, de la famille, des religions…), il y en a sans doute bien peu où s’observerait avec une telle régularité cette propension de la plupart des auteurs à se positionner, au-delà des controverses de la science dite normale, sur le statut même de leur objet.
15À ces interrogations récurrentes correspond, comme en écho, une très grande diversité des paradigmes qui se succèdent au fil du temps et, plus encore, coexistent au cours d’une même période. À aucun moment l’un d’eux n’en vient à occuper dans le champ une position hégémonique, ni même à s’opposer explicitement à un autre dans une sorte de « conflit structurant » tel qu’on a pu l’observer en sociologie de l’éducation, où l’analyse de l’inégalité des chances scolaires fut longtemps dominée – et organisée – par l’affrontement entre les adeptes de la reproduction sociale et ceux du choix rationnel.
16Le constat vaut même pour la période relativement brève (1968-1975) où la montée en puissance des travaux de socio-économie marxiste a joué un rôle de premier plan dans la visibilité nationale et internationale de la sociologie urbaine française. Au cours de ces mêmes années, en effet, Henri Lefebvre poursuit une œuvre qui est, elle aussi, fortement inspirée de Karl Marx, mais dans une perspective bien différente reposant sur l’idée que la vie quotidienne est au cœur de la pratique des groupes sociaux et qu’elle représente donc une voie indispensable pour la compréhension du monde moderne. Tout en reconnaissant les effets positifs du cadre urbain sur la vie de tous les jours, Henri Lefebvre conduit une analyse critique de la bureaucratisation de l’urbanisme, des conditions de vie dans les grands ensembles périphériques, du rôle des médias, de la course à la consommation… Toujours au cours de ces mêmes années, les travaux menés par le CERFI développent une sociologie critique encore différente, d’inspiration foucaldienne, qui se centre sur les processus de normalisation et de disciplinarisation des populations aussi bien à l’échelle de la ville que dans l’espace domestique. Et c’est encore à la même époque que deux chercheurs qui étaient alors proches de Pierre Bourdieu font paraître un article sur les grands ensembles et leur peuplement qui sera l’un des plus cités de toute la sociologie française (Chamboredon & Lemaire, 1970).
17Rappelons tout d’abord en quelques mots – car le même constat vaudrait pour toutes les disciplines – la prépondérance de l’État dans l’organisation et le financement de la recherche scientifique française. Les chercheurs et enseignants-chercheurs de sociologie urbaine appartiennent massivement à la fonction publique d’État (établissements d’enseignement supérieur, CNRS) et travaillent dans des laboratoires sous tutelle d’un ou plusieurs de ces mêmes établissements : universités et instituts d’urbanisme qui leur sont ordinairement rattachés, CNRS, écoles d’architecture, quelques grandes écoles d’ingénieurs… En dehors de ces milieux académiques où les structures et les statuts sont très largement régulés à l’échelle du secteur public national, les recherches conduites dans les agences d’urbanisme des grandes agglomérations, dans des associations ou des bureaux d’études occupent une place qui au total n’est pas négligeable, mais qui n’en demeure pas moins très minoritaire.
18D’un point de vue plus géographique – mais toutefois lié à cette dimension institutionnelle – la centralisation française se manifeste aussi par la prééminence de Paris : prééminence du peuplement (l’agglomération parisienne compte sept fois plus d’habitants que celles de Lyon ou de Marseille) et, plus encore, hégémonie politique, économique et symbolique. Cela n’est pas sans incidences sur l’organisation même de la recherche, tout particulièrement dans le champ urbain : concentration des laboratoires et des échanges scientifiques dans la capitale, mais aussi choix des terrains d’enquête... Cette tendance lourde est aujourd’hui en partie contrebalancée par le développement de la recherche universitaire, de plus en plus présente dans les autres grandes villes du pays. Cela dit, sur les 146 thèses qui ont été récemment répertoriées comme relevant de la sociologie urbaine et achevées entre 1985 et 2008, 55% ont été préparées et soutenues dans des établissements de l’agglomération parisienne (Pribetich, 2010)…
19Incidemment, notons que la polarisation parisienne que l’on vient d’évoquer ne fut peut-être pas étrangère au retard qu’avaient pris en France les études sur les pouvoirs locaux, par comparaison avec l’Amérique du Nord ou d’autres pays européens : depuis les temps lointains d’Étienne Marcel, la ville de Paris n’avait jamais eu de maire avant 1977, exception faite de la période révolutionnaire.
20D’une manière plus générale, le poids de l’État-nation en tant que cadre organisateur et référence intellectuelle a eu nombre d’implications sur les thématiques et les objets de recherche de la spécialité. En effet, dans un monde massivement urbanisé, la spécificité de la sociologie urbaine ne va pas de soi et risque de se diluer dans l’ensemble de la discipline si on entend la sociologie urbaine comme sociologie de tout ce qui se passe en ville. On observe dès lors, en France comme ailleurs, que les périodes de haute conjoncture, de consistance institutionnelle et de forte visibilité de la sociologie urbaine correspondent le plus souvent à des moments historiques où divers « problèmes de société » se trouvent énoncés et traités dans des termes qui, d’une manière ou d’une autre, renvoient à la ville comme lieu d’identification de ces problèmes et objet d’intervention. Cela ne veut pas dire que la sociologie urbaine soit par nature hétéronome, mais seulement qu’elle tend, sans doute plus que bien d’autres champs de la sociologie, à se développer, à se redéfinir, en interaction avec le processus de mise en forme des problèmes sociaux, mise en forme à laquelle d’ailleurs les sociologues contribuent à l’occasion. Cela étant dit, les rythmes d’expansion et de relatif reflux, la configuration des rapports entre le registre savant et le registre de l’action, varient selon les contextes nationaux.
21Or dans le cas français, c’est justement l’association forte entre la figure de la nation et celle de l’État qui semble bien représenter sinon un cas totalement spécifique et singulier, du moins une référence très présente et relativement durable au fil de ses avatars. Les premières phases d’émergence puis d’affirmation de la sous-discipline sont assurément les plus emblématiques à cet égard, mais le constat vaut encore, dans une certaine mesure, pour certains développements ultérieurs de la sociologie urbaine française.
22Dans les modalités, les rythmes et les formes matérielles du processus d’urbanisation qui s’est déployé après 1945, l’État a joué un rôle prépondérant. Il a planifié la croissance urbaine, aménagé le territoire, favorisé juridiquement et financièrement la promotion immobilière privée, orienté l’épargne des ménages vers l’accession à la propriété. Il a également participé aux activités mêmes de construction, soit directement, soit encore par l’intermédiaire de sociétés à capitaux mixtes qui ont pris en charge de vastes opérations immobilières. La morphologie actuelle de l’espace urbanisé porte, à bien des égards, l’empreinte de ce volontarisme d’État : grands ensembles périphériques d’habitat social, villes nouvelles, restructuration des centres-villes...
23À la fois aménageur, planificateur et bâtisseur, l’État a également joué un rôle moteur dans l’orientation et le développement des travaux de sciences sociales sur la ville. Pendant longtemps, ce sont les ministères et les organismes centraux les plus directement concernés qui ont été de très loin les principales sources de financement de la recherche urbaine.
24Dans un premier temps, ce champ de recherche a été, pour l’essentiel, pris dans la mouvance des problématiques énoncées par les pouvoirs publics, c’est-à-dire, en l’occurrence, essentiellement par les instances politiques nationales et les administrations d’État : comment encadrer la croissance urbaine et remédier aux dysfonctionnements qu’elle entraîne ? Quels sont les besoins des citadins en matière d’habitat et de cadre de vie ? C’est l’époque où se multiplient, notamment autour de Paul-Henri Chombart de Lauwe, les investigations sur les pratiques sociales de différents milieux citadins, sur les aspirations des habitants, sur la (re)distribution des groupes sociaux dans l’espace, sur les cultures urbaines. Cette période est celle de la constitution d’une offre publique de financement et de collaboration entre décideurs et chercheurs pour le traitement des problèmes posés par la reconstruction et par le développement de l’urbanisation.
25Puis, avec l’essor des courants radicaux d’inspiration marxiste ou foucaldienne, c’est le rôle dominant de l’État planificateur et aménageur, ses rapports avec les agents économiques et les collectivités locales, qui deviennent pour un temps les principaux objets de recherche. Pour autant, la dépendance vis-à-vis de la commande publique demeure toujours bien réelle quand bien même il s’agit non plus de « collaborer », mais d’adopter une posture critique vis-à-vis des planificateurs qui sont aussi les principaux bailleurs de fonds. Pour reprendre le mot de Michel Amiot, les sociologues urbains d’alors se positionnent résolument « contre l’État », mais sont aussi « tout contre » (Amiot, 1986).
26La réorientation des thèmes et des méthodes de recherche qui s’affirme nettement au tournant des années 1970-1980 tient à la fois à l’histoire interne de la sociologie et aux évolutions de la société elle-même. Faisant le point des changements qui étaient en train de se produire dans la discipline, un numéro spécial de la revue Sociologie du travail (1983) fut d’ailleurs entièrement consacré à cette imbrication entre la nouvelle « sociologie du local » et les processus regroupés sous le terme de « relocalisation du social ».
27Le ralentissement de l’activité économique fait peu à peu sentir ses effets sur le devenir des villes, le rythme des constructions neuves se ralentit et l’État tend à se désengager du financement direct de l’activité immobilière. Les grandes opérations de démolition-reconstruction, sources de reclassement brutal du peuplement et des modes de vie (Coing, 1966), cèdent peu à peu le pas devant la réhabilitation du bâti existant. Les interventions publiques sur les structures urbaines se font moins agressives et sont davantage conduites en partenariat avec les acteurs locaux et les habitants. Le thème du patrimoine fait l’objet d’une forte valorisation sociale, qui alimente tout à la fois un nouveau regard sur les immeubles anciens, de nouvelles stratégies économiques, des politiques publiques appropriées et des formes spécifiques de sociabilités citadines (Bourdin, 1984).
28C’est aussi à cette même époque que les lois de décentralisation (1982, 1983) redéfinissent les rapports entre l’État et les collectivités territoriales. Déjà, en contrepoint du thème alors dominant de l’État central tout-puissant, Pierre Grémion avait attiré l’attention sur le pouvoir croissant dont disposaient, en pratique, les maires des grandes villes (Grémion, 1976). Plus largement, il avait mis en évidence le jeu permanent des négociations et des compromis qu’impliquait nécessairement, en tout point du territoire, la mise en œuvre locale des règles nationales. Mais, à partir de 1982, les municipalités se voient reconnaître un réel pouvoir local (et non plus seulement « périphérique »), notamment en matière d’urbanisme. Cette évolution alimente, elle aussi, l’intérêt accru des sociologues pour la diversité locale des enjeux publics, des systèmes d’alliances, des réseaux notabiliaires et des configurations socio-économiques qui singularisent dans une certaine mesure chaque contexte urbain. Elle préfigure également les recherches qui, aujourd’hui, se centrent sur la montée en puissance des villes en tant qu’acteurs collectifs de premier plan, dans un contexte de mondialisation des échanges et de redéfinition des rapports entre les métropoles, les régions et les États (Le Galès, 2003).
29La « relocalisation du social » évoquée plus haut se manifeste aussi dans les nouveaux modes d’intervention de la puissance publique auprès des populations défavorisées. À partir du début des années 1980, divers dispositifs sont mis en place pour remédier aux difficultés des quartiers dits « en crise » ou « sensibles ». Les programmes de « Développement social des quartiers » puis de « Développement social urbain » marquent une double inflexion par rapport aux modes d’intervention antérieurs. Il s’agit, désormais, de coordonner sur un même site des missions qui étaient auparavant cloisonnées entre différents ministères de tutelle (enseignement, aide sociale, santé, prévention, insertion, police, etc.). Il s’agit, aussi, de prendre appui sur les ressources relationnelles existantes (réseaux, associations...) pour susciter la participation active des habitants à la dynamique du développement local. Les objectifs qui sont mis en avant oscillent dès lors entre la valorisation de la mixité sociale et la préservation des liens de proximité, entre la lutte contre la ségrégation et la restauration de la vie de quartier.
30Ce sont en définitive de très larges pans des politiques sociales qui ont été ainsi reformulés autour de la notion de « politique de la ville ». Cette dernière repose sur une association forte entre le traitement des problèmes sociaux et l’intervention sur des territoires en crise, tout en s’efforçant aussi, depuis une quinzaine d’années, d’organiser simultanément à l’échelle des agglomérations la lutte contre l’exclusion et les perturbations du lien social. Répercuté par les médias, ce mouvement de retraduction de la question sociale en termes urbains interfère avec le développement des débats publics autour de l’immigration et des relations inter-communautaires. Nouveaux objets d’analyse pour la sociologie, ces divers processus n’en ont pas moins contribué à orienter dans une assez large mesure la définition même des questions et des attentes qui sont adressées aux chercheurs par les acteurs sociaux.
31Regain d’intérêt des sociologues pour les approches localisées, décentralisation des compétences en matière d’urbanisme, affirmation des enjeux métropolitains, territorialisation des politiques publiques : toutes ces évolutions survenues au cours des trois dernières décennies sont consonantes avec un certain affaiblissement de l’État aussi bien comme acteur du devenir des villes que comme cible privilégiée des analyses critiques. Mais cet affaiblissement n’est que relatif. À bien des égards, le cadre national demeure une référence forte, tout comme les structures politico-administratives qui l’incarnent. Avec la politique de la ville, l’État est peut-être devenu « animateur » (Donzelot & Estèbe, 1994), mais pas pour autant impuissant. Sous des formes en partie renouvelées il demeure un acteur majeur et un objet de recherche pour la sociologie urbaine. Organisateur et parfois même garant du processus de décentralisation, il joue également un rôle de poids dans la mise en cohérence des catégories de perception, des instruments de connaissance et des procédures d’intervention. Pour ne prendre qu’un exemple, c’est bien à partir d’une construction statistique élaborée à l’échelle nationale qu’ont été définis les indicateurs standardisés et les périmètres des quartiers concernés par la politique de la ville (Tissot, 2007). D’une façon plus générale, les chercheurs sont très souvent conduits à se positionner – entre l’adhésion explicite et la critique déclarée – vis-à-vis d’une conception dominante de la « mixité sociale » et de l’ « intégration » qui, en France, renvoie en définitive à des enjeux de cohésion nationale plus encore qu’aux formes concrètes de coexistence dans des espaces de proximité.
32Cette variabilité des problématiques socialement construites en termes de « questions urbaines » est sans doute le principal ressort des discontinuités évoquées plus haut. D’une façon générale, comme le note Christian Topalov,
« la sociologie urbaine n’a connu que de brèves périodes de stabilité, la consistance de ses objets successifs étant largement subordonnée aux pré-constructions de ceux-ci dans le registre de l’action […] Son histoire comme discipline ou spécialité ne se présente pas comme un processus d’accumulation de savoirs dans le cadre d’une institutionnalisation stable, mais plutôt comme une série discontinue d’émergences suivies d’éclipses » Topalov (2005).
33Justine Pribetich confirme empiriquement ce diagnostic pour le cas particulier de la sociologie urbaine française à laquelle elle a consacré sa thèse de doctorat (Pribetich, 2010). Elle montre certes que la spécialité a fini par occuper une place dans le processus de segmentation de la sociologie française en sous-disciplines, qu’elle a désormais ses réseaux, ses manuels, ses entrées dans les dictionnaires. Mais elle montre aussi que cette place n’en demeure pas moins limitée, incertaine et que les travaux qui s’y rattachent manquent de cumulativité. En se fondant sur une analyse minutieuse des contenus de quatre revues généralistes, des programmes d’enseignement universitaire, des thèses soutenues, des intitulés des laboratoires et de leurs affichages thématiques, des corpus bibliographiques soumis à constante révision au fil du temps…, elle conclut au caractère inabouti et volatile de cette institutionnalisation qui ne semble du reste guère souhaitée par ses interviewés, manifestement plus attachés à leur appartenance disciplinaire qu’à une étiquette de « sociologue urbain ».
34Les grands questionnements récurrents touchant aux rapports entre espace et société, à l’essence du phénomène urbain, au devenir des villes, forment encore aujourd’hui une toile de fond, ou une sorte de fil conducteur paradoxal qui tout à la fois nourrit intellectuellement les investigations empiriques, alimente les débats, mais entretient du même coup l’hétérogénéité des points de vue et un certain flou dans les contours institutionnels de la sous-discipline.
- 2 Bien au contraire, Jean-Michel Berthelot voit plutôt dans ce pluralisme et dans les incertitudes qu (...)
35Cela dit, l’heure n’est plus guère aux interrogations anxieuses et crispées d’antan sur l’existence ou la possibilité d’une sociologie urbaine, sur la légitimité de son objet. C’est le pluralisme des paradigmes et des approches qui plus que jamais prévaut, mais sans être érigé en aporie épistémologique 2. Il va de pair avec la volonté, en définitive commune à un nombre croissant de travaux, de mieux comprendre tel ou tel des multiples processus qui font et redéfinissent en permanence le monde urbanisé dans ses différentes dimensions : matérielles, instituées, pratiques, symboliques… Dès lors, la question de la ville elle-même comme objet de recherche tend à passer au second plan, voire pour certains à perdre sa pertinence quand, par exemple, Alain Bourdin défend l’idée « qu’il n’y a pas de ville, mais seulement des processus qui produisent une réalité urbaine » (Bourdin, 2009, p. 137).
- 3 Pour une présentation de quelques exemples, voir notamment Grafmeyer & Authier (2008).
36Ces processus sont eux-mêmes portés par des acteurs qui sont en interdépendance et se trouvent confrontés à divers enjeux individuels ou collectifs. D’une façon générale, la description sociologique de ces acteurs tend à s’affiner. C’est ainsi par exemple que l’exploration des choix résidentiels et des pratiques urbaines s’est substantiellement enrichie en situant de mieux en mieux les individus et les ménages dans l’univers plus large des constellations familiales qui les entourent et dans le temps long des histoires personnelles ou intergénérationnelles 3. Le recours, devenu aujourd’hui très fréquent, aux approches longitudinales et aux analyses de réseaux produit des effets de connaissance similaires dans bon nombre d’autres domaines touchant à la ville : fonctionnement des parcs locatifs sociaux, services urbains, gouvernance métropolitaine, politique de la ville… Nourrie par cette double mise en perspective biographique et relationnelle, l’analyse des logiques d’action bénéficie aussi d’un assouplissement des découpages traditionnels : entre le registre des faits, des pratiques et celui des « représentations » ; entre les différentes sphères de la vie sociale (résidentielle, professionnelle, familiale, éducative, politique…). Que les travaux portent sur des habitants, sur des responsables politiques, sur d’anciens ou nouveaux « métiers de la ville », l’attention se fait plus soutenue que par le passé aux modalités selon lesquelles ces divers acteurs engagent dans leurs pratiques une certaine idée de la ville et font de la ville ce qu’elle est tout en lui donnant sens. Dans cette perspective, écrit Christian Topalov dans sa présentation d’un numéro récent de L’Année sociologique consacré à la sociologie urbaine, « ce sont les acteurs qui font de la ville un objet possible de sociologie en la constituant par leurs pratiques » et la ville peut dès lors être considérée comme « une catégorie de l’action » (Topalov, 2008). Les chercheurs eux-mêmes sont inclus dans ce monde d’acteurs : on voit ainsi se développer une réflexivité proprement sociologique qui n’est plus une simple explicitation du rapport personnel entre le chercheur et son terrain, mais une source d’études empiriques en bonne et due forme sur les conditions sociales de production des catégories savantes.
37L’accent mis sur les processus et sur les acteurs contribue à décloisonner et à recomposer les thématiques classiques de la sociologie urbaine. Ainsi l’analyse des ségrégations socio-spatiales, redevenue à l’ordre du jour dans la mouvance de la « question des banlieues », a fait l’objet d’un élargissement des approches : de la mesure des clivages spatiaux à la saisie des logiques qui orientent les parcours résidentiels ; de l’inventaire des lieux d’habitation à l’analyse des modes de cohabitation ; de la cartographie des domiciles à l’étude de la distribution spatiale des activités et des réseaux relationnels. Les limites deviennent poreuses entre l’étude de la répartition des populations dans l’espace urbain et celle des pratiques, des liens et des mobilités (voir par ex. Authier et al., 2001). De même, les problématiques construites autour de la notion de gouvernance, ou encore des régulations urbaines, conduisent à reconsidérer les différences et les interférences entre producteurs et usagers de la ville, entre actions publiques et actions privées et entre les diverses échelles territoriales concernées (voir par ex. Bourdin, Lefeuvre & Melé, 2006)
38Cette tendance générale au décloisonnement des objets de la sociologie urbaine et à l’affirmation du caractère éminemment transversal de la plupart de ses thématiques explique d’ailleurs en grande partie la relative fluidité des contours de la spécialité et peut-être aussi les limites de son institutionnalisation académique comme sous-discipline qui serait censée fonctionner sur le même principe que la discipline-mère, avec ses laboratoires dédiés, ses revues et ses réseaux propres. Pour une bonne part, le savoir sur les phénomènes urbains s’est renouvelé dans ses marges, à la faveur de multiples croisements avec les recherches sur la famille, l’éducation, le logement, la socialisation, les sociabilités, l’immigration, les relations dites « inter-ethniques », le travail, les politiques publiques... Réciproquement, ces champs spécialisés ont été largement nourris, au cours des dernières décennies, par une meilleure prise en compte de la dimension spatiale, et notamment urbaine, de leurs objets d’étude. Nombre de travaux se situent ainsi dans une interface, parfois explicitement revendiquée, qui contredirait toute tentative de les assigner à une sous-discipline à l’exclusion d’une autre. Pour ne prendre qu’un seul exemple parmi beaucoup d’autres possibles, ce sont bien tout à la fois les sociologies de l’éducation, de la famille et de la ville qui bénéficient de recherches portant sur « l’école dans la ville » et sur les stratégies des familles en matière de scolarisation de leurs enfants (Oberti, 2007 ; Van Zanten, 2009).
39D’une façon plus générale, c’est la manière même d’appréhender la (re)structuration des groupes sociaux qui semble bien de plus en plus faire droit à l’importance de leur inscription dans l’espace urbain. Cette tendance se lit par exemple à travers des thèmes aussi divers que ceux des « beaux quartiers » (Pinçon & Pinçon-Charlot, 1989), des « pavillonnaires » d’hier (Haumont, 1966) ou des « petits-moyens » d’aujourd’hui (Cartier, Coutant, Masclet & Siblot, 2008), des « quartiers d’exil » (Dubet & Lapeyronnie, 1992), des « effets de lieu » (Bourdieu, 1993), du « séparatisme social » (Maurin, 2002), des processus sociaux qui conduiraient à la « ville duale » ou bien à « la ville à trois vitesses » (Donzelot, 2004), ou encore, dans l’hommage rendu par Louis Chauvel au travail pionnier de Catherine Bidou (1984) pour éclairer la compréhension de ce qu’il appelle « le sacre des classes moyennes » (Chauvel, 2006, p. 35).
40Au total, beaucoup de travaux qui intègrent d’une manière ou d’une autre une composante urbaine à leur problématique se situent au carrefour entre les spécialités (et parfois aussi entre les disciplines) plutôt qu’à l’intérieur du pré carré d’une sociologie urbaine stricto sensu. Il en résulte, très logiquement, une grande diversité des supports éditoriaux : revues généralistes, revues centrées sur d’autres spécialités de la sociologie (travail, éducation, immigration…), revues pluridisciplinaires telles que Espaces et sociétés ou les Annales de la recherche urbaine, ou bien relevant d’autres disciplines et en particulier de la géographie, de l’urbanisme, de la science politique, de l’ethnologie. Les frontières entre les disciplines ne sont d’ailleurs pas toujours très opérantes lorsqu’il s’agit de parler de la ville, comme en témoignent, dans les pratiques concrètes de recherche, les convergences, les ajustements mutuels et les collaborations. Les approches proprement sociologiques du mode urbain se nourrissent de ces croisements et de ces circulations, qu’elles contribuent aussi très largement à féconder.