1En 1973, Gilles Deleuze publiait l’article « À quoi reconnaît-on le structuralisme ? » dans lequel il tentait de décrire les éléments constitutifs de cette approche structuraliste alors en vogue à l’époque. Dans un mouvement analogue, je souhaite commencer en répondant à la question suivante : à quoi reconnaît-on la sociologie pragmatique ?
- 1 Compte tenu des développements les plus récents de la sociologie pragmatique en France, il est imp (...)
2Cette discussion théorique autour de la sociologie pragmatique n’est pas tant une présentation académique de diverses thèses, concepts ou méthodes (Barthe, De Blic, Heurtin et al., 2013 ; Nachi, 2006 ; Benatouil, 1999 ; Lemieux, 2018) – dont j’ai traité dans un autre article (Correa, 2021) – qu’un effort pour esquisser les changements apportés à la théorie sociale par ce que j’appelle ici une « attitude » pragmatique (voir Madelrieux, 2023) en sociologie1. Je soutiens que cette attitude, illustrée ci-dessous par trois gestes, permet de dépasser (ou de déplacer) les postulats de ce que Jeffrey Alexander a désigné comme le « nouveau mouvement théorique » (Alexander, 1987).
3Selon Alexander, la sociologie se trouvait, à la fin des années 1980, à un moment crucial de son histoire. Plusieurs auteurs de différentes nationalités – comme Anthony Giddens en Grande-Bretagne, Jürgen Habermas en Allemagne, Randall Collins aux États-Unis et Pierre Bourdieu en France – commençaient alors à élaborer des synthèses des différents courants sociologiques au lieu de maintenir des positions polémiques. Ils cherchaient à intégrer des approches partielles qui soulignaient à la fois le rôle macrosocial des structures et le rôle microsociologique de l’individu ou de l’agence. L’attitude sociologique de l’époque consistait donc à dépasser les oppositions traditionnelles présentes dans les débats sociologiques, telles que celle de l’individu contre la société, du micro contre le macro et de l’agence contre la structure. Les théories de Bourdieu (habitus), Giddens (structuration), Habermas (action communicative) et Collins (interaction rituelle) ont tenté, chacune à leur manière, de proposer une voie vers une nouvelle synthèse. Cet article soutient que l’attitude générale caractéristique du « nouveau mouvement théorique » ne correspond plus aux défis du monde actuel ou à ceux de la sociologie contemporaine. De nouvelles questions sont apparues et, sans prétendre les épuiser dans cet espace, j’exposerai la manière dont la sociologie française depuis les années 1980, en introduisant une nouvelle « attitude » générale à travers trois gestes, a replacé et déplacé le débat sur la théorie sociale sur d’autres bases.
4Toute tentative de définir une perspective théorique au moyen d’éléments, de typologies et d’étiquettes constitue une tâche ardue et éprouvante. Communément, comme c’est le cas pour ce que l’on qualifie de « tournants » (voir Bachmann-Medick, 2016), on cherche à capter ce qu’une nouvelle perspective promet, et l’image ou le concept clé qui incarne ce « nouveau » mouvement. Le tournant linguistique, dans sa version habermassienne par exemple, promet une sortie de la rationalité instrumentale dénoncée par la première génération de l’École de Francfort, tout en véhiculant l’image d’un monde médiatisé de manière intersubjective, catégorisé et en partie consensuel à travers le filtre du langage. Son concept clé notoire est la « raison communicative » (voir Habermas, 1984, 1987). Le tournant affectif (voir Clough, 2007 ; Massumi, 1995) véhicule quant à lui l’image la plus immédiate et la plus directe de la dimension infralinguistique des affects, des émotions et des sensations, et promet une connexion plus vitale et viscérale dans la relation du sujet au monde. Les concepts qu’il met au premier plan de la théorie sociale sont la « puissance d’agir » (Spinoza, 2007) et l’« énergie émotionnelle » (Collins, 2004). Le tournant pragmatique en sociologie peut également être présenté d’une manière similaire. Il promet de s’éloigner des perspectives néo-objectivistes et hypercritiques, telles que celles représentées par la sociologie de Pierre Bourdieu, et renvoie l’image d’un monde pluriel et indéterminé, dans lequel les acteurs sont soumis à une multiplicité de situations et de logiques d’action hétérogènes. Son concept clé est celui d’« épreuve » (Lemieux, 2018), car il permet de faire référence à ces moments d’indétermination qui exigent des acteurs un travail et un effort de définition et de stabilisation provisoire des situations.
- 2 Je considère la sociologie pragmatique comme une constellation intellectuelle composée d’un groupe (...)
5Mais ce n’est pas la voie que cet article entend emprunter pour présenter la sociologie pragmatique. Plutôt que de parler de « tournant », et de l’associer à une promesse, une idée, une image ou un concept clé, je fais le choix ici, dans la lignée de Madelrieux, d’évoquer une « attitude » générale. La sociologie pragmatique, pensée comme attitude, est avant tout une manière de pratiquer l’activité sociologique, un mode de faire (way of doing) de la sociologie. Or, si la sociologie est une attitude, cela signifie qu’elle est moins une doctrine ou un ensemble de méthodes qu’un ensemble de dispositions, une manière d’agir. En concevant la sociologie comme une activité, on peut définir la sociologie pragmatique par les gestes qu’elle exhibe, promeut ou réalise. Dans ce sens plus large, les attitudes et les gestes qui constituent la sociologie pragmatique ne sont pas réductibles à ceux qui s’en réclament explicitement, mais s’inscrivent dans un « esprit général » qui traverse une constellation d’auteurs contemporains et va au-delà du cadre du « nouveau mouvement théorique2 ».
6Le premier geste réalisé par la sociologie pragmatique est le geste métaphysique d’inversion de la sociologie classique durkheimienne. Les sociologues pragmatiques partent d’une idée ou d’une image du social (ou de la société) qui est aussi large, étendue, inclusive et indéterminée que possible. En d’autres termes, le premier geste proposé par la sociologie pragmatique consiste à définir le social selon le principe de « libéralité ontologique » (Garcia, 2016, 2023).
7Ce geste introduit une sorte de nouveau jeu dans la théorie sociale, plus précisément un nouveau jeu autour du concept de social, qui pourrait être défini à travers les questions suivantes : comment pouvons-nous concevoir une idée du social qui n’exclut absolument rien a priori ? Comment rester ouvert aux arrangements les plus hétérogènes et les plus complexes de ce que nous appelons conventionnellement la « société » ou le « social » ? Il s’agirait de mettre en œuvre un pluralisme ontologique en amont à toute lecture du social. Or cela pose un nouveau problème : en ouvrant radicalement le champ des possibles, on ne tient pas compte de la question qui consiste à se demander ce que les acteurs enquêtés jugent pertinent. À la libéralité ontologique du sociologue doit correspondre une attention particulière aux déterminations et définitions que les acteurs eux-mêmes produisent sur eux et sur le monde. Cet écueil est déterminant de la genèse et de l’importance du deuxième geste de la sociologie pragmatique.
- 3 Je suis ici la traduction établie par Bruno Latour dans son ouvrage Face à Gaia du terme anglophon (...)
8On trouve ici un geste épistémologique déléguant aux acteurs ou actants les critères de définition de ce qui est pertinent, juste, réel, vrai, authentique, etc. Au lieu d’une rupture épistémologique avec le sens commun, comme le proclamaient Bourdieu, Passeron et Chamboredon (1973), ce deuxième geste va dans le sens d’une délégation radicale. Ce qui importe ici, c’est de restituer, autant que possible, l’univers exprimé par les définitions produites par les acteurs et la puissance d’agir3 (Latour, 2015) des entités non humaines. Le pluralisme des possibilités du premier geste doit correspondre à une ouverture radicale à l’expérience concrète des personnes, ainsi que des entités non humaines, qui font l’objet de l’enquête et que l’on cherche à connaître.
9Cependant, on doit reconnaître qu’une libération radicale du possible, une délégation complète de ce qui, dans l’action, apparaît effectivement comme « réel » selon l’expérience des acteurs et la puissance d’agir des entités non humaines, n’assure pas automatiquement une bonne théorie sociale. Il est impératif qu’on se concentre sur les situations ou les moments lors desquels l’expérience des acteurs et la puissance d’agir des entités non humaines tendent à s’auto-expliciter.
10D’où la nécessité d’un troisième geste, que j’appelle le geste méthodologique de sélection et de cadrage des situations ou des moments indéterminés susceptibles de toucher les acteurs et entités. On retrouve ici ce que l’on pourrait appeler une heuristique de l’indétermination (Peters, 2017), des moments critiques (Boltanski & Thévenot, 1991), des situations problématiques (Dewey, 1993 [1938]), des controverses (Latour, 2005), des alertes (Chateauraynaud & Torny, 1999), etc. Ce cadre méthodologique se justifie dans la mesure où, en se focalisant sur des moments critiques, des situations indéterminées, ce que les acteurs enquêtés jugent constitutif, fondamental, élémentaire et essentiel tend à être élucidé par eux et, par conséquent, à apparaître clairement au chercheur.
11Commençons par le premier point : en quoi consiste exactement l’inversion de la sociologie classique durkheimienne ? Comme toute œuvre classique, la sociologie d’Émile Durkheim peut être abordée à partir d’une multitude de portes d’entrée et d’approches possibles. Dans cet article, l’accent est mis sur la manière dont le père fondateur de la sociologie française a transféré à l’univers sociologique ce que Kant qualifiait, en philosophie, d’« argument ontologique » (voir Garcia, 2023, p. 103-118). Avant d’aborder l’argument ontologique et la manière dont Durkheim l’a intégré à la sociologie, il est essentiel de souligner que cette analyse vise stratégiquement à clarifier, par contraste, l’inversion radicale opérée par la sociologie pragmatique. En m’appuyant sur les travaux de Bruno Latour, je vais détailler le passage d’une conception du social puissante et déterminante (exprimée par le concept durkheimien de société) à une conception du social plus faible et étroitement liée à l’idée de « laisser être » (exprimée par la notion latourienne d’association).
12L’argument ontologique trouve ses racines dans la philosophie d’Anselme de Cantorbéry, qui l’expose dans son ouvrage Proslogion (1986). Dans cette œuvre, l’érudit médiéval cherche à présenter « un seul argument qui, pour sa preuve, n’exige rien d’autre que lui-même, et qui, à lui seul, suffirait à prouver que Dieu existe vraiment » (p. 229). Son raisonnement repose sur la définition de Dieu comme ens quo maius cogitari non potest, soit un être que l’on ne peut imaginer plus grand. Anselme avance que si Dieu existe, ne serait-ce que sous forme d’idée, et si cette idée affirme qu’il est le plus grand être possible, alors pour être réellement le plus grand, il ne peut pas exister uniquement en tant qu’idée. En effet, un être qui existerait à la fois en tant qu’idée et en tant que réalité serait plus grand qu’un être existant uniquement en tant qu’idée. Ainsi, selon Anselme, si quelque chose est conçu comme étant le plus grand, alors elle doit nécessairement exister non seulement dans l’intellect, en tant que concept, mais aussi dans la réalité extérieure. Par conséquent, selon Anselme, un athée ou un ignorant peut nier l’existence de Dieu, mais ce faisant, il se heurte à une contradiction, car cela va à l’encontre de la prémisse selon laquelle Dieu est l’être le plus grand imaginable.
13Le philosophe moderne René Descartes reprend l’argument d’Anselme, qui exercera plus tard une influence particulière sur Durkheim. Descartes traduit le débat en ses propres termes en définissant Dieu, dans sa cinquième méditation (AT, IX, 52), non pas comme le « plus grand être concevable », mais comme l’« être parfait ». Ainsi, au lieu d’utiliser une définition négative et comparative de Dieu, comme le fait Anselme, Descartes propose une définition positive (perfection) et absolue (suprêmement parfait). En se basant sur l’idée de perfection, Descartes avance la preuve ontologique suivante : « Dieu est l’être parfait ; et si l’existence est une perfection, alors, Dieu existe » (AT, IX, 56). Selon Descartes, si Dieu est un être parfait et si son existence est parfaite, nous pouvons donc conclure que l’existence vaut mieux que la non-existence, que le fait d’être vaut mieux que le fait de ne pas être. Par conséquent, pour ce philosophe, il est logiquement incontestable que Dieu existe nécessairement.
14Si les différentes associations analytiques faites entre la sociologie et la philosophie de Durkheim soulignent souvent comment l’auteur français a « sociologisé » le sujet transcendantal kantien – comme exprimé dans l’introduction et la conclusion des Formes élémentaires de la vie religieuse (1968 [1912]) –, je souhaite attirer l’attention sur la façon dont son œuvre peut être comprise comme une « sociologisation » de l’argument ontologique – mais aussi, par corollaire, comme une « ontologisation » de l’argument sociologique.
15J’ai expliqué comment l’argument ontologique a été développé en philosophie et comment nous pouvons le résumer à partir de la question suivante : comment la pensée peut-elle trouver en elle-même les ressources suffisantes pour arriver à l’idée qu’il y a quelque chose ou un être dont l’existence est assurée ? La réponse à cette question incite à rechercher un être si grand (Saint Anselme) et si parfait (Descartes) que même s’il était possible de le nier par la pensée, il s’imposerait néanmoins. En philosophie, cette entité privilégiée serait Dieu.
16Comment Durkheim transpose-t-il alors l’argument ontologique à la sociologie ? On peut dire qu’une bonne partie des efforts théoriques déployés tout au long de son œuvre visent la recherche d’un être qui existe sûrement, de quelque chose qui s’apparente à une vie sociale inconditionnée. Comme nous le verrons, il ne s’agit plus du Dieu des philosophes classiques, mais de la société elle-même. Comme le soutient le philosophe Giovanni Paoletti (2012, p. 207-244), Durkheim établit au moins cinq preuves de l’existence de la société.
17La première preuve est directement liée à l’axiome largement répandu selon lequel « rien ne vient de rien » (ex nihilo nihil fut) et que, par extension, selon Durkheim, « la vie collective ne naît pas de la vie individuelle, mais c’est au contraire la seconde qui naît de la première » (Durkheim, 1991 [1893], p. 264). Ainsi, il montre comment un individu ne peut s’élever au-dessus de lui-même qu’en présence d’une instance supérieure : « rien ne vient de rien, et l’individu livré à son propre sort ne pourrait s’élever au-dessus de lui-même » (ibid., p. 124). Un corollaire à cette idée est la relation entre la cause et l’effet : l’axiome « rien ne vient de rien », implique, selon Durkheim, que la cause doive nécessairement être plus grande que l’effet. Pour démontrer son raisonnement, il prend pour exemple le pouvoir de l’État (voir Durkheim, [1893] 1991, p. 50-51).
18La fonction de l’État serait de défendre la conscience collective contre toute force antagoniste ou individuelle qui la défie. La supériorité de l’État – et de la société – ne peut émaner d’aucune autre source que « la force inhérente à la conscience collective » (ibid., p. 51). La force supérieure qui caractérise la conscience collective ne provient pas des individus (qui sont plus petits qu’elle), mais de la force commune. Dès lors, Durkheim renverse la logique des individualistes et esquisse une première preuve ontologique de la société : « la vie collective ne naît pas de la vie individuelle, mais c’est au contraire la seconde qui naît de la première » (ibid., p. 263).
19La seconde preuve proposée par Durkheim renvoie à la notion d’autorité. Comme le premier postulat (rien ne vient de rien) introduit la nécessité de l’existence de quelque chose de supérieur aux individus, le second doit conférer une plus grande facticité ou caractère existentiel au mode d’existence de cette réalité supérieure.
20Pour Durkheim, l’autorité est le moyen par lequel le social devient présent dans une dimension extérieure et surtout coercitive. C’est ce qui permet de présumer l’existence d’une force qui pourrait être supérieure aux individus, et qui, même lorsqu’elle est contredite, s’impose à eux. Par exemple, lorsqu’on nous assigne le rôle social de frère, de citoyen ou, pour rappeler la célèbre description de Sartre, de garçon de café, on s’adapte et on s’ajuste, par la force même des choses, à des codes et des règles de comportement préalablement définis et extérieurs à son propre esprit.
21Il existe également, selon Durkheim, une troisième façon d’exprimer l’existence de cet être ou de cette entité suprême. Dans le livre Le suicide (1897), Durkheim cherche à démontrer des résultats concrets en utilisant les méthodes d’analyse de la société qu’il a développées. Dans le premier chapitre du livre II (1897, p. 245-263), il introduit un nouveau procédé pour comprendre et confirmer la société : les statistiques. Il met en corrélation la preuve empirique de l’existence de la société avec les régularités statistiques.
22Durkheim présente également l’argument du sentiment coercitif, très utilisé dans l’introduction des Règles de la méthode sociologique (1999 [1895]), lorsqu’il aborde la religion et la morale. On y trouve le quatrième argument : lorsqu’il évoque la représentation de forces supérieures, et donc impératives pour l’individu, Durkheim affirme que la cause ou l’objet de la représentation « doit exister quelque part en dehors de l’individu ». Quel est cet objet ou cette cause au-delà de la sphère individuelle ? Il s’agit de la société.
23Il existe également un cinquième élément auquel Durkheim se réfère dans son effort pour prouver l’existence de la société. Il concerne la relation entre la société et la sensation de l’existence de la divinité. Si cette sensation peut être le produit de l’imagination des peuples qui croient en des forces divines, tout ce qui est religieux, pour Durkheim, détient un pouvoir réel, une autorité concrète. C’est ce qu’exprime le passage suivant :
D’une manière générale, il n’est pas douteux qu’une société a tout ce qu’il faut pour éveiller dans les esprits, par la seule action qu’elle exerce sur eux, la sensation du divin ; car elle est à ses membres ce qu’un dieu est à ses fidèles. Un dieu, en effet, c’est d’abord un être que l’homme se représente, par certains côtés, comme supérieur à soi-même et dont il croit dépendre, […] Or la société, elle aussi, entretient en nous la sensation d’une perpétuelle dépendance. […] Elle exige que, oublieux de nos intérêts, nous nous fassions ses serviteurs et elle nous astreint à toute sorte de gênes, de privations et de sacrifices sans lesquels la vie sociale serait impossible. C’est ainsi qu’à chaque instant nous sommes obligés de nous soumettre à des règles de conduite et de pensée que nous n’avons ni faites ni voulues, et qui même sont parfois contraires à nos penchants et à nos instincts les plus fondamentaux. (Durkheim, 2003, p. 211).
- 4 J’approfondirai cette idée dans un autre article. Pour l’instant, il convient de dire que, pour Bo (...)
- 5 Il convient de reconnaître que ce processus de dilution d’un concept réifié du social ou de la soc (...)
24Après Durkheim, deux formes différentes d’inversion de cet argument métaphysique ont émergé en sociologie. La première, sur laquelle je ne m’attarderai pas, peut être définie comme une inversion morale, et a été réalisée par Pierre Bourdieu4. Cependant, au-delà de cette inversion morale de la société, dont la toute-puissance divine demeure mais au prix de l’introduction de la ruse d’un mauvais génie, on peut trouver une autre inversion possible, que je considère comme caractéristique du premier geste de la sociologie pragmatique. Cette inversion ne consiste plus à définir, comme chez Durkheim, l’être le plus fort, le plus puissant et le plus suprême, qui s’impose même à ceux qui le nient, mais vise au contraire à définir, dans un véritable mouvement de retournement de ce principe, un sens plus faible, désubstantialisé, et donc aussi malléable que possible du social5.
25Cette idée est déjà présente dans les premières réflexions métaphysiques de Bruno Latour, que l’on retrouve dans la dernière partie de son célèbre ouvrage : Pasteur : guerre et paix des microbes (1984), mais c’est surtout dans l’ouvrage Reassembling the social (2005) qu’il tire les conséquences de sa métaphysique « irréductionniste » pour la théorie sociale, en développant davantage l’idée d’une sociologie des associations. Dans l’introduction de cet ouvrage, il affirme que le social n’est pas une substance ou un « type de matériau » comme le « bois », l’« acier », le « biologique » ou le « linguistique », mais un « type de connexion » (Latour, 2005, p. 23), « un mouvement très particulier de réassociation et de réassemblage » (ibid., p. 25). Dans l’introduction de cet ouvrage, l’auteur souligne que le social ne doit pas être envisagé comme une substance ou un « type de matériau » — à l’image du « bois », de l’« acier », du « biologique » ou du « linguistique » — mais comme un « type de connexion » (Latour, 2005, p. 23), défini par « un mouvement très particulier de réassociation et de réassemblage » (ibid., p. 25). Pour Latour, il ne s’agit plus de penser le social comme un substantif ou un adjectif qualifiant un objet ou une entité, mais de l’appréhender comme un adverbe décrivant des dynamiques relationnelles. C’est dans cette perspective qu’il plaide pour une sociologie « associale » : une sociologie des associations où « le social semble se diluer partout, sans jamais se fixer nulle part en particulier » (ibid., p. 19
26Dans cette approche, Latour remet en question le sens même de « social » ou de « société ». Une sociologie du social, dont il critique les hypothèses, postule l’« existence d’une sorte spécifique de phénomène » diversement appelé « société », « ordre social », « pratique sociale », « dimension sociale » ou « structure sociale » (id.). En somme, cette approche suggère l’existence de phénomènes intrinsèquement sociaux, et en ce sens la société serait, comme nous l’avons vu chez Durkheim, « un domaine spécifique de la réalité » (ibid., p. 20). Latour nous invite à penser selon une autre direction, qui inverse l’hypothèse durkheimienne : « il n’y a rien de spécifique à l’ordre social » et le social « est ce qui est collé par de nombreux autres types de connecteurs » (ibid., p. 22). De ce fait, la sociologie, loin d’être une science cherchant à définir le social ou la société comme chez Durkheim, se voit assigner, avec Latour, une tâche plus modeste : le « suivi des associations » (ibid., p. 23). Or, si tout ce qui est associable est social, alors l’objet de la sociologie peut « signifier n’importe quel type d’agrégat, des liens chimiques aux liens juridiques, des forces atomiques aux personnes morales, des assemblées physiologiques aux assemblées politiques » (id.).
27Selon cette sociologie, ou plutôt cette « associologie », la tâche du sociologue n’est plus d’expliciter, comme chez Durkheim, un ordre aristocratique (et tyranique) ultime capable de hiérarchiser (ou de s’imposer à) tous les autres êtres, mais plutôt d’établir un plan maximalement démocratique capable de placer tous les êtres, en principe, sur un pied d’égalité (voir Bryant, 2011 ; Garcia, 2023). Au lieu d’un aristocratisme durkheimien, fondé sur le pouvoir ultime du social, Latour appelle à une démocratie ontologique fondée sur la plasticité radicale des associations.
- 6 Pour Bruno Latour, le terme « actant » est utilisé à la place d’« acteur » pour capturer une gamme (...)
28Cependant, dans le sillon de ce premier geste, un nouveau problème se fait immédiatement jour. D’une part, nous comprenons qu’en tant que sociologues nous devons a priori stipuler un concept du social aussi indéterminé et indéterminable que possible, en étirant au maximum le principe de libéralité. D’autre part, les acteurs eux-mêmes définissent, redéfinissent, déterminent et transforment à tout moment ce qu’ils jugent pertinent, juste, réel, vrai, authentique, etc. De plus, le monde non humain parle lui aussi constamment par l’intermédiaire des actants6 et de leur puissance d’agir. Par conséquent, la dé-détermination initiale du sociologue doit correspondre à une attention radicale et à un élan descriptif et explicite vers les déterminations, les définitions, les critères et les puissances d’agir produits à tout moment par les acteurs enquêtés eux-mêmes (humains et non-humains).
29Dans leur célèbre ouvrage Le métier de sociologue (1973), Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Jean Claude Passeron, s’inscrivant dans la tradition de Gaston Bachelard et de Durkheim, soutiennent que le « premier obstacle épistémologique » (Bachelard, 1993 [1938], p. 23-54) que toute sociologie doit surmonter si elle s’efforce d’être une science rigoureuse est l’adhésion irréfléchie du sociologue aux idées reçues du sens commun et à leurs explications spontanées. La sociologie doit, selon cette tradition, rompre avec l’objet immédiat de la connaissance et s’imposer, à titre d’impératif premier, une « rupture épistémologique » (id., p. 104) avec le sens commun (doxa), acte qui sert de condition préalable pour que les connaissances produites puissent être élevées à la condition d’une conception scientifique (épistémè) sur le social.
30Bourdieu et ses collègues affirment, dans le traité d’épistémologie scientifique, que pour établir une bonne sociologie, le « fait scientifique » doit être « conquis, construit et constaté » (Bourdieu, Chamboredon & Passeron, 1973, p. 24, 81). Par conséquent, le bon savoir produit par la science doit être soumis à sa conquête contre le sens commun et à sa construction qui, en rompant avec les conceptions spontanées du social, doit se conformer aux principes des vérifications ultérieures. Cela dit, existe-t-il une autre possibilité que celle précisée par ces auteurs ? C’est là que réside l’importance du second geste fondamental selon lequel on peut reconnaître un sociologue pragmatique, le geste de délégation. Il consiste, dans un premier temps, à mettre entre parenthèses tous les critères permettant de définir ce qui est pertinent, juste, réel, vrai, etc. Dans un second temps, il consiste à déléguer cette tâche aux acteurs eux-mêmes.
31C’est Gildas Salmon (2016, p. 41-60) qui a le mieux défini le geste de délégation dans le cadre d’un article où il analyse le « tournant ontologique » en anthropologie. Alors que son analyse se concentre sur le discours anthropologique, le premier exemple de délégation auquel l’auteur fait référence, et ce n’est pas un hasard, est la sociologie pragmatique de Boltanski et Thévenot. Lorsqu’il aborde la procédure de délégation, Salmon écrit :
La première instance qui me vient à l’esprit dans le contexte français est ce qui s’est passé en sociologie autour de Luc Boltanski, avec le remplacement d’une « sociologie critique » par une « sociologie de la critique ». Ce cas illustre parfaitement ce qu’implique la notion de délégation. Lorsqu’une opération devient trop lourde pour que le sociologue ou l’anthropologue puisse continuer à la poursuivre de manière souveraine et exclusive, il la délègue aux acteurs, ce qui donne à l’enquête un tout nouvel élan : au lieu de donner une interprétation critique de leurs pratiques, il s’agit désormais de décrire comment ils critiquent et de formaliser les modèles auxquels ils se réfèrent dans leurs actes de dénonciation. (Salmon, 2016, p. 42)
32Certes, en passant d’une sociologie qui revendique pour elle-même le monopole de la production de la critique sociale à une sociologie qui prend les opérations critiques des acteurs comme objet d’analyse, Boltanski et Thévenot (1991) effectuent ce mouvement de délégation au niveau axiologique. Dans leur ouvrage De la justification, les deux auteurs renoncent à toute définition du monde social fondée sur un principe unique, qu’il s’agisse de la justice (Rawls) ou de la domination (Bourdieu) ; ils délèguent au contraire aux acteurs enquêtés le pouvoir de définir ce qui serait juste ou injuste, ce qui mérite d’être considéré comme « grand », digne de valeur, et ce qui s’atteste par sa petitesse ou sa parcimonie.
33C’est à travers ce postulat que Boltanski et Thévenot proposent une pragmatique des jugements ordinaires, pour tenter de formaliser la pluralité des conceptions de la justice immanentes aux critiques et aux justifications exprimées par les acteurs eux-mêmes dans les moments critiques. Ce mouvement suppose à son tour un effort préalable de la part des sociologues, consistant à mettre entre parenthèses leurs hypothèses normatives, et ainsi à s’ouvrir au sens de la justice de ceux qu’ils souhaitent enquêter. De la justification (1991) introduit une forme de délégation spécifique : une délégation des critères axiologiques aux acteurs dans le cadre de la définition de ce qui est juste.
34Curieusement, alors que Salmon s’intéresse à la délégation ontologique, il n’en répertorie aucune existant au sein même de la sociologie pragmatique. Il ne signale pas non plus, au sein de la sociologie pragmatiste française succédant à Boltanski et Thévenot, les auteurs qui déplacent le geste délégatif vers l’ontologie. Cependant, au sein même de la sociologie pragmatique, notamment celle mise en œuvre par Francis Chateauraynaud, ancien élève de Boltanski, on retrouve ce passage d’une délégation axiologique à une délégation ontologique.
35L’importance d’un livre comme Experts et faussaires, écrit par Chateauraynaud et Bessy (1995), repose précisément sur la conservation du geste délégatif, mais en opérant un passage de l’univers axiologique de la justice à l’univers ontologique de la réalité. Plutôt que de se focaliser sur la réalité elle-même – c’est-à-dire sur la manière dont la sociologie peut définir la réalité au-delà de la définition des acteurs –, Chateauraynaud et Bessy examinent les circonstances ou conditions dans lesquelles les individus considèrent les choses comme réelles. Ce faisant, ils intègrent le concept de délégation dans le domaine de l’ontologie. Ils rompent ainsi avec les approches sociologiques qui, en se détachant épistémologiquement du sens commun, cherchent à établir un plan objectif de la réalité supérieur aux conceptions spontanées des acteurs étudiés.
36Il faut noter que dans la philosophie pragmatiste américaine, notamment dans l’œuvre de William James, on trouve déjà un déplacement de ce geste délégatif vers l’ontologie. Ce n’est pas un hasard si Erving Goffman, dans son célèbre ouvrage Frame Analysis (1974), ouvre l’ontologie au geste délégatif en commentant William James :
Au lieu de se demander ce qu’est la réalité, il [William James] a donné au sujet un tour phénoménologique subversif en mettant en italique la question suivante : dans quelles circonstances pensons-nous que les choses sont réelles ? L’important dans la réalité, selon lui, est l’impression que nous avons de son caractère réel, par opposition au sentiment que nous avons que certaines choses n’ont pas cette qualité. On peut alors se demander dans quelles conditions ce sentiment est produit, et cette question est liée à un petit problème gérable, qui a à voir avec l’appareil photo, et non avec ce que l’appareil photo photographie. (Goffman, 2012, p. 24)
37En se concentrant non pas tant sur ce qui est réel – ou sur la manière dont la sociologie peut définir la réalité au-delà de ce que les acteurs eux-mêmes considèrent comme réel – mais sur les circonstances ou conditions dans lesquelles les personnes croient que les choses sont réelles, James et Goffman ouvrent la possibilité d’inclure le geste délégatif dans le domaine de l’ontologie. Ce faisant, ils rompent avec les sociologies qui, en rupture épistémologique avec le sens commun, prétendent établir un plan de réalité objective supérieur à celui promulgué par les conceptions spontanées des acteurs qu’elles étudient. C’est précisément cette question qui est abordée dans Experts et faussaires : Chateauraynaud et Bessy ont analysé un large éventail de cas, une « casuistique » comprenant « la contrefaçon de marque, la controverse sur les brevets et les droits d’auteur, les scènes d’estime [objets de valeur], les récits de collectionneurs, les controverses historiques ou archéologiques, les plagiats ou les farces littéraires, les controverses autour de la paternité des tableaux ou les situations de dégustation » (Chateauraynaud & Bessy, 1995, p. 17).
38L’idée des auteurs, à travers cet ouvrage, était de mettre en parenthèses leur propre conception de la réalité ou du réel et d’essayer de comprendre les critères utilisés par les acteurs eux-mêmes pour définir leur régime de distribution du vrai et du faux, de l’authentique et de l’inauthentique. Ils analysent ainsi l’économie de la perception mise en œuvre par les personnes lorsqu’elles cherchent à produire non pas un accord juste, comme Boltanski et Thévenot, mais une réalité tangible et sensible, commune et partagée (voir Chateauraynaud, 2004). En soutenant, par un geste délégatif, une prééminence de l’expérience que les acteurs ont de la réalité (quelle qu’elle soit), ils ont cherché à rendre visible la manière dont, dans des situations particulières lors desquelles les choses sont mises à l’épreuve, les acteurs eux-mêmes attestent de la facticité ou tangibilité du monde.
39On pourrait sans doute trouver de nombreux autres exemples chez d’autres auteurs au sein même de la sociologie pragmatique. Je crois cependant que les cas mentionnés suffisent à exprimer le second geste, que l’on peut appeler, par opposition à la rupture épistémologique avec l’expérience doxique du sens commun (telle qu’on la trouve chez Bourdieu), le geste épistémologique de délégation. Grosso modo, il consiste à affirmer que la connaissance de ce qui est juste, réel, pertinent, etc., dans le monde ne peut être préalablement établie par le sociologue, mais seulement démontrée dans l’action par les acteurs eux-mêmes. Il s’agit donc d’un principe par lequel le chercheur effectue une ouverture radicale en direction du champ d’expérience des acteurs, reformulant continuellement tout système conceptuel, aussi élaboré soit-il, à la lumière de l’expérience des acteurs eux-mêmes.
40La sociologie phénoménologique d’Alfred Schutz, plus particulièrement ses écrits sur le monde de la vie, nous a appris qu’il y a toujours eu un monde à notre disposition, qui nous précédait et fonctionnait comme un schéma de références typifiées que nous pouvons mobiliser. Cette forme élémentaire de l’expérience quotidienne, également abordée par Goffman (1992) et Garfinkel (1967), devient visible lorsque nous prenons conscience que la plupart de nos actions sont guidées par une expérience immédiate et intuitive, sans que nous ayons à soumettre constamment ce que nous faisons à un contrôle réflexif.
41Dans le cadre de ce mode pratique d’action, les entités que nous rencontrons dans le monde ont une qualité doxique et sont naturellement et tacitement acceptées et ratifiées par nos perceptions. Garfinkel (1963, p. 210-213) a énuméré certains attributs communs à cette façon d’agir et d’être dans le monde. Il s’agit de : (1) un ensemble d’attentes réciproques concernant le modus operandi des objets matériels et des sujets humains ; (2) l’absence de méfiance envers les situations où nous sommes impliqués dans nos contextes pratiques d’action ; (3) un intérêt vital et relativement stable pour les événements du monde ; (4) l’affinité ontologique entre les attentes subjectives et les conditions objectives ; (5) l’hypothèse selon laquelle les événements qui viennent de se produire peuvent (et doivent) se reproduire à l’avenir ; (6) la facticité et la plausibilité du monde ; (7) le partage d’un système de communication intersubjectif ; enfin, (8) l’interchangeabilité des points de vue et la congruence des objets pertinences. Cet état peut être résumé par un mode d’action dans lequel nous nous rapportons à un monde qui se présente comme familier, c’est-à-dire dans son état apodictique et non problématique.
42Cependant, il faut se demander ce qui se passe lorsque la compréhension et la familiarité habituelles et routinières avec le monde sont rapidement suspendues – et ce au-delà de la marge de tolérance de la « normalité » de ce qui se passe. Que se passe-t-il lorsque, à un certain moment, nous ne nous comprenons plus les uns les autres, nous ne comprenons plus ce qui se passe, nous n’avons plus la bonne compréhension du sens des choses, et que le monde devient incertain, indéterminé, ambigu, confus ? Lorsque l’automatisme habituel du corps ou l’agencement routinier et interobjectif des choses (voir Latour, 1996) ne peut plus s’écouler naturellement, un changement qualitatif se produit dans la nature de la situation et dans la tonalité affective de l’organisme lui-même.
- 7 Dewey affirme que « la réflexion ne se produit que dans des situations qualifiées par leur incerti (...)
43Conformément à Dewey (1993) [1938], une rupture avec le régime pratique de l’action conduit à l’émergence d’un régime de réflexion ou d’enquête7. Comme le souligne Boltanski, il s’agit d’un passage du régime d’action pratique à un régime réflexif dans lequel :
l’attention des participants se déplace de la tâche à accomplir vers la question de savoir comment il convient de caractériser ce qui se passe [...]. Ce que les gens sont en train de faire [...] ne semble plus aller de soi. Et même si [...] l’apparence d’un accord pourrait ne pas être remise en cause, les attentes et les énergies sont détournées de ce qui est à faire pour affronter les urgences de la réalité, et sont orientées vers la question [...] de savoir exactement ce que l’on fait et comment il faudrait agir pour que ce que l’on fait soit fait en toute vérité. (Boltanski, 2009, p. 107).
44C’est précisément par la disparité entre la situation dans son actualisation effective et l’attente quant à ce qui devrait se passer que le régime réflexif émerge. Et c’est par lui que nous arrivons au troisième geste. Ce geste importe dans la mesure où il nous aide à répondre aux questions suivantes : quelles sont les situations, les moments, les circonstances dans lesquelles les acteurs présentent réflexivement « en acte » ce qu’ils jugent pertinent, juste, réel, authentique, etc. ? Quelles sont les occasions ou les moments lors desquels les acteurs rendent explicite et visible au chercheur ce qu’ils considèrent comme constitutif et élémentaire ? C’est ici que réside l’importance du troisième aspect. L’aspect méthodologique de sélection ou de cadrage consiste à tenter de saisir ce que les acteurs expriment de manière réflexive lorsqu’ils sont confrontés à des moments critiques, des situations indéterminées ou des épreuves. Il repose sur l’hypothèse méthodologique selon laquelle, dans de tels moments, les acteurs ont tendance à mettre en évidence – à transformer ou à confirmer – dans leurs discours ou leurs actions les éléments qui sont fondamentaux, constitutifs et pertinents pour eux.
45Comme nous l’avons vu, Boltanski et Thévenot présentent une sociologie des enquêtes des acteurs où ceux-ci font appel, au milieu de disputes, à des principes axiologiques afin de parvenir à un accord juste. Bessy et Chateauraynaud, quant à eux, proposent une sociologie des enquêtes d’acteurs dans laquelle le mode de résolution fait appel au principe de réalité qui régit leur économie de la perception. Ces auteurs ont en commun l’utilisation stratégique d’un cadre méthodologique particulier : ils espèrent qu’en examinant des situations problématiques, indéterminées ou encore des épreuves (non pas pour les sociologues, mais pour les acteurs eux-mêmes), et en analysant leurs enquêtes ultérieures, c’est-à-dire l’effort que les acteurs déploient pour ramener la situation à un nouveau régime routinier et habituel, le sociologue aura accès aux critères fondamentaux qui président leurs actions – qui, dans leur état habituel et routinier, restent invisibles car ils sont naturalisés et tacites.
46Dans De la justification, Boltanski et Thévenot cherchent à saisir les présupposés normatifs des acteurs en s’intéressant non pas aux situations courantes et habituelles, mais à ce qu’ils appellent des « moments critiques », c’est-à-dire des situations de litige dans lesquelles les acteurs eux-mêmes tentent, de manière réflexive et linguistiquement articulée, de converger vers un nouvel accord considéré comme juste. Le pari de ces sociologues français est que les acteurs eux-mêmes, soumis à un impératif de justification, rendent explicites les présupposés normatifs qui demeurent à l’état implicite dans les situations routinières et habituelles. En effet, comme le soulignent Boltanski et Thévenot,
Cette orientation théorique, qui suppose de saisir l’action dans son rapport à l’incertitude, a pour conséquence, au niveau de la méthode d’observation, de focaliser la recherche sur les moments de dispute et de critique qui constituent les scènes principales de ce travail. En effet, le choix d’étudier prioritairement ces moments nous semble particulièrement adapté à l’étude d’une société où la critique occupe une place centrale et constitue le principal instrument dont disposent les acteurs pour expérimenter le rapport entre le particulier et le général, le local et le global. (Boltanski & Thévenot, 1991, p. 31)
47Dans Experts et faussaires, Bessy et Chateauraynaud, comme nous l’avons vu plus haut, déplacent le problème de la dimension axiologique vers celui de la dimension ontologique. Le raisonnement concernant le troisième geste est cependant le même que celui de Boltanski et Thévenot : ils s’intéressent à des situations dans lesquelles l’apparence et la réalité sont indiscernables pour les personnes enquêtées, afin de décrire l’économie de la perception rendue visible par le travail que les acteurs eux-mêmes entreprennent lorsqu’ils tentent de créer une réalité sensible commune. Dans cette logique, ils affirment que « les moments de suspension de l’action, d’échec, de début de dispute sont [...] primordiaux car, en eux, les acteurs eux-mêmes doivent réélaborer leurs prises et surmonter le schisme brutal entre les représentations [symboliques] d’une part et les plis [de la matière] d’autre part » (Bessy & Chateauraynaud, 1995, p. 246). En bref, le monde ne devient un objet de connaissance (pour les acteurs étudiés eux-mêmes et, par voie de conséquence, pour le chercheur qui les étudie) que lorsque quelque chose de problématique y apparaît.
48C’est pourquoi, discuter des moments d’épreuve, c’est-à-dire des moments d’incertitude qui poussent les acteurs à s’efforcer de trouver une définition est, du point de vue du troisième geste de la sociologie pragmatique, essentiel pour que le sociologue ou le chercheur considère la capacité des acteurs à définir ce qui est réel et pertinent pour eux. Cette heuristique des moments critiques se déploie à travers des enquêtes variées au sein de la constellation pragmatique de la sociologie : qu’il s’agisse de l’analyse des controverses (Latour, 2005 ; Lemieux, 2007), de la balistique sociologique (Chateauraynaud, 2011 ; 2022), des arènes publiques (Cefaï, 2016), de la tradition pragmatiste de Dewey, notamment dans son ouvrage Logic: A theory of inquiry (1993) [1938] et de son insistance sur les situations problématiques, ou encore de la pertinence accordée aux affaires (Boltanski & Clavérie, 2007). Tous ces travaux ont en commun une sensibilité à l’heuristique des situations qui introduisent une sorte de trouble pour les acteurs, les contraignant ainsi vers une résolution et, ce faisant, explicitant les fondements de leur action.
49Tout au long de cet article, j’ai soutenu qu’il était possible de reconnaître la sociologie pragmatique sur la base de trois gestes principaux. Ces gestes, plus que de simples applications d’un ensemble de thèses doctrinales ou de règles méthodologiques, expriment une attitude générale. Identifiée à une attitude, la sociologie pragmatique doit être considérée en termes de résultats pratiques ou d’habitudes d’action. Les gestes, en ce sens, sont des vertus épistémiques possibles qui tendent, bien qu’elles ne le garantissent pas, à contribuer au développement d’une bonne sociologie.
50Le premier geste se réfère à la nécessité d’un pluralisme ontologique qui prend en compte la capacité de la sociologie à intégrer des dimensions autres que les dimensions humaines dans les concepts de « société » ou de « social ». Cela inclut le rôle des objets (Conein, Dodier & Thévenot, 1993 ; Latour, 1996), des dispositifs (Foucault, 2001 ; Agamben, 2007 ; Dodier & Barbot, 2016), des artefacts socio-techniques (Akrich, 1987 ; Latour, 1985 ; 1989) et d’autres entités non humaines, telles que les dieux (Clavérie, 2003 ; Piette, 1999), les animaux (Bimbenet, 2011) et même Gaia (Latour, 2015).
51Le second geste, celui de la délégation épistémologique, concerne le dépassement d’une position hypercritique ou excessivement objectiviste du monde social, qui ne prend pas en compte les acteurs, comme le dit Garfinkel dans sa célèbre formulation critiquant Talcott Parsons, en tant qu’ « idiot culturel » (cultural dopes). Il s’agit de prendre au sérieux les acteurs étudiés dans leurs propres termes. Orienté vers une approche compréhensive et internaliste (voir Lemieux, 2018), il s’agit de s’approcher au plus près de l’expérience des acteurs enquêtés.
52Une fois défini l’objectif de prendre les acteurs au sérieux tout en restant au plus près de l’immanence de leur expérience, comment atteindre au mieux cet objectif de manière cohérente suivant les deux postulats précédents ? Le troisième geste – d’ordre méthodologique – consiste à tenter d’observer des situations d’indétermination, des épreuves, des moments critiques, des controverses, etc., pour les acteurs « eux-mêmes ». Le pari est que ces moments ou situations sont particulièrement propices à révéler (pour le sociologue) ce que les acteurs considèrent comme important, pertinent et significatif, etc.
53L’utilisation des trois gestes pour caractériser ce que je comprends comme un mouvement récent de sociologie pragmatique, ou de sociologie pragmatique telle qu’elle s’est développée en France depuis les années 1980, a une valeur heuristique, non seulement par rapport à la dimension explicite et érudite des fondements de cette sociologie, mais surtout par rapport à la proposition d’un nouvel agenda pour la théorie sociale contemporaine. Pour cette raison, il est important de souligner, en particulier, non seulement ce que les gestes susmentionnés mettent en évidence, mais aussi comment ils contribuent à introduire de nouveaux défis et questions pour la théorie sociale. Mais quelles peuvent être ces questions ?
54La première concerne la manière dont il est possible d’élaborer une sociologie contemporaine qui respecte l’introduction progressive de nouvelles entités dans la composition du social (qu’il s’agisse d’animaux, d’objets, d’entités non humaines telles que les dieux, les esprits, etc.). La deuxième concerne la manière dont, tout en respectant cette pluralité radicale initiale, on peut s’ouvrir le plus possible à l’expérience de ceux que l’on cherche à connaître. La troisième, enfin, correspond à la manière dont il est possible d’observer ce qui est fondamental et pertinent pour ceux à qui nous déléguons la capacité de définir le monde, la réalité, la justice, etc.
55Je crois que ces questions contribuent à repositionner les débats traditionnellement associés au « nouveau mouvement théorique » (Alexander, 1987) dans le cadre de la théorie sociale. J’espère donc qu’à travers cet exercice d’exposition de la sociologie pragmatique, en m’appuyant sur trois gestes appartenant à une attitude générale, j’ai pu à la fois soulever de nouvelles questions et encourager la théorie sociale à emprunter de nouvelles voies. De plus, j’espère avoir pu indiquer quelques pistes concernant certaines étapes et conditions nécessaires (bien que non suffisantes) afin que la théorie sociale puisse progresser vers de nouvelles orientations.