- 1 Ce dossier est le fruit du colloque « Émotions, épreuves, morale : une nouvelle cartographie pour (...)
1La prise en compte de l’acteur moral en sociologie a ouvert des pistes pour comprendre les émotions et l’indignation des individus vis-à-vis de certaines formes d’injustices, d’inégalités, de discriminations et de souffrances humaines1 (Melliti, 2020). Cette « configuration morale » touche la société dans son ensemble et marque l’acteur social, redevenu individu, dans tous les registres de sa vie en société. Elle concerne donc le travail – qui est et reste une dimension centrale de nos sociétés – et les rapports que les actifs et les non-actifs entretiennent avec lui, notamment ceux qui font du travail un enjeu dans le cadre des relations professionnelles, au point qu’il est possible de se demander en quoi ces dernières sont également affaire de morale.
2La réponse à ce questionnement est moins évidente qu’il n’y paraît. D’une part, on peut être surpris par cette prise de conscience récente. Sans remonter aux pères fondateurs de la sociologie, pour qui les faits sociaux ont toujours eu « une structure normative et morale » (Pharo, 2006), les sociologues du travail ont le plus souvent considéré que la division sociale du travail comportait également une dimension de cette nature – au sens où les principes de différenciation et d’évaluation qu’elle intègre s’appuient sur des critères de légitimité et de respectabilité. Parallèlement, les sociologues des relations professionnelles et du syndicalisme ont de longue date accordé une place aux valeurs et aux dimensions normatives que les acteurs, individuels comme collectifs, confèrent à leur travail, et qui modèlent leurs rapports respectifs à celui-ci et à l’action collective. Loin d’obéir à des motivations d’ordre strictement rationnel et fonctionnel, leurs actions s’inscrivent toujours dans un cadre de significations – relatif à l’histoire de l’entreprise, du secteur, de la communauté professionnelle, etc., et à l’état des forces qui y prévaut – qui l’oriente subjectivement et l’arrime à « des préoccupations liées à un certain sens de la justice » (de Nanteuil, 2012, p. 297).
3D’autre part, les transformations du travail et des régimes d’emploi semblent avoir bouleversé en profondeur la nature et le contenu de ces enjeux normatifs. De fait, les expériences au/du travail, et les revendications sociales qui lui sont liées, n’empruntent-elles pas, de nos jours, davantage au registre moral ? De même, ne sont-elles pas aujourd’hui l’objet d’une expression sur un mode plus singulier, ne serait-ce que parce que les nouvelles formes de travail confèrent une importance accrue au rapport subjectif à ce dernier ? Et lorsque mobilisations collectives il y a, celles-ci ne donnent-elles pas à voir d’autres modalités d’expression des revendications, plus directes et personnelles, du fait qu’elles ont tendance à échapper au travail de formalisation effectué traditionnellement par les organisations syndicales ?
4Le mouvement des Gilets jaunes, qui a défrayé la chronique politique mais aussi économique et sociale en France en 2018-2019 et, dans une moindre mesure en Belgique, en a été la parfaite illustration. Pour certains, en effet, ce mouvement a démontré l’inadaptation des vieilles grilles d’interprétation sociologiques et des théories générales sur le social, et la nécessité de privilégier une lecture quasi existentielle de ce mouvement, à partir des « épreuves de la vie » de ses protagonistes, de la subjectivité de leur vécu (Rosanvallon, 2021). Au point d’en appeler à de nouveaux modes opératoires privilégiant des analyses capables de reconnaître et de rendre compte des émotions et des sentiments à l’œuvre derrière les expériences sociales, qu’elles soient individuelles ou collectives. Ce renouveau s’effectue néanmoins au prix d’un certain nombre d’arguments litigieux, en particulier la critique émise à l’égard de la capacité des constructions statistiques à lire le social, ou celle de la prétention à prendre en compte des phénomènes auparavant délaissés par les sociologues, et de mettre en avant des catégories soi-disant originales (mépris, reconnaissance, etc.)
5Un survol des travaux menés ces dernières années par les sociologues pour décrypter les mutations du travail et les relations collectives qui le caractérisent montre, au contraire, leur souci et leur effort pour actualiser les grilles de lecture et forger des catégories et des indicateurs capables d’objectiver ce réel en évolution. Ceux de bonheur (Establet & Gollac, 2002), de bien-être au travail, de qualité de l’emploi, de responsabilité sociale versus souffrance au travail (Loriol, 2012), de mépris de classe (Renahy & Sorignet, 2021), bullshit jobs (Graeber, 2018), de discriminations, d’injustices ou encore de précarité existentielle, sans compter la place désormais accordée aux émotions (violence et solidarité, sentiments d’injustice, de colère, d’envie, de haine, de satisfaction, de plaisir) dans l’analyse du travail et des relations qui s’y nouent (Fortino, Jeantet & Tcholakova, 2015) en constituent de multiples exemples. La mise en avant du triptyque « Épreuves, morale, émotions » participe de cette volonté de renouveau et, parfois, de dépassement des schémas d’analyse classiques.
6Pour comprendre comment les conflits axiologiques, normatifs et affectifs ont modifié le fond et la forme des clivages économiques, sociaux, et politiques, il convient de revenir sur les catégories matricielles de ce dossier. Partons de celle d’épreuves, réactualisée par le mouvement des Gilets Jaunes.
7C’est parce qu’elle échappe aux catégorisations canoniques des mouvements sociaux (dans son processus de construction, d’organisation et de représentation, ainsi que du point de vue du profil de ses participants), et qu’elle donne à voir la « vraie vie des Français » (sic) que Pierre Rosanvallon la place au centre de son analyse des Épreuves de la vie (2021). Selon lui, cette notion d’épreuve a un double sens :
Elle renvoie d’abord à l’expérience d’une souffrance, d’une difficulté de l’existence, de la confrontation à un obstacle qui ébranle au plus profond les personnes. Elle correspond aussi à une façon d’appréhender le monde, de le comprendre et de le critiquer sur un mode directement sensible, et de réagir en conséquence. (Rosanvallon, 2021)
8Pierre Rosanvallon distingue trois types d’épreuve : les épreuves de l’individualité et de l’intégrité personnelle (harcèlement, violences sexuelles, exercice sur autrui d’une emprise et d’une manipulation, mise sous pression pouvant conduire au burn out), les épreuves du lien social (mépris, injustice, discrimination) et les épreuves de l’incertitude. Cette dernière catégorie renvoie à des situations qui résultent de l’effritement de la notion de risque pour caractériser les problèmes sociaux et leur mode de traitement assuranciel, à des situations de précarité ou de pauvreté ou encore, au caractère imprévisible de l’avenir et aux nouvelles menaces liées au dérèglement climatique, aux pandémies et aux conflits armés. Dans sa note de lecture de l’ouvrage de Rosanvallon, Clément Carbonnier (2021) montre qu’il est tout à fait possible de développer une approche par les épreuves de la vie sociale sans rejeter forcément les apports des sciences sociales. Parallèlement, alors que cette approche conduit Rosanvallon à minimiser le poids des autres déterminants sociaux, rien n’empêche de relier ces épreuves du mépris à la structuration sociale de la société, et en particulier aux effets de sa structuration en classes. Ainsi, alors que son analyse du mouvement des Gilets jaunes l’amène à mésestimer le critère des catégories socioprofessionnelles comme élément structurant de ce dernier, et à dissocier les ruptures biographiques constatées chez un grand nombre des Gilets jaunes du poids du contexte social et des transformations socio-économiques contemporaines, d’autres chercheur·es ont au contraire montré qu’il a été principalement porté « par les composantes les plus précarisées des classes populaires et initié sur les ronds-points par des individus unis par l’expérience de trajectoires professionnelles heurtées » (Béroud, Giraud, Yon, 2022, p. 263).
- 2 Devenue une catégorie sociologique à part entière, on peut dire, de manière schématique, que la no (...)
9Dans les contributions qui composent le dossier, la notion d’épreuve2 apparaît constamment comme l’expression vécue et ressentie du mépris social. Si l’on considère que le travail est « une machine à identités » (Dujarier, 2021, p. 16) et qu’il cristallise « un ensemble de mécanismes et des rapports sociaux particulièrement propices à la manifestation du sentiment d’injustice » (Dubet, 2006, p. 15), il semble logique que la sociologie du travail se soit emparée de ces processus qui entremêlent les rapports à soi et aux autres dans une logique de reconnaissance ou au contraire de mépris. L’objectif n’est pas ici de revenir sur la généalogie de l’usage de la catégorie d’épreuve au sein de la sociologie du travail. Il est plus modestement de dresser trois constats. Tout d’abord, que cette catégorie de mépris social donne lieu à des recherches récentes, à la confluence de la sociologie du travail, de la sociologie des relations professionnelles et de celle des classes populaires (Challier, 2020 ; Nazareth, 2020 ; Renahy & Sorignet, 2021). Ensuite, que cette confluence prend surtout la forme d’un décloisonnement qui conduit, par exemple, à la reprise conceptualisée d’une catégorie comme celle de mépris de classe. Ainsi, selon Nicolas Renahy et Pierre-Emmanuel Sorignet (2021), le monde du travail constitue un espace particulièrement propice à l’expression du mépris de classe. Cela s’explique, d’une part, en raison de la financiarisation de l’économie, des restructurations qui en découlent et de la technicisation de l’industrie qui ont accru l’écart entre les différents groupes professionnels (ouvrier·ères, employé·es, employeur·ses et actionnaires). D’autre part, parce que ce mépris de classe est également indissociable des formes genrées et racialisées d’assignation professionnelle.
10Enfin, notons qu’une telle approche profite assez largement du renouvellement générationnel des chercheur·es qui portent désormais leur attention sur des populations et des thématiques peu investiguées par le passé, voire carrément ignorées. Cela est d’ailleurs manifeste à la lecture des textes de ce dossier. En mobilisant conjointement les notions de mépris et de dignité, ils participent en effet à la cumulativité des recherches récentes sur le sujet dans le domaine de la sociologie des classes populaires et de la sociologie du travail.
11En 2021, l’Association internationale des sociologues de langue française (AISLF) consacrait son XXe congrès au thème de La société morale, indiquant, si l’on en doutait, que la question morale est bien une question sociologique. Selon l’argumentaire avancé, cette « configuration morale » toucherait la société dans son ensemble, et marquerait l’acteur social étudié en même temps que le·a sociologue conduit·e à devoir « explorer la dimension morale de la vie sociale ». Concerne-t-elle également celles et ceux qui travaillent sur le syndicalisme et les relations professionnelles ?
12Dans leur ouvrage Le nouvel esprit du capitalisme, Luc Boltanski et Ève Chiapello rappellent que les individus ont besoin de raisons morales fortes pour adhérer au capitalisme. Ce rappel peut servir de voie d’entrée pour aborder la manière dont les « divers esprits du capitalisme » et les « économies morales » conduisent à l’émergence et à la circulation d’éthiques de/au travail plurielles, éventuellement distinctes et concurrentes ; bref, pour repenser plus largement la place et le rôle de la morale dans le monde du travail et les luttes sociales qui le concernent.
13C’est à travers le concept d’« économie morale » (Fassin, 2009 ; Thompson, 1971 ; 1991) que plusieurs textes proposés dans ce dossier abordent le sujet. En filigrane, ils posent la question de la portée heuristique de cette catégorie pour rendre compte des relations professionnelles et du syndicalisme aujourd’hui. Selon Imed Melliti (2020), l’intérêt des analyses qui s’y réfèrent est double. Premièrement, elles amènent à repenser les clivages sociaux et politiques, les formes de lutte et de violences (physiques et symboliques) en termes de conflits axiologiques et normatifs. Deuxièmement, elles permettent d’aborder les engagements individuels et collectifs à partir de la diversité des modes de justification dont les individus et collectifs se saisissent et du poids des « blessures morales » (Melliti, 2020) dans les processus de cadrage dans les mouvements sociaux (Benford & Snow, 2000).
14« Les émotions sont de retour » écrivent Jeff Goodwin, James Jasper et Francesca Polleta dans leur ouvrage consacré aux émotions dans les mouvements sociaux (2001). Isabelle Sommier évoque pour sa part, sur le même sujet, un « retour du refoulé » (2020, p. 218). La prise en compte relativement tardive des émotions en sociologie de l’action collective est classiquement expliquée par la prégnance de trois grands facteurs. Un premier facteur est la réaction historique face aux premières études sur les mouvements sociaux (Le Bon, 1895 ; Tarde, 1898) réduisant les mobilisations collectives à des débordements et les considérant comme irrationnelles, dangereuses et imprévisibles, a contrario de l’activité politique considérée comme une réflexion intellectuelle (Siméant & Traïni, 2009). Un deuxième facteur tient au « prestige accordé à une sociologie positive se réclamant de faits univoques et incontestables » et à une « représentation de sens commun selon laquelle les émotions constitueraient des phénomènes intrinsèquement subjectifs, fugaces et insaisissables qui émaneraient de l’intimité insondable des cœurs » (ibid., p. 15-16). Un troisième facteur, plus récent, renvoie au succès, dans l’analyse sociologique de l’action collective, du paradigme de la mobilisation des ressources émanant des théories du choix rationnel (Olson, 1978). En décalage avec les théories qui pathologisent et psychologisent les mobilisations, Olson met en avant le caractère rationnel et calculé de l’action collective à travers le fameux « paradoxe de l’action collective » et le concept d’incitations sélectives mettant les organisations au cœur des mobilisations sociales. D’une discipline à l’autre, l’acteur rationnel – même si cette rationalité est limitée – se retrouve également au centre de la sociologie des organisations emmenée par Crozier et Friedberg (1979), ainsi que de la théorie de la régulation sociale développée par Jean-Daniel Reynaud (1989). La sociologie des relations professionnelles et du syndicalisme ne fait pas exception à ce schéma. En France, par exemple, les études portant sur les relations professionnelles ont longtemps privilégié deux grands axes : « les syndicats, la négociation et la grève » (Favereau, 1996) et « les syndicats, les patrons et l’État » (Reynaud, 1978). Dans les deux cas, les approches développées s’inscrivent dans une perspective rationaliste de la réalité sociale et de la conflictualité sociale. Dans ces analyses, ce sont les institutions et les régulations qui sont particulièrement scrutées par les observateurs, en tant qu’elles caractérisent à elles deux les systèmes de relations professionnelles. Bien qu’il soit dit qu’une « telle position théorique […] n’exclut pas, bien au contraire, que l’action des acteurs soit prise en considération » (en ce qu’elle contribue à façonner les institutions), cette action est le plus souvent réduite à « des jeux de procédure » (Da Costa, Morin, Murray, 1996, p. 13) et analysée à travers la grille de la théorie des jeux (Lallement, 2007, p. 467).
15De fait, cela n’est pas de la sociologie des relations professionnelles que proviendront les premières études qui privilégieront l’approche par les émotions dans les mouvements sociaux mais d’enquêtes consacrées aux mobilisations de femmes et de minorités sexuelles, indiquant en creux les limites de la « rationalisation » des luttes collectives (Lefranc & Sommier, 2009). Les travaux sur les mobilisations « blanches » entre l’été 1996 et le printemps 1998 en Belgique, dans un contexte judiciaire marqué par des affaires de pédophilie, de séquestration et de meurtre, ont également abordé le rôle des entrepreneurs de la morale dans le cadrage des luttes sociales (Frognier, Rihoux & Walgrave, 2020). Ils pointent leur caractère « altruiste » qui ne peut être expliqué par la théorie du choix rationnel Du côté de la sociologie du travail, les premières recherches francophones sur le sujet datent du début des années 2000, en particulier avec le numéro de la revue Travailler, coordonné par Angelo Soares (2003) et consacré aux émotions dans le travail. Trois processus congruents ont participé à cette ouverture : la part prise par les services dans l’économie et le développement du travail relationnel ; la subjectivité des individus dans la mobilisation de la force de travail dans les entreprises ; le tournant empiriste pris par les sciences sociales, plus enclines à s’intéresser à la « conformation émotionnelle du travail » dans une logique clinique ou interactionniste (Jeantet, 2012, p. 237-238). Cet ensemble de conditions explique en partie pourquoi « le travail émotionnel » (Hochschild, 2017) sera initialement étudié dans les métiers du care, les sociologues s’intéressant à la manière dont le travail du care ne peut être effectué sans le souci des autres (Molinier, 2012 ; Paperman, 2013), et ce que deviennent les émotions lorsqu’elles sont prescrites ou proscrites par l’organisation (Lhuillier, 2006).
16Au-delà des recherches focalisées sur les métiers de service et du care, une étude comme celle menée par Sabine Fortino sur les conducteur·rices de train nous intéresse particulièrement en ce qu’elle se situe à l’intersection de la sociologie du travail et de la sociologie des relations professionnelles. Elle nous éclaire en effet sur l’évolution des stratégies et des discours revendicatifs des organisations syndicales françaises en matière de santé au travail et de prise en compte des émotions dans un secteur traditionnellement masculin. Dans la conduite ferroviaire, alors que l’amélioration des conditions concrètes de travail a souvent laissé place aux revendications salariales censées compenser les atteintes à la santé générées par l’organisation du travail, la chercheure note une transformation du discours syndical qui intègre progressivement la dimension émotionnelle dans le cadre de la santé au travail. Dans un autre ordre d’idées, les travaux de Jean Vandewattyne et Rebecca Deruyver sur les grèves dites émotionnelles participent aussi de cette ouverture. Celles-ci ont fait l’objet d’une première reconnaissance au sein de la Société nationale des chemins de fer belges (SNCB), via un accord social conclu en 2013 qui reconnaît des arrêts de travail pour raisons émotionnelles. L’accord en question ne précise pas les motifs qui peuvent conduire à ces grèves. Il est toutefois intervenu à la suite d’arrêts de travail spontanés, consécutifs à des violences exercées à l’encontre de travailleur·ses du rail, principalement des contrôleurs pris à partie par des usagers (Vandewattyne et Deruyver, 2016). D’autres arrêts de travail non préavisés suivront, notamment en réaction à l’annonce de mesures gouvernementales impactant directement les conditions de travail des cheminots. Ils donneront lieu à plusieurs actions en justice visant à définir leur caractère émotionnel ou non, l’enjeu n’étant pas de définir les réactions émotionnelles des travailleurs mais de circonscrire les situations pouvant donner naissance à des arrêts de travail émotionnels.
17Nous l’avons compris : l’émergence de ces nouvelles catégories doit aux transformations du capitalisme et de ses enjeux, en matière de travail et de rapports collectifs, et des mutations qu’elles ont générées en matière de perspectives de recherche. D’où l’interrogation qui préside à ce dossier et vise à savoir si, au-delà de leur vie propre, elles peuvent contribuer à dresser une nouvelle cartographie des relations professionnelles. Deux séries de questionnements interrogent cette possibilité.
18La première concerne la place et le statut accordés à ces dispositions affectives, émotionnelles et morales dans l’analyse des relations professionnelles et du syndicalisme. Doit-on les considérer, au sens wébérien, comme des dispositions qui orientent l’action et les interactions ? Convient-il « simplement » de les décrire ou se hissent-elles au rang de catégories analytiques, prenant place aux côtés des catégories canoniques en usage – voire les remplaçant – dans l’analyse des relations professionnelles ? S’intègrent-elles à des analyses qui s’intéressent à des formes d’emploi et d’activité spécifiques, au sein desquelles la part émotionnelle aurait une certaine importance, comme les activités de service et de relations avec le public ? Ou deviennent-elles des marqueurs dominants des relations de travail contemporaines et de la conflictualité sociale ? Et de quoi sont-elles le signe ? D’un gain, au sens où ces dispositions et leur reconnaissance viendraient enrichir les relations de travail et leurs acteurs et actrices ? D’une perte, au sens où elles traduiraient les difficultés rencontrées par ces dernier·ères à donner un débouché organisationnel et politique à leurs mécontentements ? Voire d’une absence, celle de l’identité de classe des catégories populaires, auxquelles se rattachent par exemple les participant·es au mouvement des Gilets jaunes, qui se réfugieraient dans les « passions tristes » que sont la colère et la violence ? Et comment les acteurs et actrices se saisissent-ils des catégories « d’emploi de qualité » et de « travail décent » promues par les instances internationales, alors que l’économie de plateforme semble partout gagner du terrain, avec son cortège d’emplois précaires et peu rémunérateurs ?
19La deuxième série de questionnements est relative aux répertoires d’action collective des syndicats ainsi qu’aux résistances individuelles et collectives des travailleur·ses non syndiqué·es. Les évolutions décrites ci-dessus se retrouvent-elles dans les paroles, discours et écrits qui orientent les positions, actions et revendications des acteurs des relations professionnelles, qu’ils soient traditionnels (syndicats, patronats, États) ou émergents (collectifs plus ou moins auto-organisés de travailleur·ses indépendant·es ou non) ? Dans un contexte de précarisation et de durcissement de la compétition économique, les salarié·es voient augmenter les contraintes qui pèsent sur eux·elles et s’aggraver la pénibilité du travail et la souffrance psychique (Davezies et al., 2015 ; de Gaulejac, 2011). Or cette souffrance, et plus largement les inégalités au travail, semble de plus en plus appréhendée sous l’angle de l’injustice et de l’offense morale (Dubet, 2006). Lorsqu’elles donnent lieu à des modalités d’action, celles-ci prennent tendanciellement la forme de résistances individuelles et/ou de luttes pour l’accès aux droits et contre les discriminations. Cette dimension morale qui entoure l’expression des mécontentements et des revendications cache-t-elle la difficulté de l’action collective ou devient-elle l’un de ses objets ? Explique-t-elle sa fragmentation ? De fait, quelle place reste-t-il pour les mobilisations collectives alors que les mondes du travail semblent de plus en plus fragmentés ? Et autour de quelles valeurs de solidarité ?
20Ce dossier est composé de six articles qui contribuent au renouvellement de la réflexion sur les catégories à l’œuvre dans le champ des relations professionnelles. Tous sont issus d’enquêtes de terrain menées dans des lieux de travail, auprès de collectifs de travailleur·ses ou d’organisations syndicales en Belgique, en Espagne, en France et en Suisse. Si les frontières entre les textes ne sont pas hermétiques sur le plan des concepts et des références théoriques utilisés, ils se rassemblent schématiquement en deux groupes : le premier réunit les contributions qui insistent plutôt sur la dimension morale du travail et des relations collectives ; le second regroupe des textes qui analysent les résistances individuelles et collectives et le rôle du retournement du stigmate dans les mobilisations des travailleur·ses, et qui mobilisent davantage les notions de mépris et de dignité.
21L’article d’Aris Martinelli et Patrick Ischer analyse les effets des restructurations dans le secteur des transports en Suisse dans les années 1990 et 2000 sur les processus de construction d’une « communauté de métier », les discours et les pratiques des routiers suisses. Les auteurs étudient le rôle de « l’économie morale » dans les mobilisations des chauffeur·ses et des transporteur·es routier·ères contre ces restructurations et dans la consolidation de leur communauté. Ils montrent que les restructurations changent la donne et ont pour effet de rapprocher l’activité des deux associations principales du secteur (l’Association suisse des transports routiers – ASTAG – et Les Routiers Suisses), qui étaient jusque-là traditionnellement complémentaires au sein de la communauté de travail, en vue de constituer une véritable « communauté de métier ».
22Le texte d’Anne Catherine Wagner portant sur les coopératives en France met en avant leur dimension « morale » au sens durkheimien du terme, celles-ci ayant pour vocation principale de servir l’intérêt collectif de leurs sociétaires. Prenant appui sur une enquête menée auprès de plusieurs sociétés coopératives et participatives (Scop) de l’industrie, l’article expose les difficultés que rencontrent les syndicalistes dans ces structures productives où chaque membre est censé occuper simultanément la position de salarié·e, de décideur·se et d’actionnaire. L’auteure cherche à comprendre comment les sources de cohésion morale reconfigurent les relations de travail et comment s’organisent les relations entre « partenaires sociaux » quand la frontière entre les catégories de « patron » et de « salarié » est brouillée par le statut de coopérateur. Elle analyse les dilemmes moraux auxquels font face les syndicalistes sociétaires (« comment protester collectivement contre soi-même ? »), en les reliant à la question de leur groupe d’appartenance.
23À partir d’une enquête ethnographique menée auprès des coursier·ères, de leurs collectifs et de deux grandes organisations syndicales belges dans la région de Bruxelles entre 2019 et 2021, Fabien Brugière et Jean Vandewattyne interrogent l’articulation entre les conditions d’emploi et de travail des coursier·ères et les dynamiques de mobilisation. À travers l’analyse des luttes qui se sont déclenchées en réaction à la rupture du compromis social implicite qui permettait aux coursier·ères d’être salarié·es, ils tracent les processus de cadrage (Benford & Snow, 2000) et de passage du registre des émotions à celui de l’action. Ils montrent comment la notion « d’entreprise de morale » donne l’opportunité d’analyser plus précisément les stratégies d’action des collectifs de livreur·ses situées en marge des organisations syndicales, faute d’un cadre institué de négociation avec les plateformes. À travers la production d’images et l’organisation d’événements marquants dans le but de faire valoir leurs revendications, la campagne de sensibilisation portée par des entrepreneur·ses de mobilisations a permis aux livreur·ses de se rendre visibles sur la scène médiatique. Le concept « d’économie morale », utilisé par les auteurs, vise à éclairer les logiques d’organisation adoptées par ces groupes militants pour mobiliser l’opinion dans un contexte de forte incertitude, et pour articuler les causes matérielles objectives aux attentes normatives subjectives du groupe vis-à-vis de la relation d’emploi.
24Les trois articles suivants ont pour point commun de mettre en avant les catégories de mépris et de dignité. Dans un texte consacré à la garde d’enfants à domicile à Paris par des femmes immigrées originaires d’Afrique subsaharienne, Adrien P. Batiga étudie la place des nounous et leur situation dans la société française. Particulièrement attentif aux discours des nounous, il constate que la dimension morale de leur expérience apparaît clairement dans leur utilisation d’expressions comme ceux de « travail noble » (le fait de garder des enfants) et de « travail ingrat » (manque de reconnaissance de leur travail). S’appuyant sur une enquête qualitative basée sur des entretiens et des observations, il montre que le discours moral sur soi qui résulte de ce décalage l’emporte sur la relation contractuelle entre les parents et les nounous. Ce dernier exprime une souffrance morale corrélée à un sentiment d’injustice (la tension entre la valeur qui leur est accordée par les enfants et les parents et la rémunération du travail de garde d’enfants) et de discrimination ethno-raciale doublée d’une sorte de mépris social. En complément de son enquête, il a mené des observations participantes dans le cadre de permanences syndicales destinées aux nounous. Cela lui a permis de mieux comprendre les difficultés rencontrées par ces dernières et les procédures juridiques, pratiques syndicales et services mis en place par les syndicats.
25L’article de Clara Lucas consacré à la lutte des Gilets jaunes en France nous éclaire sur la place des émotions dans la genèse, les composantes et les effets des mobilisations. À travers l’étude des sentiments moraux, cet article s’intéresse à la subjectivation des logiques symboliques de reconnaissance (ou d’honneur, d’estime de soi, de dignité, d’amour-propre) dans les corps des Gilets jaune. Mobilisant le concept de « travail émotionnel » (Hochshild, 2017), l’auteure analyse la manière dont ce travail s’opère dans et par le mouvement, en dehors des cadres institués de l’action collective, notamment des syndicats, et la façon dont celui-ci remodèle une vision de soi au sein de la société. Sur les sites de la mobilisation, par le biais de la sympathie, se forment des solidarités d’où émerge une reconnaissance collective permettant de recouvrir une forme d’amour de soi. L’analyse de l’auteure ne se réduit pas à celle du mépris de classe adressé aux Gilets jaunes. Elle montre également comment, par une inversion de la théorie du ruissellement, les dominant·es peuvent être moralement disqualifié·es et méprisé·es par les Gilets jaunes au motif qu’ils ne produisent aucune richesse et accaparent celle des autres. D’où une analyse relationnelle de la notion de mépris de classe (Mauger, 2021).
26Le texte d’Estelle Fisson, en dernier lieu, s’intéresse à la façon dont les personnes qui s’identifient comme lesbiennes (ou qui ont des pratiques sexuelles ou expressions de genre identifiées comme telles) vivent le stigmate associé (Goffman, 1986) au sein de la Confédération Générale du Travail en France et de la Confédération syndicale des Commissions ouvrières (CC.OO.) en Espagne à l’époque actuelle. Pour être acceptées dans le syndicat et déjouer les stéréotypes, elles mettent régulièrement en avant leur « irréprochabilité », qu’il s’agisse de l’éthique de travail et du syndicalisme, de la morale sexuelle ou de l’importance du mariage dans leur vie. L’auteure montre que ces stratégies s’observent avant tout dans le contexte espagnol, bien que l’homosexualité y soit mieux acceptée, et que ces enquêtées tendent à minimiser ou nier les souffrances qu’elles vivent en tant que personnes minorisées. Elle note que les lesbiennes militant dans des organisations de défense de la cause LGBTQIA+ en dehors du syndicat sont les plus visibles. Elles sont transformées par leur militantisme associatif qu’elles essaient de transformer à leur tour en mettant à l’agenda syndical des sujets débattus dans les forums associatifs. Cet article permet ainsi de comprendre comment les liens se construisent entre les associations et les organisations syndicales par le biais du travail des lesbiennes militant dans des organisations de défense de la cause homo, bi ou trans en dehors du syndicat.
27Ces six articles concourent à montrer que l’expérience au/du travail et les revendications sociales qui lui sont liées empruntent aujourd’hui davantage au registre moral et prennent en compte des enjeux normatifs, axiologiques et affectifs. Alors que la corrélation entre les nouvelles formes d’emploi et de travail et l’individualisation des travailleur·ses est souvent très rapidement établie, ils attestent également que le rapport subjectif au travail et l’isolement au travail ne signifient pas forcément une disparition de l’action collective ni une remise en cause totale des organisations syndicales, mais donnent lieu à des résistances collectives qui peuvent avoir lieu au sein et en marge des syndicats.
28Plus largement, ces articles, loin de clore les débats, invitent à poursuivre les observations et les questionnements en prenant en compte la diversité des contextes sociaux sur le plan culturel et politique. Alors que les contributions présentées dans ce dossier portent sur des cas d’étude culturellement et historiquement proches, de récentes recherches montrent que les concepts d’épreuve, de morale et d’émotion sont mobilisables sur d’autres terrains d’enquête, notamment au Brésil (Soares, 2000), au Maghreb (Bono, Hibou, Meddeb & Tozy, 2015 ; Le Pape & Melliti 2018) et en Turquie (Özatalay, 2015). Ces catégories sont des constructions historiques, ancrées dans des réalités particulières. Comme le souligne Nathalie Burnay, en s’appuyant sur Nobert Elias (2003), cette perspective à l’avantage de ne pas enfermer le propos « dans une approche uniquement individualiste », mais bien de le « situer au cœur des structures et du système social » (2022, p. 8). En ce sens, le dossier présenté ici n’est jamais qu’une incursion au niveau des relations professionnelles et du syndicalisme.