1Les Structures fondamentales des sociétés humaines, l’ouvrage sans doute le plus risqué scientifiquement que j’ai eu à écrire, est composé de trois grandes parties. La première est épistémologique, la deuxième propose une solution de raccordement des sciences humaines et sociales et des sciences du vivant, et la troisième développe, dans une série de chapitres, les grands faits anthropologiques, les lignes de force et les lois générales qui ont été formulés à la fin de la deuxième partie.
- 1 Je ne cite ici que ces trois grandes disciplines, mais on pourrait, bien évidemment, allonger la l (...)
2La première partie développe la critique d’une épistémologie implicitement ou explicitement régnante dans les trois grandes sciences humaines et sociales contemporaines (anthropologie, histoire et sociologie1), à savoir une épistémologie qu’on pourrait qualifier de « constructiviste » ou de « nominaliste ». Celle-ci ne croit pas en la possibilité de dégager des lois ou des principes généraux de fonctionnement du monde social, et conduit à penser qu’il n’existe pas de cumulativité scientifique dans les sciences humaines et sociales, et donc pas de progrès ou d’avancées possibles. C’est l’épistémologie formulée par Max Weber, qui écrivait qu’« il y a des sciences auxquelles il a été donné de rester éternellement jeunes » et que « c’est le cas de toutes les disciplines historiques, de toutes celles à qui le flux éternellement mouvant de la civilisation procure sans cesse de nouveaux problèmes » (Weber, 1992 [1922], p. 191). Et c’est cette même conception qui a été développée par Jean-Claude Passeron au début des années 1990 (Passeron, 2001 [1991]).
3Cela conduit à affirmer que les sciences humaines et sociales relèvent d’un « régime de scientificité » distinct de celui des sciences qualifiées d’« expérimentales », mais j’y vois personnellement un abandon de toute ambition scientifique. Depuis que je lis des sciences humaines et sociales, j’ai forgé l’intime conviction qu’il y a, chez des auteurs, dans des disciplines et des traditions très différentes, des acquis fondamentaux mais qui sont laissés en jachère. Ne pas valoriser ces acquis constitués au cours des cent cinquante dernières années par un travail collectif est un véritable gâchis qui nous conduit à faire du sur-place. Les arguments évoqués pour faire du domaine des sciences humaines et sociales une exception épistémologique parmi l’ensemble des sciences sont tous critiquables. À commencer par le caractère « expérimental » supposé des sciences physiques ou naturelles : ni l’astronomie, ni la climatologie, ni la biologie évolutive et bien d’autres sciences encore, ne sont le plus souvent en mesure de mettre en place des situations expérimentales. De même, arguer du caractère historique, en perpétuel changement, des sociétés humaines pour révoquer en doute toute possibilité de formulation de lois générales peine à convaincre lorsqu’on a connaissance de la transformation des objets de la physique ou de la biologie : les planètes ou les galaxies naissent et meurent, l’univers est en expansion ; les espèces naissent et meurent et le vivant n’a cessé de se transformer (la position darwinienne est même, pour cette raison, qualifiée de « transformiste », et opposée au « fixisme »). L’évolution de l’univers physique et l’évolution des espèces n’ont pas empêché les savants de formuler des lois (loi de la gravité, lois de l’évolution des espèces). Enfin, les chercheurs en sciences humaines et sociales pensent, à tort, que leurs objets sont à la fois beaucoup plus complexes et singuliers que les objets des sciences physiques et naturelles. C’est mal connaître l’infinie complexité de la matière, de l’univers ou du vivant que de penser que les physiciens ou les biologistes ne sont parvenus à énoncer des lois que parce que leurs objets étaient plus « simples » que les nôtres. Quant au caractère « singulier » de nos objets, là encore c’est par ignorance des réalités physiques et biologiques que l’on présuppose que nous avons à affronter un problème spécifique : aucune planète n’est identique à une autre ; chaque espèce à des particularités qui la distinguent des autres. C’est parce que les physiciens et les biologistes sont parvenus à simplifier des réalités complexes, entremêlées, et à voir le général dans le particulier ou le singulier, qu’ils ont réussi à formuler des principes ou des lois, et non parce que le réel auquel ils s’attaquent serait moins complexe et moins singulier.
4Non seulement les sciences humaines et sociales connaissent, comme toutes les autres sciences, une forte division du travail (entre disciplines, et à l’intérieur de chacune d’entre elles), et une hyperspécialisation, qui empêchent de voir les invariants sociaux et culturels ou les mécanismes généraux qui traversent l’espace et le temps, mais elles n’ont pas su unifier leurs travaux dispersés par la construction de paradigmes scientifiques (ou de théories-cadres), comme l’ont fait les autres sciences (la physique avec Newton puis Einstein et les théoriciens de la physique quantique, la chimie avec Mendeleïev ou la biologie avec Darwin).
5L’une des grandes manifestations de ces lois qui structurent le monde social est l’existence de convergences culturelles. Si l’on peut parler de convergence culturelle dans le cas de l’apparition de la hache, de la lance ou de la poterie, de l’écriture, de l’État ou de l’agriculture, par exemple, c’est parce que des sociétés différentes les ont « inventés », de façon indépendante, pour répondre aux mêmes nécessités. Face aux mêmes problèmes, les sociétés humaines trouvent des solutions semblables, les mêmes causes produisant les mêmes effets. Ces convergences sont le signe que les sociétés ne se « transforment » pas de manière aléatoire et m’ont conduit à formuler la première grande loi générale concernant les sociétés humaines, qui est en quelque sorte une méta-loi, ou la « loi des lois », puisqu’elle est celle qui manifeste le plus clairement l’existence de lois de fonctionnement des sociétés : la méta-loi de la convergence (Lahire, 2023, p. 210-246).
6Dernière remarque concernant les lois – et c’est un point très important de mon argumentation – contrairement à ce que l’on pense, la notion de loi se combine très bien avec celle d’exceptions ou de contre-exemples. Il existe ainsi une loi de la conservation-reproduction sociale qui fait que le capital économique va au capital économique ou que le capital culturel va au capital culturel, d’une génération à l’autre. Or, on constate toujours des exceptions ou des contre-exemples dans les deux sens, à savoir des trajectoires d’ascension (d’enrichissement économique et/ou culturel) et des trajectoires de déclassement ou de déclin (d’appauvrissement économique et/ou culturel), qui ne remettent pas en cause la loi générale mais qui s’expliquent par le fait que la loi de la conservation-reproduction sociale peut être contrecarrée par d’autres lois ou d’autres forces contraires. Par exemple, en matière de capital culturel, la loi du décalage ou de l’écart entre le « transmetteur » du capital et le « récepteur » est à l’origine de nombre de « brouillages » de la transmission. Ce que l’on observe dans le monde social, ce n’est pas la manifestation pure des lois, mais les effets de la combinaison de multiples lois qui dépendent en partie de l’action volontaire (politique, culturelle, éducative, etc.) des acteurs sociaux. Dire qu’une loi sociologique est fausse en lui opposant des contre-exemples, ce serait dire que la loi de la chute des corps, qui prédit que les objets tombent tous à la même vitesse quelle que soit leur masse, est fausse parce que l’on a pu constater que les billes de plomb tombent plus vite que les plumes d’oiseaux ou les feuilles d’arbre. En fait, dans la nature, la gravité n’est pas la seule loi à fonctionner, mais il existe aussi, entre autres choses, les forces de frottement dans l’air.
7La deuxième partie de l’ouvrage vise à raccorder les sciences de la nature – et tout particulièrement la biologie évolutive, l’éthologie et la paléoanthropologie – et les sciences humaines et sociales – anthropologie, histoire, sociologie, etc. –, considérées par beaucoup comme radicalement incompatibles. Les chercheurs en sciences humaines et sociales tiennent la biologie (mais laquelle ? la biologie moléculaire ? la génétique ? la théorie de la sélection naturelle ?) pour un ennemi dangereux qu’il faut absolument tenir à distance. Pourtant, un minimum de réalisme épistémologique devrait conduire les chercheurs à penser qu’il est nécessaire que les connaissances produites par les unes et par les autres ne soient pas contradictoires entre elles.
8Plusieurs raisons poussent au rapprochement entre ces deux domaines de connaissance. Tout d’abord, les éthologues, qui sont biologistes de formation, étudient dans les faits des structures sociales et des comportements sociaux d’espèces animales non humaines. Car, contrairement à ce que pensent spontanément la plupart des chercheurs en sciences humaines et sociales, la vie sociale ne commence pas avec notre espèce (Homo sapiens), ni même avec notre genre (Homo) et est apparue au cours de l’évolution dans des taxons très différents : autant chez les insectes que chez les oiseaux, chez les crustacés ou les reptiles que chez les mammifères. Il faut donc avoir bien peu de curiosité pour ne pas s’intéresser aux formidables découvertes de ces sociologues des espèces non humaines que sont les éthologues : découvertes en matière d’évitement de l’inceste, de hiérarchies, de leadership, de rapports de dominance, d’altruisme, d’entraide ou de coopération, de socialisation des petits, et plus généralement de transmission culturelle entre les générations, de soins parentaux, de rapports entre mâles et femelles, de division du travail, et notamment de division sexuée du travail, de conflits inter-groupes au sein d’une même espèce (avec des logiques d’opposition « eux »/« nous », des phénomènes d’ethnocentrisme, de xénophobie, etc., qui se retrouvent dans les batailles de clocher, les guerres entre quartiers, les conflits entre ethnies, religions ou nations), d’alliances pour prendre ou maintenir le pouvoir dans un groupe, de réconciliations après disputes, etc. Malheureusement, nous devons notre absence de curiosité actuelle aux sociologues du passé qui ont fait fausse route lorsque la discipline s’est créée, à la fin du xixe siècle, en voulant à tout prix rompre les liens avec une série d’autres disciplines, dont la biologie. Il y a eu ce qu’on pourrait appeler « le moment Alfred Espinas », avec son livre intitulé Des sociétés animales, publié en 1877. Espinas, qui a collaboré un temps à L’Année sociologique, proposait de ne pas restreindre la socialité au social humain (Espinas, 1877). S’appuyant sur les travaux zoologiques de son temps, il dressait un tableau du règne animal comme règne où la solution de survie par l’organisation collective a été maintes fois sélectionnée au cours de l’évolution. Ceux que l’on place généralement du côté de la « nature » (les animaux non humains) sont pourtant pour une grande partie d’entre eux tout aussi sociaux que nous. Si nous avions su écouter Espinas, nous n’en serions pas à ignorer le caractère trans-espèces et évolutif de la vie sociale, en rendant impossible une compréhension en profondeur des sociétés humaines. En tant que niveau particulier de la réalité du vivant – distinct du psychologique, du biologique, du chimique et du physique –, le social existe ailleurs que chez l’humain, dans des espèces qui sont autrement moins culturelles que la nôtre. C’est pour cette raison qu’il faut clairement distinguer le social du culturel.
- 2 Il faut noter que la cumulativité culturelle suppose aussi une certaine longévité de l’espèce pour (...)
9Ensuite, la culture (les savoirs et savoir-faire qui se transmettent, de même que la production et l’usage d’artefacts) n’est pas une spécificité humaine. La biologie évolutive et l’éthologie s’intéressent depuis plusieurs décennies à l’apparition des capacités culturelles, car celles-ci prennent sens dans une longue histoire évolutive et ont donc une origine biologique (Hublin, 2017). Considérée d’un point de vue évolutionniste, la culture est une stratégie évolutive particulièrement efficace, une façon inédite de s’adapter plus souplement et plus rapidement à l’environnement et à ses changements que les adaptations génétiques par sélection naturelle, qui procèdent par sélection progressive, sur le temps long, des membres de l’espèce possédant les caractéristiques les plus favorables à l’adaptation. La particularité de l’espèce humaine, et c’est ce qui explique son caractère profondément historique, c’est la capacité à accumuler de la culture et à la transformer génération après génération. Chaque génération part d’un état historique donné des savoirs, des savoir-faire et des artefacts et produit sur cette base – par combinaison et synthèse notamment – de nouveaux savoirs, de nouveaux artefacts pour faire face à de nouveaux défis adaptatifs, et ainsi de suite2. C’est pour cela qu’il est important de distinguer le « social » du « culturel », car de nombreuses espèces animales sont sociales sans être aussi culturelles – et, par conséquent, historiques – que nous.
10Autre raison encore de s’intéresser aux sciences de la nature : les biologistes explorent depuis plusieurs décennies la piste des effets en retour de la culture sur la sélection naturelle. Une partie des travaux de la biologie évolutive mettent en évidence une coévolution gène-culture (Laland et al., 2010 ; Heyer, 2015). Darwin pensait fondamentalement les transformations du vivant comme une adaptation des organismes à leurs milieux de vie, et des chercheurs ont fait apparaître l’aspect dialectique de cette relation organisme-environnement ou organisme-milieu, soulignant l’effet des organismes sur le milieu, qui est en partie construit par l’action des organismes. La théorie dite de la « construction de niche » (Odling-Smee et al., 2003) – centrale pour comprendre l’évolution « récente » de l’humanité (dérèglement climatique et réduction de la biodiversité notamment) – montre qu’en créant en grande partie l’environnement dans lequel ils vivent, les humains exercent, par leur activité propre, des pressions sélectives en retour sur leurs modes de vie et leur biologie. L’espèce humaine n’est pas la seule à fabriquer en partie son environnement (e.g. la construction de barrage chez les castors ou la construction de nids ou de terriers chez nombre d’oiseaux et de mammifères), mais la seule à modifier aussi fortement son milieu de vie (physiquement, chimiquement et même biologiquement) par l’accumulation-sophistication d’artefacts de plus en plus puissants.
- 3 Cf. infra « L’altricialité secondaire ».
11Enfin, et c’est le point central de la démarche scientifique déployée dans l’ouvrage, la prise en compte des grandes propriétés biologiques de l’espèce (bipédie, symétrie bilatérale, altricialité secondaire, plasticité cérébrale, relativement grande longévité, poursuite de la vie après la ménopause, partition des sexes, reproduction sexuée, absence de période de rut, viviparité, uniparité, gestation féminine et longue, allaitement féminin, etc.) permet de mettre au jour des caractéristiques centrales de la structuration des sociétés humaines. Plutôt qu’une explication biologique des faits sociaux par les gènes (déterminisme génétique développé notamment par la génétique du comportement) ou par des traits psychologiques universels dont on imagine – mais avec très peu de preuves empiriques – qu’ils ont pu être sélectionnés au cours de l’évolution du genre Homo (e.g. psychologie évolutionniste), je cherche à mettre en évidence les conséquences, les implications d’emblée sociales ou les corrélats sociaux de propriétés biologiques de l’espèce (par exemple, les conséquences sociales de l’altricialité secondaire en matière de rapports de domination3). En procédant de cette manière, on ne déroge pas à la règle durkheimienne d’« expliquer le social par le social », mais on évite ainsi de nier la réalité des contraintes que notre biologie fait peser sur nos structures sociales, comme a trop tendance à le faire un certain constructivisme culturel. Chassée par la biologie, la théologie refait son apparition dans les sciences humaines et sociales sous la forme inédite d’une libre création culturelle de l’Homme par l’Homme.
12Ce « raccordement » ou cette « articulation » des sciences de la nature et des sciences humaines et sociales a pour objectif de mettre au jour des éléments fondamentaux concernant les structures et le fonctionnement des sociétés humaines – ce que j’appelle des grands faits anthropologiques, des lignes de force et des lois générales –, éléments que nous ne pouvons voir tant que nous avons les yeux rivés sur des sociétés particulières, à des époques particulières. Les sociologues sont enfermés dans le présent des sociétés capitalistes modernes, comme l’avait déjà noté Elias, et même dans l’étude spécialisée de secteurs particuliers de ces sociétés ; les historiens sont cantonnés à des périodes déterminées de sociétés déterminées ; et les anthropologues se sont historiquement concentrés sur les sociétés dites « primitives », ce qui ne leur permet guère de dégager certains grands invariants sociaux et culturels qui n’apparaissent qu’à l’issue de comparaisons inter-sociétés humaines, comme le proposait l’anthropologue Alain Testart (Testart, 2009 ; 2021) et, surtout, de comparaisons inter-espèces (ou, plus précisément, entre sociétés animales humaines et sociétés animales non humaines), qui seules permettent de distinguer l’ensemble des sociétés humaines.
13Enfin, la troisième partie du livre développe et illustre, en s’appuyant sur de nombreux travaux de sciences humaines et sociales, passés ou récents :
141) quelques grands faits anthropologiques universels (qui sont en partie des faits biologiques et en partie des faits sociaux : l’« altricialité secondaire » en tant que développement extra-utérin particulièrement long des enfants humains, la partition sexuée, la relativement grande longévité de l’espèce, ou encore la socialité et l’historicité de tous les groupes humains) ;
152) une série (non exhaustive) de lignes de force présentes dans toutes les sociétés humaines, mais souvent entremêlées dans les sociétés les moins différenciées, et qui sont soumises à des variations culturelles permanentes (lignes de force des modes de production, des rapports de parenté, et notamment des rapports parents-enfants, des rapports hommes-femmes, des modes de socialisation/transmission culturelle, de la production d’artefacts, de l’expressivité symbolique, des rites et institutions, des rapports de domination, du magico-religieux et de la différenciation sociale des fonctions) ;
163) quelques lois générales formulées dans la deuxième partie, une partie d’entre elles étant dynamiques et concernant des processus ou des tendances (parmi les dix-sept lois formulées, liste provisoire et révisable, je mentionnerai la loi de la conservation-reproduction-extension, la loi de différenciation tendancielle, la loi d’accroissement démographique tendanciel, la loi de la succession hiérarchisée ou de la prévalence de l’antérieur sur le postérieur, la loi du rapport eux/nous et de la préférence donnée au « nous », la loi de l’objectivation cumulée et la loi de la lutte entre groupes ou individus).
17Prenons l’exemple de quelques conséquences sociales d’un grand fait anthropologique-biologique majeure, l’« altricialité secondaire », qui désigne cette naissance « prématurée » du petit humain et se traduit par une très longue période de développement physiologique et culturel extra-utérin. Le concept a été formulé par le zoologiste suisse Adolf Portmann, qui comparait systématiquement le développement ontogénétique de différentes espèces (Portmann, 1990 [1956]). Ce développement très lent de l’enfant humain, qui entraîne une dépendance particulièrement forte et longue chez l’enfant vis-à-vis de ses parents, ou plus généralement des adultes, est souvent mentionné dans les cours universitaires sur la socialisation pour souligner le caractère profondément social du petit humain, qui se socialise tout en poursuivant son développement à l’extérieur du ventre de sa mère. Mais il est bien vite oublié et on n’en tire la plupart du temps aucune conséquence quant au fonctionnement du monde social.
- 4 On remarque par ailleurs que c’est le même problème – grosse tête du bébé et étroitesse du bassin (...)
18Pour bien prendre la mesure de ce fait, il faut tout d’abord préciser que les humains ne sont pas les seuls à être altriciels. Il y a de nombreuses espèces d’oiseaux et de mammifères dans lesquelles les petits ne sont pas très précoces. Mais le phénomène est accentué dans notre espèce. Cela est lié tout d’abord à notre gros cerveau, lui-même lié à notre caractère hyper-culturel, et à l’impossibilité de naître dans un état plus avancé de notre développement pour que l’accouchement ne soit pas rendu impossible ; la taille du bassin des femmes étant restreinte du fait de la bipédie4. Mais l’altricialité humaine est aussi accentuée pour des raisons culturelles : si l’enfant humain est dominé par le fait d’être « petit » face à des « grands », « vulnérable » face à des adultes « puissants », longtemps « dépendant » pour des choses élémentaires de la vie face à des adultes « autonomes », il naît aussi dépourvu de tout savoir face à des adultes qui, dans des sociétés aussi culturelles que les sociétés humaines, sont porteurs de très nombreux éléments culturels indispensables à la vie dans un état de société donné. D’une certaine façon, l’altricialité est presque permanente dans les sociétés humaines, car nous dépendons en permanence d’experts qui en savent plus que nous dans tel ou tel domaine. La dépendance-domination a aussi une forte dimension culturelle dans notre espèce.
19Quelles sont les conséquences sociales multiples et en cascade de cette altricialité quasi-permanente ? La conséquence centrale, tellement évidente qu’elle échappe la plupart du temps à la prise de conscience sociologique ou anthropologique, c’est le fait que l’expérience universelle, précoce, systématique et durable que nous faisons en tant qu’humains, c’est l’expérience de la dépendance et de la domination. Le rapport parent-enfant est, quel que soit le degré de bienveillance des parents, un rapport de domination. Et cela constitue une matrice pour comprendre pourquoi la domination, sous des formes extrêmement variées, est omniprésente dans toutes les sociétés humaines documentées par les sciences humaines et sociales. On comprend notamment que cette domination parents-enfants est à la base des rapports de domination des vieux sur les jeunes, des aînés sur les cadets, des expérimentés sur les inexpérimentés, etc., et même au fondement des rapports symboliques de domination politique ou magico-religieuse qui mettent en lien, par exemple, l’esprit des ancêtres, les divinités ou les chefs et les membres du groupe. Ce n’est pas un hasard si les chefs, dans les sociétés à « chefs faibles », à chefferie ou à État, se présentent souvent comme des protecteurs du groupe, des garants de la paix, de la prospérité, etc. Le modèle implicite de base est parental : la mère patrie, le petit père des peuples, le patron paternaliste, etc.
20Mais le lecteur de travaux de sciences humaines et sociales, habitué par le constructivisme culturel ordinaire à penser que tout n’est qu’affaire de construction-déconstruction culturelle, se demandera sans doute si le fait de repérer des constantes ou des invariants dans l’organisation des sociétés humaines n’aboutit pas à une forme de fatalisme ou de conservatisme politique, tout particulièrement lorsqu’il est question de domination (qu’elle soit politique, économique, culturelle ou masculine) ? Une perspective émancipatrice est-elle encore possible lorsqu’on prend conscience de l’invariance des grands faits anthropologiques, des lignes de force qui structurent toute l’histoire de l’humanité et des lois générales au principe du fonctionnement des sociétés humaines ?
21Il me semble que ce qui est accablant, c’est d’abord de constater que la domination masculine est plurimillénaire, que les conflits intergroupes ou interethniques et les logiques d’opposition entre un « eux » et un « nous » – qui sont observables aussi chez beaucoup d’autres espèces, des fourmis aux chimpanzés – n’ont cessé de rythmer la vie des sociétés humaines, que des rapports de domination, dont les rapports de domination entre hommes et femmes, ont structuré toutes les sociétés humaines connues, etc., sans pouvoir comprendre les raisons profondes de ces faits. De ce point de vue, la réponse « constructiviste » apportée par les sciences humaines et sociales contemporaines à ces questions reste partielle et peu satisfaisante. En effet, si tout n’était qu’une affaire de culture ou de « choix », on ne comprendrait pas pourquoi la réalité des sociétés humaines n’a pas été plus diverse qu’elle ne l’a été. Crier obsessionnellement le mot « liberté » ne changera rien aux contraintes dont nous devons avoir conscience. Sans connaissance de la réalité et des principes qui la gouvernent, il n’y a pas d’émancipation possible. En réalité, seule la connaissance permet d’envisager les moyens proprement culturels de contrecarrer ces forces. Ce n’est pas en niant les lois de la physique ou de la biologie que l’humanité a inventé les moyens de cuire les aliments, de se déplacer très rapidement sur terre, de voler, d’aller dans l’espace, de communiquer à distance, etc., et ce n’est pas en niant les structures fondamentales des sociétés humaines et les lois générales de leur fonctionnement que l’on parviendra à dépasser les limites qui nous sont fixées par nos propriétés en tant qu’espèce.
22L’exemple le plus flagrant de cette possibilité de « sortie des rails » sur lesquels notre espèce se trouve placée depuis les origines est celui du desserrement progressif, grâce à des moyens culturels (médicaux, techniques), du lien entre les femmes et les enfants. L’invention de la contraception et des techniques d’avortement ont contribué à faire que les femmes ne soient plus condamnées mécaniquement à un rôle de mère. Elles peuvent décider de ne pas avoir d’enfant et ont les moyens de faire un choix. De même, l’invention du biberon, du tire-lait ou du lait maternisé ont permis de défaire un peu le lien mère-enfant qui est très serré chez tous les mammifères altriciels, d’où les phénomènes d’attachement mis en lumière par un chercheur comme John Bowlby (2002 [1969]). Une femme peut choisir de ne pas allaiter, elle peut tirer son lait ou utiliser du lait maternisé et faire nourrir son enfant par d’autres (le père, une nourrice, etc.). Cela signifie que, progressivement, on a introduit un peu d’élasticité dans un lien qui était très fort et typique chez les mammifères. Aucun mammifère n’est parvenu à faire cela ; seule l’espèce humaine en a eu progressivement les moyens. Le genre Homo a été contraint, pendant plus de deux millions d’années, à nourrir les bébés avec le lait de la mère, et à faire peser ainsi sur les femmes une grande partie de la prise en charge des enfants, avec toutes les conséquences qui s’en sont suivies en termes de division sexuelle du travail. Aujourd’hui, le fait qu’on puisse envisager, dans les réflexions féministes ou transhumanistes, de fabriquer des utérus artificiels laisse même entrevoir la possibilité de décharger les femmes de la tâche biologique de gestation.
23Quand je regrette que beaucoup de mes collègues des sciences humaines et sociales dénient toute importance à la réalité biologique de notre espèce – ce qui n’est pas raisonnable pour des scientifiques un tant soit peu matérialistes et rationalistes – ou prêtent spontanément de mauvaises intentions politiques (conservatisme, justification des inégalités, eugénisme, racisme…) aux biologistes que la grande majorité d’entre eux n’a pas, je ne soutiens pas que les faits sociaux s’expliquent par du biologique ou qu’ils ne sont pas transformables par des leviers culturels. Mais les faits sociaux sont contraints par des caractéristiques biologiques de l’espèce que nous ne savons généralement pas voir lorsque nous gardons les yeux rivés sur les variations ou les singularités culturelles.
24Je pourrais citer – et je l’ai fait abondamment dans l’ouvrage – de grands chercheurs, tels que Franz Boas, Sigmund Freud, Everett C. Hughes, Erving Goffman, André Leroi-Gourhan, Norbert Elias, Françoise Héritier, etc., qui tous, quoique de manière très différente, ont exprimé l’importance de ne pas oublier le fait que nous faisons partie du règne animal. Nous sommes caractérisés par une ontogenèse très particulière, une certaine longévité, une partition sexuée, une viviparité, une bipédie, des pouces opposables, un gros cerveau et un système nerveux, etc., et il est nécessaire de garder tout cela à l’esprit pour faire des sciences humaines et sociales qui ne soient pas totalement « hors sol » dans un monde qui a plus que jamais besoin de faire apparaître les propriétés communes et les interdépendances entre les différentes formes du vivant. Cela ne peut passer que par une mise en relation des sciences (naturelles et humaines-sociales) qui ne communiquent guère entre elles, et implique une profonde réforme des contenus de formation de nos étudiants.